lundi, 20 juillet 2009
L'épopée du Kalevala
L'épopée du Kalevala
par Frithjof HALLMAN
En 1985, en Finlande, dans tout le pays, on a fêté, sous diverses formes, le 150ième anniversaire de l'épopée nationale finnoise, le Kalevala. Outre la publication d'une nouvelle édition illustrée de l'épopée héroïque, due au célèbre peintre de la mer Björn Landström, on a organisé à Helsinki une exposition des peintures du plus connu des illustrateurs du Kalevala, Gallén-Kallela; ensuite, on a créé un opéra sur le thème du Kalevala, mis en musique par Einojuhani Rautavaara. Ce drame musical, appuyé par des chœurs, a été joué en première à Joensuu. En parallèle à cette initiative musicale, on a rejoué les magnifiques symphonies poétiques de Jean Sibelius, inspirées des thématiques du Kalevala: les suites Lemminkäinen et Karelia, le Cygne de Tuonela, Le Barde et la Fille de Pohjola.
En Allemagne, pour cet anniversaire, on a fait paraître une nouvelle édition de cette épopée classique en trochées à cinq pieds de 22.795 vers. De même, est parue une édition illustrée en prose d'Inge Ott (Kalevala - Die Taten von Väinämöinen, Ilmarinen und Lemminkäinen, Verlag Freies Geistesleben, Stuttgart, 1981, 288 S.) pour ceux qui, grâce à cette version simplifiée, pourraient avoir plus facilement accès à cette œuvre magistrale. On a traduit le Kalevala dans plus de cent langues différentes, preuve de la puissance suggestive de cette épopée héroïque finnoise. Elle a véritablement conquis le monde.
C'est grâce à un médecin de campagne suédois de Finlande, Elias Lönnrat, que le Kalevala a vu le jour en 1835. Au départ d'innombrables chants et chansons populaires, de rébus à connotation mythologique et de proverbes puisant leurs racines dans l'immémorial, Lönnrot a pu forger une œuvre nouvelle et originale, qui, avec ses 22.795 strophes est l'équivalent, pour le peuple finnois, de la Chanson des Nibelungen pour les Allemands, de l'Edda pour les Islandais et de la Saga de Frithjof pour les Suédois. Un philologue allemand, F.A. Wolf, spécialiste de Homère, avait affirmé et souligné, au début du siècle passé, que les deux grandes épopées des Grecs, l'Illiade et l'Odyssée, n'étaient pas l'œuvre d'un seul poète mais récapitulaient en un seul ouvrage les mythes et légendes de tout un peuple. Cette idée a été retenue par le Finnois Carl Axel Gottlund, qui s'est demandé si l'on ne pouvait pas, éventuellement, forger quelque chose de semblable à l'Illiade et l'Odyssée à partir des mythes, légendes et sagas de son propre peuple.
Zachris Topelius, qui avait exploré les vastes régions de la Carélie du Nord ainsi que quelques provinces septentrionales du pays, et deux femmes énergiques, Arhippa Pertunen et Larin Paraske, rassemblèrent à trois le plus grand recueil de chants et chansons populaires, de textes épars issus du peuple et non pas des lettrés. De son côté, Lönnrot, qui, en tant que médecin, allait de ferme en ferme dans l'espace carélien, rassemblait, lui aussi, une impressionnante collection de vers, qui deviendra, en 1835, la première version, encore brève et en 12.078 strophes et 32 chants, du Kalevala. En 1849, paraît la version définitive, avec 22.795 strophes et 50 chants.
Dans cette énorme épopée, beaucoup d'éléments rappellent les sagas et légendes de l'Europe entière mais sous des formes différentes, ce qui en fait une mine fabuleuse pour les chercheurs. Elle rappelle aussi les Nibelungen, tandis que d'autres éléments, notamment ceux qui évoquent le voyage du héros Väinämöinen dans une nef de bronze, font penser à des mythes bien plus anciens encore. On a dit que peu d'autres ouvrages finlandais ont autant contribué que le Kalevala à renforcer la conscience nationale de ce peuple, peu nombreux mais défendant toujours son existence farouchement et héroïquement. Les peintures de Gallén-Kallela, présentant des motifs issus du Kalevala, et la musique de Sibelius ont, pour leur part, renforcé l'intérêt des Finnois en ce siècle pour cette épopée, ancrée profondément dans l'âme du peuple, des paysans, des chasseurs et des pêcheurs. Je vais maintenant esquisser les lignes essentielles de l'épopée, pour donner au lecteur la clef qui l'aidera à déchiffrer son sens.
L'action réelle,
immémoriale, cesse avec
l'arrivée du christianisme
Dans le Kalevala, nous voyons d'abord apparaître trois héros masculins et deux héroïnes féminines: le sage Väinämöinen, le forgeron Ilmarinen et Lemminkäinen, semblable à Ulysse, toujours en quête d'aventures et de voyages; les figures féminines: Louhi (la «haute femme de Pohja»), qui symbolise l'extrême-nord, et ses filles, toutes belles, qui sont l'objet des convoitises des trois héros concurrents. Sampo, sorte de moulin magique et mythique, dont les caractéristiques mythologiques sont comparables à celles du trésor des Nibelungen, est au centre de l'intrigue. Celui qui s'empare de Sampo, trouve le bonheur. Mais Sampo coule à pic, comme l'or de Nibelungen, dans des eaux profondes. C'est alors qu'apparaît un motif chrétien: la naissance d'un garçon, né d'une vierge, Marjatta, et qui devient le Roi de Carélie; ce récit indique le passage d'une ère païenne à l'ère chrétienne.
