mercredi, 22 septembre 2010
De la flexibilité du travail en Europe
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1986
De la flexibilité du travail en Europe
Au cœur du débat politique au-jourd'hui en Europe: la question de la flexibilité . Pour les libéraux, c'est la panacée salvatrice, qui va nous faire quitter les sables mouvants de la crise. Pour les syndicats et les socialistes, c'est le "Grand Satan". Bref, dans cette opposition doctrinale, les "libéraux" se donnent le masque de l'innovation et les socialistes apparaissent comme des conservateurs frileux. Et, globalement, le dilemme mène à l'impasse. Un groupe d'économistes de la FERE (Fédération Européenne de Recherches Economiques) a choisi une approche différente: celle de la régulation , combinant approche historique (une urgente nécessité) et analyse institutionnelle (pour éviter les pièges tendus par les utopies universalistes).
Au schématisme en vogue dans les arènes politiciennes répond, enfin, une approche nuancée, tenant compte des facteurs historiques et des modes nationaux de gestion du politique. Cette réponse nouvelle permet d'échapper à l'euro-pessimisme qui vise à faire accroire que l'Europe est irrémédiablement condamnée à cause de la rigidité de ses structures socio-économiques, à moins qu'in extremis, elle n'adopte le modèle reaganien et ne saborde ses réseaux de solidarité. Pour Robert BOYER, coordinateur de la FERE, et ses collègues européens, l'Europe peut parfaitement se donner une flexibilité propre, différente de la "flexibilité" néo-libérale des reaganomics, peut ainsi moderniser les secteurs-clefs de son industrie et conserver et maintenir ses réseaux de solidarité sociale. En clair, ce que proposent les économistes de la FERE, c'est un néo-bismarckisme socialiste, seule réponse satisfaisante au néo-libéralisme a-social. Pour reprendre le vocabulaire inauguré par ces universitaires, il s'agit de mettre au point, de concert avec les instances de représentation syndicale, une flexibilité offensive, pour répondre aux défis sans précédent qu'enregistre actuellement l'Europe.
Quels sont ces défis et comment la flexibilité offensive pourra y répondre? D'abord, envisageons les défis: 1) Depuis 1973, année de la première crise pétrolière, le chômage de masse, et corrélativement les inégalités sociales, n'ont cessé de croître. Si, en 1960 et en 1973, la CEE comptait 2,5 % de chômeurs, elle en compte 10,2 % aujourd'hui. Aux Etats-Unis, la progression a été de 5,5 % (1960), à 4,9 % (1973) et à 7,2 % (1985). Au Japon, on est modestement passé de 1,7 % (1960) à 1,3 % (1973) et à 2,5 % (1985).
2) Le deuxième défi, ce sont la lenteur et les difficultés des reconversions industrielles qui remettent en question la place internationale de notre continent. En effet, la spécialisation de l'Europe consiste surtout en "vieilles industries" qui exigent de lourds financements publics. De ce fait, il manque alors des fonds pour lancer des secteurs porteurs d'avenir. L'Europe perd du terrain face à son concurrent japonais, qui enregistre lui des percées spectaculaires dans les domaines de la haute technologie.
3) Le troisième défi, ce sont les politiques étroitement nationales, celles du chacun pour soi. Les Européens ont travaillé dans la dispersion et provoqué l'apparition d'une concurrence intra-européenne, non basée sur les principes du protectionnisme (ce qu'interdit le Traité de Rome) mais sur des modulations "nationales" de la flexibilité du rapport salarial, mesures destinées à faire face au Japon mais qui entraînent aussi, sans doute involontairement, des divergences d'intérêts et de stratégie entre Européens. Cette hétérogénéité fractionne l'Europe qui, face à des blocs de plus de 100 ou 200 millions de producteurs/consommateurs, n'offre plus que des résistances dérisoires, à l'échelle du "petit nationalisme". Il n'y a pas de vision continentale et cohérente, en Europe, dans les domaines de l'économie et des politiques sociales.
Ce "petit nationalisme", qui agit dans le Concert international comme agit l'esprit de clocher au sein des Etats-Nations, engendre précisément cet euro-pessimisme qui qualifie notre Europe de continent englouti, de nouvelle Atlantide, incapable de s'adapter à la marche du monde et aux innovations technologi- ques. Pour échapper à ce pessimisme qui fige les volontés, il convient préalablement de dresser le bilan des faiblesses réelles de l'Europe et de ses forces potentielles.
Les deux autres blocs de l'OCDE (E.U., Japon) connaissent une évolution bien différente et plus encourageante que celle de l'Europe. Les Etats-Unis connaissent une phase fortement extensive, avec création d'emplois mais productivité stagnante, ce qui engendrera des problèmes à moyen terme. Le Japon vit toujours à l'heure du cercle vertueux (productivité, compétitivité, emplois). Grâce à leur productivité, et contrairement aux Américains, les Japonais créent de l'emploi, augmentent leurs salaires et maintiennent leur rythme de croissance. L'Europe, elle, connaît des gains de productivité mais ceux-ci n'assurent pas notre compétitivité, et, ipso facto, suscitent le chômage. La création des emplois tertiaires ne suit pas le rythme préoccupant de la désindustrialisation. Bref, disent BOYER et ses collègues, la dynamique fordienne (de production et de consommation de masse) est enrayée, sans que les petits mondes politiciens soient capables d'apporter des substituts crédibles et acceptables par l'ensemble de la population.
