samedi, 23 janvier 2010
Transformer la raison économique
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1988
Transformer la raison économique
Peter ULRICH, Transformation der ökonomischen Vernunft. Fortschrittsperspektiven der modernen Industriegesellschaft, Paul Haupt Verlag, Bern, 512 S., 16 Abb., SFr. 72, DM 86.
La dynamique de rationalisation qui a sous-tendu la société industrielle est aujourd'hui contestée car ses effets globaux se montrent pervers à l'endroit de la vie. On en arrive au paradoxe suivant: ce qui a une rationalité économique n'a plus nécessairement une rationalité vitale globale. Les questions qui se posent au philosophe d'abord, à l'homme politique sérieux et conscient ensuite, sont en conséquence les suivantes: comment effacer ce paradoxe? Comment éliminer l'autonomie perverse de la rationalité économique? Comment retrouver une adéquation fructueuse entre rationalité économique et stratégie vitale?
L'agir économique doit reposer désormais sur de nouveaux critères: des critères à la fois holistes et éthiques. Cela implique, bien sûr, une transformation radicale de la rationalité économique. Si cette rationalité économique reste crispée sur les vieux critères de l'école rationaliste et utilitariste, elle ne peut plus se revendiquer d'aucune raison, étant entendu, ici, que toute raison est équilibrante, éliminatrice de dysfonctionnements, correctrice de déviances mortifères, facteur du passage des virtualités de la puissance à l'acte. A l'utilitarisme méthodologique, doit se substituer, nous dit le Prof. Peter Ulrich, une conception «communicative-éthique» de la rationalité. A l'instar du MAUSS d'Alain Caillé en France, le Prof. Ulrich procède à une critique de la raison utilitaire, en rappelant, notamment, qu'aucun principe de rationalité économique ne peut se poser comme «pur», comme situé au-delà de la sphère de l'agir social, avec ses imprévisibilités et ses impondérables. Cela peut sembler évident, même pour le profane, mais la théorie économique du 19ième au 20ième siècle s'est comportée comme s'il existait bel et bien, dans on ne sait quelle lumineuse empyrée, une sphère de l'économie pure, éthiquement neutralisée, soustraite aux vicissitudes de ce monde en perpétuelle effervescence. Les connotations morales de l'utilitarisme des Anglais John Stuart Mill et Bentham, leur plaidoyer pour la force socialisante que représente l'éducation, force qui corrige l'égoïsme des individus, ne débouchent pas, constate Ulrich, sur une raison communicative-éthique, car le poids de l'hédonisme reste trop fort et finit par réduire toutes les bonnes intentions à de simples calculs d'utilité. La fiction de l'homo œconomicus débouche donc sur une impasse. D'autant plus que la manie hédoniste de maximiser son profit isole le décisionnaire dans sa tour d'ivoire et le prive, à moyen et long terme, d'informations précieuses qu'une stratégie plus collective de communication lui procurerait en toute souplesse.
La société contemporaine balbutie lamentablement tout un éventail de dysfonctionnements car l'homo œconomicus la détermine démesurément; son adversaire, son négatif photographique issu des idéologies socialistes utilitaro-mécanicistes, l'homo sociologicus, est une fourmi perdue dans sa fourmilière, qui se conforme à un et un seul plan sans prendre la moindre initiative personnelle; le REMM (resourceful evaluative maximizing man), dernier avatar et exagération de l'homo œconomicus, pousse l'égoïsme accapareur à l'extrême. Ces trois figures répètent une conception monologique de la responsabilité sociale, où l'on constate les tares suivantes: solipsisme méthodique, élitisme détaché de tout terreau communautaire, responsabilité sociale comme output d'un individu isolé socialement, paternalisme, utilitarisme, technocratisme. A cette conception monologique de la responsabilité sociale, Ulrich oppose une conception dialogique, avec: apriori de la communauté communicative, solidarisme, responsabilité sociale comme input induit dans un groupe social actif, dialogue constructif, éthique communicative constructrice d'un consensus fécond, etc. Le passage des monologiques conventionnelles aux dialogiques post-conventionnelles, tel est l'objet de la démarche d'Ulrich, qui vise à reconstruire la raison économique sur des bases «communicatives». Dans un tableau concis (p.349), Ulrich montre que l'on est passé d'un découplage par rapport aux systèmes sociaux (phase I de l'autonomisation de la sphère économique) à une sur-économisation de la sphère vitale globale (phase II actuelle) et qu'il faut passer à un re-couplage/re-connectage des systèmes économiques dans la sphère vitale globale (phase III). Ensuite, que l'objectif, lors de la phase I, est d'accroître le bien-être en éliminant la rareté; qu'il est, lors de la phase II, de gérer le système en maîtrisant complexités et incertitudes; qu'il devra être, lors de la phase III, de débloquer la communication politico-économique, grâce à une saisie du sens global de la société, de la culture, de la communauté dans laquelle on vit. A l'hédonisme pré-conventionnel de la phase I, dominée par l'homo œconomicus, succède le conformisme conventionnel de la phase II, où dominent le REMM et le relativisme axiologique; conformisme qui devra graduellement être déconstruit par une éthique post-conventionnelle, portée par une maturité intellectuelle, moins subjective et plus soucieuse d'harmoniser intérêts privés et intérêts collectifs. Le mode théorique de la phase I est l'arithmétique économique (une logique formelle de l'action); celui de la phase II est de déterminer (parfois de figer) le comportement dans une situation donnée, afin de gérer plus facilement; celui de la phase III devra être de procéder sans discontinuité à des généalogies de nos types d'action, afin de dégager un maximum de réponses possibles à tous les défis sociaux et historiques. Les méthodes ont été successivement: le calcul à la phase I, l'observation empirique à la phase II; à la phase III, ce sera le discours critique-normatif.
En modélisant ses idées sur un schéma politique, Ulrich perçoit (p. 384) une nouvelle gauche «démocratique» animée par le primat de la rationalisation communicative de la sphère vitale; une nouvelle droite «technocratique», animée par le primat de la rationalisation fonctionnelle du système économique; une vieille gauche socialiste orthodoxe, animée par le primat de la propriété étatique et, enfin, une vieille droite libérale orthodoxe, animée par le primat de la propriété privée. Notre tierce voie correspond assez, à quelques détails près, à la «nouvelle gauche» d'Ulrich... L'avènement d'une logique d'action sociale éthique-communicative a indubitablement des connotations que nous appelerions «communautaires». Ulrich puise ses arguments dans une quantité de corpus sociologiques, où nous avons remarqué le Tchèque Ota Sik: sa démarche doit nous inspirer dans notre réfutation des tares léguées à nos pays par les idéologies libérales et sociale-démocrates. Lecture où nous devons rester attentifs et vigilants pour éviter un écueil de taille: la dérive soft-idéologique d'un «convivialisme» vague, qui rejette toute discipline intellectuelle, tout en parlant abondamment de «communication», sans rien communiquer vraiment ou en occultant, par inflation de paroles, l'essentiel de ce qui doit être communiqué. Le livre d'Ulrich: une carrière où il faudra régulièrement retourner.
Robert STEUCKERS.
00:05 Publié dans Economie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : économie, sociologie, théorie politique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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