jeudi, 19 décembre 2024
La Russie et son double
La Russie et son double
Ouvrage édité par "Perspectives libres", novembre 2023
Exposé liminaire
par Gérard Conio
J’ai écrit ce livre pour donner de la Russie une autre image que celle propagée par une russophobie délirante fondée sur l’ignorance et le dénigrement systématique.
J’ai voulu montrer tout d’abord l’état rédhibitoire de la Russie que j’ai constaté en 1996 pour qu’on puisse le comparer à l’essor qu’elle connaît aujourd’hui grâce au redressement opéré par Vladimir Poutine, depuis son accession à la présidence.
Ce que j’ai observé d’une manière subjective est confirmé par les statistiques objectives des économistes et des politologues indépendants qui ont refusé de se plier à la doxa officielle.
Le conflit entre la Russie et l’Occident est avant tout un choc des civilisations qui oppose des visions du monde et on peut comprendre que les adorateurs de la démocratie regrettent une évolution qui écarte la Russie de la sacro-sainte liberté individuelle au nom de laquelle elle a été entraînée dans un paradis qui s’est révélé pour elle un enfer.
Les débats fondés sur des axiomes et des pétitions de principe engendrent le déni des réalités vécues par le peuple russe dans son adhésion à une autorité qui lui rendait sa souveraineté et son indépendance en lui apportant une sécurité et une stabilité retrouvées ainsi que l’amélioration de ses conditions de vie détériorées par l’emprise de quelques prédateurs sur la société russe.
Le narratif occidental sur « l’opération spéciale » a le tort de se polariser sur un moment isolé de son contexte, sans tenir compte de tous les facteurs qui ont pesé sur une rupture dont les conséquences n’ont été sérieusement envisagées ni dans une décision que le président russe jugeait inévitable ni dans les « sanctions » qu’elle a suscitées et qui se sont retournées contre leurs auteurs.
Une « agression » aux objectifs limités a provoqué « le basculement du monde », parce qu’elle avait des origines très anciennes.
Ce moment n’est pas né « par hasard », il s’inscrit dans un devenir historique.
C’est pourquoi j’ai jugé bon de relater mon expérience des stades successifs d’une évolution dont j’ai été le témoin.
Mais, pour éclairer une opinion abusée par la fausse parole, il importe en tout premier lieu de remettre la Russie à sa place sur la carte du monde.
L’histoire de la Russie est déterminée par « le fait géographique » qui l’ouvre vers l’Ouest et vers l’Est, l’Europe et l’Asie. Dépourvue de frontières naturelles, elle a dû se défendre contre les invasions qui, depuis des siècles, sont venues se briser contre le Heartland, le coeur du monde, ainsi nommé par Mackinder, le fondateur de la géopolitique au 19ème siècle qui avait déduit le résultat de ses observations dans une formule restée célèbre: «Qui contrôle l’Europe de l’est, contrôle le Heartland, qui règne sur le Heartland, règne sur le monde». Mackinder désignait ainsi l’Empire russe couvrant « la plaine qui s’étend de l’Europe centrale à la Sibérie occidentale et rayonne sur la mer Méditerranée, le Moyen Orient, l’Asie du Sud et la Chine ».
Un géopoliticien américain, Nicolas Spykman (photo), appliquera cette théorie à la deuxième guerre mondiale. Il ajoute au Heartland la bande de terre côtière qu’il appelle le Rimland et il critique Mackinder en parodiant sa formule: « Qui contrôle le Rimland contrôle l’Eurasie, qui règne sur l’Eurasie contrôle le destin du monde ». Et il souhaite que les Américains contrôlent le littoral européen afin de contenir l’expansion du Heartland.
La vision de Spykman est à la base de la "politique d'endiguement" formulée par le diplomate Georges Kennan (photo) dans son article, The Sources of Soviet Conduct (juillet 1947) et mise en œuvre par les États-Unis dans la guerre froide.
Il s’agissait « d’endiguer » le Heartland en contrôlant la zone tampon du Rimland, auquel appartenaient les satellites de la Russie soviétique, dont l’Ukraine était le maillon fondamental.