Voilà pour les raisons légitimes d'être euro-pessimiste. Mais l'objectivité oblige à reconnaître les limites des modèles américain et japonais. La reprise américaine demeure fragile, la productivité n'augmente pas dans des proportions satisfaisantes et la surévaluation du dollar (de 1979 à 1985) a détruit des pans entiers de l'industrie américaine, ce qui a obligé les Etats-Unis à importer des quantités considérables de biens. Malgré les performances brillantes de la recherche, les Américains n'ont pas su commercialiser leurs découvertes de manière optimale. Quant au Japon Superstar, il dépend trop de l'ouverture des frontières à ses marchandises et un éventuel retour du protectionnisme, aux Etats-Unis ou en Europe, le menace comme une épée de Damoclès.
Conséquence: il faut valoriser les atouts de l'Europe. D'abord, la productivité, qui, en Europe, a dépassé les niveaux américains depuis 1979!! Mais cette réussite est jugulée par l'absence de cohérence en matière de recherche. L'Europe demeure tristement avare pour ses chercheurs. Les parts du PNB réservées à la recherche restent moindres en Europe qu'aux Etats-Unis et au Japon. De plus, cette recherche n'est pas liée à l'activité industrielle réelle. Le patronat européen et les clowns politiciens qui animent les vaudevilles parlementaires, refusent toujours de se soumettre à l'intelligence technique. La FERE suggère une relecture de SCHUMPETER, pour qui la sortie des crises s'opérait par "révolutions technologiques" et, corrélativement, par diminution du pouvoir politique des classes oisives (aristocratie, militaires, avocats, clergés parasitaires, rentiers, industriels sans formation d'ingénieur, etc.) au profit des classes productrices et créatrices (ingénieurs, ouvriers des secteurs de pointes, concepteurs, enseignants, médecins, etc.).
Ce démarrage problématique de l'Europe, qui paie drôlement cher le pouvoir qu'elle laisse aux classes oisives, la met dans une situation plus que critique. Elle est battue, dans la guerre économique et dans l'affrontement pour la maîtrise des nouvelles technologies, par les Etats-Unis et le Japon. De ce fait, ses avantages risquent de ne plus se mesurer que par rapport aux pays plus pauvres, qui, devenant parfois Nouveaux Pays Industrialisés (NPI), se mettent à leur tour à la concurrencer. D'où le risque de voir s'implanter des "zones franches" en Europe comme dans le Sud-Est asiatique, précisément pour concurrencer les productions de cette région. THATCHER a tenté le coup en Ecosse et des voix se sont élevées en Belgique (DELAHAYE et VERHOFSTADT) pour pratiquer une telle politique de démission nationale. Heureusement, ces pitreries d'avocats politiciens sont restées lettre morte...
Mais l'Europe peut jouer le rôle de David face aux Goliaths. Elle peut transformer ses faiblesses en leviers d'une construction européenne. C'est ce que BOYER et ses collègues appellent "l'art du judoka". Comme Carl SCHMITT qui déplorait la disparition du "jus publicum europaeum" et souhaitait le rétablir, BOYER et alii veulent "promouvoir un espace social euro- péen". Dans ce cadre, finalement conforme aux principes de la géopoliti- que, les Etats renonceraient aux recours à la flexibilité défensive, qui réduit les salaires sans rien résoudre, pour passer à une flexibilité offensive, en suivant trois autres axes: recomposition des dyna- miques régionales, création d'une véritable Europe industrielle et technologique, constitution d'une vraie politique économique com- mune.
Le premier axe, implique une décentralisation intelligente, capable de générer des complémentarités à l'échelle continentale. Le second axe implique, selon le modèle suédois de politique industrielle (Cf. Orientations n°5 et Vouloir n°27), de générer un haut niveau de vie (avec croissance démogra- phique; ce que la Suède n'a pas trop réussi) grâce à des structures de production efficaces capables de résister à la concurrence internationale. Ce qui implique, deuxième axe, de consacrer des fonds publics importants aux secteurs de pointe (projets Eureka, Esprit, etc.), en dépit des groupes de pression qui veulent maintenir les subventions aux secteurs vieillis. Mais, une telle politique requiert la formation des travailleurs, donc une revalorisation de l'enseignement qui ne s'adresserait plus aux seuls enfants et adolescents, mais engloberait la moitié ou plus de la population adulte. Le degré de discipline sociale devra augmenter. La lutte contre le chômage passe par cette nécessité et par cette volonté de se former sans cesse. Le "New Deal" européen de demain impliquera sans doute une coopération (et non une compétition) sociale-darwinienne au sein des sociétés européennes, pour permettre à notre continent de gagner son struggle for life contre les Etats-Unis et le Japon. Ce faisceau de projets constitue ce que les auteurs de la FERE appellent la flexibilité offensive, intention politique bien plus prometteuse que l'actuelle flexibilité défensive, contraignante, a-sociale et anti-politique des conservateurs thatchériens et des obscurantistes libéraux . Enfin, l'œuvre des économistes de la FERE renoue avec les grands principes économiques, qu'envers et contre toutes les modes, nous n'avons jamais cessé de défendre dans ces colonnes: FICHTE, LIST, RODBERTUS, SCHMOLLER, SCHUMPETER (1).
Gilles TEGELBECKERS.
Sous la direction de Robert BOYER, La flexibilité du travail en Europe, Editions La Découverte, Paris, 331 pages, 175 FF.
(1) Cf. Orientations n°5, textes de Guillaume FAYE, Thierry MUDRY et Robert STEUCKERS. Cf. également, Contre l'économisme de G. FAYE (service librairie).
00:05 Publié dans Economie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : économie, travail, ergonomie, sociologie, philosophie, politique, sciences politiques, politologie, théorie politique, flexibilité | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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