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jeudi, 21 mai 2009

Encerclement de l'Iran (6/6) + Bibliographie

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L’encerclement de l’Iran à la lumière de l’histoire du “Grand Moyen-Orient” (6/6)

par Robert STEUCKERS

L’Iran d’hier et d’aujourd’hui: un obstacle à l’émergence d’un “Grand Moyen Orient” sous domination américaine

Ces réflexions, issues des mémoires de Houchang Nahavandi, nous permettent, enfin, d’énoncer notre deuxième batterie de conclusions.

◊ L’encerclement de l’Iran a pour objectif d’éliminer le dernier obstacle sur la voie de la constitution du marché commun du “Grand Moyen-Orient”. L’Iran en est en même temps la pièce centrale, le centre territorial d’une périphérie qui, au cours de l’histoire, a été plus ou moins influencée par la “civilisation iranienne”. On parle aussi de “Nouvel Orient énergétique” dans la littérature géopolitique et géo-économique actuelle. Avec, en plus, la Corne de l’Afrique (Somalie, Ethiopie, Kenya), cette région correspond à l’USCENTCOM, soit le Commandement américain du “Centre” de la masse continentale eurasiatique, entre le territoire où s’exerce l’USEUCOM, Commandement américain en Europe et en Afrique, et celui de l’USPACOM, le Commandement américain du Pacifique, qui s’étend de l’Inde à la Nouvelle Zélande et de l’Australie au Japon. Dans le Vieux Monde, le “Grand Moyen-Orient” ou “Nouvel Orient énergétique” constitue bien le centre géographique et géostratégique du grand continent “eurafricasien”, dont l’Iran est l’une des pièces maîtresses, constituant de la sorte un espace charnière. La création d’un marché commun dans cette zone, qui servira essentiellement de débouché pour l’industrie américaine en perte de vitesse, qui en fera un nouvel espace de chasse jalousement gardé et en excluera impitoyablement tous autres partenaires, y compris les “alliés” européens, japonais ou indiens. Cette exclusion de tous se devine déjà clairement quand on voit le sort qui a été fait aux deux projets successifs de diversification, émis par les deux Shahs de la dynastie Pahlavi, et elle se constate quand on voit avec quelle célérité les firmes européennes ont été évincées de tous les marchés de reconstruction de l’Irak.

Les bases américaines de l’USCENTCOM encerclent donc l’Iran aujourd’hui et préparent sinon son invasion, du moins son étouffement lent. Notons, à la lumière de l’histoire pluri-millénaire de l’Iran, que l’USCENTCOM occupe précisément tous les territoires dont les empires perses successifs ou les empires non perses maîtres de l’Iran, avant ou après l’Islam ont eu besoin afin de s’assurer un équilibre stratégique ou des frontières “membrées” (pour reprendre la terminologie de Vauban et Richelieu): 1) la Transoxiane, qui correspond à l’Ouzbékistan actuel (avec toutefois un ressac récent, encaissé par les Américains: l’expulsion de la base de l’USCENTCOM en Ouzbékistan à la suite d’une campagne de dénigrement contre le président et le pouvoir ouzbeks, orchestrée par les grandes agences d’Outre-Atlantique); 2) l’Afghanistan, prolongement pré-himalayen et iranophone des empires du plateau iranien, auquel l’Iran récent n’a jamais renoncé (le dernier Shah le souligne, de manière évidente et en caractères gras, dans sa “réponse à l’histoire”, réf. infra); 3) les Américains campent également en Irak, soit dans cette Mésopotamie dont le contrôle a fait la puissance de tous les empires perses et qui était l’enjeu du conflit entre Rome et les Parthes. Dans un tel contexte, l’Iran est condamné à un lent étouffement, à une stagnation irréversible qui génèrera des troubles intérieurs, qui seront immédiatement exploités, amplifiés et répercutés.