On tient dans ce schéma tous les paramètres de l’évolution qui a mené la Russie de la chute de l’URSS sous Gorbatchev à sa déliquescence sous Boris Eltsine, puis à son redressement sous Vladimir Poutine.
La chronologie de cette évolution s’inscrit entre deux catastrophes, la fin de l’URSS et la guerre en Ukraine.
Mais on doit inscrire en filigrane de cette évolution une continuité dans la pensée géopolitique occidentale manifestée par Mackinder, Spykman, Kennan, et plus tard Brzezinski.
Mackinder se disait convaincu de la suprématie des Anglo-Saxons qui leur donnait le droit de dominer le monde et donc de s’emparer du Heartland. Il opposait les puissances de la terre aux puissances de la mer et redoutait l’émergence d’une Allemagne forte pouvant s’allier à l’Empire russe.
Or, cette obsession a été partagée par les dirigeants américains qui n’ont cessé d’oeuvrer pour empêcher une alliance aussi favorable au développement de l’économie européenne que nuisible à leurs intérêts. Ils l’ont sapée définitivement en détruisant le Nordstream 2 et en privant l’Allemagne d’une source d’énergie indispensable pour son industrie. Aujourd’hui, les entreprises allemandes sont contraintes, pour exister, de se délocaliser aux Etats-Unis.
Spykman, en donnant la primauté au Rimland sur le Hearland, posait déjà la question du rapport de force entre la Russie et l’Union européenne. En se concentrant sur les choix de l’Ukraine, cet antagonisme est à l’origine d’un conflit localisé qui, en s’aggravant, met à présent le monde au bord de l’escalade nucléaire.
Les stratèges américains ont fait fausse route en misant sur la supériorité du Rimland et en minimisant la puissance du Heartland russe.
Au lieu d’affaiblir la Russie en instrumentalisant l’Ukraine, l’Occident a démontré sa propre faiblesse dont visiblement il n’avait pas conscience et en s’infligeant des échecs imputables à ses erreurs de calcul.
Mon témoignage sur une Russie qui, dans les années 90, sombrait dans l’anarchie et le chaos, trouve un éclairage paradoxal dans Le Grand Echiquier de Brzezinski paru en 1997, la veille de la faillite financière de l’État russe sous le gouvernement de Boris Eltsine.
En cette même année 1998, où la Russie a été sur le point de disparaître, Soljénitsyne consignait dans La Russie sous l’avalanche un constat analogue sur le désespoir d’une population décimée par les privatisations et par l’emprise des oligarques qui avaient pris le pouvoir, ces oligarques n’étant que les prête-noms des « bandits dans la loi » qui sévissaient déjà à l’époque soviétique.
En dépit de cette situation désespérée qui semblait ôter tout soupçon de velléité impérialiste, Brzezinski reprend les idées de Mackinder et de Spykman en les actualisant et il considère que, malgré la disparition de sa puissance, la Russie, par sa position dominante dans le Heartland, restait une menace pour l’ordre du monde instauré par les Etats-Unis.
Il en avait conclu qu’il fallait séparer l’Ukraine de la Russie pour enlever à celle-ci toutes les chances de redevenir une grande puissance.
Si l’on admet que les analyses de Mackinder et de Spykman trouvaient un fondement dans un empire qui détenait le Heartland en couvrant la moitié de l’Europe, il est plus difficile de sonder les motivations de Brzezinski quand il souhaitait la destruction d’une Russie qui s’était déjà détruite elle-même.
Et il convient de rappeler que Kennan, pourtant promoteur de la politique d’« endiguement » contre l’URSS, a été très circonspect sur les « guerres humanitaires » menées par des politiciens incompétents et aventureux qui prenaient leurs désirs pour des réalités. On le donne même en exemple aujourd’hui en Russie en l’opposant à la courte vue des dirigeants qui lui ont succédé.
Il a fortement désapprouvé l’élargissement de l’Otan qui a été le coup d’envoi d’une escalade dont il prévoyait les dangers pour la paix du monde.
On ne saurait comprendre le processus qui a mené de la fin de l’URSS à la guerre en Ukraine, sans faire état du « syndrome occidental » qui a pesé de tout temps sur la mentalité et la politique russe.
