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dimanche, 14 février 2010

Démocratie sous tutelle: entretien avec Paul Piccone

piccone.jpgArchives de Synergies Européennes - 1995

 

Démocratie sous tutelle

 

Entretien avec Paul Piccone, directeur de «Telos» (New York)

 

Dans les années 60, la plus importante des revues culturelles américaines, Telos, éditée à New York, crée le phénomène de la «Nouvelle Gauche» et ouvre la voie à la “contestation permanente” de 1968, en important aux Etats-Unis la pensée critique de l'Ecole de Francfort, d'Adorno et de Marcuse. Mais aujourd'hui, étonnant signe des temps: Telos  diffuse désormais la pensée de Carl Schmitt aux Etats-Unis, avec l'intention bien profilée de donnée une “épine dorsale” aux New Republicans, qu'on appelle aussi la New Right aux Etats-Unis. L'un des directeurs de Telos  est Paul Piccone, philosophe du politique, Italo-Américain de tempérament volcanique que j'ai rencontré lors d'un colloque à Pérouse. Il m'a parlé avec beaucoup d'enthousiasme de Gianfranco Miglio, le politologue qui a introduit Schmitt en Italie. «L'alliance entre Fini et Miglio», m'a dit Piccone, «est la véritable nouveauté, une nouveauté surpre­nante, dans votre pays. C'est le présidentialisme plus le fédéralisme. C'est l'Etat fort mais “petit”, assorti des libertés locales, des autonomies culturelles, de l'articulation des différences. C'est ce que tentent de réaliser les néo-conservateurs aux Etats-Unis».

 

Q.: Mais, cher Professeur, je vous demande un instant... Je voudrais que vous m'expliquiez comment vous êtes passé d'Adorno à Schmitt, de la nouvelle gauche à la nouvelle droite...

 

PP: Je vous dirais tout simplement que la première chose à se mettre en tête, c'est que la dichotomie gauche/droite est désormais dépassée. Aujourd'hui, le conflit politique ne passe plus par ces catégories, mais par d'autres: nous avons et nous aurons d'autres clivages: les populistes (les partisans du peuple) contre la nouvelle classe des technocrates, la démocratie contre la radicalisation de l'idéologie des Lumières.

 

Q.: Je crains de ne pas comprendre: votre populisme, c'est donc la droite; et la “nouvelle classe”, c'est la nouvelle gauche, “radicale-chic”...

 

PP: Il faut commencer par s'ôter de la tête l'idée fausse du populisme qu'a bricolée la gauche; quand elle parle de populisme, elle imagine des foules de paysans du Middle West, ignorants et armés de fourches, qui s'en vont lyncher des Noirs et molester des Juifs. Cette imagerie sert la nouvelle classe; en la manipu­lant, elle défend son pouvoir. La démocratie, pour la “nouvelle classe”, constitue un danger: parce que, pour elle, le peuple, source originelle de la souveraineté, est aussi le réceptacle d'une irrationalité invin­cible. De ce fait, le peuple a besoin de dirigeants sages et éclairés qui disent et manient les “règles” for­melles de la démocratie. Mais la démocratie représentative en vient à représenter de moins en moins les besoins de la vie réelle des gens, et de plus en plus des techniques formelles. Et sur ce champ technico-formel, seuls sont autorisés à intervenir les avocats, les bureaucrates, les intellectuels. De fait, cette conception est bien celle du progressisme de ce siècle, depuis le marxisme réel jusqu'à la sociale-démo­cratie et au Parti Démocrate américain; tous sont les versions différentes d'un centralisme bureaucra­tique qui essaie par tous les moyens de justifier son existence et de se légitimer politiquement. C'est ainsi que fonctionne le puissant appareil administratif-redistributif qui corrige les différences créées par le mar­ché. Finalement, la vie réelle du peuple, avec son organicité et son patrimoine d'expériences collectives, en vient à être entièrement dominée par un seul et unique héritage culturel, celui des Lumières qui se pro­clame frauduleusement seul “rationnel”, seul “universel(lement valable)”. Et prétend protéger le peuple contre lui-même. Les néo-républicains américains s'opposent à cette mythologie; leur lutte prend la forme d'une lutte contre la bureaucratie étatique omniprésente, qui empêche les communautés particulières de vivre comme elles l'entendent.

 

Q.: C'est donc un phénomène très américain...

