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mardi, 20 octobre 2009

Comportement social japonais

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1992

L'anatomie de la dépendance

L'interprétation du comportement social des Japonais par Takeo Doi

 

par Stefano BONINSEGNI

 

Edité au Japon en 1971, ce recueil d'articles écrits par un éminent psychiatre japonais se veut avant toute chose une contribution à la théorie psychanalytique, portée par une réflexion nouvelle sur le terme japonais amae  —que l'on pourrait traduire, grosso modo, par «pulsion de dépendance». L'amae  semble imprégner tous les aspects de la mentalité et de la pensée nipponnes. Le livre de Takeo Doi donne en bout de course une interprétation globale des comportements sociaux du peuple de l'Empire du Soleil Levant, comme le suggère d'ailleurs son sous-titre.

 

Prémisse de l'auteur: la psychologie spécifique d'un peuple, quel qu'il soit, ne peut s'étudier qu'en se familiarisant avec sa langue, car celle-ci englobe déjà tous les éléments intrinsèques de l'âme d'une nation. A toute langue correspondent des besoins et une vision du monde particulière. La langue japonaise étant radicalement différente des langues occidentales, les différences culturelles entre les mondes occidental et nippon sont très profondes. Par ailleurs, argumente Doi, il faut savoir que des pulsions et des émotions préexistent à l'émergence d'une langue; et le fait que la langue japonaise, à la différence de toutes les autres langues, possède le terme d'amae,  lequel se réfère pourtant à une pulsion qui est en soi universelle, constitue un point de départ pour la réflexion, permettant de formuler des hypothèses suggestives, non seulement sur la mentalité japonaise mais aussi sur les différences de fond qui existent entre les cultures d'Occident et d'Orient.

 

La pulsion de dépendance surgit dès que le bébé perçoit, dans la douleur, la séparation entre son soi et le reste, c'est-à-dire sa mère. L'amae  est la tentative de nier cette séparation douloureuse, de la même façon que le bébé, en s'attachant au sein de sa mère, satisfait (momentanément) son désir de subordination. Cette tentative d'échapper à ce détachement par rapport à un «tout originaire» façonne et conditionne la mentalité et la pensée japonaises. Les oppositions typiques qui structurent les langues occidentales  —interne/externe, individuel/collectif, privé/public, etc.—  sont toutes inadéquates pour cerner cette psychologie «infantile», qui idéalise la capacité de compter sur l'indulgence maximale d'autrui (amaeru), ce qui, en de nombreux cas, peut mal tourner.

 

Le modèle idéal de rapports, pour un Japonais, est celui qui unit géniteurs (en particulier la mère) et enfants, où la propension à la dépendance s'exprime de manière maximale. A l'opposé, face aux tanin  (1), c'est-à-dire aux étrangers, l'amae  n'est plus présente. Entre ces deux extrêmes, nous trouvons plusieurs groupes d'appartenance. Outre l'entourage immédiat d'un individu (uchi),  les rapports se définissent par le ninjo  (l'obligation sociale, le lien social), dans lequel sont présents et l'amae  et l'enryo  (la réserve, la distance tenue volontairement). Exemples: face à un collègue ou à un supérieur dans l'entreprise (qui est la «communauté» centrale dans la vie japonaise), le Japonais attend une certaine dose d'indulgence et de compréhension; par ailleurs, il se sent contraint de faire usage de sa réserve pour ne pas donner l'impression d'abuser de la condescendance d'autrui, sinon un conflit contraire aux intérêts de l'amae  pourrait survenir. Le Japonais veut maintenir l'«harmonie».

 

L'idéal nippon dans le champ des rapports sociaux est toujours de pouvoir exprimer un maximum d'amaeru;  en ce sens, l'enryo  est perçu comme une douloureuse nécessité. Dans ce contexte mental et culturel, l'individualité vue comme séparation n'est pas considérée comme une valeur (la langue japonaise a dû introduire des termes spécifiques pour traduire plus ou moins les mots «individu» et «personnalité», vocables qui ne sont apparus qu'à l'ère de la modernisation au siècle passé). Ensuite, le «genre humain universel» n'est pas envisagé: seul le groupe et ses intérêts prévalent. Déjà, le Japon médiéval pouvait être considéré comme un ensemble de grands groupes (de clans) qui formaient un clan plus grand, la tribu Japon, dont l'Empereur est le symbole sacré de l'unité.