La Russie a été sans cesse confrontée à son double par son désir passionné d’être reconnue par l’Occident comme un partenaire à part entière. Et Vladimir Poutine lui-même n’a pris conscience que fort tard du péril auquel il exposait la sécurité de la Russie en accordant sa confiance à des interlocuteurs qui après la réunification de l’Allemagne, ont refusé la main tendue par les Russes dans l’espoir d’une coopération économique qui devait se substituer à leurs yeux au conflit entre les deux idéologies en lice dans la guerre froide.
En sacrifiant son empire, sans contre partie, la Russie avait donné un gage de sa volonté de devenir une démocratie qui entrerait de plain-pied dans le concert européen.
Et cette coopération s’appuyait sur des intérêts réciproques qui auraient assuré la consolidation de la paix et une meilleure prospérité dans le continent européen.
Mais les passions idéologiques ont pris le pas sur les intérêts économiques et cet espoir a été battu en brèche à trois reprises, lorsque l’Otan n’a pas tenu la promesse de ne pas s’étendre à l’est, lorsque les accords de Maïdan, garantis par la signature de trois ministres européens, ont été violés sans autre forme de procès, et enfin quand les accords de Minsk, destinés à réintégrer à l’Ukraine les républiques séparatistes, ont été signés sans la volonté de les appliquer pour réarmer le gouvernement de Kiev, issu d’un putsch, et continuer la guerre inaugurée par «l’opération contre- terroriste » déclenchée en 2014 par le gouvernement de Kiev contre des populations civiles.
Même si on juge obsolètes aujourd’hui les prophéties de Fukuyama sur la fin de l’histoire et les assertions de Brzezinski, en 1997, sur la nécessité de mettre un terme au danger potentiel représenté par la Russie, il n’en reste pas moins que ces convictions triomphalistes étaient conformes à la doctrine Wolfowitz (photo) qui, dès 1992, avait annoncé l’invasion de l’Irak pour pérenniser la domination des Etats-Unis sur le monde.
Si le bellicisme des néo-conservateurs peut s’expliquer du point de vue des Etats Unis, il apparaissait alors contraire aux intérêts de l’Europe, c’est pourquoi la France et l’Allemagne, en accord avec la Russie et la Chine, ont dénoncé une violation du droit international qui ne pouvait mener qu’à un désastre humanitaire.
Mais on est en droit de s’interroger sur les raisons qui poussent aujourd’hui les Européens à ruiner leur économie en participant à fonds perdus à la guerre en Ukraine en se soumettant, contre leurs intérêts, au diktat des Etats-Unis et en reprenant à leur compte les arguments des anciens satellites de l’URSS qui brandissent le spectre d’une menace russe.
L’agression de l’Ukraine confirme à leurs yeux cette menace, qui apparaît d’autant plus irréelle que, nonobstant la supériorité militaire acquise par Vladimir Poutine, la Russie n’aurait pas les moyens de la mettre en exécution, du fait de sa démographie et des rapports de force avec la coalition de l’Otan.
Et pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants de la rupture consommée le 24 février 2022, il n’est pas inutile de revenir a posteriori sur les raisons qui poussaient Wolfowitz en 1992 et Brzezinski en 1997 à se lancer dans une confrontation qui met aujourd’hui le monde au bord du gouffre.
On assiste, en effet, à une fuite en avant de la part des néo-conservateurs qui, malgré leurs échecs successifs refusent de voir en face les conséquences planétaires de leur aventurisme. A cause de leurs tentatives mal calculées, mal engagées, ils ont provoqué la méfiance croissante des trois quarts de la planète à l’égard des Etats-Unis qui ne sont plus en mesure d’imposer au monde leur hégémonie par la suprématie du dollar.
Le réveil de la Russie a été le facteur principal de ce renversement du monde unipolaire auquel l’Occident reste attaché comme le pendu à sa corde.
L’Occident démocratique subit aujourd’hui la même psychose qui a entraîné l’Union soviétique à sa perte.
