Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vendredi, 02 mars 2007

R. Steuckers: Notion d'Empire

Robert Steuckers

La notion d'Empire, de Rome à nos jours

avec un appendice sur la "subsidiarité"


     Dans la mémoire européenne, souvent confuse voire inconsciente, l'Empire romain
     demeure la quintessence de l'ordre. Il apparaît comme une victoire sur le chaos,
     inséparable de la "pax romana". Le fait d'avoir maintenu la paix à l'intérieur des
     limes et d'avoir confiné la guerre sur des marches lointaines (Parthes, Maures,
     Germains, Daces) pendant plusieurs siècles, pour notre inconscient, est une preuve
     d'excellence. Même s'il est difficile de donner une définition universelle du terme
     d'Empire - l'Empire romain n'étant pas comparable à l'Empire inca, l'Empire de
     Gengis Khan à l'Autriche-Hongrie des Habsbourgs -  Maurice Duverger s'est efforcé
     de souligner quelques caractéristiques des Empires qui se sont succédé sur la scène
     de l'histoire (dans son introduction au livre du Centre d'analyse comparative des
     systèmes politiques, Le concept d'Empire,  PUF, 1980):

     - D'abord, comme l'avait déjà remarqué le linguiste français Gabriel Gérard en 1718,
     l'Empire est un "Etat vaste et composé de plusieurs peuples", par opposition au
     royaume, poursuit Duverger, moins étendu et reposant sur "l'unité de la nation dont il
     est formé". De cette définition, nous pouvons déduire, avec Duverger, trois éléments:
     a) L'empire est monarchique, le pouvoir suprême est assumé par un seul titulaire,
     désigné par voie d'hérédité et présentant un caractère sacré (une fonction
     sacerdotale).
     b) L'étendue du territoire constitue un critère fondamental des em-pires, sans que l'on
     ne puisse donner de mesure précise. La grandeur du territoire est ici subjective.
     c) L'Empire est toujours composé de plusieurs peuples, sa grandeur territoriale
     impliquant d'office la diversité culturelle. Selon Karl Werner, "un royaume, c'est un
     pays; un empire, c'est un monde".

     - L'Empire, qui est donc un système politique complexe qui met un terme au chaos, et
     revêt une dimension sacrée précisément parce qu'il génère l'ordre, a une dimension
     militaire, comme nous allons le voir quand nous aborderons le cas du Saint-Empire
     romain de la Nation Germanique, mais aussi une dimension civile constructive: il n'y
     a pas d'Empire sans organisation pratique de l'espace, sans réseau de routes (les
     voies romaines, indices concrets de l'impérialité de Rome), les routes étant
     l'armature de l'Empire, sans un commerce fluvial cohérent, sans aménagement des
     rivières, creusement de puits, établissement de canaux, vastes systèmes d'irrigation
     (Egypte, Assyrie, Babylone, l'"hydraulisme" de
Wittfogel). Au XIXiè-me siècle,
     quand la nécessité de réorganiser l'Europe se fait sentir, quand surgit dans les débats
     une demande d'Europe, l'économiste allemand Friedrich List parle de réseaux
     ferroviaires et de canaux pour souder le continent. Le grand espace, héritier laïque et
     non sacré de l'Empire, réclame aussi une organisation des voies de communication.

     - "Dans tout ensemble impérial, l'organisation des peuples est aussi variée que
     l'organisation de l'espace. Elle oscille partout entre deux exigences contraires et
     complémentaires: celle de la diversité, celle de l'unité" (Duverger, op. cit.). "Les
     Perses ont soumis plusieurs peuples, mais ils ont respecté leurs particularités: leur
     règne peut donc être assimilé à un empire" (Hegel). Par nature, les Empires sont donc
     plurinationaux. Ils réunissent plusieurs ethnies, plusieurs communautés, plusieurs
     cultures, autrefois séparées, toujours distinctes. Leur assemblage, au sein de la
     structure impériale, peut prendre plusieurs formes. Pour maintenir cet ensemble
     hétérogène, il faut que le pouvoir unitaire, celui du titulaire unique, apporte des
     avantages aux peuples englobés et que chacun conserve son identité. Le pouvoir doit
     donc à la fois centraliser et tolérer l'autonomie: centraliser pour éviter la sécession
     des pouvoirs locaux (féodaux) et tolérer l'autonomie pour maintenir langues, cultures
     et moeurs des peuples, pour que ceux-ci ne se sentent pas opprimés. Il faut enfin, ajoute
     Duverger, que chaque communauté et chaque individu aient conscience qu'ils gagnent
     à demeurer dans l'ensemble impérial au lieu de vivre séparément. Tâche éminemment
     difficile qui souligne la fragilité des édifices impériaux: Rome a su maintenir un tel
     équilibre pendant des siècles, d'où la nostalgie de cet ordre jusqu'à nos jours. Les
     imperfections de l'administration romaine ont été certes fort nombreuses, surtout en
     période de déclin, mais ces dysfonctionnements étaient préférables au chaos. Les
     élites ont accepté la centralisation et ont modelé leur comportement sur celui du
     centre, les masses rurales ont conservé leurs moeurs intactes pratiquement jusqu'à la
     rupture des agrégats ruraux, due à la révolution industrielle (avec la parenthèse noire
     des procès de sorcelleries).

