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samedi, 13 janvier 2024

Sentiment d'appartenance ou citoyenneté mondiale. Le défi de l'avenir

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Sentiment d'appartenance ou citoyenneté mondiale. Le défi de l'avenir

Source: https://electomagazine.it/appartenenza-contro-cittadini-del-mondo-la-sfida-del-futuro/

Citoyens du monde contre sentiment d'appartenance. Une confrontation qui reste sous le radar mais qui devient de plus en plus décisive pour l'avenir de la planète. Même si, du moins en apparence, le destin semble scellé. L'analyse de Gennaro Malgieri, publiée ici il y a quelques jours, concernant la pensée unique de plus en plus obligatoire, aboutit à une solution qui semble définitive: plus personne n'appartient à rien ni à personne et tout le monde est un citoyen identique d'un monde dépourvu de couleurs, de cultures et de langues.

Cela justifie le droit d'émigrer où l'on veut et l'annulation du droit de n'accueillir que ceux que l'on veut chez soi, sur sa propre terre. Car il n'y aura plus de terre à soi, de maison à soi, de culture à soi à défendre. L'Italie, bien sûr, est à l'avant-garde de ce changement. En revanche, le modèle de référence est celui des États-Unis, où les autochtones ont été exterminés (peut-on le dire, ou bien Netanyahou et les journalistes italiens protesteront-ils?) pour être remplacés par des déracinés venus du monde entier.

Avec pour résultat merveilleux des guerres féroces entre bandes ethniques, des massacres perpétrés par des fous en constante augmentation, une détresse mentale des jeunes à des niveaux jusqu'ici inimaginables. Mais le tout protégé par le politiquement correct.

Et par l'omertà d'un journalisme italien qui apprécie même tout étron à condition que l'on dise qu'il s'agit de chocolat américain. Et qui, au contraire, est prêt à condamner avec une indignation suprême toute manifestation d'un intolérable sentiment d'appartenance. Partout sur la planète sauf, bien sûr, aux Etats-Unis. Donc guerre sans répit contre les pan-asiatiques, contre les eurasiens, contre les panturquistes. Iperborea publie la délicate nouvelle de Gunnar Gunnarsson "Le berger d'Islande" et aussitôt un critique italien en profite pour attaquer le pan-scandinavisme de l'écrivain islandais. Chaque fois que le mot "pan" apparaît, les commentateurs politiquement corrects crient au nazisme. Pour Gunnarsson, pour Poutine, pour Erdogan. Et même pour Modi, qui n'a aucune ambition expansionniste pour l'Inde mais qui défend obstinément l'âme de son pays.

Sans oublier, bien sûr, les tentatives d'alliances entre pays d'Amérique latine. Parce que les accords économiques, c'est bien, à condition qu'ils impliquent aussi les atlantistes, mais les alliances sur des bases ethniques, linguistiques, religieuses, culturelles, c'est interdit. Parce que les citoyens du monde risqueraient de ne plus pouvoir imposer la seule culture acceptée: celle des multinationales.

jeudi, 24 juin 2021

Au milieu, le Massif

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Au milieu, le Massif

par Georges FELTIN-TRACOL

Ex: http://www.europemaxima.com

En étudiant la topographie de la France, les géographes remarquent que son relief s’ordonne autour d’une diagonale inclinée du Nord-Ouest vers le Sud-Est. Au-delà de cette ligne s’étend un ensemble de régions basses marquées par les Bassins aquitain et parisien ainsi que par la plaine du Nord qui se prolonge à travers toute l’Europe septentrionale jusqu’à l’Oural. En-deçà se dressent des montagnes plus ou moins élevées. Au milieu de cette diagonale géophysique s’impose le Massif Central.

D’une superficie de 80.000 km², ce vaste donjon hydrographique complexe au relief compact et contrasté est, avec le Puy de Sancy à 1885 m d’altitude, le plus élevé et le plus étendu des massifs anciens d’Europe occidentale. Vaste plan incliné vers le Couchant, fortement redressé à l’Est, anciennement marqué par un volcanisme désormais en sommeil, le Massif Central domine de plus de mille mètres le Sillon rhodanien et la plaine du Languedoc et s’abaisse vers le Nord-Ouest vers les plateaux du Limousin dont le plus célèbre reste en Corrèze celui des Millevaches, c’est-à-dire des mille sources d’eau. Son centre correspond à plusieurs systèmes volcaniques enchevêtrés. Le plus étendu correspond au département du Cantal. Son contour administratif évoque l’insigne de l’Ordre de la Toison d’Or. Par les effets du volcanisme, certains paysages frappent par leurs similitudes avec les hautes-terres de Mongolie : le Cézallier, la Margeride et l’Aubrac (où on trouve un nombre considérable de menhirs ou de pierres levées, preuves indéniables d’un habitat préhistorique).