On assiste à une inversion des rôles et il faut considérer que, pour redevenir une puissance « normale », uniquement soucieuse de son indépendance et de sa souveraineté, sans céder à la mégalomanie messianique, la Russie devait passer par la cure d’une démocratisation ratée qui alimente encore les rêves de sa minorité libérale.
Après avoir, dans cette première partie, évoqué, à des fins pédagogiques, ce passé douloureux, je me suis appuyé sur quelques-uns de mes travaux pour montrer l’apport de la Russie au patrimoine culturel, artistique et scientifique de l’humanité.
Dans « La vision russe du cosmos », j’ai indiqué les sources spirituelles du cosmisme russe fondé par le philosophe Nicolas Fiodorov, qui a été le mentor de Tsiolkovski, dont les travaux sur les fusées ont abouti au vol de Gagarine.
Au moment où l’on glose sur la renaissance de la religion pour compenser le vide idéologique, j’ai retracé dans « L’Empire russe et Moscou Troisième Rome », les relations ambivalentes entre l’orthodoxie et l’autocratie.
Dans « La dialectique du double chez Dostoïevski », j’ai analysé dans le thème du double la parodie romanesque de la dialectique de Hegel dans une esthétique de la création verbale qui trouvera son accomplissement chez les futuristes.
Dans « Le dernier dialogue de Bakhtine », j’ai tiré la quintessence des mémoires parlés du grand philosophe russe dans ses entretiens avec Douvakine, professeur de Siniavski et Daniel dont il a pris la défense lors de leur procès.
Puis, j’ai analysé longuement le thème du MLB ( « la plongée dans le sein maternel ») dans Ivan le Terrible d’Eisenstein et dans sa mise en scène de la Walkyrie au Bolchoï en 1940.
En raison du rôle controversé de la Pologne dans le conflit ukrainien, j’ai tenu à rendre hommage à Wat et Mlosz, deux auteurs polonais que j’ai traduits et commentés pour mettre en exergue leur russophilie qui n’était pas incompatible à leurs yeux avec leur critique du communisme totalitaire. Cette largeur de vue chez ces «dissidents » antisoviétiques tranche sur l’amalgame raciste et imbécile pratiqué aujourd’hui entre la culture et la politique vis-à-vis de la Russie.
Enfin j’ai cité mes interventions à un colloque sur « L’URSS, un paradis perdu ».
Et j’ai mis en conclusion une réflexion sur les deux Russies qui s’opposent aujourd’hui à propos de la guerre en Ukraine.
Chaque livre est une bouteille à la mer et j’espère que celui-ci trouvera les bons lecteurs qui sauront en tirer la substantifique moelle.
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jeudi, 12 décembre 2024
La Russie et son double - Entretien avec Gérard Conio
La Russie et son double
Entretien avec Gérard Conio
Propos recueillis par Frédéric Andreu
A 86 ans, l'auteur de La Russie et son double est ce que l'on appelle un "professeur". En effet, Gérard Conio a la réputation de "dire les choses devant". Et puisque ses propos "donnent du sens", on peut dire de lui qu'il est aussi un "enseignant".
Ses analyses de la Russie de Poutine dérangent car elles tranchent avec les idées toutes faites et les poncifs médiatiques. En d'autres termes, Gérard Conio entre dans la complexité de la question russe et cela déplaît aux réducteurs de tête. Un pays-continent vaste comme trente cinq fois la France et traversé par onze fuseaux horaires est complexe. Très complexe. Pour Churchill, la Russie est "un rébus enveloppé de mystère au sein d'une énigme". Avec force réponses, Gérard Conio nous aide a discerner les fausses des vraies fenêtres. C'est sa manière à lui de saluer ses lecteurs avec l'antique courtoisie des gentilshommes.
- Cher Monsieur, votre connaissance de la Russie étonne, puisque - sans que rien ne l'y prédisposait dans vos origines familiales - vous devenez un éminent spécialiste de la langue et de la culture de ce pays. Simple enchaînement de faits ou destinée manifeste ?
Emmanuel Todd a entièrement raison d’appeler à raison garder dans notre relation avec la Russie et avec son président, Vladimir Poutine. Kissinger a déclaré fort justement que la diabolisation de Poutine par les dirigeants occidentaux n’était pas une politique mais l’alibi pour ne pas en avoir une.