     - Duverger signale aussi l'une des faiblesses de l'Empire, surtout si l'on souhaite en
     réactualiser les principes de pluralisme: la notion de fermeture, symbolisée
     éloquemment par la Muraille de Chine ou le Mur d'Hadrien. L'Empire se conçoit
     comme un ordre, entouré d'un chaos menaçant, niant par là même que les autres
     puissent posséder eux-mêmes leur ordre ou qu'il ait quelque valeur. Chaque empire
     s'affirme plus ou moins comme le monde essentiel, entouré de mondes périphériques
     réduits à des quantités négligeables. L'hégémonie universelle concerne seulement
     "l'univers qui vaut quelque chose". Rejeté dans les ténèbres extérieures, le reste est
     une menace dont il faut se protéger.

     - Dans la plupart des empires non européens, l'avènement de l'empire équivaut au
     remplacement des dieux locaux par un dieu universel. Le modèle romain fait figure
     d'exception: il ne remplace pas les dieux locaux, il les intègre dans son propre
     panthéon. Le culte de l'imperator s'est développé après coup, comme moyen d'établir
     une relative unité de croyance parmi les peuples divers dont les dieux entraient au
     Panthéon dans un syncrétisme tolérant. Cette République de divinités locales
     n'impliquaient pas de croisades extérieures puisque toutes les formes du sacré
     pouvaient coexister.

     Quand s'effondre l'Empire romain, surtout à cause de sa décadence, le territoire de
     l'Empire est morcellé, divisé en de multiples royaumes germaniques (Francs,
     Suèbes, Wisigoths, Burgondes, Ostrogoths, Alamans, Bavarois, etc.) qui s'unissent
     certes contre les Huns (ennemi extérieur) mais finissent par se combattre entre eux,
     avant de sombrer à leur tour dans la décadence (les "rois fai-néants") ou de
     s'évanouir sous la domination islamique (Wisigoths, Vandales). De la chute de Rome
     au Vième siècle à l'avènement des Maires du Palais et de Charlemagne, l'Europe, du
     moins sa portion occidentale, connaît un nouveau chaos, que le christianisme seul
     s'avère incapable de maîtriser.

     De l'Empire d'Occident, face à un Empire d'Orient moins durement étrillé, ne
     demeurait intacte qu'une Romania italienne, réduite à une partie seulement de la
     péninsule. Cette Romania ne pouvait prétendre au statut d'Empire, vu son exigüité
     territoriale et son extrême faiblesse militaire. Face à elle, l'Empire d'Orient,
     désormais "byzantin", parfois appelé "grec" et un Regnum Francorum
     territorialement compact, militairement puissant, pour lequel, d'ailleurs, la dignité
     impériale n'aurait pu être qu'un colifichet inutile, un sim-ple titre honorifique. A la
     Romania, il ne reste plus que le prestige défunt et passé de l'Urbs, la Ville initiale de
     l'histoire impériale, la civitas  de l'origine qui s'est étendue à l'Orbis romanus. Le
     citoyen romain dans l'Empire signale son appartenance à cet Orbis, tout en conservant
     sa natio (natione Syrus, natione Gallus, natione Germanicus,  etc.) et sa patria,
     appartenance à telle ou telle ville de l'ensemble constitué par l'Orbis. Mais la notion
     d'Empire reste liée à une ville: Rome ou Byzance, si bien que les premiers rois
     germani-ques (Odoacre, Théodoric) après la chute de Rome reconnaissent comme
     Empereur le monarque qui siège à Constantinople.

