« Avec plus de 10’000 milliards de francs suisses, les mesures prises – pour le moment – par les différents pouvoirs publics mondiaux pour sauver le système bancaire sont d’une ampleur inconnue jusqu’ici ! Et je dis bien pour le moment. Le président de la Réserve fédérale américaine Ben Bernanke a annoncé le 21 octobre qu’il était pour un deuxième plan plan de relance. Du jamais vu ! (...) Avec le plan de sauvetage suisse de 68 milliards de francs, pour le moment pour la seule UBS, nous avons affaire à des chiffres tout à fait impressionnants puisque cela représente 12% du produit intérieur brut (PIB, la richesse produite) de la Suisse. (...)
L’Etat est intervenu massivement pour sauver le système bancaire. Mais aujourd’hui, il y a une très grande différence (avec la crise de 1929). Un acteur est presque complètement absent : le mouvement ouvrier. A l’époque, il a défendu des solutions qui allaient dans le sens d’une alternative au capitalisme. En 1934, par exemple, l’USS (Union Syndicale Suisse) a lancé une initiative de crise qui demandait le contrôle des banques, des cartels, des trusts et de l’exportation des capitaux par les pouvoirs publics. Aujourd’hui, l’USS ou le Parti Socialiste Suisse demandent la limitation des bonus et des revenus des dirigeants des banques. C’est très loin d’être une réponse à la hauteur. (...)
Nous sommes face à la plus grande crise capitaliste depuis les années 1930. C’est la preuve que le capitalisme est un système qui ne marche pas. On assiste actuellement à la démonstration dans les faits que l’ensemble du discours néolibéral qu’on nous assène depuis des années, selon lequel le marché est capable de s’autoréguler lui-même, que le capitalisme amène croissance et bien-être à tous, que moins il y a d’Etat et de services publics mieux on se porte est faux de A à Z. Il y a donc un problème idéologique énorme pour tous les défenseurs du système. (...) Tous les efforts des idéologues de la bourgeoisie et du grand patronat sont menés pour dire que ce n’est pas la faute du capitalisme. Ils individualisent et personnalisent la question en mettant la responsabilité sur les dirigeants bancaires trop avides. C’est ce qui se cache derrière cette question sur les bonus et revenus exorbitants. On doit certes les dénoncer, mais ce n’est pas le fond du problème. Cette crise renvoie à des contradictions systémiques. Ce sont les règles du jeu lui-même qui sont à transformer.
La principale contradiction, c’est que le système capitaliste est basé sur la recherche du taux de profit maximum. Les quelques freins qui avaient été mis durant les années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale ont été supprimés durant les trente dernières années par les néolibéraux. Dans le secteur industriel, on a donc une baisse relative des salaires et un transfert massif des richesses des salariés vers le patronat. Mais comme tous les patrons limitent les salaires, il y a une contradiction puisque l’on n’arrive plus à vendre les marchandises. C’est pourquoi les capitaux ne sont plus réinvestis dans la sphère productive, mais se dirigent vers la sphère financière où des profits plus élevés peuvent être obtenus car on y stimule l’endettement, les montages financiers et la spéculation, qui "résolvent" provisoirement le problème de la limitation des salaires. Il se forme donc une bulle financière qui finit inévitablement par éclater car elle n’est plus du tout en rapport avec l’économie réelle. C’est le mécanisme à la base de quasiment toutes les crises financières qui, depuis plus d’un siècle, se reproduisent avec une régularité de métronome.
L’Etat est juste là pour socialiser les pertes, c’est-à-dire sauver les principaux actionnaires sur le dos de la population laborieuse, puis il se retirera. En Suisse, L’Etat n’entre même pas provisoirement dans le capital. Le prêt-convertible de 6 milliards de la Confédération peut se transformer en actions, mais le Directeur de l’Administration fédérale des finances, membre du Parti Socialiste, le dit déjà dans Le Temps du 21 octobre : "Pour nous il a toujours été clair que nous ne voulions pas entrer directement dans le capital d’une banque". (...) L’autorégulation, c’est autoriser le renard dans le poulailler à déterminer lui-même ses règles de comportement. On a vu à quoi ça aboutit : plus de 100 milliards de pertes pour la seule UBS. Pourtant, le Conseil fédéral et la BNS veulent continuer dans cette voie avec quelques règles pour des fonds propres plus élevés. Mais la pression du profit est telle que même ces règles dérisoires sont faites pour être transgressées. (...)
Il faudrait une socialisation des banques, c’est-à-dire transformer le système du crédit en véritable service public, contrôlé par les usagers et les pouvoirs publics. L’idée peut sembler utopique. Elle ne l’est pas. C’est grosso modo l’idée qui était à l’origine des banques cantonales. C’était une revendication du Parti Radical des années 1840-50 et du mouvement démocratique des années 1860-70 : faire des établissements de crédit publics au service du développement économique de la région, au service de l’ensemble de la population. (...)
On entre dans une crise majeure dont le prix sera un chômage supplémentaire de millions de personnes, une baisse des salaires, des plans d’austérité et donc une baisse des prestations sociales. Et il faudra encore payer le service de la dette qui explose en raison des plans de sauvetage des actionnaires bancaires. Les impôts vont forcément augmenter ou l’inflation se chargera de faire payer la note aux salariés. Un nombre restreint de super-banques vont alors émerger. Avec une nouvelle crise dans quelques années, si les règles du jeu ne sont pas changées.
Il y a quelque chose de particulièrement obscène dans cette crise. En quelques semaines, des gouvernements débloquent 10’000 milliards de francs suisses pour sauver leurs banques et rester dans la course inter-capitaliste. Mais depuis des années, les mêmes gouvernements nous disent qu’il n’y a pas d’argent lorsqu’il s’agit d’une revendication sociale visant à améliorer la vie de la population. A l’échelle mondiale, pour résoudre les questions centrales — faim, accès à l’eau potable, éducation de base gratuite, soins gynécologiques pour les femmes, suppressions de toutes les maladies et pandémies soignables — il faudrait un investissement d’un peu plus de 100 milliards de francs par année durant 12 ans. Là, il n’y avait pas l’argent. Et en quelques semaines, c’est six fois cette somme qui est déboursée, sans problème, en l’absence de toute démocratie. »
Sébastien Guex, professeur à l’Université de Lausanne, spécialiste en histoire politique, économique et sociale, interviewé par le journal du syndicat Comédie, novembre 2008
Les commentaires sont fermés.