Le conflit russo-ukrainien a été certainement une aubaine pour les Etats-Unis qui l’ont provoqué, mais il a été en France le déclencheur d’une vague de racisme antirusse qui s’est appliqué non seulement à la culture, à la langue russe, mais à tout être et tout objet qui pouvait se prêter à cet anathème. On a proscrit les athlètes russes des Jeux Olympiques, sous prétexte de dopage. On a même interdit les chats « russes » dans les salons d’exposition. Quant à l’art, l’un des plus grands musées britanniques a débaptisé les danseuses russes de Degas en les transformant en « danseuses ukrainiennes » !
Pendant deux ans, les plateaux de télévision ont été l’instrument d’un déchaînement de haine fondée sur le mensonge et la diffamation. Récemment encore un général de l’Otan accusait Trump d’être l’agent de Poutine, en oubliant que l’enquête menée par un procureur hostile à Poutine n’avait trouvé aucune preuve de l’ingérence russe dans les élections américaines. Mais ce n’est qu’un détail futile dans la masse de bobards colportés par une chaîne « d’information » qui restera dans l’histoire du journalisme comme « une monstruosité médiatique ». Karl Kraus qui, pendant la première guerre mondiale, conspuait déjà le journalisme de connivence, serait époustouflé aujourd’hui de constater la puissance de frappe d’une propagande axée sur le déni des réalités et la fabrication de l’opinion dans le sens du courant.
Les mots d’ordre qui ont sévi sous le régime soviétique comme « ceux qui ne sont pas pour nous sont contre nous » paraissent bien faibles devant l’inquisition politico-médiatique qui a mis au ban de l’humanité un peuple qui a sauvé le monde du nazisme et qui aujourd’hui se mobilise contre sa résurgence encouragée, voire exaltée par l’Occident au nom de « la démocratie ».
Cette actualité demande à être éclairée par une histoire falsifiée qui procède à l’inversion des rôles et change le sens des mots en substituant la fiction à la réalité et le mensonge à la vérité. Le seul remède à cette maladie de l’esprit repose sur le conseil que Confucius donnait à l’Empereur de Chine pour remettre de l’ordre dans la cité. « Il faut, disait-il, revenir aux dénominations correctes ».
- Au cours de votre carrière, vous avez été en contact avec l' "Âge d'homme", maison qui publia des écrivains soviétiques dissidents. Pouvez-vous revenir sur l'histoire de cette Maison qui a marqué les relations Est / Ouest ?
Je suis entré à l’Âge d’homme en 1972 lorsque Vladimir Dimitrijevic a appris que je possédais l’un des trois tapuscrits originaux des Ames mal lavées de S. I. Witkiewicz (tableau, ci-contre) qui m’avait été confié à Varsovie par la veuve de Witkiewicz. Il m’a demandé de traduire cette dernière œuvre de Witkiewicz que l’on disait perdue, alors qu’elle se trouvait dans une malle chez Jadwiga Witkiewicz. Elle m’avait dit qu’étant donné le caractère pamphlétaire de ce texte, il lui paraissait impossible de le publier en Pologne. Et elle me conseillait de le traduire pour le faire connaître en France. Elle se trompait parce que quelques années plus tard, Anna Micinska l’a édité avec Les Narcotiques.
Vladimir Dimitrijevic a alors décidé de publier conjointement mes traductions de ces deux œuvres auxquelles j’ai ajouté une étude sur « Witkiewicz et la crise de la conscience européenne », embryon d’une thèse que je n’ai jamais soutenue, car je suis passé de la littérature polonaise à la littérature russe.
J’ai donné à Vladimir (photo, ci-dessus) des textes sur « Les Futuristes russes » et sur « Le Formalisme et le futurisme russes devant le marxisme » qui ont été mes premières publications à l’Age d’homme avant mes traductions de Witkiewicz qui avaient été retardées à cause des aléas de l’édition. Il m’a ensuite associé à la direction de la collection « Les classiques slaves » dont je me suis occupé, jusqu’à sa disparition en 2011.