     Si la Romania italienne conservait symboliquement la Ville, Rome, symbole le plus
     tangible de l'Empire, légitimité concrète, elle manquait singulièrement d'assises
     territoriales. Face à Byzance, face à la tentative de reconquête de Justinien, la
     Romania et Rome, pour restaurer leur éclat, pour être de nouveau les premières au
     centre de l'Orbis, devaient très naturellement tourner leur regard vers le roi des
     Francs (et des Lombards qu'il venait de vaincre), Charles. Mais les lètes francs, fiers,
     n'avaient pas envie de devenir de simples appendices d'une minuscule Romania
     dépourvue de gloire militaire. Entretemps, le Pape rompt avec l'Empereur d'Orient.
     Le Saint-Siège, écrit Pirenne, jusqu'alors orienté vers Constantinople, se tourne
     résolument vers l'Occident et, afin, de reconquérir à la chrétienté ses positions
     perdues, commence à organiser l'évangélisation des peuples 'barbares' du continent.
     L'objectif est clair: se donner à l'Ouest les bases d'une puissance, pour ne plus tomber
     sous la coupe de l'Empereur d'Orient. Plus tard, l'Eglise ne voudra plus se trouver
     sous la coupe d'un Empereur d'Occident.

     Le Regnum Francorum aurait parfaitement pu devenir un empire seul, sans Rome,
     mais Rome ne pouvait plus redevenir un centre crédible sans la masse territoriale
     franque. De là, la nécessité de déployer une propagande flatteuse, décrivant en latin,
     seule langue administrative du Regnum Francorum (y compris chez les notaires, les
     refendarii  civils et laïques), les Francs comme le nouveau "peuple élu de Dieu",
     Charlemagne comme le "Nouveau Constantin" avant même qu'il ne soit couronné
     officiellement Empereur (dès 778 par Hadrien 1er), comme un "Nouveau David" (ce
     qui laisse penser qu'une opposition existait à l'époque entre les partisans de
     l'"idéologie davidique" et ceux de l'"idéologie constantinienne", plus romaine que
     "nationale"). Avant de devenir Empereur à Rome et par la grâce du Pape,
     Charlemagne pouvait donc se considérer comme un "nouveau David", égal de
     l'Empereur d'Orient. Ce qui ne semblait poser aucun problème aux nobles francs ou
     germaniques.

     Devenir Empereur de la Romania posait problème à Charlemagne avant 800, année
     de son couronnement. Certes, devenir Empereur romano-chrétien était intéressant et
     glorieux mais comment y parvenir quand la base effective du pouvoir est franque et
     germanique. Les sources nous renseignent sur l'évolution: Charlemagne n'est pas
     Imperator Romanorum  mais "Romanum imperium gubernans qui est per
     misericordiam Dei rex Francorum et Langobardorum". Sa nouvelle dignité ne
     devait absolument pas entamer ou restreindre l'éclat du royaume des Francs, son titre
     de Rex Francorum  demeurant l'essentiel. Aix-la-Chapelle, imitée de Byzance mais
     perçue comme "Anti-Constantinople", reste la capitale réelle de l'Empire.

     Mais l'Eglise pense que l'Empereur est comme la lune: il ne reçoit sa lumière que du
     "vrai" empereur, le Pape. A la suite de Charlema-gne, se crée un parti de l'unité, qui
     veut surmonter l'obstacle de la dualité franco-romaine. Louis le Pieux, successeur de
     son père, sera surnommé Hludowicus imperator augustus, sans qu'on ne parle plus
     de Francs ou de Romains. L'Empire est un et comprend l'Allemagne, l'Autriche, la
     Suisse, la France et les Etats du Bénélux actuels. Mais, le droit franc ne connaissait
     pas le droit de primogéniture: à la mort de Louis le Pieux, l'Empire est partagé entre
     ses descendants en dépit du titre impérial porté par Lothaire 1er seul. Suivent
     plusieurs décennies de déclin, au bout desquels s'affirment deux royaumes, celui de
     l'Ouest, qui deviendra la France, et celui de l'Est, qui deviendra le Saint-Empire ou,
     plus tard, la sphère d'influence alle-mande en Europe.

