mercredi, 14 mars 2007
De Schmitt à Deleuze
Robert STEUCKERS:
L'Europe entre déracinement et réhabilitation des lieux: de Schmitt à Deleuze
L'Europe d'aujourd'hui est contrainte de répondre à un double défi:
a) s'unifier au-delà de tous les vieux antagonismes stato-nationaux, pour survivre en tant que civilisation, et
b) renouer avec son tissu pluriel, extrêmement bigarré, dans un jeu permanent d'ancrages, de ré-an-crages et d'arrachements projectuels.
Cette pluralité est, concrètement parlant, une pluralité de paysages, de sites où se sont effectués des processus de sédentarisation dense et pluriséculaire. L'unification européenne est projet, elle anticipe un avenir qu'elle construit à l'aide d'organigrammes et de plans, tandis que le maintien de sa pluralité origi-nelle et originale implique de conserver et d'entretenir des legs du passé. L'équilibre entre le projet d'avenir et la gestion des legs du passé est difficile à tenir. Nous sommes effecti-vement habitués à des clivages qui privilégient unilatéralement soit l'avenir (le camp ³progressiste²) soit le passé (le camp ³con-ser-vateur²). Les progressistes se veulent accélérateurs, les conservateurs se veulent en quelque sorte ³katechons².
Cette difficulté de penser tout à la fois l'avenir et le passé dans la simultanéité et l'harmonie a marqué la pensée de Carl Schmitt. Celui-ci en effet a d'abord, dans les années 20 et 30, voulu être un accélérateur (Beschleuniger). Pour échapper à la ³cage d'acier² qu'était la légalité bourgeoise, wilhelminienne et puis surtout weimarienne, il fallait à ses yeux dynamiser à outrance les potentialités techniques de l'Etat dans les domaines des armements, des communications, de l'information, des mass-media, parce que tout ac-croissement en ces domaines augmentait la puissance de l'Etat, puis la dépassait pour se hisser à un seuil nouveau, celui du ³Großraum². L'accélération continuelle des dynamiques à l'¦uvre dans la société allemande des premières décennies de ce siècle a poussé Schmitt à abandonner son étatisme classique, de type européen et prussien, au nom de la sauvegarde, du maintien et du renforcement de la ³sou-ve-rai-neté².
Les Etats européens, dont la population oscille entre 3 et 80 millions d'habitants, sont de dimensions in-suffisantes face aux géants américain, soviétique ou chinois, pensait Carl Schmitt. Contrairement au la-bel de ³réactionnaire² qu'on lui a collé sur le dos, Schmitt a bel et bien participé à cette idéologie des ³in-gé-nieurs², moderniste et techniciste, qui s'est ancrée dans l'Allemagne de Weimar, no-tamment par le biais des écrits de Rathenau. Mais après 1945, ce futurisme schmittien se dissipe. Si Schmitt retient l'idée d'un ³grand espace², il n'est plus fasciné par la dynamique industrielle-technique. Il se rend compte qu'elle con-duit à une horreur qui est la ³dé-localisation totale², le ³déracinement plané-taire², surtout si elle est por-tée par la grande thalassocratie américaine, victorieuse des puissances eu-ropéennes de l'Axe et op-posée à l'Union Soviétique stali-nienne et continentale.