Terres d’enracinement

Dans ces espaces de moyennes montagnes courent bien des récits ancestraux à la fois folkloriques et symboliques. Ce n’est pas un hasard si Alexandre Vialatte (1901 – 1971), chroniqueur au quotidien La Montagne et traducteur de Nietzsche, de Thomas Mann ou de Gottfried Benn, vante L’Auvergne absolue. François Mitterrand aimait à chaque Pentecôte gravir avec ses fidèles la roche de Solutré, un autre site à l’habitat fort ancien. Le président ex-Cagoulard de la République de 1981 à 1995 tenait le massif septentrional du Morvan, en particulier le Mont Beuvray, pour un haut-lieu de l’imaginaire gaulois. Le « pape des escargots » d’Henri Vincenot (1912 – 1985) rapporte bien des souvenirs celtiques tandis qu’un autre Bourguignon, Johannès Thomasset (1895 – 1973) exalte l’héritage burgonde, revient sur le « Grand Duché d’Occident » à la fin du Moyen Âge et prône l’alliance franco-allemande pour sauver l’Europe. Ce n’est pas un hasard si au début des années 1970, Jean-Claude Valla et Pierre Vial ont animé un éphémère bulletin intitulé Grande Bourgogne

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Auteur de Gaspard des Montagnes, Henri Pourrat (1887 – 1957) rédige ses récits à partir de sa récolte des fables locales du Livradois, cette forêt montagneuse autour d’Ambert qui servait de frontière médiévale entre l’Auvergne vassale du roi de France et le comté de Forez, terre d’Empire. Mitoyens aux Monts du Livradois, les Monts du Forez forment le décor somptueux et sauvage de l’œuvre majeure d’Honoré d’Urfé au XVIIe siècle, L’Astrée. Près de la limite départementale entre la Loire et le Puy-de-Dôme au col de l’Homme mort, se trouve au bord de la route une auberge nommée « Au Roi perdu ». S’agit-il d’une discrète allusion à l’évasion de la prison parisienne du Temple en 1794 du jeune roi Louis XVII grâce à la fameuse filière de Thiers ? Le fils de Louis XVI y aurait-il trouvé refuge dans cette région réputée être sous la période révolutionnaire, mais un terrain fertile pour la chouannerie locale ? L’histoire officielle l’ignore, mais pas les érudits locaux…

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Bien plus au Sud, en Bas-Vivarais, a vécu à Saint-Marcel-d’Ardèche le philosophe paysan Gustave Thibon (1903 – 2001). Aujourd’hui, dans ce même département, mais dans sa partie montagneuse et cévenole, on peut encore rencontrer l’agronome et penseur rural Pierre Rabhi. Tous ont noté dans leurs écrits la prégnance mystique des paysages. Même s’il pense dans La Colline inspirée (1913) à la bosse lorraine de Sion – Vaudémont, Maurice Barrès se souvient très bien du bourg de Saugues dans le Gévaudan d’où provenait une partie de sa famille et où il séjournait enfant pendant la saison estivale. Le Gévaudan, aujourd’hui partagé entre la Lozère et la Haute-Loire, acquiert une réputation effroyable dans toute l’Europe à la fin du XVIIIe siècle avec les méfaits d’une bête tueuse de femmes et d’enfants. Bien des hypothèses ont circulé autour de cet animal mystérieux et sanguinaire. L’auteur de polar, Pierric Guittaut a, au terme d’une enquête passionnante dans La Dévoreuse. Le Gévaudan sous le signe de la Bête 1764 – 1767 (Éditions de Borée, 2017), montre que la bête en question n’est qu’un loup-cervier de forte taille.

CVT_La-Devoreuse-Le-Gevaudan-sous-le-signe-de-la-bet_116.jpgEn Auvergne – Bourbonnais

Née de la fusion au XVIIe siècle des cités rivales de Montferrand et de Clermont d’où partit en 1095 l’appel du pape Urbain II à la Première Croisade, la ville de Clermont-Ferrand doit sa prospérité économique à partir de la seconde moitié du XIXe siècle à l’essor des machines agricoles et de la fabrication du caoutchouc avec l’entreprise Michelin. Inspirée par la doctrine sociale de l’Église catholique, la famille éponyme pratique le paternalisme social et finance la construction de nombreux logements sociaux. Les syndicalistes parisiens ou lyonnais prennent alors l’habitude de se moquer les Clermontois qui « vivent, grandissent, travaillent et meurent chez Michelin ». Au-dessus de l’ancienne Augustonemetum (« le sanctuaire d’Auguste »), premier nom de la ville auvergnate, s’élève le Puy de Dôme, ses installations de radio-diffusion et son centre de communication militaire. À leur proximité se visitent toujours les ruines d’un temple dédié au dieu Mercure. Depuis son sommet, on y contemple un large panorama dont les Combrailles à l’Ouest et le Bourbonnais au Nord. Se conformant à peu près au département de l’Allier, le deuxième département de France qui compte le plus grand nombre de châteaux, le Bourbonnais est le berceau de la dynastie française, puis européenne, des Bourbons. Si sa deuxième ville, Vichy, devient la capitale de l’État français entre 1940 et 1944, son chef-lieu, Moulins, est déjà le cœur politique du pays sous Charles VIII (1470 – 1483 – 1498). Sa sœur aînée, Anne de Beaujeu (ou de Bourbon) qui hérita de l’intelligence politique de leur père Louis XI, exerce plusieurs fois la régence et s’impose face aux grands féodaux.

Au XVIe siècle, le principal seigneur du Massif Central est son gendre, le connétable Charles III de Bourbon (1490 – 1527). L’historiographie officielle française le fait passer pour un traître. Le Connétable de Bourbon voit ses intérêts patrimoniaux de grand féodal contestés par la mère de François Premier, Louise de Savoie. Malgré sa prestance physique et sa grande taille, le roi de France reste un petit garçon devant sa mère. Il lui cède et fomente des procès truqués contre le Connétable. Furieux, celui-ci en tant que prince de Dombes va servir son autre suzerain Charles Quint. Charles de Bourbon meurt à la tête des lansquenets protestants de l’Empereur au moment de la prise de Rome. Dominique Venner appréciait cette figure altière et incomprise.

