Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 20 février 2007

Montaigne stratège

medium_montaigne.jpg

Dimitri SEVERENS :

 

Montaigne stratège

Les lectures de l’Ecole des Cadres

Eric WERNER, Montaigne stratège, Essai, Ed. L’Age d’Homme, coll. “Mobiles politiques”, Lausanne, 1996, ISBN 2-8251-0730-1.

On connaît l’intransigeance tranquille d’Eric Werner, chargé de cours à l’Université de Genève, qui ne cède jamais devant les ukases de la pensée dominante, faite de schémas stériles, de prêt-à-penser, de slogans tout faits. Il nous enjoint depuis plus d’une décennie à revenir à l’essentiel,  c’est-à-dire à relire les classiques de la pensée européenne. Parmi ces classiques : Montaigne. Auquel il a consacrer le petit ouvrage dense et précis que nous vous invitons aujourd’hui à lire. Pourquoi Montaigne? Sans doute parce qu’il est un de ces hommes du 16ième siècle, qui n’est plus prisonnier de certaines limites médiévales mais n’est pas encore prisonnier des lubies post-médiévales, modernes et contemporaines, beaucoup plus exigentes. Dans le fond, constate Werner, Montaigne, en nous enjoingnant à “suivre la nature” (Sequi Naturam), reste dans la ligne d’Aristote et des Grecs  : la loi, qui gouverne les hommes, ou est censée les gouverner, dérive du donné objectif que constitue la nature même des choses. Les hommes se soumettent à la loi parce que cette loi exprime, tout bonnement, le “common sense”, le sain entendement de l’homme de bien. La pensée de Montaigne est itinérante, elle voyage au milieu des faits de monde, elle demeure sereine et se défie de toute systématicité inutile. Pour Werner, elle est un modèle pour notre époque, où la loi n’est plus ce reflet naturel et serein de l’ordre cosmique des Grecs, mais, au contraire, l’expression d’une volonté perverse, et pervertie par l’idéologie ou par la folie de vouloir tout transformer; dans sa conclusion, Werner écrit : “La loi, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, n’est plus un simple rapport dérivant de la nature des choses, l’expression d’une réalité extérieure s’imposant au législateur, sa raison d’être est au contraire de faire évoluer la réalité à laquelle est s’applique, voire de la transformer de fond en comble, en fonction de critères qui n’ont en règle générale plus rien à voir avec le bien commun (...) mais ne font au contraire qu’exprimer un volontarisme partisan, d’où toute référence aux rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses a désormais disparu. La loi s’érige ainsi en instrument de transformation sociale au service d’idéologies à prétentions le plus souvent hégémoniques, jouant le rôle de véritable religions séculières. C’est une arme de guerre (...)”.

Cette hypertrophie, démesurée et problématique, du domaine de la loi (ou du “nomos” dirait un Carl Schmitt) est inacceptable à deux titres : d’abord, pour une raison pratique, parce que son applicabilité générale, à l’ensemble des faits qu’elle entend soumettre à sa férule, est impossible, vu les limites naturelles et l’inextricable nodalité de toutes choses, à commencer par la nature humaine et les fondements ontologiques et anthropologiques de l’homme; à partir d’un certain moment, la loi moderne, transformatrice et interventionniste, sera impossible à appliquer sans un exercice de terreur; ses prétentions étant illimitées, elle recèle en elle le crime absolu contre les peuples humains, réceptacles différenciés de choses héritées, mais réceptacles toujours limités par des donnés naturels. Cette loi moderne, interventionniste, est ensuite inacceptable pour une raison éthique : son statut d’instrument de guerre, bien mis en exergue par Werner, fait d’elle —à rebours de la loi traditionnelle, factuelle et postulant un ordre cosmique immuable, loi que l’on qualifie généralement de “grecque” dans la pensée européenne—  fait qu’elle s’attaque aux fondements ontologiques et anthropologiques, môles d’une résistance tenace à ses prétentions exorbitantes, et aux héritages et aux légitimités héritées, qui constituent le patrimoine des peuples et ne peuvent se réduire au schématisme d’une norme, dont l’intention malveillante est partisane.

Werner se réfère à Montaigne, comme d’autre se réfèrent à l’anarque d’Ernst Jünger ou à l’”homme différencié” de Julius Evola, pour dire, avec lui : “Le sage doit au dedans retirer son âme de la  presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses; mais, quant au dehors, qu’il doit suivre entièrement les façons et formes reçues”. Face aux sottises des hommes, à leurs affects, à leurs délires, qu’ils coulent aujourd’hui en lois et veulent imposer à tous, il faut opérer un recul, dit Montaigne. Werner est conscient de la difficulté qu’un tel recul, de nos jours, aussi modeste puisse-t-il paraître, dans  le contexte de surveillance totale que nous subissons, où la  parole médiatique s’insinue en permanence dans nos oreilles et nos cerveaux. Il n’empêche : le sage, et le militant politique différencié, anarque malgré lui, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, face à la masse de Big Brother, doit refuser le discours dominant, celui des médias et des politiciens, des relais de la grande puissance d’Outre Atlantique qui orchestrent les machines à ahurir, pour mieux dominer les “alien audiences”.

Ce travail de recul, de saut en arrière et en dehors, est très difficile. Il exige énormément de volonté. Il exige d’imiter les militants indépendantistes indiens du mouvement RSS, qui prend son envol dès la fin du 19ième siècle : devenir et surtout rester, comme eux, des “renonçants”, des “renonçants” qui méprisent les gadgets du monde consumériste et ne s’intéressent qu’à leur travail de resourcement, de réactivation des forces toujours latentes de notre civilisation européenne. Dans ce travail de recul, plus concrètement, la lecture de Machiavel et de Montaigne, deux hommes de ce 16ième siècle si fascinant, s’avère utile sinon indispensable. Notre club de “renonçants” les pratiquera, les remettra en perspective, en transmettra, avec Werner, si direct, si simple et si serein en son style, la substantifique moelle à ceux, plus jeunes et de plus en plus  nombreux, qui se porteront volontaires pour effectuer, volontairement et en pleine conscience, ce recul, seule démarche intelligente pour échapper aux tourbillons du consumérisme qui jettent l’homme contemporain hors de lui-même, hors de ses héritages et le rendent fou, l’assomment, le condamnent à ingurgiter des cachets de Prozac pour tenir bêtement le coup et continuer à les subir.

Dimitri SEVERENS (Ec.C.SYN.EUR./Bruxelles).   

 

06:30 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.