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dimanche, 13 janvier 2008

Quand les soixante-huitards passent à l'autre bord...

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Dimitrij GRIEB :

Quand les soixante-huitards passent à l’autre bord…

 

Ils couraient au pas de charge dans les rues de Berlin, de Paris et même de Vienne en scandant des slogans d’extrême gauche, prenaient d’assaut les auditoires des universités, se battaient sauvagement contre la police dans les rues. Et de fait, en l’année 1968, le monde semblait sorti de ses gonds. Et pas seulement parce que des étudiantes, en signe de protestation, exhibaient leurs seins nus au visage de professeurs médusés et désarçonnés –heureusement que ces féministes étaient encore jeunes à l’époque ! Mais surtout parce que la classe politique dominante, dans la portion d’Europe qui n’était pas sous la férule communiste soviétique, a sérieusement redouté que les peuples n’accepteraient plus, à terme, la coopération militaire avec les Etats-Unis, grande puissance protectrice à l’époque de la Guerre Froide. Les rapports sur la manière, dont les troupes américaines menaient leur guerre en Indochine ex-française, et sur les crimes qu’elles y commettaient, servaient de prétexte à toute une jeunesse pour se réclamer non seulement de l’anticapitalisme, mais aussi de l’antiaméricanisme et de l’anti-impérialisme.

 

En République Fédérale allemande, tout un éventail d’organisations, situées idéologiquement à la gauche de la gauche, émergeaient dans le paysage politique, en marge de l’établissement. Parmi elles, le SDS ou « Sozialistischer Deutscher Studentenbund », qui, sous son autre appellation d’  « Opposition extra-parlementaire » (en allemand : « Ausserparlamentarische Opposition » ou « APO »), entendait, sur le long terme, renverser l’établissement politique, bouleverser les certitudes et conventions de la société. Dans un premier temps, cette jeunesse s’était dressée contre « tout le moisi (« Muff ») de mille ans d’âge accumulé sous les robes (des professeurs d’université) ». Elle avait pris pour armes intellectuelles les livres de la « théorie critique » de l’Ecole de Francfort. Aujourd’hui, ces révolutionnaires de la fin des années 60 sont sur le point de prendre leur retraite. L’APO annonçait une « longue marche » à travers les institutions et ses porte paroles de l’époque imaginaient que cette pérégrination combattante prendrait plus de temps : rapidement, les trublions ont réussi à occuper les postes qu’ils briguaient. Dans tous les domaines clefs des sociétés ouest-européennes, soit dans l’éducation, l’art, la culture, les médias, on les a accueillis avec bienveillance ; ce fut pour eux le succès assuré et ils ont donné le ton. Tous ceux qui n’ont pas franchi la limite fatale en s’engageant dans la clandestinité armée, le terrorisme de la « Rote Armee Faktion » de Baader, ont réussi en politique dans le cadre du parti des « Verts », ont reçu des titres de docteur et de docteur honoris causa, sont devenus ministres ou conseillers, avec, à la clé, des honoraires plantureux.

 

Quelques figures de proue de la révolte étudiante, comme Klaus Rainer Röhl, l’ex-mari de la terroriste ouest-allemande Ulrike Meinhof, à l’époque éditeur de l’organe central du mouvement extra-parlementaire, la revue « konkret », posent aujourd’hui un jugement très négatif sur le mouvement de 68. Leurs jugements sont en effet fort sévères et partiellement, dois-je dire, moi, qui n’ai pas un passé de gauche, injustifiés dans leur dureté. Certes, il est de bon ton de dire que, dans l’histoire allemande, il n’y a eu qu’une et une seule phase, où tout fut carrément mauvais et même atroce ; il n’en demeure pas moins que l’après-guerre avait généré une atmosphère terriblement viciée (« Mief »), où la société était satisfaite d’elle-même, où l’hypocrisie petite-bourgeoise étouffait tous les élans et où dominait une sous-culture sans relief faite de loisirs à deux sous et de variétés d’une épouvantable platitude ; tout cela a contribué à donner à la jeune génération un sentiment général d’asphyxie. Nous étions évidemment dans l’après-guerre, après 1945 qui avait sonné le glas de l’idéal national-socialiste de la « Communauté populaire » (= « Volksgemeinschaft ») et il n’aurait pas été opportun de quitter, tant sur le plan politique que sur le plan social, le droit chemin du juste milieu, de la moyenne, de la médiocrité (ndt : le pionnier belge du socialisme, Edmond Picard, aurait dit du « middelmatisme », vocable qu’il forgea pour désigner la médiocrité belge, et qui traduit bien la notion allemande de « Mittelmass »). Pour bien comprendre ce que je veux dire ici, rappelons-nous ce qu’a dit Günter Grass l’an passé, lui qui fut pendant plusieurs décennies le thuriféraire de la SPD, sur son engagement dans la Waffen SS qu’il avait auparavant si soigneusement occulté ; c’était, a-t-il déclaré, l’esprit « anti-bourgeois » de cette milice du parti national-socialiste qui l’avait fasciné.