     Harcelée par les peuples extérieures, par l'avance des Slaves non convertis en
     direction de l'Elbe (après l'élimination des Saxons par Charlemagne en 782 et la
     dispersion des survivants dans l'Empire, comme en témoignent les Sasseville,
     Sassenagues, Sachsenhausen, etc.), les raids sarazins et scandinaves, les assauts des
     Hongrois, l'Europe retombe dans le chaos. Il faut la poigne d'un Arnoulf de Carinthie
     pour rétablir un semblant d'ordre. Il est nommé Empereur. Mais il faudra attendre la
     victoire du roi saxon Othon 1er en 955 contre les Hongrois, pour retrouver une
     magnificence impériale et une paix relative. Le 2 février 962, en la Basilique
     Saint-Pierre de Rome, le souverain germanique, plus précisément saxon (et non plus
     franc), Othon 1er, est couronné empereur par le Pape. L'Empire n'est plus
     peppinide-carolingien-franc mais allemand et saxon. Il devient le "Saint-Empire". En
     911 en effet, la couronne impériale a échappé à la descendance de Charlemagne pour
     passer aux Saxons (est-ce une vengeance pour Werden?), Henri 1er l'Oiseleur
     (919-936), puis Othon (936-973). Comme Charlemagne, Othon est un chef de guerre
     victorieux, élu et couronné pour défendre l'oekumène par l'épée. L'Empereur, en ce
     sens, est l'avoué de la Chrétienté, son protecteur. Plus que Charlemagne, Othon
     incarne le caractère militaire de la dignité impériale. Il dominera la papauté et
     subordonnera entièrement l'élection papale à l'aval de l'Empereur. Certaines sources
     mentionnent d'ailleurs que le Pape n'a fait qu'entériner un fait accompli: les soldats
     qui venaient d'emporter la décision à Lechfeld contre les Hongrois avaient proclamé
     leur chef Empereur, dans le droit fil des traditions de la Germanie antique, en se
     référant au "charisme victorieux" (le Heil)  qui fonde et sanctifie le pouvoir suprême.
     En hissant ce chef saxon à la dignité impériale, le Pape opère le fameuse translatio
     Imperii ad Germanos  (et non plus ad Francos).  L'Empereur devra être de race
     germanique et non plus seulement d'ethnie franque. Un "peuple impérial" se charge
     dès lors de la politique, laissant intactes les identités des autres: le règne des
     othoniens élargira l'¦kumène franc/européen à la Polo-gne et à la Hongrie (Bassin
     danubien - Royaume des Avars). Les othoniens dominent véritablement la Papauté,
     nomment les évêques comme simples administrateurs des provinces d'Empire. Mais
     le pouvoir de ces "rois allemands", théoriquement titulaires de la dignité impériale,
     va s'estomper très vite: Othon II et Othon III accèdent au trône trop jeunes, sans avoir
     été véritablement formés ni par l'école ni par la vie ou la guerre; Othon II, manipulé
     par le Pape, engage le combat avec les Sarazins en Italie du Sud et subit une cuisante
     défaite à Cotrone en 982. Son fils Othon III commence mal: il veut également
     restaurer un pouvoir militaire en Méditerra-née qu'il est incapable de tenir, faute de
     flotte. Mais il nomme un Pape allemand, Grégoire V, qui périra empoisonné par les
     Romains qui ne veulent qu'un Pape italien; Othon III ne se laisse pas intimi-der; le
     Pape suivant est également allemand: Gerbert d'Aurillac (Alaman d'Alsace) qui
     coiffe la tiare sous le nom de Sylvestre II. Les barons et les évêques allemands
     finissent pas lui refuser troupes et crédits et le chroniqueur Thietmar de Merseburg
     pose ce jugement sévère sur le jeune empereur idéaliste: "Par jeu enfantin, il tenta de
     restaurer Rome dans la gloire de sa dignitié de jadis". Othon III voulait fixer sa
     résidence à Rome et avait pris le titre de Servus Apostolorum  (Esclave des
     Apôtres). Les "rois allemands" ne pèseront plus très lourd devant l'Eglise après l'an
     1002, dans la foulée des croisades, par la contre-offensive théocratique, où les Papes
     vont s'enhardir et contester aux Empereurs le droit de nommer les évêques, donc de
     gouverner leurs terres par des hommes de leur choix. Grégoire VII impose le
     Dictatus Papae, par lequel, entre moultes autres choses, le roi n'est plus perçu que
     comme Vicarius Dei, y compris le "Rex Teutonicorum" auquel revient
     prioritaire-ment le titre d'Empereur. La querelle des Investitures commence pour le
     malheur de l'Europe, avec la menace d'excommunication a-dressée à Henri IV
     (consommée en 1076). Les vassaux de l'Empe-reur sont encouragés à la
     désobéissance, de même que les villes bourgeoises (les ³ligues lombardes²), ce qui
     vide de substance politi-que tout le centre de l'Europe, de Brême à Marseille, de
     Hambourg à Rome et de Dantzig à Venise. Par ailleurs, les croisades expédient au
     loin les éléments les plus dynamiques de la chevalerie, l'inquisi-tion traque toute
     déviance intellectuelle et les sectes commencent à prospérer, promouvant un
     dualisme radical (Concile des hérétiques de St. Félix de Caraman, 1167) et un idéal
     de pauvreté mis en équa-tion avec une "complétude de l'âme" (Vaudois). En acceptant
     l'hu-miliation de Canossa (1077), l'Empereur Henri IV sauve certes son Empire mais
     provisoirement: il met un terme à la furie vengeresse du Pape romain qui a soudoyé
     les princes rebelles. Mort excommu-nié, on lui refuse une sépulture, mais le simple
     peuple le reconnait comme son chef, l'enterre et répend sur sa pauvre tombe des
     grai-nes de blé, symbole de ressurection dans la tradition paysanne/ païenne des
     Germains: la cause de l'Empereur apparaissait donc plus juste aux humbles qu'aux
     puissants.