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Territoire favorable aux sourcières, l’ancien Bourbonnais voit s’installer différentes communautés proches de l’anthroposophie. Ces terres centrales facilitent une implantation communautaire tenace. Dans le Morvan, en Sologne bourbonnaise, en Auvergne autour de la ville coutelière de Thiers et non loin de là dans les Bois noirs des Monts du Forez s’implantèrent les parsonniers (ou les pariers ou encore les parciers) aussi qualifiés de « communautés taisibles ». Ces communautés rurales d’origine familiale élargie ignoraient la propriété privée individuelle. À la suite des recherches du sociologue conservateur Frédéric Le Play (1806 – 1882), historiens, micro-économistes et anthropologues étudient ces groupes coutumiers qui ont perduré jusqu’au début du XXe siècle. Détentrices d’alleux, ces communautés taisibles n’hésitaient pas à tenir tête au seigneur du coin au point que le voisinage paysan les considérait comme une forme de « noblesse populaire ». Équivalents aux bourgades nobiliaires d’Espagne du Nord et des communautés villageoises aristocratiques d’origine militaire des confins polonais, ces structures collectives originales formaient de véritables « monastères de laboureurs mariés » respectant l’obéissance aux aïeux, la pauvreté individuelle et la chasteté conjugale.

À la source du plus long fleuve de France

À cheval entre la Haute-Loire et l’Ardèche, le Vivarais – Lignon est surnommé par ses habitants le « plateau de la Burle », du nom de ce vent du Nord hivernal qui érige en quelques minutes des congères de quatre à cinq mètres de haut. Sur ce plateau d’origine volcanique existent dans des coins isolés des fermes tenues par une autre communauté spirituelle, les darbystes (ou des Frères de Plymouth, un courant protestant). Deux points saillants marquent le plateau aride de la Burle : le Mont Gerbier-de-Jonc au pied duquel surgissent les sources « véritable » et « authentique » de la Loire, le plus grand fleuve français, et le Mont Mézenc qui se caractérise par deux sommets jumeaux. Les pilotes d’avions redoutent cette zone, théâtre de divers accidents aériens mortels. Les journalistes locaux parlent d’un « triangle des Bermudes terrestre », car les pierres volcaniques perturberaient les instruments de navigation aérienne. D’autres y recherchent le trésor caché de Vercingétorix avant sa défaite à Alésia. Le plateau connaît en 1833 le scandale de l’« Auberge de Peyrebeille » sise sur la route entre Montélimar et Le Puy-en-Velay. Le réalisateur Claude Autant-Lara en fait en 1951 un film, L’Auberge rouge, avec Fernandel. La justice et le voisinage accusèrent le couple d’aubergistes et leur serviteur d’avoir tué des voyageurs. Condamnés à mort, les trois furent guillotinés sur place, ce qui est exceptionnel. Pourquoi ? Des historiens du dimanche y ont vu une forme de sacrifice et insistent sur la proximité du Meygal, le massif montagneux au centre du Velay (ou de la Haute-Loire) dont bien des villages abritaient des forgerons quelque peu alchimistes…

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Point de départ pour le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, la cathédrale Notre-Dame du Puy-en-Velay se distingue, d’une part, des autres bâtiments de France romane et gothique par son style byzantin et, d’autre part, par la présence ancienne d’une vierge noire, émanation chrétienne d’antiques cultes telluriques féminins. La cathédrale massive se trouve encadrée de deux promontoires rocheux. Se tient sur le rocher Corneille une statue de la Vierge Marie érigée en 1860 avec la fonte du fer de deux cent treize canons venant de la prise de Sébastopol en 1855 pendant la Guerre de Crimée (1853 – 1856). En face de la cathédrale à dix minutes de marche est édifiée sur un neck, le rocher d’Aiguilhe, de 82 mètres de hauteur, une église de style roman dédiée à Saint-Michel accessible par un escalier de 268 marches. Le folklore qualifie ce promontoire de « fiente de Gargantua ». L’église paraît répondre au rayonnement mystique de l’abbaye normande du Mont Saint-Michel. Dans son court roman Pop Conspiration (Auda Isarn, 2013), Arnaud Bordes y place le siège d’une très vieille société secrète. À cinq kilomètres du Puy surplombe depuis un large éperon rocheux l’immense forteresse médiévale de Polignac, longtemps propriété de la maison du même nom dont une branche cadette a perpétué par mariage avec la dernière héritière la dynastie princière des Grimaldi de Monaco.

