L’histoire du mouvement breton ne se réduit pas à des épisodes spectaculaires et dramatiques de la Seconde Guerre mondiale : ceux-ci ne furent que la mise en application d’idées énoncées bien avant, partout en Europe, et adaptées à la Bretagne par quelques personnalités hors norme.
Pour faire le point sur le livre, nous avons interrogé son auteur.
Breizh-info.com : Pouvez-vous présenter votre ouvrage et vos travaux. Qu’est ce qui ne fait pas de ce livre » une étude de plus sur Breiz atao « ?
Sébastien Carney : Le titre de mon ouvrage évoque à la fois la revue, le cri de ralliement et le surnom dont se sont eux-mêmes affublés les militants d’avant 1944. Aussi ne porte-t-il pas uniquement sur Breiz Atao, qui fut publiée entre 1919 et 1939, puis reprise momentanément en 1944, mais sur le parcours de quatre personnes, quatre ténors du mouvement breton du début du XXe siècle, que j’ai souhaité suivre de leur naissance à leur exil en Irlande ou en Argentine. Tout ce qui se passe après ne relève pas de mes recherches. Mon propos était de sortir d’une vision monolithique de l’histoire du mouvement breton considéré comme un tout original, auto-engendré, qui aurait connu une dérive dans l’entre-deux-guerres.
Aussi fallait-il le comparer à d’autres mouvements de pensée – les « non-conformistes » – actifs au même moment dans le reste de la France et dans d’autres pays d’Europe, notamment en Allemagne. Je ne voulais pas en rester non plus à la Seconde Guerre mondiale, qui n’est finalement que la mise en œuvre d’idées et de projets maturés bien avant et pas seulement en Bretagne. De plus, jusqu’à présent les chercheurs se sont surtout demandé pourquoi ce mouvement d’avant 1944 n’avait pas percé. Il me semblait important de renverser cette problématique et tâcher de comprendre pourquoi une poignée de personnes s’était acharnée dans un militantisme qui les menait d’échecs en échecs, qui par ailleurs impactait fortement leur entourage, à commencer par leurs familles. Aussi ai-je essayé de suivre ces personnages au plus près, pour comprendre leur engagement.
Breizh-info.com : Comment avez-vous mené votre étude ? A quelles archives avez-vous eu accès ? Avez-vous fait de nouvelles découvertes ?
Sébastien Carney : Pour mener à bien ce travail j’ai dépouillé toute la presse militante bretonne de l’époque, qui a été très prolifique, mais aussi quelques revues de mouvements « non-conformistes » parisiens qu’on appelle aujourd’hui les « relèves » : L’Ordre Nouveau, Esprit, Mouvements, essentiellement. Les archives publiques sont aujourd’hui largement accessibles, parfois sur dérogation, que l’on obtient sans problème. Les archives départementales sont évidemment une source primordiale, mais il y a aussi des choses dans certaines archives municipales, aux archives nationales. J’ai également pu accéder à certains fonds privés : celui de Yann Fouéré à l’Institut de Document Bretonne et Européenne de Guingamp, qui est énorme, très riche et très varié ; celui d’Olier Mordrel, qui est également très important. Quant aux papiers de Raymond Delaporte et de Célestin Lainé, ils ont été versés au Centre de Recherche Bretonne et Celtique, à Brest. Un second fonds Lainé existe aux archives nationales galloises, à Aberystwyth, où je me suis rendu. J’ai également accédé à d’autres fonds en Irlande, en Angleterre, aux États-Unis et aussi en Allemagne, où on trouve par exemple de la correspondance entre des militants bretons et Friedrich Hielscher, gourou de Gerard von Tevenar, qui eut lui-même une grosse influence sur Lainé et Mordrel, entre autres.
Cela m’a permis de mettre en évidence le rôle de la Grande Guerre dans l’édification de cette génération très tôt confrontée au politique, à la violence. Quand l’armistice a été signé, ces jeunes gens promis à la guerre se sont retrouvés privés du sens que l’on avait donné à leur vie, et de l’expérience irremplaçable et vite mythifiée que fut le front. « C’est au feu que l’on voit les hommes », disait en substance son père à Mordrel. Il leur a fallu trouver une autre mission dans laquelle se dépasser. Ce fut la politique, toujours aux marges. En cela ils ont rejoint d’autres de leur génération, qui à Paris, mais aussi ailleurs en Europe, animaient les mouvements « non-conformistes ». Ainsi le modèle qu’ils ont suivi est bien moins l’Irlande que les relèves « réalistes » des années 1920, « spiritualistes » du début des années 30, et la « révolution conservatrice » allemande par la suite. Tous ces mouvements visaient à réformer l’État, l’économie, la société, rénover l’homme, restaurer la personne en dehors des cadres établis. Tous se disaient ni à droite, ni à gauche. En Bretagne, les militants se disaient « na ruz, na gwenn, breizad hepken » et leur personnalisme s’étendait du combat pour la langue bretonne à la théorisation d’un racisme breton. Le mouvement breton de l’entre-deux-guerres est une version locale du personnalisme que défendaient ailleurs les gens de L’Ordre Nouveau ou d’Esprit, et des idées de la « révolution conservatrice » allemande. La Seconde Guerre mondiale a donc été perçue comme l’occasion unique de mettre ces principes en application.
