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vendredi, 05 septembre 2008

M. Mann et la notion d'"Empire incohérent"

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Synergies Européennes – Ecole des Cadres / Bruxelles – octobre 2004

 

Dimitri SEVERENS :

Michael Mann et la notion d’”Empire incohérent”

 

Face aux entreprises de l’Amérique de Bush en Afghanistan et en Irak, les réactions sont diverses, multiples, montrant, hélas, la disparité problématique d’une opposition trop bigarrée à la guerre américaine en Mésopotamie. Bon nombre de réactions relèvent d’un pacifisme pur et simple, c’est-à-dire d’une idéologie diffuse qui a pour caractéristique principale d’être irréaliste, de ne pas réinscrire les événements d’aujourd’hui dans la trame éternelle de l’histoire mondiale, dans le cadre géopolitique d’un Proche- et d’un Moyen-Orient disputé entre puissances rivales depuis la fin de l’ère néolithique.

 

D’autres ouvrages critiques méritent cependant le détour, notamment celui du sociologue Michael Mann, qui enseigne en Californie. Michael Mann a rédigé un plaidoyer pacifiste, qui consiste, en gros, à dire que les entreprises de Bush, inspirées par l’école néo-conservatrice où se rencontrent tous les anciens comploteurs rooseveltiens-trotskistes, ne sont ni plus ni moins que les expressions d’un “néo-militarisme”. Rien de bien original dans cette assertion, qu’il suffit de répéter pour se faire bien voir dans les salons de la gauche planétaire, où l’on bavarde sans jamais défier le système sur le fond. Donc première remarque d’ordre stratégique : l’ouvrage de Mann pourrait nous servir à apprendre le langage des pions en place, dans la vitrine pseudo cultureuse et bien-pensante des établissements occidentaux, qui se piquent d’anti-bushisme. Mann permet donc l’entrisme, une stratégie habile de dissimulation à la Sun Tzu. Le militant identitaire peut apprendre le langage de ceux qu’il souhaite ardemment renverser, jeter à la poubelle de l’histoire. Ce qui nous amène à formuler une deuxième remarque stratégique, à tirer de la lecture du livre du Prof. Michael Mann : celui-ci poursuit son raisonnement en disant que ce néo-militarisme conduit à l’incohérence. Montrer l’incohérence de l’adversaire, pour le déstabiliser, est une pratique du combat culturel et politique dont il faut être virtuose.

 

Pour Mann, l’incohérence américaine actuelle consiste à proclamer et à espérer l’avènement d’un “Nouvel Ordre Mondial”, sans être en mesure d’asseoir une réelle “pax americana”. Mann ne cite pas une seule fois Carl Schmitt dans son ouvrage, or son argument majeur rappelle pourtant quelques éléments de l’œuvre du grand politologue et juriste allemand, et procède du constat que les Etats-Unis ne sont pas une “nouvelle Rome”, en dépit de cette prétention souvent affirmée ces dernières années dans les cénacles néo-conservateurs , notamment chez des auteurs comme Charles Krauthammer et Robert Kagan. Pour Schmitt, les Etats-Unis des années 40 à 70 étaient une sorte de “nouvelle Carthage”, dont l’élément-symbole était l’eau, l’eau salée de la mer, de l’océan, sur laquelle les hommes ne peuvent rien faire pousser, ne peuvent habiter. Schmitt raisonne en paysan romain, germanique et catholique tout à la fois, en natif de ce patelin qu’est Plettenberg dans le Sauerland. La mer n’est rien de concret, même si elle procure la puissance, une puissance issue de la piraterie éternelle, à qui la maîtrise techniquement. Mieux, dans ses écrits d’après-guerre, Schmitt, notamment dans son journal, le fameux “Glossarium”, revient sans cesse sur la dichotomie Terre/Mer et se fait prophète : un impérialisme maritime est un impérialisme qui va introduire la mort car il est, par définition, un impérialisme mouvant comme un navire. Sur la mer, il faut donc bouger sans cesse car qui s’arrête de bouger, de nager, de flotter sur un radeau ou une coquille de noix, sombre, coule à pic et meurt. L’homme est un être politique, lié à la Terre, qu’il organise et qu’il féconde : c’est le “nomos” de la Terre. Le pirate est un vauteur, dans cette perspective, non pas un “zoon politikon”, qui gère, norme, arpente, mesure comme un géomètre, plante et récolte.

 

Mann ne dit pas autre chose, mais dans une langue assez conformiste, qui peut passer comme une petite pilule toute légère à travers le gosier délicat des écervelés contemporains. Schmitt était agacé par le discours “démocratique” de l’Amérique de Wilson et de Rossevelt, qu’il considérait comme une formidable hypocrisie. Plus on parle de démocratie, constatait-il, plus la praxis est brutale et haïssable, diamétralement différente du discours lénifiant. Mann affirme dans son livre que l’Amérique contemporaine parle de liberté et de démocratie, d’abondance matérielle, de cette paix perpétuelle qui viendra après l’élimination des “mauvais”, mais qu’en réalité les guerres se multiplient et se succèdent, les terrorismes jaillissent du sol comme les champignons après la pluie. L’Amérique n’est donc pas une puissance politique au sens d’Aristote et de Schmitt : elle ne pacifie pas, elle ne procède pas au travail du “nomos”.

 

Mann, comme Schmitt, constate que les fondements concrets, idéologiques et économiques, des Etats-Unis sont faibles, dans le fond, et que cette faiblesse postule une politique brutale, celle d’un militarisme qui frappe mais ne construit pas d’acqueducs ou de routes comme les légionnaires de la Vieille Rome. Washington peut gagner la puissance mais n’aura jamais cette fascinante “auctoritas”, fondatrice des vrais empires historiques, qui apportent la paix pendant de longs siècles. Si le langage pacifiste de Mann peut nous faire croire, de prime abord, que son analyse de la situation actuelle est irréaliste, mais, finalement, elle donne, pour qui sait raisonner dans les termes et les catégories que nous a légués Carl Schmitt, la clef pour présenter, hors milieu identitaire, un schmittisme soft (en apparence, car aucun schmittisme n’est soft, in fine) aux âmes fragiles, habituées à un discours médiatique tout de guimauve. Autre concept intéressant de Mann : l’Amérique comme puissance schizophrénique. La schizophrénie américaine selon Mann consiste, comme on l’a vu au cours de ces neuf dernières décennies, à osciller entre “multilatéralisme” et “unilatéralisme”, à conquérir des pays mais sans pouvoir les remettre d’aplomb (comme les Romains l’avaient fait en Gaule), sans comprendre les ressorts des pays conquis, comme l’ethno-nationalisme ou le fondamentalisme religieux.

 

Que faut-il faire du livre de Mann? Un Cheval de Troie pour entrer dans le discours de l’établissement et y injecter un schmittisme corrosif !

 

Dimitri SEVERENS.

 

Michael MANN, Incoherent Empire, Verso, London, 2003. La version française vient de sortir de presse : L'Empire incohérent. Michael Mann, Paris, Calmann-Lévy. ISBN 2702135005. EAN 9782702135006. Code Hachette

5176904. Format : 230x150x25 mm. 384 pages. Prix TTC : 19,00 €.

 

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