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Dans la France en crise des années 1930, la Haute-Loire rejette les compagnies de l’électricité qui profitent d’un monopole de fait. Élu en 1929 maire de Vorey-sur-Arzon, Philibert Besson (1898 – 1941) mène la rébellion. Élu député en 1932, il s’associe avec l’ingénieur – agriculteur Joseph Archer, maire de Cizely (Nièvre). Inspirés des analyses d’économistes proches des non-conformistes de la décennie 1930, Philibert Besson et Joseph Archer défendent les États fédérés d’Europe dotés d’une monnaie continentale, l’europa, dont la valeur représente trente centigrammes d’or, cent grammes de cuivre, deux kilogrammes d’acier, deux kilogrammes de blé, deux cents grammes de viande, cinquante centilitres de vin à dix degrés, deux cents grammes de coton, dix kilowatt-heure, une tonne kilométrique et trente minutes de travail. Déchu de son mandat parlementaire et poursuivi par une justice aux ordres, Philibert Besson vit une année en clandestinité protégé et hébergé par les paysans vellaves. En 1936, il se présente à la députation comme le président du Parti capitaliste-travailliste et se déclare partisan du fascisme. Battu, il prévoit la Débâcle de 1940. Interné dans un asile psychiatrique, il décède de mauvais traitements à Riom.

On pourrait continuer à arpenter ces territoires riches en symbolisme populaire et en forts caractères. Oui, Maurice Barrès a raison d’écrire dans La Colline inspirée qu’« il est des lieux où souffle l’esprit. Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse ». Le Massif Central ou la clé de voûte de la France spirituelle, héroïque et paysanne au sein de notre civilisation albo-européenne.

Georges Feltin-Tracol

• D’abord mis en ligne sur Vox NR – Les Lansquenets, le 29 avril 2021.

vendredi, 19 février 2021

Guillaume Travers, « Il y a un double besoin de réenracinement »

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Un besoin de réenracinement...

Entretien avec Guillaume Travers

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un  entretien donné par l'économiste Guillaume Travers au laboratoire d'idées Droite de demain à l'occasion de la publication de ses essais Capitalisme moderne et société de marché : l’Europe sous le règne de la quantité et Économie médiévale et société féodale : un temps de renouveau pour l’Europe aux éditions de La Nouvelle Librairie.

Guillaume Travers, « Il y a un double besoin de réenracinement »

Votre ouvrage traite notamment de l’apparition du capitalisme que vous opposez au féodalisme de l’époque médiévale, quels sont les rouages du système économique féodal?

Dans une large mesure, le système féodal est un contre-modèle par rapport au capitalisme libéral que nous connaissons aujourd’hui. Ses caractéristiques principales, que je mets en évidence dans un précédent livre (Économie médiévale et société féodale), sont les suivantes. C’est d’abord un monde de communautés, et non un monde d’individus. Les échanges économiques et les relations sociales sont donc toujours mises au service d’une vision du bien commun ; à l’inverse, notre époque veut laisser libre cours à tous les désirs individuels. Le monde féodal est en outre profondément terrestre, enraciné, et très largement rural. Le grand commerce demeure totalement périphérique ; les multiples communautés locales vivent dans une autarcie relative. Enfin, c’est un monde où la richesse est toujours mise au service de fins jugées plus hautes : le courage militaire, la sagesse religieuse. Les deux figures tutélaires du monde médiéval sont le saint et le chevalier, pas le financier qui accumule de grandes richesses.

Est-ce que ce n’est pas aussi la montée de l’individualisme qui rend totalement impossible un retour vers une économie du bien commun ?

Historiquement, le délitement de ce monde féodal est indubitablement lié à la montée de l’individualisme. Entendons-nous sur les mots : par individualisme, je n’entends pas seulement un trait psychologique qui pousse à l’égoïsme, mais une révolution dans la manière de penser l’homme. L’époque moderne est la seule qui en soit venue à considérer que l’individu précède toute communauté, que les appartenances et les enracinements ne sont que secondaires. Est-ce à dire que le retour vers une économie du bien commun soit impossible ? Je ne le crois pas. Il y a certes beaucoup de chemin à parcourir. Mais je crois qu’une série de crises pousseront les individus à recréer des communautés : crise sécuritaire, crise identitaire, crise écologique, etc. 

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Le délitement de la nationalité, du patriotisme, la déconstruction des communautés humaines, ne sont-elles pas aussi responsables des comportements individualistes ?

C’est le problème de l’œuf et de la poule. Historiquement, les attaches communautaires ont été fortes partout, et d’une grande diversité : communautés de métiers, communautés villageoises et urbaines, confréries religieuses, etc. L’individualisme s’est affirmé contre ces communautés, proclamant qu’elles étaient illégitimes, qu’elles entravaient la « liberté » de l’individu. Mais l’inverse est aussi vrai : au fur et à mesure que ces communautés s’affaiblissent, qu’elles jouent de moins en moins leur rôle organique dans la vie des hommes, alors les individus sont portés à s’en détacher. Mais il me semble que ce processus touche aujourd’hui ses limites : la crise identitaire qui traverse toute l’Europe témoigne d’un besoin d’appartenance, de réaffiliation. Quand nombre de nos contemporains sombrent dans la consommation de masse, et croient s’affirmer en portant un vêtement de telle ou telle marque, ils ne font que témoigner d’un besoin latent d’appartenances plus structurantes. 

Peut-on réellement retrouver un esprit de vivre selon ses besoins à l’opposée de l’accumulation de richesse ? Au-fond n’est-ce pas tout simplement dans l’ADN de l’Homme de vouloir accumuler, posséder ?