Breizh-info.com : Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré, sont, pour la plupart des Bretons, de purs inconnus. La faute à qui ? Pour d’autres, ils sont des « collabos » , des « traîtres ». Ne faut-il pas relativiser cela et replacer toute leur action dans un contexte bien particulier de l’époque ? Qui étaient-ils vraiment ?
Sébastien Carney : L’histoire est une méthode mais aussi un processus assez long. La Seconde Guerre mondiale étant une période symboliquement très chargée dans l’histoire du mouvement breton, il s’est produit pour cette dernière ce qu’on a constaté pour l’histoire de Vichy. Il existe un syndrome de Vichy, qui a vu se succéder plusieurs attitudes face à l’Occupation, après la Libération. Une période de deuil et de règlements de compte a été suivie d’une seconde période, de refoulement celle-là, puis, dans la fin des années 1960, début des années 1970, des chercheurs ont commencé à faire leur travail, et on assiste depuis à un retour du refoulé. Dans le même temps, les archives publiques se sont ouvertes, de même que les archives privées. Tout cela est très humain, ce n’est la faute de personne. Pour que les gens entrent dans l’histoire, il faut laisser faire les historiens, chaque chose vient en son temps.
Il n’appartient pas à l’historien d’identifier les traîtres, ni de relativiser, au risque de diluer les responsabilités des uns et des autres. La collaboration de nombre de membres du mouvement breton ne fait aucun doute. Certains d’entre eux ont pu refuser cette qualification ensuite, pour se disculper, ou tout simplement parce qu’ils se considéraient davantage comme des alliés de l’Allemagne.
Qui étaient-ils vraiment ? Tenter de les résumer en quelques mots reviendrait à penser que Mordrel a toujours été Mordrel, ce qui est absurde. Chacun d’entre eux a été une succession, et parfois une accumulation de personnages, variant au gré de leur éducation, de leurs lectures, de leurs rencontres, de leurs conflits, des événements. C’est ce que j’ai voulu montrer sur 600 pages, et je laisse le soin au lecteur de le découvrir.
Breizh-info.com : Quid de la destinée de Célestin Lainé ?
Sébastien Carney : Exilé en Irlande et naturalisé irlandais, Lainé a passé la reste de sa vie à ressasser et consigner par écrit ses ressentiments à l’égard de Mordrel et Delaporte, ainsi qu’à justifier l’action de l’Unité Perrot. Atteint d’un cancer, il a cherché dans la macrobiotique des remèdes à même de le guérir et a publié un article sur ce sujet dans un ouvrage de George Ohsawa, dont il s’est rapproché un moment. Assez pour faire évoluer sa foi celtique en une version qu’il voulait celtique du Yin-Yang. Reclus, il vivait chichement des légumes qu’il parvenait à faire pousser autour de sa caravane. Dans les années 1970, quelques jeunes activistes lui ont rendu visite, mais il ne prenait déjà plus part au combat breton.
Breizh-info.com : Quelles étaient les relations entre les différentes factions politiques régionalistes ?
Sébastien Carney : Le mouvement breton de l’entre-deux-guerres était traversé de nombreuses fractures. Entre les « vieux » et les « jeunes » par exemple, c’est-à-dire entre les régionalistes d’avant 1914 et les nationalistes d’après 1918. Quelques passerelles ponctuelles se sont établies entre ces deux tendances, mais pas de quoi les unir. Yann Fouéré a dépensé une énergie folle à tenter d’unifier le mouvement breton mais en vain : les personnalités et les prétentions des uns et des autres étaient bien trop fortes et clivantes pour arriver à quelque consensus que ce soit. Même l’abbé Perrot n’a pas fédéré tout le monde. Il était l’ami de chacun individuellement, mais pas assez pour que tous soient liés entre eux.
Breizh-info.com : Pourquoi ne pas s’être attardé plus que cela sur le personnage de Debeauvais ?
Sébastien Carney : Je n’ai pu aborder Debauvais dans la mesure où je n’avais pas ses archives. Sans matériaux, je me suis résigné à le laisser de côté, temporairement j’espère.
Breizh-info.com : Depuis Breiz atao, il ne semble pas que l’Emsav ait connu un mouvement d’une telle ampleur. Comment a-t-il pu être anéanti à ce point selon vous ? Etait-il vraiment en phase avec la population bretonne ?
Sébastien Carney : Breiz Atao, si l’on parle de la revue, s’est éteinte en 1939 lorsque Debauvais et Mordrel ont décidé de partir en Allemagne. Là, ils ont animé d’autres publications – Ouest Informations et Lizer Brezel – avant de revenir en Bretagne où ils ont créé L’Heure bretonne. Quand Lainé a relancé Breiz Atao en 1944, c’était essentiellement pour s’adresser à un groupe restreint. Ce sont donc ses animateurs qui ont décidé de la destinée de leur revue.
Si l’on évoque la nébuleuse nationaliste qui gravitait autour de Breiz Atao ou du souvenir lié à cette revue dans les années 40, il est clair qu’elle n’était pas du tout en phase avec la population bretonne. Aussi on ne peut pas dire qu’elle ait été anéantie, dans la mesure où elle n’avait auparavant aucun écho réel.
Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948) – PUR – Sébastien Carney – 25€
Photo : Archives Breizh-info.com
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