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vendredi, 02 février 2007

Géopolitique japonaise

La géopolitique japonaise hier et aujourd'hui

 

 

par Bertil HAGGMAN

 

 

L'arrière-plan

 

 

Lorsque la Zeitschrift für Geopolitik  de Karl Haushofer sort son premier numéro en 1924 à Munich en Allemagne, rapidement des exemplaires de cette revue se retrouvent entre les mains de géographes et de politologues japonais. Le Prof. Nobuyuki Iimoto publie dès 1928 un article sur la nouvelle science géopolitique allemande dans Chirigaku Hyoroon  (Revue de Géographie). Il y faisait la distinction entre la géopolitique proprement dite et la géographie politique, introduite au Japon quelques années auparavant. Parmi les thèmes abordés dans cet article: la théorie organique de l'Etat, forgée au départ par le professeur suédois Rudolf Kjellén. En 1936, le livre fondamental de Kjellén, Staten som lifsform  (L'Etat en tant que forme de vie) fut traduit en japonais par le Prof. Abe Shigoro (1).

 

 

La crise mandchoue des années 30 renforça l'intérêt des milieux universitaires japonais pour la géopolitique. La géopolitique allemande devint ainsi l'étoile polaire des géopolitologues asiatiques. Ces derniers ne concevaient pas la géopolitique comme un simple instrument politique à l'usage des nations «have not», des nations démunies de ressources et d'espace. Ils la considéraient comme l'assise philosophique destinée à déterminer les objectifs politique et à les atteindre. Pendant ce temps, le Prof. Karl Haushofer, doyen de la géopolitique allemande, focalisait toute son attention, dans les colonnes de la Zeitschrift für Geopolitik, sur les problèmes de l'Asie et de l'Océan Pacifique, son thème privilégié.

 

 

L'influence de Haushofer

 

 

Entre 1908 et 1910, Haushofer, qui accéda au grade de général pendant la première guerre mondiale, fut instructeur auprès de l'artillerie japonaise. Il avait été très impressionné par la société japonaise. Raison pour laquelle la thèse de doctorat de Haushofer, présentée en 1911, traitait des bases géographiques de la puissance militaire nipponne. Entre 1913 et 1941, il écrivit pas moins de huit livres sur le Japon.

 

 

Le Général Haushofer entretenait un profond respect pour ce qu'il appelait l'«instinct géopolitique» du Japon, qu'il décrivait comme tel:

 

1. Il y a au Japon une très forte conscience des dangers qui menacent l'existence de la nation. Cette conscience a impressionné Haushofer.

 

 

2. Le gouvernement japonais est particulièrement habile à décrire le pays comme dépourvu d'espace suffisant pour nourir sa population en pleine croissance et comme menacé par les puissances environnantes.

 

 

3. Le Japon fait usage des règles du jiu-jitsu, c'est-à-dire qu'il est capable de faire machine arrière, afin de prendre distance pour observer l'ennemi et attendre qu'il fasse un faux mouvement. Ce mouvement peut alors être utilisé pour le mettre hors de combat.

 

 

Le Professeur Haushofer cultivait également un grand respect pour le shintoïsme: «Parmi les phénomènes qu'il convient d'observer parallèlement à la géopolitique, dont notamment la puissance imaginative, les impulsions artistiques et la géographie culturelle, le shintoïsme, force spirituelle qui émerge dans l'espace pacifique, est là-bas le fait de vie le plus solide. Le shintoïsme a absorbé et assimilé le bouddhisme, la philosophie nationale des Chinois et la culture occidentale, tout cela sans perdre les caractéristiques propres qui en font une culture de l'espace pacifique» (2).

 

 

L'une des idées principales de Haushofer était de forger une ligue des plus grandes nations d'Asie (Japon, Chine, Inde), dont l'Empire du Soleil Levant serait la puissance-guide «depuis l'Indus jusqu'au fleuve Amour» en incluant les petites nations de la région. Mais contre la volonté de la Chine ou de l'Inde, Tokyo ne pourrait jamais réaliser ce leadership. Hélas, l'invasion de la Mandchourie par les forces nipponnes en 1931 transforma la Chine en un ennemi juré du Japon et alarma les Indiens. Cependant, Haushofer carressait d'autres plans. Il envisageait aussi une «alliance transcontinentale entre l'Allemagne, la Russie et le Japon», espérant ainsi damer le pion des puissances thalassocratiques et impérialistes. Ce bloc, rassemblé autour de ces trois Etats, donnerait au Japon l'assurance de ne pas être attaqué depuis le continent et lui permettrait de se tailler un empire en Asie. Les Japonais, peuple marin, pouvaient de la sorte s'élancer vers l'horizon, plus précisément vers l'Australie, continent quasi vide qui aurait pu résoudre leurs problèmes démographiques.