L’idée selon laquelle l’homme aurait de tout temps été un pur égoïste entravé par les contraintes de la société est le postulat central de la philosophie libérale. La liberté individuelle serait un état originaire, et tout le reste (institutions, traditions, coutumes, etc.) serait purement artificiel : c’est ainsi que l’époque moderne prétend « libérer » l’individu en déconstruisant tous ces héritages. Tout cela est ridicule, dès lors que l’on se tourne vers l’histoire. Pendant la plus grande partie de leur histoire, les hommes ne se sont jamais représentés comme des individus tournés vers leurs seuls intérêts matériels. Cette idée de l’homme préoccupé uniquement par ses intérêts est une création finalement très récente dans l’histoire longue des idées et des mentalités. 

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Le retour vers le localisme est-il le symptôme d’une prise de conscience des dérives d’un néolibéralisme incontrôlable ?

Je crois que cela témoigne d’un double besoin de réenracinement. On connaît la phrase célèbre de Christopher Lasch, que je crois très juste : « le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines ». Dans un monde où tous les repères ont été déconstruits, délégitimés, il y a un besoin de retrouver du sens. S’enraciner dans une ville, dans un village, prendre part à une communauté, est un moyen de redonner du sens à son quotidien. Acheter en grande surface des légumes importés, ou se les procurer auprès d’un voisin paysan, ce n’est pas la même chose. Derrière le localisme, il y a aussi la prise de conscience des déséquilibres écologiques, qui menacent jusqu’à notre vie. Je ne parle pas tant du réchauffement climatique que de la pollution des sols et des eaux, de la contamination de l’alimentation, des perturbateurs endocriniens, etc. 

Vous êtes critiques envers le libéralisme dans vos ouvrages, mais n’est-ce pas le système économique le plus égalitaire dans l’accession aux ressources ? Surtout, ne doit-on pas différencier le libéralisme classique du néolibéralisme mondialisé ?

Sur les différents types de libéralisme, je suis très sceptique. L’un mène nécessairement à l’autre. Une fois que l’on proclame que l’individu est supérieur au collectif, il lui est supérieur en tout. Si on dit que le monde n’est composé que d’individus, alors il est naturel que tout ce qui reste de distinctions soit progressivement balayé : il n’y a plus lieu de faire de différence entre Africains et Européens, car tous ne sont que des individus ; il n’y a plus lieu de faire de différence entre hommes et femmes, car tous ne sont que des individus abstraits, etc. En d’autres termes, la pente du libéral-conservatisme est glissante, et souvent pétrie de contradictions. Ceci dit, être anti-libéral ne veut pas dire que l’on nie tout concept de liberté, bien au contraire. Je pense par exemple que, à l’heure actuelle, tout ce qui relève du petit commerce et de l’artisanat est étouffé par des contraintes qu’il serait bon d’alléger. Mais cela ne fait pas de moi un libéral, en tout cas pas au sens philosophique. 

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Quelles sont les valeurs du féodalisme qui peuvent, selon-vous, inspirer la droite de demain ?

Un écueil serait de vouloir simplement revenir en arrière, au Moyen-Âge ou à quelque autre époque. La volonté de restaurer le passé, quand bien même elle peut être touchante, est fondamentalement impolitique : cela n’arrivera pas, et s’accrocher à ce rêve est vain. En revanche, les valeurs héritées du passé, les structures mentales, les manières de penser l’homme et la société qui ont été propres au monde féodal peuvent nous inspirer. Je crois qu’il nous faut réapprendre à placer nos intérêts en tant que communautés avant nos intérêts individuels. Cela touche à tous les aspects du quotidien : soutenir les producteurs enracinés contre la grande distribution ou Amazon, etc. Cela signifie aussi renouer avec les valeurs traditionnelles – le courage, etc. – plutôt que de valoriser le seul confort que donne le bien-être matériel. S’il y a une droite de demain, elle ne doit pas être comme une bonne part de la droite actuelle : bien trop souvent une droite bourgeoise, qui préfère le confort au courage, ses intérêts matériels à ce qui n’a pas de prix.

Guillaume Travers, propos recueillis par Paul Gallard (La Droite de demain, 15 février 2021)

lundi, 19 octobre 2020

L’homme européen, architecte de la nature: comment nos ancêtres ont façonné nos paysages

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L’homme européen, architecte de la nature: comment nos ancêtres ont façonné nos paysages

 
L’homme européen, architecte de la nature Intervention de Jean-Philippe Antoni, géographe, spécialiste des mobilités, des espaces urbains et de la prospective territoriale, lors du colloque "La nature comme socle, pour une écologie à l’endroit" le 19 septembre 2020.
 
 
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dimanche, 18 octobre 2020

Pour une écologie enracinée : Hervé Juvin et Julien Langella, avec Fabien Niezgoda

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Pour une écologie enracinée : Hervé Juvin et Julien Langella, avec Fabien Niezgoda

 
 
Pour une écologie enracinée : localisme et mise en valeur des terroirs
 
► Table ronde animée par Fabien Niezgoda avec Hervé Juvin et Julien Langella.
VIIème colloque de l'Institut Iliade "La nature comme socle - Pour une écologie à l'endroit" le 19/09/2020 à Paris : https://institut-iliade.com/2020-la-n...
 

vendredi, 24 juillet 2020

Simone Weil: Extraits des livres "L'enracinement" et "La personne et le sacré"

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Simone Weil:
Extraits des livres "L'enracinement" et "La personne et le sacré"
 