     Frédéric Ier Barberousse tente de redresser la barre, d'abord en aidant le Pape contre
     le peuple de Rome révolté et les Normands du Sud. L'Empereur ne mate que les
     Romains. Il s'ensuivra six campagnes en Italie et le grand schisme, sans qu'aucune
     solution ne soit apportée. Son petit-fils Frédéric II Hohenstaufen, sorte de surdoué,
     très tôt orphelin de père et de mère, virtuose des techniques de com-bat, intellectuel
     formé à toutes les disciplines, doté de la bosse des langues vivantes et mortes, se
     verra refuser d'abord la dignité im-périale par l'autocrate Innocent III: "C'est au
     Guelfe que revient la Couronne car aucun Pape ne peut aimer un Staufer!". Ce que le
     Pape craint par-dessus tout c'est l'union des Deux-Siciles (Italie du Sud) et l'Empire
     germano-italien, union qui coincerait les Etats pontificaux entre deux entités
     géopolitiques dominées par une seule autorité. Frédéric II a d'autres plans, avant
     même de devenir Empereur: au départ de la Sicile, reconstituer, avec l'appui d'une
     chevalerie allemande, espagnole et normande, l'oekumène romano-méditerranéen.

     Son projet était de dégager la Méditerranée de la tutelle musulmane, d'ouvrir le
     commerce et l'industrie en les couplant à l'atelier rhénan-germanique. C'est la raison
     de ses croisades, qui sont purement géopolitiques et non religieuses: la chrétienté
     doit demeurer, l'islam également, ainsi que les autres religions, pour autant qu'elles
     apportent des éclairages nouveaux à la connaissance; en ce sens, Frédéric II redevient
     "romain", par un tolérance objective, ne cherchant que la rentabilité pragmatique, qui
     n'exclut pas le respect pieux des valeurs religieuses: cet Empereur qui ne cesse de
     hanter les grands esprits (Brion, Benoist-Méchin, Kantorowicz, de Stefano, Horst,
     etc.) est protéiforme, esprit libre et défenseur du dogme chrétien, souverain féodal en
     Allemagne et prince despotique en Sicile; il réceptionne tout en sa personne,
     synthétise et met au service de son projet politique. Dans la conception hiérarchique
     des êtres et des fins terrestres que se faisait Frédéric II, l'Empire constituait le
     sommet, l'exemple impassable pour tous les autres ordres inférieurs de la nature. De
     même, l'Empereur, également au sommet de cette hiérarchie par la vertu de sa
     titulature, doit être un exemple pour tous les princes du monde, non pas en vertu de
     son hérédité, mais de sa supériorité intellectuelle, de sa connaissance ou de ses
     connaissances.