Bien que je n'ai pas connu Dominique de Roux, je suis resté en relation avec Jacqueline de Roux qui a dirigé les Cahiers H qui ont pris la suite des Cahiers de l’Herne...
- L'art est une autre fenêtre par laquelle vous observez le monde. En 2005, vous publiez un ouvrage remarqué sur le rapport entre l'art et la société. Comment expliquez-vous que ce dernier ait connu plus d'échos favorables en Russie qu'en France ?
J’ai rassemblé en 2005 dans L’Art contre les masses mes textes sur l’avant-garde russe, un terme consacré mais inexact, car les artistes que l’on désigne ainsi ne se réclamaient pas de l’avant-garde mais de « l’art de gauche », d’abord dans le sens d’un radicalisme esthétique, puis dans celui d’une symbiose entre l’art et la politique, quand Maïakovski a créé LEF, le Front gauche des arts qui voulait unir « Le front de l’art « et Le front de la vie », construire la vie par l’art, un projet battu en brèche par le pouvoir stalinien qui avait opté pour le « réalisme socialiste ».
Cet ouvrage a été traduit et publié en russe et il a circulé grâce au « bouche à oreille » en suscitant plus d’intérêt auprès des Russes qu’auprès des Français puisque son tirage russe a été rapidement épuisé tandis qu’en France il serait encore disponible si l’Age d’homme avait continué à exister.
Dans le sillage des futuristes et des constructivistes russe, j’ai voulu dénoncer le leurre de l’imbrication entre le modernisme artistique et la modernité sociale qui aboutit aujourd’hui à la fin de l’art et de la culture. C’est pourquoi j’ai parlé de « la contrainte déguisée en liberté » comme le paradigme de la lutte permanente entre l’homme créatif et l’homme spéculatif.
Les artistes russes qui se réclamaient de « l’art de gauche » voulaient combattre « le byt », la routine, assimilée aux stéréotypes de l’académisme, mais c’est « le byt » qui a triomphé.
Au lieu de s’opposer frontalement à la liberté de création, la modernité sociale l’a revendiquée pour mieux imposer la contrainte que la société de masse exerce sur chaque individu qui la compose. Les tenants de cette ligne de rupture avec le passé, avec la tradition, avec le principe d’une autorité acceptée, ont proclamé le culte universel de la liberté comme un dogme irréfutable. Mais cette liberté couvrait une main de fer dans un gant de velours.
Jack London avait désigné ce système de coercition qui se réclame de la démocratie comme « le talon de fer ». Et on est entré dans une décadence inéluctable sous le signe de l’anarchie, du chaos, d’une subjectivité sans limite puisqu’une mère a le droit de sacrifier son enfant à son bon plaisir. C’est une subjectivité sanctifiée par le vice et le crime.
Et les rares lanceurs d’alerte qui veulent défendre la vérité contre le mensonge et le respect de la réalité contre le principe de plaisir sont traités comme des ennemis de l’humanité. L’erreur n’est plus dispensatrice d’énergie comme le croyait Victor Chklovksi, elle est devenue une énorme toile d’araignée qui règne sur des esprits atrophiés par l’ignorance, par l’endoctrinement, par la propagande, par la publicité. Sur tous les plans, on assiste à l’apothéose de la destruction, la destruction des moyens de production par la société de consommation qui transforme la masse en un bétail corvéable à merci, la destruction de la faculté de jugement par la coagulation de l’opinion dans un conformisme dont les anciens régimes n’avaient pas idée, la destruction du corps social par la dissolution de la famille, de la nation, de la religion, une dissolution exercée par ceux-là mêmes qui en sont les garants : le gouvernement, l’école, l’église, la destruction de la santé par les laboratoires et par l’académie de médecine, bref, par tous ceux qui prêchent la contrainte déguisée en liberté
18:32 Publié dans Entretiens, Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : gérard conio, lettres, lettres russes, lettres polonaises, littérature, littérature russe, littérature polonaise | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 03 mai 2016
Gérard Conio: théologie de la provocation
Gérard CONIO. Présentation d'ouvrage : Théologie de la provocation
00:05 Publié dans Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, gérard conio, théologie, provocation | | del.icio.us | | Digg | Facebook