« La notion de droit est liée à celle de partage, d’échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial. Elle évoque par elle-même le procès, la plaidoirie.Le droit ne se soutient que sur un ton de revendication ; et quand ce ton est adopté,c’est que la force n’est pas loin, derrière lui, pour le confirmer, ou sans cela il est ridicule »
« Mettre dans la bouche des malheureux des mots qui appartiennent à la région moyenne des valeurs, tels que démocratie, droit ou personne, c’est leur faire un présent qui n’est susceptible de leur amener aucun bien et qui leur fait inévitablement beaucoup de mal. »
 
« Les malheureux entre eux sont presque toujours aussi sourds les uns aux autres. Et chaque malheureux, sous la contrainte de l’indifférence générale, essaie par le mensonge ou l’inconscience de se rendre sourd à lui-même. » « Les mots auxquels peut se joindre quelque chose qui désigne un mal sont étrangers au bien pur. On exprime un blâme quand on dit : “Il met sa personne en avant”. La personne est donc étrangère au bien. On peut parler d’un abus de la démocratie. La démocratie est donc étrangère au bien. La possession d’un droit implique la possibilité d’en faire un bon ou un mauvais usage. Le droit est donc étranger au bien. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est un bien toujours, partout. La vérité, la beauté, la justice (…) sont des biens toujours, partout »
« Les hommes de 1789 ne reconnaissaient pas la réalité d’un tel domaine. Ils ne reconnaissaient que celle des choses humaines. C’est pourquoi ils ont commencé par la notion de droit. Mais en même temps ils ont voulu poser des principes absolus. Cette contradiction les a fait tomber dans une confusion de langage et d’idées qui est pour beaucoup dans la confusion politique et sociale actuelle »
 
7188Ktkcn7L.jpg" Parmi les inégalités de fait le respect ne peut être égal envers tous que s’il porte sur quelque chose d’identique en tous. Les hommes sont différents dans toutes les relations qui les lient à des choses situées en ce monde, sans aucune exception. Il n’y a d’identique en eux tous que la présence d’un lien avec l’autre réalité. Tous les êtres humains sont absolument identiques pour autant qu’ils peuvent être conçus comme constitués par une exigence centrale de bien autour de laquelle est disposée de la matière psychique et charnelle "
 
« L’être humain n’échappe au collectif qu’en s’élevant au-dessus du personnel pour pénétrer dans l’impersonnel. (…) Chacun de ceux qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel y rencontre une responsabilité envers tous les êtres humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel »
 
« L’ordre impersonnel et divin de l’univers a pour image parmi nous la justice, la vérité, la beauté. Rien d’inférieur à ces choses n’est digne de servir d’inspiration aux hommes qui acceptent de mourir.

Au-dessus des institutions destinées à protéger le droit, les personnes, les libertés démocratiques, il faut en inventer d’autres destinées à discerner et à abolir tout ce qui, dans la vie contemporaine, écrase les âmes sous l’injustice, le mensonge et la laideur.

Il faut les inventer, car elles sont inconnues, et il est impossible de douter qu’elles soient indispensables »
A l’encontre du personnalisme « ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain est impersonnel. Tout ce qui est impersonnel dans l’homme est sacré, et cela seul »
 
« La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau »
 
« Pour la compassion, le crime lui-même est une raison, non pas de s’éloigner, mais de s’approcher, pour partager, non pas la culpabilité, mais la honte »
 
swpsfrontImagesLink.jpg« Il ne faut leur [aux « malheureux »] donner que des mots qui expriment seulement du bien, du bien à l’état pur. La discrimination est facile. Les mots auxquels on peut joindre quelque chose qui désigne un mal sont étrangers au bien pur. On exprime un blâme quand on dit : “Il met sa personne en avant”. La personne est donc étrangère au bien. On peut parler d’un abus de la démocratie. La démocratie est donc étrangère au bien. La possession d’un droit implique la possibilité d’en faire un bon ou un mauvais usage. Le droit est donc étranger au bien. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est un bien toujours, partout »
 
Si « les Grecs n’avaient pas la notion de droit », s’ « ils n’avaient pas de mots pour l’exprimer », s’« ils se contentaient du nom de la justice » (EL, p.25), la notion de droit nous vient de Rome, et, comme tout ce qui vient de la Rome antique, qui est la femme pleine des noms du blasphème dont parle l’Apocalypse, elle est païenne et non baptisable. Les Romains, qui avaient compris, comme Hitler, que la force n’a la plénitude de l’efficacité que vêtue de quelques idées [à la différence des Athéniens qui à Mélos « conçoivent le mal avec cette lucidité merveilleuse et disent « la vérité du mal » sans être « encore entrés dans le mensonge » (EL, p.45)], employaient la notion de droit à cet usage. Elle s’y prête très bien.[…] Louer la Rome antique de nous avoir légué la notion de droit est singulièrement scandaleux. Car si on veut examiner chez elle ce qu’était cette notion dans son berceau, on voit que la propriété était définie par le droit d’user et d’abuser. Et, en fait, la plupart de ces choses dont tout propriétaire avait le droit d’user et d’abuser étaient des êtres humains » (id., p.24-25).
 