     Les vertus impériales sont la justice, la vérité, la miséricorde et la constance:

     - La justice, fondement même de l'Etat, constitue la vertu essentielle du souverain.
     Elle est le reflet de la fidélité du souverain envers Dieu, à qui il doit rendre compte
     des talents qu'il a reçus. Cette jus-tice n'est pas purement idéale, immobile et
     désincarnée (métaphysique au mauvais sens du terme): pour Frédéric II, elle doit
     être à l'image du Dieu incarné (donc chrétien) c'est-à-dire opérante. Dieu permet au
     glaive de l'Empereur, du chef de guerre, de vaincre parce qu'il veut lui donner
     l'occasion de faire descendre la justice idéale dans le monde. La colère de
     l'Empereur, dans cette optique, est noble et féconde, comme celle du lion, terrible
     pour les ennemis de la justice, clémente pour les pauvres et les vaincus. La
     constance, au-tre vertu cardinale de l'Empereur, reflète la fidélité à l'ordre natu-rel de
     Dieu, aux lois de l'univers qui sont éternelles.

     - La fidélité est la vertu des sujets comme la justice est la vertu principale de
     l'Empereur. L'Empereur obéit à Dieu en incarnant la justice, les sujets obéissent à
     l'Empereur pour lui permettre de réaliser cette justice. Toute rébellion envers
     l'Empereur est assimilée à de la "superstition", car elle n'est pas seulement une
     révolte contre Dieu et contre l'Empereur mais aussi contre la nature même du monde,
     contre l'essence de la nature, contre les lois de la conscience.

     - La notion de miséricorde nous renvoie à l'amitié qui a unit Frédéric II à
     Saint-François d'Assise. Frédéric ne s'oppose pas à la chrétienté et à la papauté, en
     tant qu'institutions. Elles doivent subsister. Mais les Papes ont refusé de donner à
     l'Empereur ce qui revient à l'Empereur. Ils ont abandonné leur magistère spirituel qui
     est de dispenser de la miséricorde. François d'Assise et les frères mineurs, en faisant
     v¦u de pauvreté, contrairement aux Papes simoniaques, rétablissent la vérité
     chrétienne et la miséricorde, en acceptant humblement l'ordre du monde. Lors de leur
     rencontre en Apulie, Frédéric II dira au 'Poverello': "François, avec toi se trouve le
     vrai Dieu et son Verbe dans ta bouche est vrai, en toi il a dévoilé sa grandeur et sa
     puissance". L'Eglise possède dans ce sens un rôle social, caritatif, non politique, qui
     contribue à préserver, dans son 'créneau', l'ordre du monde, l'harmonie, la stabilité.
     Le 'péché originel' dans l'optique non-conformiste de Frédéric II est dès lors
     l'absence de lois, l'arbitraire, l'incapacité à 'éthiciser' la vie publique par fringale
     irraisonnée de pouvoir, de possession.

     - L'Empereur, donc le politique, est également responsable du savoir, de la diffusion
     de la "vérité": en créant l'université de Naples, en fondant la faculté de médecine de
     Salerne, Frédéric II affirme l'indépendance de l'Empire en matière d'éducation et de
     connais-sance. Cela ne lui fut pas pardonné (destin de ses enfants).

     L'échec du redressement de Frédéric II a sanctionné encore davantage le chaos en
     Europe centrale. L'Empire qui est potentiellement facteur d'ordre n'a plus pu l'être
     pleinement. Ce qui a conduit à la catastrophe de 1648, où le morcellement et la
     division a été savamment entretenue par les puissances voisines, en premier lieu par
     la France de Louis XIV. Les autonomies, apanages de la conception impériale, du
     moins en théorie, disparaissent complètement sous les coups de boutoir du
     centralisme royal français ou espagnol. Le "droit de résistance", héritage germanique
     et fondement réel des droits de l'homme, est progressivement houspillé hors des
     consciences pour être remplacé par une théorie jusnaturaliste et abstrai-te des droits
     de l'homme, qui est toujours en vigueur aujourd'hui.

     Toute notion d'Empire aujourd'hui doit reposer sur les quatre vertus de Frédéric II
     Hohenstaufen: justice, vérité, miséricorde et cons-tance. L'idée de justice doit se
     concrétiser aujourd'hui par la notion de subsidiarité, donnant à chaque catégorie de
     citoyens, à chaque communauté religieuse ou culturelle, professionnelle ou autre, le
     droit à l'autonomie, afin de ne pas mutiler un pan du réel. La notion de vérité passe
     par une revalorisation de la "connaissance", de la "sapience" et d'un respect des lois
     naturelles. La miséricorde passe par une charte sociale exemplaire pour le reste de la
     planète. La notion de constance doit nous conduire vers une fusion du savoir
     scientifique et de la vision politique, de la connaissance et de la pratique politicienne
     quotidienne.