En Europe, pensait Schmitt, la dynamique industrielle-technique était tempérée et freinée par une con-ception implicite du droit qui n'existe qu'en vertu d'un ancrage dans un sol, comme l'ont admirablement démontré Savigny et Bachofen. L'ancrage dans le territoire modérait le cinétisme frénétique de l'ère in-dustrielle-technique. Mais si le cinétisme et le dynamisme sont désor-mais véhiculés par une thalassocra-tie qui n'est pas moti-vée en ultime instance par un ancrage dans un sol, ils perdent toute retenue et pré-cipitent l'humanité dans le chaos. La présence ou le retour nécessaires aux ³ordres élémentaires de nos exis-tences terrestres² postule chez Schmitt un nouveau pathos: celui du tellurique. Sans espace habi-table ‹et la mer n'est pas un espace habitable‹ il n'y a pas de droit et sans droit il n'y a aucun conti-nuum possible. Das Recht ist erdhaft und auf Erde be-zogen (Le droit est tellurique et lié à la Terre), écrit Schmitt dans son journal, inti-tulé Glossarium. La mer ne connaît pas l'unité de l'espace et du droit, elle échappe à toute tentative de codification. Elle est a-sociale et an-écouménique. La logique de la mer, constate Schmitt, transforme tout en flux délocalisés: les flux d'argent, de marchandises ou de désirs (véhiculés par l'audio-visuel). Ces flux, déplore Schmitt, recouvrent les ³machines impériales². Il n'y a plus de Terre: nous naviguons sans cesse, sans pouvoir plus mettre pied au sol et tous les livres que phi-losophes et juristes peuvent écrire deviennent, volens no-lens, autant de log-books, de livres de bord, se bornant à rendre compte des événements ponctuant ce perpétuel voyage de l'humanité, condamnée à rester accrochée à son ³bâteau ivre².
Cette horreur de toute ³logique de la mer², nous la retrouvons également chez le poète et philosophe Rudolf Pannwitz (1881-1969): pour Pannwitz la Terre est substance, gravité, intensité et cristallisation. L'Eau (et la Mer) sont mobilités dissolvantes. Parler de ³Continent², dans cette géophilosophie ou cette géopoésie implicites, signifie invoquer la ³substance², la ³con-crétude² incontournable de la Terre et du droit. L'Europe qu'espèrent donc Schmitt et Pannwitz est ³la forme politique du culte de la Terre², car elle est la dépositaire de cultures (au pluriel!), issues de la glèbe, comme par définition et par force des choses toute culture est issue d'une glèbe. Ce travail de production de sens et de substance a été inter-rompu par le triomphe de la logique de la Mer. Il faut dès lors procéder à une ³re-territorialisation² de ce qui peut être re-territorialisé. Pour un exé-gète de Schmitt comme le philosophe deleuzien allemand Friedrich Balke, le monde contemporain est un vaste jeu de flux de tous ordres où plus aucune stabilité ni aucune représentation rigide n'a sa place. Le conservateur, fasciné par la figure du Katechon, dira: il faut re-terri-torialiser, ré-hiérarchiser, restaurer l'approche classique du politique, c'est-à-dire se donner ³la possibilité de faire des distinctions univoques et claires², bloquer les flux, rigidifier et coaguler partout, colmater les brèches.
En avançant cette définition classique du politique, Schmitt appelait de ses v¦ux une re-visibi-lisation fixe et nette du souverain et de la souveraineté, des formes sévères du politique, alors justement que les vic-toires des thalassocraties sur les dictatures de l'Axe, en imposant une logique fluide de la Mer, rendaient impossible à jamais le retour de ces représentations hiératiques de l'Etat et de la chose poli-tique. Sommes-nous dès lors condamnés à ³naviguer² sans repos, sans jamais rejoindre un port d'attache? Oui, mais si et seulement si on reste dans la logique de la Mer en ignorant délibérément la Terre. Si l'on tient compte à la fois de la Terre et de la Mer, on pensera simultanément le voyage, la croi-sière ou le raid, d'une part, et l'accostage, le débarquement, le port d'attache, la crique accueillante, l'hinterland fascinant, d'autre part. Pour Deleuze et Balke, rien n'est plus fixe, mais non pas parce que nous naviguons sans au-cun port d'attache. Rien n'est fixe parce qu'en marge des représentations, dé-sormais toujours grosses de caducité, nous avons des ³zones d'indécision², des ³zones entre forme et non-forme², où grouillent de po-tentielles innovations ou fulgurances, qui feront immanquablement irruption un jour pour recouvrir les formes figées, tombées en désuétude. Deleuze nous dit dès lors, comme une sorte de réponse à Schmitt et aux étatistes classiques: il ne s'agit plus de savoir si l'on va produire ou reproduire des formes, mais si l'on va réussir ou non à capter des forces. Et éventuel-lement à les chevau-cher (Evola!) temporairement, le temps de repérer et d'emprunter une autre monture.