 

Dans la psychologie japonaise, il n'est pas possible d'envisager un conflit intérieur entre l'instance individuelle et le devoir public (chose fréquente, en revanche, dans la mentalité occidentale). Le conflit surgit bien plutôt entre les devoirs de l'individu à l'égard de différents niveaux d'appartenance, par exemple entre son entourage le plus intime et la nation. Selon Takeo Doi, c'est parce que la mentalité définie par l'amae  est enracinée dans une histoire japonaise qui n'a jamais connu, même sous forme diffuse, une culture fondée sur les valeurs de l'individu. Tandis qu'en Occident  l'individu a pris son envol par le christianisme, en Orient, et en particulier au Japon, s'est affirmée une culture de la communauté, ancrée dans une éthique de la fidélité au groupe, dont l'intérêt est toujours considéré comme supérieur.

 

Takeo Doi nous confirme en outre, dans les grandes lignes, l'idée qui se répand de plus en plus en Occident, selon laquelle le Japon, après avoir assimilé sans interruption des cultures ou des religions étrangères, aurait maintenu tout de même une identité de fond que la modernisation capitaliste n'a pas réussi à entamer de façon significative. Sur ce plan, justement, l'amae  et son impact jouent un rôle fondamental. Le fait que le peuple japonais a été et, surtout, est encore enclin à assimiler des éléments de culture d'origine étrangère est du à cette pulsion de dépendance à l'égard d'autrui, dans la mesure où la fonction d'assimilation en est un mode opératoire caractéristique. Tout ce qui est assimilé est mis au service du groupe d'appartenance et de ses intérêts.

 

Nakamura Hajime, en prenant l'exemple de la religion, a cherché à expliquer cette attitude dans les termes suivants: «En règle générale, quand ils ont adopté des éléments issus de religions étrangères, les Japonais possédaient déjà un cadre éthique et pratique qu'ils considéraient comme absolu; ils n'ont donc recueilli ces éléments et ne les ont adaptés que dans la mesure où ces nouveautés ne menaçaient pas le cadre existant; au contraire, ils ne les adoptaient que s'ils encourageaient, renforçaient et développaient ce qui existait déjà chez eux [...]. Sans aucun doute, ceux qui embrassaient avec certitude les nouvelles religions le faisaient avec une piété sincère, mais il n'en demeurait pas moins vrai que la société japonaise se bornait en gros à adapter ces éléments pour atteindre plus facilement ces propres objectifs».

 

Takeo Doi, lui, donne une explication légèrement différente: «Pour m'exprimer en des termes légèrement différents de ceux qu'emploie Nakamura, je pourrais affirmer que, si les Japonais, au premier abord, semblaient accepter sans critique une culture étrangère, en fait, sur un mode tout à fait paradoxal, cette attitude les aidait à préserver la psychologie de l'amae,  dans le sens où ce mode d'action, consistant à adopter et à accepter, est, en soi, une conséquence de cette mentalité».

 

Ensuite, par le fait de l'amae,  la société et la mentalité japonaises se montrent extrêmement conservatrices, en dépit des convulsions profondes qui ont bouleversé, au cours de notre après-guerre, les institutions et les valeurs traditionnelles. Malgré ces mutations, il est possible de percevoir à quels moments de son histoire la mentalité japonaise a été entièrement compénétrée de cette pulsion de dépendance. Ainsi, tout fait penser, selon Doi, que même dans l'Empire du Soleil Levant, tôt ou tard, la tradition cèdera le pas à l'individualisme et à ses excès désagrégateurs: c'est une perspective qui rassure ceux qui craignent la résurgence du nationalisme et de l'expansionnisme nippons (aux Etats-Unis, la psychose va croissante!).

 

Que derrière le développement industriel et financier du Japon puisse se cacher et se réactiver un esprit belliciste et expansionniste indompté est admis partiellement, voire implicitement, par plus d'un observateur du monde nippon. Tant Antonio Marazzi que Guglielmo Zucconi, par exemple, perçoivent dans les attitudes des Japonais d'aujourd'hui, surtout dans leur univers du travail, une transfiguration moderne de l'esprit samouraï (2), qui prouve ainsi sa persistence. Selon cette interprétation, le facteur décisif, dans l'incroyable développement économique du pays, ne doit pas être recherché dans une quelconque qualité spéciale inhérente aux managers japonais ou dans l'utilisation massive et sophistiquée des technologies les plus modernes, mais bien plutôt dans le matériel humain japonais, caractérisé par un sens absolu du devoir du travailleur, vis-à-vis de son activité particulière, de son entreprise et de la «plus grande entreprise Japon».