 

Après le miracle économique de la RFA, il n’y avait plus de place dans la nouvelle société allemande pour une armée « anti-bourgeoise », quelle qu’en ait été l’idéologie. Certes, quand on voulait se détourner des choses purement matérielles, on avait le loisir de lire les existentialistes français, et c’était à peu près tout. Ces existentialistes, regroupés autour de Sartre, niaient la religion et développaient une anthropologie particulière, où l’homme n’était plus qu’un être isolé dans un monde insaisissable et dépourvu de sens. Des livres comme « L’homme révolté » ou « Le mythe de Sisyphe » d’Albert Camus étaient les références cardinales de cette époque, pour tous ceux qui pensaient échapper à la culture superficielle des années 50 et 60.

 

La plupart des faiseurs d’opinion actuels, qui tiennent à s’inscrire dans la tradition de 68, affirment, sans sourciller, que l’intelligence est à gauche, et à gauche uniquement, ce que prennent pour argent comptant tous les benêts qui n’ont jamais eu l’occasion de connaître des figures comme Martin Heidegger, Ernst Jünger, Helmut Schelsky, Carl Schmitt ou Arnold Gehlen, dont les idées ne sont certainement pas classables à gauche.

 

Il est un dicton courant qui nous dit : celui qui, à vingt ans, n’est pas à gauche, n’a point de cœur, et celui qui l’est toujours à quarante ans n’a pas de cervelle. Parmi les anciens dirigeants du mouvement extra-parlementaire de 68, nombreuses sont toutefois les personnalités qui se sont éloignées de l’extrémisme de gauche.

 

Je viens de citer Klaus Rainer Röhl, l’ancien époux d’Ulrike Meinhof. Il fait bien évidemment partie de cette brochette d’esprits libres qui ont tourné le dos à leurs anciens engouements, parce qu’ils sont restés fidèles à l’idéal même de critique, un idéal qui ne peut tolérer les ritournelles, les figements. Röhl fait partie désormais de la petite phalange d’intellectuels qui critiquent avec acribie les mutations sociales de masse, que les idées de 68 ont impulsées. Bernd Rabehl, figure de proue du SDS étudiant, ainsi que de l’APO, en appelle, sans jamais ménager ses efforts, à l’esprit critique pour que l’on brise bientôt tous les liens par lesquels l’héritage intellectuel de 68 nous paralyse. Günter Maschke, jadis animateur pétulant de la « Subversive Aktion », est devenu, au fil du temps, journaliste en vue du principal quotidien allemand, la « Frankfurter Allgemeine Zeitung », avant d’abandonner cette position et de s’adonner pleinement à l’exégèse de l’œuvre immortelle de Carl Schmitt.

 

Cette liste de dissidents de la dissidence, devenue établissement, est bien sûr plus longue. Nous ne donnons ici que quelques exemples. Dépasser le marxisme, dont la logique est si fascinante, est un dur labeur intellectuel. Seuls les esprits vraiment forts peuvent avouer, aujourd’hui, qu’ils se sont trompés ou mépris dans leurs meilleures années, à l’époque de cette haute voltige intellectuelle dans nos universités.

 

La question se pose aujourd’hui : y a-t-il des passerelles voire des points de réelle convergence entre les idées du mouvement de 68 et le conservatisme (révolutionnaire ou non) ? La critique de la culture de masse abrutissante qui nous vient principalement des Etats-Unis, la critique de la folie consumériste et de la saturation qu’elle provoque, mais aussi la volonté de préserver l’environnement naturel de l’homme, sa « Heimat », sa patrie charnelle, sont autant de thématiques, d’idées et d’idéaux que l’on retrouve, sous d’autres appellations ou formules, dans l’héritage intellectuel du conservatisme ou des droites. Ni Maschke ni Rabehl ni Röhl ni les autres ni a fortiori un Horst Mahler ne sont devenus des intellectuels « bourgeois » aujourd’hui. Loin s’en faut ! Mais, si l’on réfléchit bien, au temps de leur jeunesse, un Ernst Jünger ou un Carl Schmitt seraient-ils allés siroter un p’tit kawa avec une Angela Merkel… ?

 

Dimitrij GRIEB.

(article paru dans l’hebdomadaire viennois « zur Zeit », n°47/2007, trad. franç. : Robert Steuckers).   

 

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