L'émergence de cette épopée remonte vraisemblablement aux temps immémoriaux; elle constitue un mythe cosmogonique. Väinämöinen est aussi vieux que le soleil. A la fin de l'épopée, nous le voyons, lui, le sage visionnaire, partir vers l'infini sur l'océan dans une nef de bronze. Du forgeron Ilmarinen, on dit qu'il a forgé la voûte céleste, et de la mère de Lemminkäinen, le troisième héros du Kalevala, on dit qu'elle est la créatrice du monde. Elle a un jour eu la force de ramener à la vie, de faire ressusciter, son fils mort et tombé dans le fleuve des morts Tuonela, après avoir été dépecé en huit morceaux.
Cosmogonique aussi est le récit de la création de Väinämöinen par une «mère de l'eau». Sous sa sage direction, la création est parachevée, dans le sens où les hommes se mettent à cultiver la terre. Dans le défi lancé au Sage par un jeune homme, Joukahainen, nous retrouvons un motif eddique: le jeune homme propose un concours à Väinämöinen pour savoir lequel est le plus sage. A la recherche d'une épouse, Väinämöinen rencontre une belle jeune fille, mais qui est courtisée par le forgeron Ilmarinen et par Lemminkäinen, qui ne compte plus ses succès féminins. La mère de la jeune fille, Louhi —qui, dans l'épopée est décrite comme une vieille femme avaricieuse, laide et méchante— impose aux trois héros une rude épreuve et les oblige à exécuter divers travaux pour elle, comme dans le mythe grec d'Heraklès; le plus rude de ces travaux consiste en la fabrication de Sampo, qui donnera une profusion de richesses à son possesseur.
C'est évidemment le forgeron Ilmarinen qui réussit à accomplir le meilleur travail. Il est le vainqueur mais est assassiné et aboutit dans le règne des morts Tuonela. Le duel entre les frères Untamo et Kalervo se termine par la mort de toute la famille Kalervo, tandis que la veuve de Kalervo donne le jour à un fils, Kullervo, une figure en apparence dotée de forces surhumaines et divines, qui, en dépit de ses dons, échoue dans tous les travaux qui lui ont été confiés par son maître Untamo. Il est vendu comme esclave au forgeron Ilmarinen. Kullervo, poursuivi par la malchance, tue par inadvertance l'épouse d'Ilmarinen, fille de Pohjola et doit prendre la fuite. Après qu'il ait retrouvé le chemin qui mène à la maison de ses parents, il se suicide, parce qu'il apprend qu'un jour, sans le savoir, il a couché avec sa sœur.
Samo doit offrir bonheur et richesse au Grand Nord, si bien que les trois héros sublimes (Ilmarinen, Lemminkäinen et Väinämöinen) décident de s'en emparer, tandis que Louhi poursuit leur nef, qui, au cours d'un combat, coule en mer. A la fin de l'épopée, nous voyons Väinämöinen qui libère la lune et le soleil, caché par Louhi dans une montagne, tandis que le fils de Marjatta prend le pouvoir en Carélie. Le crépuscule des dieux vieux-finnois et des héros du Kalevala correspond donc à la victoire du christianisme, dont les prêtres, plus tard, feront tout ce qui est en leur pouvoir, pour étouffer la poésie populaire, qui ne cesse de vouloir percer la chape chrétienne et véhicule les vieux mythes cosmogoniques finnois. Politique appliquée ailleurs dans le Nord, où les autorités chrétiennes ont également tenté d'éliminer la vieille tradition des labyrinthes circulaires de pierre, élément d'un culte solaire immémorial, et des fameuses Trojaburge (cf. Combat Païen, n°19). Mais cette tentative d'éradication n'a pas pleinement réussi, car nous trouvons encore des gravures de Trojaburge de type très ancien sur les parois intérieures des églises chrétiennes.
Pour quelques spécialistes des symboles nordiques, les Trojaburge ne sont pas simplement des symboles solaires, mais des «filets», à l'aide desquels les anciens Finnois tentaient de repêcher du fond de la mer Sampo le symbole vieux-païen du bonheur. On trouve encore 150 de ces labyrinthes de pierre sur le territoire finlandais, souvent le long de côtes isolées, que l'on appelle aussi «ronde des vierges» ou «haies des géants». Ces vestiges témoignent d'un culte solaire qui a été repris dans la grande épopée mythique finnoise qu'est le Kalevala, sous la figure de Väinämöinen.
Frithjof HALLMAN.
(texte paru dans Mensch und Maß, n°3/1986 (9 Feb. 1986); adresse: MuM, Ammerseestr. 2, D-8121 Pähl).
00:05 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paganisme, finlande, monde finnois, mythologie, paganisme, kalevala, scandinavie, finnois | | del.icio.us | | Digg | Facebook