 

 

Les Japonais remarquaient à l'époque que Haushofer, «pendant son séjour au Japon, avait étudié à Kyoto, ancienne capitale impériale et cœur de la tradition nipponne, plutôt que dans les villes européanisées que sont Yokozuka, Kobe, etc. Il rapporte dans ses mémoires qu'il s'est trouvé dans le temple de Kyoto, près du mausolée des Empereurs et qu'il est entré là en contact direct avec l'esprit japonais. Raison pour laquelle, dans la pensée haushoférienne, on percevra plus clairement et plus profondément l'influence du japonisme que chez n'importe quel autre Euro-Américain» (3).

 

 

Le Dr. Saneshige Komaki, professeur de géographie à l'Université Impériale de Kyoto, était un admirateur de la pensée «japonisée» de Haushofer et l'un des principaux instigateurs d'une géopolitique japonaise spécifique. Son point de départ: jeter les bases historiques et géographiques du futur empire japonais. La pensée géopolitique, selon le Prof. Komaki, avait émergé au Japon dès le XVIIIième siècle, bien avant le géographe allemand Friedrich Ratzel, le Prof. Haushofer ou le Suédois Kjellén.

 

 

La Société Géopolitique de Kyoto (SGK)

 

 

Le Prof. Saneshige Komaki était le président de la Kyoto Chiseigaku-kai (la Société Géopolitique de Kyoto; SGK). Comme nous venons de la dire, il était le promoteur d'une géopolitique spécifiquement japonaise, axée sur les prédispositions et les intérêts nationaux du Japon. Entre 1940-1945, il écrivit neuf ouvrages de géopolitique (4).

 

 

L'Association Géopolitique Japonaise (AGJ)

 

 

La Nihon Chiseigaku-kai (l'Association Géopolitique Japonaise; AGJ) a été mise sur pied à Tokyo en novembre 1941. Elle se référait plus directement à la géopolitique allemande que la SGK. Les recherches entreprises par l'AGJ mettaient l'accent sur «l'espace terrestre et maritime entourant le Japon et formant son Lebensraum».  L'objectif était de créer un Etat défensif japonais (un Wehrstaat). L'AGJ publiait un mensuel, Chiseigaku  (= Géopolitique) et organisait régulièrement des conférences. La SGK et l'AGJ ont eu nettement moins d'influence au Japon que l'Institut et la revue de Haushofer n'en ont eue en Allemagne.

 

 

L'Association de Recherches sur la Politique Nationale (ARPN)

 

 

La Kusaku Kenkyu-kai (Association de Recherches sur la Politique Nationale; ARPN) fut créée en 1937 par le Baron Kiumochi Okura et par Kazuo Yatsugi. Parmi les 2000 membres de l'association, on comptait de hauts fonctionnaires appartenant à divers ministères. Le rôle de Yatsugi a été particulièrement important: il ébaucha la fameux «Plan de Dix Ans pour parfaire une Politique Nationale Intégrée». Ce texte a servi de base à la célèbre «Grande Sphère de Co-prospérité Est-Asiatique» (GSCPEA), un Grossraumordnung, un «ordre grand-spatial» japonais, qui englobait les territoires conquis par les armées nipponnes pendant la seconde guerre mondiale. Selon ce plan, le Japon devait créer une sphère économique comprenant l'archipel nippon et le Manchukuo, la Chine servant de base et le Japon de cœur et de moteur. Dans cette sphère, il fallait également inclure la Sibérie orientale, la Mongolie intérieure et extérieure, les Etats du Sud-Est asiatique, l'Inde et l'Océanie. En avril 1943, l'ARPN, sous la direction de Yatsugi, publia «Le Plan des mesures à prendre pour construire la GSCPEA», document important, révélant clairement la politique japonaise, et influencé directement par le livre de Haushofer sur la géopolitique de l'Océan Pacifique.

 

 

L'Association de Recherches Showa (ARS)

 

 

La Showa Kyenkyu-kai (ARS) a été constituée en novembre 1936 par Ryunosake Goto, un ami intime du Premier Ministre japonais Konoe. Comptant 300 membres, l'ARS entretenait des liens étroits avec le Bureau du Plan du Cabinet, qui avait élaboré le plan final de la GSCPEA. L'ARS a publié un certain nombre de livres et d'essais qui ont eu une influence très profonde sur la politique impériale japonaise.