     Nul ne nous indique mieux les pistes à suivre que Sigrid Hunke, dans sa persepective
     'unitarienne' et européo-centrée:

     - Affirmer l'identité européenne, c'est développer une religiosité unitaire dans son
     fonds, polymorphe dans ses manifestations; contre l'ancrage dans nos esprits du mythe
     biblique du péché originel, elle nous demande de réétudier la théologie de Pélagius,
     l'ennemi irlandais d'Augustin. L'Europe, c'est une perception de la nature comme
     épiphanie du divin: de Scot Erigène à Giordano Bruno et à Goethe. L'Europe, c'est
     également une mystique du devenir et de l'action: d'Héraclite, à Maître Eckhart et à
     Fichte. L'Europe, c'est une vision du cosmos où l'on constate l'inégalité factuelle de
     ce qui est égal en dignité ainsi qu'une infinie pluralité de centres, comme nous
     l'enseigne Nicolas de Cues.

     Sur ces bases philosophiques se dégageront une nouvelle anthropo-logie, une
     nouvelle vision de l'homme, impliquant la responsabilité (le principe
     'responsabilité') pour l'autre, pour l'écosystème, parce que l'homme n'est plus un
     pécheur mais un collaborateur de Dieu et un miles imperii,  un soldat de l'Empire. Le
     travail n'est plus malédiction ou aliénation mais bénédiction et octroi d'un surplus de
     sens au monde. La technique est service à l'homme, à autrui.

     Par ailleurs, le principe de "subsidiarité", tant évoqué dans l'Europe actuelle mais si
     peu mis en pratique, renoue avec un respect impé-rial des entités locales, des
     spécificités multiples que recèle le monde vaste et diversifié. Le Prof. Chantal
     Millon-Delsol constate que le retour de cette idée est due à trois facteurs:

     - La construction de l'Europe, espace vaste et multiculturel, qui doit forcément
     trouver un mode de gestion qui tiennent compte de cette diversité tout en permettant
     d'articuler l'ensemble harmonieusement. Les recettes royales-centralistes et
     jacobines s'avérant obsolètes.
     - La chute du totalitarisme communiste a montré l'inanité des "systèmes"
     monolithiques.
     - Le chômage remet en cause le providentialisme d'Etat à l'Ouest, en raison de
     l'appauvrissement du secteur public et du déficit de citoyenneté. "Trop secouru,
     l'enfant demeure immature; privé d'aide, il va devenir une brute ou un idiot".

     La construction de l'Europe et le ressac ou l'effondrement des modèles
     conventionnels de notre après-guerre nécessite de revitaliser une "citoyenneté
     d'action", où l'on retrouve la notion de l'homme coauteur de la création divine et
     l'idée de responsabilité. Tel est le fondement anthropologique de la subsidiarité, ce
     qui a pour corol-laire:
     - la confiance dans la capacité des acteurs sociaux et dans leur souci de l'intérêt
     général;
     - l'intuition selon laquelle l'autorité n'est pas détentrice par nature de la compétence
     absolue quant à la qualification et quant à la réalisation de l'intérêt général.

     Mais, ajoute Chantal Millon-Delsol, l'avènement d'une Europe subsidiaire passe par
     une condition sociologique primordiale:
     - la volonté d'autonomie et d'initiative des acteurs sociaux, ce qui suppose que
     ceux-ci n'aient pas été préalablement brisés par le totalitarisme ou infantilisés par un
     Etat paternel.
     (solidarité solitaire par le biais de la fiscalité; redéfinir le partage des tâches).

     Notre tâche dans ce défi historique, donner harmonie à un grand espace pluriculturel,
     passe par une revalorisation des valeurs que nous avons évoquées ici en vrac au sein
     de structures associatives, préparant une citoyenneté nouvelle et active, une milice
     sapientiale.
 
 

 
 Conférence prononcée à la Tribune du "Cercle Hélios", Ile-de-France, 1995


 

SYNERGIES EUROPÉENNES - BRUXELLES/PARIS - 15   FÉVRIER 2002

06:40 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.