 

TELOS142_MED.gifPP: C'est vrai. Très américain au sens le plus profond du terme. La démocratie américaine, en effet, a été fondée par des fanatiques religieux  —les pères pélerins du Mayflower—  qui ont fui l'Europe pour pouvoir conserver leur liberté d'être des fanatiques. Ils ont donc créé un système de liberté, où tous ont le loisir d'être fanatiques sans être troublés par personne; et spécialement sans être dérangés par les héritiers de la “démocratie jacobine” de la Révolution Française, qui prétendent imposer à chacun, au nom de la Raison, un catalogue bien délimité de valeurs auxquelles nous sommes tous priés de nous adapter. Mais je ne crois pas que cela soit un phénomène exclusivement américain: parce qu'aujourd'hui la Raison des Lumières, qui au fil des décennies s'est faite Etat, menace tout le monde. Au fait, a-t-on arrêté la Madonne en Italie?

 

Q.: Vous voulez dire la Madonne de Civitavecchia, celle qui pleure des larmes de sang? Les juges, en effet, l'ont mise sous sequestre car ils suspectaient une super­cherie, ils ont cru que l'on abusait de la crédulité populaire...

 

PP:  A qui le dites-vous... Je ne sais pas si la Madonne pleure pour du vrai, mais ce qui m'importe, moi, c'est que ceux qui y croient sont libres d'y croire sans que l'autorité de l'Etat n'ait à s'y immiscer pour dé­cider si oui ou non ces larmes de sang sont une tromperie qui abuse de la crédulité populaire. Cet incident devrait vous montrer à quoi se réduit la démocratie formelle... Elle n'est plus que l'expression d'une classe de “protecteurs” qui protègent l'ensemble des citoyens jugés incapables de se gouverner eux-mêmes. La démocratie représentative est périmée et s'est muée en une démocratie radicale (qui se dit “libérale” dans le monde anglo-saxon), où les choix démocratiques sont réduits et réservés à ce qui est parfaitement insignifiant. Déjà l'Ecole de Francfort avait démasqué cette fraude. Mon évolution de la nou­velle gauche à la nouvelle droite s'explique par une fidélité à cette démarche démasquante.

 

Q.: Mais cette démarche était de gauche...

 

PP: Si vous voulez. L'Ecole de Francfort, et tout spécialement Adorno, dans sa Critique de l'Aufklärung, nous ont expliqué comment la “rationalité instrumentale”, absoluisée, finit par exclure comme “irrationnels” tous les réflexes vitaux des gens normaux pour qui vivre est plus important que penser. La démocratie des Lumières, qui est une démocratie représentative, n'offre qu'une représentation appauvrie de la vie politique. Ce qui nous ramène au phénomène dont nous subissons aujourd'hui les effets néga­tifs: les démocraties deviennent ingouvernables, les masses sont devenues abstentionnistes, c'est le règne des intérêts particuliers. La démocratie a sombré dans le radicalisme démocratique qui rend tout gouvernement impossible.

 

Q.: Que peut-on faire pour s'y opposer?

 

PP: Il faut récupérer à notre profit la pensée de Carl Schmitt. Parce que Carl Schmitt a théorisé la contra­diction fondamentale entre ce “radicalisme libéral” (issu des Lumières) et la démocratie. Schmitt a amorcé une critique démocratique de la démocratie libérale issue des Lumières et nous a montré combien il était nécessaire de surmonter les formalismes, les “règles”, afin de restaurer les liens entre gouvernants et gouvernés, sans lesquels la démocratie n'a pas de sens.

 

Q.: Mais cette démocratie schmittienne n'est-elle pas la fameuse démocratie plébis­citaire, portée à bout de bras par un homme providentiel?

 

PP: C'est cela le nouveau populisme. Il doit conduire à l'émergence d'une politique populiste, faite par le peuple et pour le peuple. Cette politique ne sera plus l'œuvre d'une caste de professionnels, mais par des membres effectifs d'une communauté déterminée, qui font de la politique pour exprimer directement les exigences et les besoins expérimentés dans la vie quotidienne, la leur et celle de leurs électeurs.

 

Q.: Comment décririez-vous l'expérience Berlusconi?

 

PP: Berlusconi est le moindre mal, parce qu'il n'y a pas autre chose pour l'instant. Mais Berlusconi n'a pas de programme, pas de “vision”. C'est l'axe Fini-Miglio qui me semble aujourd'hui plus prometteur en Italie. A deux, ils peuvent jeter les bases d'une démocratie populiste en Italie.

 

(propos recueillis par Maurizio BLONDET; entretien paru dans Pagine Libere, Rome, juin 1995).

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