 

Tout cela, selon Doi, ne correspond que superficiellement à la vérité; l'assiduité japonaise n'est rien d'autre que le résultat de la ki ga soumanaï,  une tendance obsessionnelle qui dérive de la frustration d'amae:  «Pour citer un seul exemple, la fameuse assiduité japonaise au travail pourrait très bien être liée à ce trait de caractère de nature obsessionnelle: si paysans, ouvriers et employés se jettent à corps perdu dans le travail, ce n'est pas tant par nécessité économique, mais plutôt parce que s'ils agissaient autrement, ils provoqueraient la ki ga soumanaï. Bien peu de salariés japonais se préoccupent de la signification de leur travail ou du bénéfice que la société, dans son ensemble, eux-mêmes et leur famille pourraient en tirer. Et pourtant, ils n'hésitent pas à se sacrifier. Cette attitude avantage évidemment le travail, même s'il est difficile de bien faire quelque chose sans une certaine dose d'enthousiasme».

 

Face à des observations de ce genre, on doit au moins remarquer qu'en dépit de ses origines, l'auteur se laisse contaminer par le vice européen, trop européen, de la psychanalyse, vice qui consiste à étendre démesurément les méthodes psychanalytiques, pour expliquer globalement tous les phénomènes d'ordre individuel ou social. Rappelons, au risque d'être répétitifs, que, en matière de conception du travail, la conception japonaise revêt au moins un aspect “sacré” qui transcende en tous points les visions actuelles et conventionnelles de l'Occident. Josei Toda, second président de la Soka Gakkaï (3), en pleine période de reconstruction, après la guerre en 1955, s'est adressé en ces termes à ses disciples: «Dès que l'on a compris le sentiment du Vrai Bouddha, comme est-il possible de négliger son travail? Pensez-y» (4). Il ne s'agit pas d'une apologie camouflée du capitalisme. Toda voulait mettre en exergue cet aspect bouddhique du don de soi absolu, idée qui, dans la mentalité occidentale est associée à la sphère religieuse ou à la rhétorique militaire. Il nous est difficile de croire qu'un tel esprit, qui s'est révélé essentiel pour arracher ce pays asiatique des décombres de la défaite et le projetter vers les sommets des statistiques de la production et du développement, ne hante plus aujourd'hui les coulisses de la «planète Japon», si complexe et si riche en contrastes.

 

Stefano BONINSEGNI.

 

Notes:

 

(1) L'indifférence à l'égard des tanin  a des conséquences particulièrement désagréables pour les Coréens installés depuis des générations sur le territoire nippon et pour les eta,  c'est-à-dire tous les Japonais qui exercent des professions considérées comme «impures» (bouchers et ouvriers des abattoirs, tanneurs, poissonniers, etc.).

 

(2) Cfr. Guglielmo ZUCCONI, Il Giappone tra noi,  Garzanti, Milano, 1986; Antonio MARAZZI, Mi Rai. Il futuro in Giappone ha un cuore antico,  Sansoni, Firenze, 1990.

 

(3) A la différence de ce que l'on dit et que l'on écrit, la Soka Gakkaï n'est pas, en fait, une nouvelle secte religieuse, mais une grande organisation laïque qui se réfère au clergé séculier bouddhiste de la Nichiren Shoshu. Récemment, ce clergé a destitué la Soka Gakkaï de ses prérogatives, en lui enlevant, entre autres choses, le droit de le représenter officiellement dans les milieux laïques et de diffuser le bouddhisme Nichiren. Au-delà des motivations exclusivement religieuses de cette dissension, il faut mentionner le fait que la Soka Gakkaï, sous la présidence de Daisaku Ikeda, a ajouté à sa mission traditionnelle de diffuser le bouddhisme un militantisme réformiste sur le plan social et des prises de position inspirées par un pacifisme absolu, qui déplaisaient forcément au clergé. Cette situation est révélatrice quant à l'atmosphère qui règne dans le Japon d'aujourd'hui.

 

(4) Cf. Il Nuovo Rinascimento,  août 1991, p. 15.

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