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lundi, 06 mai 2019

Aphorismes à la racine

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Aphorismes à la racine

par Georges FELTIN-TRACOL

Après Nietzsche, Benny Lévy et Pierre Boutang, Rémi Soulié continue sa pérégrination littéraire avec un recueil de méditations, d’aphorismes et de réflexions au titre énigmatique. Par « racination », il part en quête de nos racines généalogiques (ne parle-t-on pas d’« arbre » ?), anthropologiques et culturelles de la pérennité albo-européenne. Il juge ce terme préférable à celui d’« identité ». « Dans la démocratie marchande, l’identité est une part de marché et de l’« offre politique » parmi d’autres, comme la sécurité ou la souveraineté, ni plus, ni moins (p. 81). »

Il devine et s’inquiète en effet de l’acception explosive qu’il recèle parce qu’« il est aussi une façon haineuse de vivre son particularisme et son universalisme (p. 105) ». « Dès lors que l’affirmation identitaire est une réaction aux flux, à la mondialisation hors-sol, poursuit-il, elle reste prisonnière des termes qu’elle combat, comme la contre-révolution de la révolution ou l’alter-mondialisme de la mondialisation (p. 84). »

Ces objections n’empêchent pas Racination d’être un bel hymne chthonien aux terroirs, en particulier au Rouergue natal de l’auteur. Originaire de Decazeville, ville de charbon, Rémi Soulié se considère « par nomination, un autochtone, un indigène (p. 36) ». En ces temps de tyrannie douçâtre, c’est osé et courageux. Son cas s’aggrave en puisant chez Vico, Hölderlin et Heidegger. En outre, crime ô combien suprême !, il clame son amour charnel pour le cher Pays noir; cette patrie charnelle où « la francisation y fut tardive et l’occitan parlé plus pur (p. 64) ».

Occitanophone, l’auteur en devient d’autant plus suspect aux yeux du républicanisme hexagonal sourcilleux. Ainsi dépeint-il « Marianne, la femme sans corps, lestée de son poids de chair, la femme de tête, la vache barriolée de Zarathoustra (p. 136) ». L’effervescence patriotarde ne fascine pas ce lointain compatriote de Louis de Bonald. « Au sens moderne donc révolutionnaire, jacobine, républicain, français, la nation se réduit à une idée et à une volonté, peau de chagrin qui ne garde même plus le souvenir de la gens non plus que du peuple, auxquels ont été substitués des artefacts agglomérés. Au peuple fictif une souveraineté et des droits fictifs; rapt puis viol des libertés réelles et des franchises au pays des Francs (p. 73). »

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Oui, cette République à vocation universaliste et cosmopolite infecte la France, pervertit son esprit et corrompt ses peuples natifs. Elle participe au désenchantement de l’Hexagone et à sa dépolitisation. « On ne mesure sans doute pas, avant la République, ce que nous fit perdre un roi qui se déclara “ Roi des Français ” et non plus “ Roi de France ”, comme si un roi ne l’était pas aussi des sources et des forêts, des fées et des montagnes, des ciels et des chemins (pp. 104 – 105). » Conséquence de l’« insupportable modernité de la nation et, a fortiori, du nationalisme, dont sont exempts la cité, l’empire et le royaume : la prose des codes y a défait la poésie des fées (p. 76) ». Nous payons au prix fort la traîtrise de l’usurpateur Louis-Philippe d’Orléans et de l’idée impériale plus que mitigée de Napoléon Ier, empereur des Français.

L’auteur raille donc avec justesse « un pléonasme, la “ société ouverte ”, conçue comme un antipode symbolique de la “ communauté ” (p. 17) ». Cette dernière est en réalité synonyme d’enracinement. Rémi Soulié n’hésite pas à en rappeler la signification. « L’enracinement désigne rien moins, pour les mortels, que l’identité de l’être et de l’habitation (p. 26). » Par ailleurs, il « implique une dimension communautaire et organique, mais, aussi, la conscience d’un héritage à faire fructifier, donc, la mémoire d’une dette à l’endroit de ceux qui nous ont précédés : l’homme se pense lui-même comme un débiteur, non un créancier, un homme de devoirs avant d’être un sujet de droits (pp. 24 – 25) ».

Attention, toutefois, pas de méprise, ni d’amalgame ! Racination n’est nullement un manifeste politique. C’est plutôt un questionnement poétique dans son sens étymologique primordial, à savoir poiesis (« faire, créer »), afin de réagir au chaos ambiant. « Faute de poètes […] il est impossible que l’ordre règne, le poème étant la véritable “ force de l’ordre ” (p. 109). » Le recours poétique s’impose au moment où « le règne antéchristique se caractérise par la volonté de réaliser le paradis – falsifié, par nature – sans Dieu et d’instaurer le règne de l’Homme – sans Dieu -, donc, de la Bête (p. 161) ».

Rémi Soulié pose ainsi les prolégomènes d’un « État poétique », précurseur d’un « Empire du Soleil » si cher à Frédéric Mistral. Loin, bien loin, très loin donc des remugles politiciens et de l’écume électoraliste…

Georges Feltin-Tracol

• Rémi Soulié, Racination, Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 210 p., 23 €.

vendredi, 09 mars 2018

Politique des racines

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"Enracinement", par Manon Potvin

Politique des racines

par Georges FELTIN-TRACOL

GB-limites.jpgEn 2014, dans le sillage de la « Manif pour Tous », Gaultier Bès se faisait connaître par Nos limites. Pour une écologie radicale, un essai co-écrit avec Marianne Durano et Axel Nørgaard Rokvam. Le succès de cet ouvrage lui permit de lancer en compagnie de la journaliste du groupe Le Figaro, Eugénie Bastié, et de Paul Piccarreta, la revue trimestrielle d’écologie intégrale d’expression chrétienne Limite.