L’Iran: éliminé en deux temps – un projet programmé depuis longtemps

◊ L’Iran est l’objectif d’une stratégie de longue haleine, qui s’est déployée en deux temps: d’abord par l’élimination du Shah, de sa politique d’émancipation, d’industrialisation, de diversification commerciale et énergétique (déjà le nucléaire!), d’indépendance nationale et diplomatique, de rayonnement dans l’Océan Indien (jusqu’en Australie) et de sa marine de guerre (aussi modeste ait-elle été face à la colossale puissance maritime américaine). Pour éliminer cet autocrate avisé, on a monté une révolution de toute pièc, en appuyant tous les illuminés marxistes et autres et en sortant du placard un vieux leader religieux démonétisé et inculte. Pour mener à bien cette opération, on a mobilisé tout l’appareil médiatique occidental: du New York Times où Richard Falk décrivait, avec ce lyrisme coutumier des machines propagandistes américaines, l’humanisme de Khomeiny (Piccolomini et Erasme, Mélanchton et von Hutten doivent se retourner dans leurs tombes!), à un Professeur James Cockraft de la Rutgers University qui prévoyait, sous la houlette de Khomeiny, une ère de “liberté totale” et de “multipartisme”, au Sénateur démocrate Edward Kennedy (le frère de l’autre) qui décrivait le Shah comme le pire monstre ayant traîné ses godasses sur notre pauvre vieille terre; d’autres figures entrent dans la danse: le Sénateur Church mène campagne contre l’Iran. George Ball se rend à Téhéran pour exhorter tous les ennemis du Shah à le combattre. En même temps, les Etats-Unis, Israël et la Grande-Bretagne refusent de vendre des matériels anti-émeute à l’Iran, condamnant les forces de police impériales à l’impuissance. Les ondes sont mobilisées: la Voix de l’Amérique, la Voix d’Israël et surtout la BBC se mettent au service de l’opposition au Shah: ce sont ces radios-là qui assurent la logistique des émeutiers en transmettant les ordres des opposants et des mollahs, en donnant heures et lieux des manifestations contre le régime et pour Khomeiny. Le Général Huyser, commandant en chef adjoint des forces de l’OTAN, est envoyé en Iran pour une mission d’urgence: demander au Shah de déguerpir et neutraliser l’armée iranienne. Une fois le monarque parti sous la pression de Huyser, les officiels américains Richard Holbrooke, Leslie Gelb et Anthony Lake rédigent un rapport, dans lequel il est écrit: “Nous avons acquis la certitude que le système de gouvernement théocratique adopté par Khomeiny était de bonne augure pour les intérêts américains” (cité par H. Nahavandi, pp. 199-200).

L’objectif des Américains, en installant une théocratie qu’ils ne prenaient pas au sérieux, était de freiner et d’arrêter le programme militaire autonome de l’Iran, afin que celui-ci ne devienne pas une puissance régionale sur le “rimland” de l’Océan Indien, dans une région qui avait été impériale dans l’antiquité et était de toute évidence prédéstinée à jouer ce rôle, et dont l’influence s’était étendue sur la frange méridionale de la “Terre du Milieu”, décrite par MacKinder dans ses traités de géopolitique. Mieux: l’Iran avait toujours reçu des impulsions constructives de cette périphérie centre-asiatique conquise dès la proto-histoire par les peuples cavaliers indo-européens, dont les cosaques des tsars pouvaient se poser comme les héritiers légitimes. Si l’Iran du Shah Mohammad Reza Pahlavi se dotait d’une armée, qui deviendrait ipso facto la sixième du monde, l’impérialité persane antique pouvait ressusciter et s’allier au plus offrant. Le risque était énorme. Il fallait l’éliminer. Houchang Nahavandi rappelle que l’armée a tenté d’ailleurs de s’opposer à la prise du pouvoir par les théocrates islamistes, y compris une partie du clergé chiite, dont l’Hodjatoleslam Béhbahani, qui arrangua les 300.000 manifestants du 25 janvier 1979, accourus pour témoigner leur solidarité avec l’empereur. Béhbahani sera assassiné quelques jours plus tard. En effet, tout le clergé chiite, exposant d’une religiosité islamo-persane de grande profondeur mystique et historique, n’a pas suivi la révolution islamiste: l’Ayatollah Sayed Kazem Shariat-Madari appelle le Shah et l’armée à la fermeté. Sa position dans la hiérarchie chiite est si élevée qu’il ne sera pas assassiné tout de suite. Il sera arrêté en 1982, torturé, exhibé à la télévision. Il mourra en 1986 sans jamais avoir pu se faire soigner par un médecin de son choix.