 

 

La Ligue pour l'Asie Orientale (LAO)

 

 

La Toa Renmei Kyokai (Ligue pour l'Asie Orientale; LAO) a été fondée par le Lieutenant-Général Kanjii Ishiwara en septembre 1939. Cet officier avait étudié en Allemagne dans les années 20. L'objectif de la LAO était de créer une «ligue des nations» orientales, basée sur l'Odo (La Voie Royale ou la Droite Voie). Le premier objectif était de libérer l'Asie orientale de toutes les influences extérieures. Cette Ligue publiait la revue Toa Renmei  (= Ligue Est-Asiatique). Des sociétés affiliées ont été formées par la suite dans le Manchukuo et en Chine. Le plan conçu par la LAO, prévoyant une alliance entre le Japon, le Manchukuo et la Chine, avait l'appui du Premier Ministre Konoe et de Wang Ching-wei, qui présidait le gouvernement chinois de Nanking pour le compte des Japonais. Ishiwara et ses amis ont été déçus de la politique menée par le Japon en Chine au cours de la seconde guerre mondiale. Celle-ci isolait le Japon de son principal allié potentiel. L'influence de la LAO a rapidement décliné à partir de la moitié de l'année 1941.

 

 

Commentaires et conclusion

 

 

L'objet de notre article a été de présenter de la manière la plus neutre possible la pensée géopolitique japonaise entre 1920 et 1940. Après sa défaite de 1945, le Japon a abandonné la géopolitique d'inspiration haushoférienne. Par une sorte d'ironie de l'histoire, le Japon de notre après-guerre, a acquis une influence bien plus prépondérante par des moyens pacifiques en Asie orientale et dans l'espace pacifique. La situation dans notre après-guerre diffère certes considérablement de celle qui règnait pendant l'entre-deux-guerres. Les pays asiatiques ne sont plus soumis au colonialisme et le Japon, devenu démocratique, est demeuré un fidèle allié des Etats-Unis. Il n'empêche qu'un Japon fort sur les plans économique, politique et militaire pourrait bien jouer dans l'avenir un rôle plus important dans les affaires du monde. Surtout, s'il se crée une alliance transcontinentale entre la CEE, la Russie et le Japon. Cette alliance constituerait le bloc de loin le plus puissant et le plus fort de l'ère post-communiste. L'opposition d'hier entre, d'une part, le heartland  de Mackinder, c'est-à-dire la principale puissance terrestre, et, d'autre part, la puissance thalassocratique, fera place à une opposition d'un type nouveau entre la puissance thalassocratique dominante et un bloc qui contrôlerait non seulement le heartland  dans son ensemble mais pourrait aussi déployer des capacités maritimes à ses extrémités orientale et occidentale. Pour la première fois dans l'histoire, le heartland se développerait sous le contrôle d'une économie de marché libre et démocratique, renforcé par deux puissances servant de porte-avions et de ports avancés, la Grande-Bretagne et le Japon. Mais comme l'antagonisme commercial entre le Japon, d'une part, la CEE et les Etats-Unis, d'autre part, l'alliance transcontinentale euro-russo-japonaise ne deviendrait sans doute pas une réalité à court terme mais constituera inéluctablement un projet à long terme, pour après l'an 2000.

 

 

Bertil HAGGMAN.

 

 

Notes:

 

 

(1) Dans ce livre, le Prof. Kjellén explique qu'un «Etat est comme un être humain vivant qui parle, négocie et coopère, ou bien lutte, ou bien hait ou sympathise».

 

 

(2) Karl HAUSHOFER, Geopolitik des Pazifischen Ozeans,  1938, p. 445.

 

 

(3) Prof. Saneshigi Komaki, Nihon Chiseigaku Gakusho (= Mémorandum pour une géopolitique japonaise), 1944, pp. 42 et 51.

 

 

(4) Nihon Chiseigaku Sengen (= Déclaration en faveur d'une géopolitique japonaise), 1940; Toa no Chiseigaku (= Géopolitique de l'Asie orientale), 1942; Dai Toa no Chiseigaku (= Géopolitique de la Grande Asie Orientale), 1942; Nihon Chiseigaku (= Géopolitique japonaise), 1942; Zoku Nihon Chiseigaku Sangen (= Nouvelle déclaration en faveur d'une géopolitique japonaise), 1942; Sekai Shinchitsujo Kensetsu to Chiseigaku (= Construction du Nouvel Ordre Mondial et Géopolitique), 1944; Nihon Chiseigaku Gakusho (= Mémorandum pour une géopolitique japonaise), 1944. D'autres textes importants de l'auteur sont parus dans des ouvrages collectifs.

 

 

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