Par conséquent, la forme ³Etat², de modèle classique, est obsolète. Schmitt l'avait déjà perçu, mais ne l'avait pas systématiquement théorisé. Il avait déploré l'effacement graduel de la forme ³Etat², au profit de la société, plus bigarrée et moins clairement appréhendable de par la multiplicité de ses expressions. Avec l'Etat, au stade de sa rigidification suprême telle que l'a imaginée un Kafka dans Le Château, nous avions une ³unité de communication bureaucratique², où les représentants de l'Etat étaient d'office pla-cés au-dessus de ceux qui ne représentaient que des formations sociales subordonnées. Dans un monde de moins en moins déterminé par les formes et de plus en plus par les flux, l'Etat apparaît comme une ³instance sublime de surcodage², qui a soumis à son autorité des formations sociales déjà elles-mêmes codées, comme la famille, les tribus, les états (tiers-état, etc.), les communautés religieuses, les classes. Nous assistons aujourd'hui, à la suite de l'effritement de la forme et de l'hyper-fluidification qui s'ensuit, à un retour en force des formations de moindre codage. Car l'instance surcodée, le ³Code², l'Etat classique, l'appareil, la bureaucratie étatique, etc. n'ont au fond pas de substance propre et ne se nour-rissent que des substances réelles présentes, uniquement dans les corps sociaux, voire les ³corps intermédiaires² dont Bodin avait revendiqué l'élimination en même temps que celle des religiosités parallèles ou résiduaires (sorcelleries, paganismes).
Le retour des ethno-nationalismes (dans les Balkans ou ail-leurs), des revendications régionales (Lom-bar-die, Savoie, Catalo-gne, biorégionalisme américain, etc.), des impératifs religieux (dans les fon-da-men-ta-lis-mes de diverses moutures), des conflits sociaux (comme en France en 1995 ou en Belgique aujourd'hui), des revendications communautaires (le communautarisme américain), des ³marches blanches² contre l'appareil judiciaire accusé de fermer les yeux sur la pédophilie et les violences faites à l'enfant (Belgique, 1996), sont autant de signes d'une rébellion généralisée des groupes sociaux, aupara-vant surplombés par l'instance étatique ³surcodifiante², trop rigide dans sa re-présentation et incapable, justement, de ³capter des forces², parce que trop occupée à soigner, produire et reproduire son ³look², sa ³re-pré-sen-ta-tion². Dans un monde réagencé à la suite de la victoire écrasante d'une thalassocratie mar-chande, l'in-satiable répétition ³psittaciste² d'un modèle invariable fait scandale, même si l'extrême fluidité que la puis-san-ce maritime dominante impose par ailleurs au monde ne provoque pas outre mesure l'adhésion des masses ou des ressortissants des groupes sociaux soumis préalable-ment au ³Surcode².