Les figures étranges du premier “Conseil de la Révolution islamique”

Houchang Nahavandi note que dans le premier “Conseil de la Révolution Islamique” figurait Mustafa Tchamran, qui possédait la double nationalité, américaine et iranienne, qui fondera les services secrets de la république islamique, puis exercera les fonctions de ministre de la défense. Autant de positions clefs! Il sera assassiné ultérieurement par, dit-on, des “agents contre-révolutionnaires” ou des inconnus posés comme “agents irakiens”. Les auteurs de l’assassinat n’ont jamais été retrouvés. Un hasard? Mieux: Ibrahim Yazdi est aussi un Américano-Iranien. Il devient vice-premier ministre, puis ministre des affaires étrangères du cabinet Bazargan. C’est lui qui présidera les tribunaux révolutionnaires, sera responsable de l’élimination des militaires (généraux Rahimi, à qui il fit couper une main avant son exécution, Pakravan, Moghadam, Khosrodad, Nassiri et Nadji) et de son prédécesseur Abbas Khalatbari, ministre des affaires étrangères des cabinets Hoveyda et Amouzegar. Ce personnage est toujours en vie. Il a éliminé des témoins gênants. Mieux encore: Houchang Nahavandi rappelle que les membres effectifs des conseils secrets ne sont pas connus: parmi eux, combien d’Américano-Iraniens? Autre fait troublant: le nombre ahurissant de ces membres du premier conseil qui ont été assassinés, sans que l’on ne découvre jamais les auteurs de ces éliminations, tous supposés “contre-révolutionnaires”. Houchang Nahavandi rappelle aussi que “plus de 1200 officiers et sous-officiers ont été mis à mort par les révolutionnaires, souvent sans même une parodie de justice (…). 400 autres, presque tous de l’armée de l’air, ont été massacrés deux ans plus tard après la découverte d’un projet de coup d’Etat; dont 128 pilotes brevetés au cours des quarante-huit heures qui ont suivi cette découverte. L’une des plus puissantes et plus performantes aviations militaires du monde fut ainsi réduite à presque rien. Huit mille autres officiers et sous-officiers ont été rayés des cadres sans aucune indemnité”.

Un procédé avéré depuis la révolution française

◊ La deuxième étape de l’élimination de l’Iran se déroule selon un procédé avéré depuis la révolution française. L’historien Olivier Blanc nous a rappelé, dans Les hommes de Londres. Histoire secrète de la Terreur (Albin Michel, 1989), que les services secrets britanniques de Pitt, avaient fomenté des dissensions à l’infini en France, soutenant tout à la fois des royalistes et des républicains extrémistes, afin que règne le chaos dans un pays qui devait être complètement désorganisé, afin de devenir totalement impuissant et surtout de ne plus avoir assez de fonds pour bâtir une flotte et dominer les mers. D’autres diront que les révolutions russes de 1905 et de 1917 ont des origines similaires. Si le pays, visé par une telle stratégie, se rétablit, on participera à toutes les coalitions contre lui. La révolution iranienne entre parfaitement dans ce schéma, correspond à ce “modus operandi”. Le rétablissement d’un nouvel ordre politique, à références “révolutionnaires” permet alors de démoniser le pays: ce fut le cas de la France révolutionnaire et napoléonienne; ce fut le cas de la révolution mexicaine de Pancho Villa (d’abord décrit comme un “sauveur” puis comme un “monstre”); ce fut le cas de la révolution bolchevique. L’Iran n’échappe pas à la règle. Mais l’illégitimité du nouveau pouvoir, républicain en France, bolchevique en Russie, islamiste en Iran, ne lui procure pas la stabilité voulue: il existe des leviers, par le biais de contre-révolutionnaires et de mécontents, pour disloquer sa cohésion, pour entretenir le dissensus, pour le miner de l’intérieur; on peut lui appliquer les techniques du boycott, du blocus ou de l’embargo. On met des bâtons dans les roues de sa diplomatie, on le dénigre dans les chancelleries. Les machines médiatico-propagandistes peuvent dès lors fonctionner à fond et entretenir systématiquement une attitude de réprobation à l’endroit du pays visé. Personne ne se dresse pour le défendre, sans éveiller des méfiances rédhibitoires. Parce que beaucoup de situations de fait inacceptables, beaucoup de faits accomplis relevant de l’arbitraire, beaucoup de déclarations et de proclamations insoutenables, empêchent de le défendre intelligemment.

Tel est le sort de l’Iran, aujourd’hui, au beau milieu du territoire dévolu à l’USCENTCOM. Après la conquête américaine de l’Afghanistan et de l’Irak, l’Iran sait qu’il doit se doter de l’arme nucléaire pour éviter le même sort, bien que l’immensité de son territoire et les effectifs limités de l’US Army le met à l’abri d’une occupation similaire. Les Etats-Unis ne disposent pas vraiment d’alliés dans la région, prêts à s’embarquer dans l’aventure et qui demanderaient des compensations que Washington ne peut offrir, car les Etats-Unis veulent conserver tous les avantages du pays envoyé au tapis pour eux, comme en Irak. Le risque que court l’Iran est d’être étouffé par des blocus et des embargos, tout en subissant des bombardements au départ des bases de l’USCENTCOM. Ces bombardements et ces blocus viseraient à meurtrir profondément la population civile dans sa vie quotidienne, à susciter chez elle une lassitude face au pouvoir islamiste, à provoquer à moyen ou long terme une révolution intérieure, où des éléments disparates —anciens communistes, partisans nostalgiques des Pahlavi, démocrates occidentalistes, minorités ethniques sunnites— entreraient en rébellion ouverte contre le pouvoir islamiste-chiite de Téhéran et d’Ahmadinedjad.

L’Europe ne peut accepter une élimination de l’Iran en tant que nation indépendante

Malgré la réprobation que peut susciter la révolution islamiste, surtout du fait qu’elle a été une fabrication américaine, l’Europe ne peut toutefois accepter une élimination de l’Iran en tant que nation indépendante, autorisée à déterminer sa politique étrangère et son commerce extérieur. Quel qu’en soit le régime. L’Iran est un débouché pour l’Europe et un fournisseur éventuel de pétrole. Il aurait donc mieux valu conserver les relations économiques qui existaient du temps du Shah. Et conserver le maximum de relations commerciales avec le pouvoir islamiste, de façon à occuper le terrain avant tous nos concurrents. L’Europe ne doit pas agir sous la dictée des médias, en apprence indépendants, mais qui obéissent aux injonctions d’une politique étrangère toujours programmée de longue date. Au contraire, Armin Mohler nous enseignait de prendre toujours le contre-pied des programmes d’action induits par la propagande médiatique américaine. Si les Etats-Unis décrètent tel ou tel pays “infréquentable”, ce doit être une raison supplémentaire pour le fréquenter et entretenir avec lui de bonnes relations. Si une telle politique, qualifiable de gaullienne et, mieux, de “mohlerienne”, avait été suivie en 1978-79, le Shah serait resté en place: la sidérurgie européenne en aurait tiré profit et n’aurait pas connu la banqueroute; nous y aurions vendu des armes et des équipements civils, des avions et des navires. Nous aurions pu en investir les bénéfices dans de nouvelles technologies. Nous venons de perdre l’Irak, où les firmes françaises, allemandes et russes ont été exclues du marché, de même que l’agro-alimentaire danois, malgré l’alignement de Copenhague sur la politique de Washington; la cabale des caricatures de Mahomet, bien orchestrée via tous les médias du globe, a exclu l’agro-alimentaire danois, très performant, de tout le futur “Grand Moyen-Orient”. Nous ne pouvons donc pas nous permettre de perdre l’Iran de la même façon. Ce serait nous couper pour longtemps d’une région importante du monde et ce serait un ressac terrible pour notre économie.

Il reste à espérer que Moscou et Beijing s’opposeront à toute intervention américaine en Iran. Il n’y a rien à attendre de l’Europe d’aujourd’hui. L’axe Paris-Berlin-Moscou n’a été qu’un espoir. Nos dirigeants n’ont pas été à la hauteur de ce projet, mais il fallait s’y attendre. Cependant, pour ceux qui ont encore la volonté et l’honneur de s’insérer dans la continuité de l’histoire européenne, l’Iran demeure l’espace du premier empire de facture indo-européenne, un espace qui a amené les langues et la culture européennes jusqu’à l’Indus et au Gange, et, si l’on tient compte des peuples de cavaliers proto-iraniens, jusqu’au Tarim et sans doute jusqu’au Pacifique voire jusqu’au Japon. De l’Ecosse au Bengale. Des Pyrénées au Pacifique. Une mémoire qui oblige. Devrait obliger. Que nous voulons honorer. L’unité stratégique de cet espace nous donnerait à tous la puissance, nous redonnerait les rênes du monde.

Robert STEUCKERS,
Forest-Flotzenberg / Nancy, novembre 2005.

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Ouvrage paru après la première composition de cet article:

- Jean-Paul ROUX, Histoire de l’Iran et des Iraniens. Des origines à nos jours, Fayard, Paris, 2006.

 

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