Nous découvrons donc une problématique ambivalence dans l'appréhension par nos contemporains de la sphère du politique: d'une part, ils tentent de se débarrasser du ³surcode² étatique classique, car celui-ci est trop peu à même de ³capter les forces² qui les interpellent dans leurs vies quotidiennes; d'autre part, ils réclament du repos et tentent aussi d'échapper à ce voyage sans fin, à ce voyage permanent sur le ³bâteau ivre². Nos contemporains veulent à la fois voyage et ports d'attache. Aventure (ou distraction) et ancrage (et repos). Ils veulent un va-et-vient entre dé-territorialisation et re-territorialisation, dans un con-texte où tout retour durable du politique, toute restauration impavide de l'Etat, à la manière du Léviathan de Hobbes ou de l'Etat autarcique fermé de Fichte, est désormais impossible, quand tout est ³mer², ³flux² ou ³production². Deleuze, Guattari et Balke acceptent le principe de la navigation infinie, mais l'inter-prè-tent sans pessimisme ni optimisme, comme un éventail de jeux complexes de dé-territorialisa-tions (Ent-Ortungen) et de re-territorialisations (Rück-Ortungen). Le praticien du politique traduira sans doute cette phrase philosophique par le mot d'ordre suivant: "Il faut re-territorialiser partout où il est pos-sible de re-territorialiser", tout en sachant que l'Etat classique, rigide et représentatif, surcodifiant et surplombant les grouillements sociaux, n'est plus la seule forme de re-territorialisation possible pour nos contem-po-rains. Il y a mille et une possibilités de micro-re-territorialisations, mille et une possiblilités d'injecter pro-vi-soi-rement de l'³anti-production², c'est-à-dire des ³jets de stabilisation coagulante² dans le flux de flux con-tem-porain, que Deleuze et Guattari avaient nommé la ³production² dans L'Anti-Oedipe et dans Mille Pla-teaux. Ainsi, la nécessité des formes ou des ³stabilisations coagulantes² ne s'estompe pas mais change d'aspect: elle n'est plus surcodage rigide mais stabilisation provisoire et captation de forces réellement existantes que l'on chevauchera ou canalisera.
Face à ce constat des philosophes, quelle pourrait être la ³bonne politique² dans l'Europe contemporaine? Elle me semble devoir osciller d'une part, entre un ³grand-espace², une instance ³grand-spatiale² souple et flexible, légère, svelte et forte, remplaçant et dépassant l'Etat classique pour reprendre sur une plus grande échelle le rôle d'un ³converteur continental², d'un capteur-dynamiseur de forces réelles di-verses, et d'autre part, une mosaïque effervescente de sites réels et repérables dans leur identité que rien ne viendra mutiler ou handicaper. Nous aurions une instance de représentation non surcodante, mais au contraire captatrice, sorte de nouveau Saint-Empire (Heiliges Reich) dynamiseur et généreux, et un tissu de patries charnelles, de sites originaux, de villes, de provinces et de pays typés, qui se regroupe-ront et se sépareront au gré des forces fluides à l'¦uvre partout, à la manière de ces initiatives auda-cieuses qu'on a vu s'épanouir récemment: les coopérations transré-ionales, au-delà des frontières des vieux Etats, coopérations qui fonctionnent au nom même du site, de la terre que ses contrac-tants occu-pent, au nom du paysage montagnard qui les unit plus qu'il ne les sépare, au nom du bassin fluvial qui les irrigue, au nom de la mer qui les baigne. Au nom du réel tellurique. Immanent. Immanent de par son extra-philoso-phicité. De par sa présence vitale. Car l'immanence est vie et rien d'autre, alors que la représenta-tion est toujours vision sans grouil-lement vital.
Robert STEUCKERS.
Sources:
- Friedrich BALKE, "Beschleuniger, Aufhalter, Normalisierer. Drei Figuren der politischen Theorie Carl Schmitts", in F. BALKE, E. MÉCHOULIAN & B. WAGNER, Zeit der Ereignisses - Ende der Geschichte?, Wilhelm Fink Verlag, München, 1992.
- Friedrich BALKE, Joseph VOGL, "Einleitung. Fluchtlinien der Philosophie", in F. BALKE u. J. VOGL (Hrsg.), Gilles Deleuze - Fluchtlinie der Philosophie, W. Fink Verlag, München, 1996.
- Friedrich BALKE, "Fluchtlinie des Staates. Kafkas Begriff des Politischen", in F. BALKE u. J. VOGL, op. cit., 1996.
- Robert STEUCKERS, "La décision dans l'¦uvre de Carl Schmitt", in Vouloir, n°3/1995.
- Robert STEUCKERS, "Rudolf Pannwitz: ³Mort de la Terre², Imperium Europæum et conservation créa-trice", in Nouvelles de Synergies Européennes, n°19, 1996.
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