Au deuxième trimestre 2017, Gaultier Bès a publié Radicalisons-nous ! qui use et parfois abuse des métaphores végétales. Il a néanmoins averti que « la métaphore (“ transport ”, en grec) n’est pas un rapport d’identité, mais d’analogie (p. 27) ». Le titre est déjà un savoureux contre-pied à l’opinion médiatique ambiante qui pourchasse toute manifestation de radicalité. Pour les plumitifs stipendiés, la radicalité signifie l’extrémisme. « Tous ceux qui sortent des sentiers battus, on les disqualifie en les traitant d’extrémistes (ou d’« ultra », de “ khmers ”, d’« ayatollas », et bien sûr de “ radicaux ” (p. 13). » Pour preuve, les terroristes islamistes. Or, « l’extrémisme se pense toujours contre, en marge, aux extrémités, par rapport à un centre dont elle cherche toujours à s’éloigner. La radicalité, au contraire, se suffit à elle-même. Elle va au bout de sa propre logique (p. 114) » parce qu’elle part de la racine du sujet et/ou du diagnostic. Les militants radicaux ne sont surtout pas des dingues extrémistes bien souvent manipulés par des officines discrètes… Tout le contraire des « djihadistes [qui] sont de nulle part et de partout. Leurs places fortes sont semblables en cela aux grandes places financières, multiculturelles, cosmopolites même (p. 110) ». Les « soldats du Califat universel » sont en réalité des triples déracinés du point de vue de la géographie, de la culture et de l’histoire. L’auteur aurait pu les qualifier d’« individus unidimensionnels » au sens marcusien du terme.

Radicalité et enracinement

GB-rad.jpgDans sa préface, Jean-Pierre Raffin estime quant à lui que la radicalité « est une notion noble qui fait appel aux fondements, aux racines de notre être, de notre vie en société puisque l’être humain est un être social qui, dépourvu de liens, disparaît ou sombre dans la démence (p. 7) ». Gaultier Bès prévient aussi que « sans la profondeur de l’enracinement, la radicalité se condamne à n’agir qu’en surface et se dégrade en extrémisme. Sans la vigueur de la radicalité, l’enracinement n’est qu’un racornissement, qui, faute de lumière, conduit à l’atrophie (p. 16) ». Il se réfère beaucoup à la philosophe Simone Weil malgré une erreur sur l’année de son décès, 1943 et non 1944, en particulier à son célèbre essai sur l’Enracinement.

Il existe une évidente complémentarité entre radicalité et enracinement. Il entend « réhabiliter la notion de radicalité et montrer qu’elle n’est viable qu’à condition d’être enracinée (p. 12) ». Il insiste volontiers sur le fait que « l’enracinement […] n’est pas nostalgique, mais politique. Il ne rêve à aucune restauration, il ne fantasme aucun âge d’or, il se pense plutôt comme une force révolutionnaire, une quête de justice qui s’appuie sur une tradition non-violente. […] Ce n’est ni une réaction ni un figement, mais un mouvement spirituel, une actualisation dynamique qui s’appuie sur le passé pour mieux embrasser l’avenir (pp. 19 – 20) ». Par conséquent, il désapprouve l’expression de « Français de souche ». Il a raison. Il y a plus d’une décennie, un rédacteur de Terre et Peuple privilégiait « l’expression “ Européen de racine ” à celle d’« Européen de souche » couramment employé parmi nous, car la racine c’est vivant alors que la souche est morte (1) ».

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Gaultier Bès

S’appuyer sur les racines n’implique pas un quelconque fixisme. Outre la nécessité d’éviter deux tentations, « celle du statu quo (p. 15) » et « celle de la table rase, et elle est à la mode. Le Progrès rase gratis ! (p. 15) », Gaultier Bès conçoit l’identité « comme une continuité permanente, c’est-à-dire comme une réalité à la fois durable et mouvante, évolutive et constante (p. 63) ». L’identité est comme la vie d’un homme : l’allure physique d’une même personne varie au fil de l’âge. L’identité française de 2018 n’est pas celle de 1830 et encore moins celle de 1580. Elle repose pourtant sur un socle ethnique indubitable d’origine boréenne. Gaultier Bès n’évoque pas ce patrimoine génétique et anthropologique commun. Pour lui, « les peuples ont des racines qui les rattachent et à un territoire et à une histoire, et que les nations qu’ils forment au gré des circonstances sont moins des radeaux de fortune que des “ maisons communes ” (p. 75) ». L’expression « maison commune » serait-il un clin d’œil (incongru ?) au mouvement métapolitique naguère animé par Laurent Ozon ? Gaultier Bès connaîtrait-il par ailleurs les travaux de l’excellent revue Le recours aux forêts qu’Ozon dirigea dans les années 1990 ? Cette belle revue défendait déjà l’enracinement et l’écologie réelle, étudiait Jacques Ellul et Bernard Charbonneau et se doutait que « l’enracinement sans radicalité est artificiel, la radicalité sans enracinement superficielle (p. 80) ».

Identité(s) et politique

Gaultier Bès se montre parfois sinon ambigu, pour le moins confus. Il considère que « l’identité comme le chemin le plus sûr vers l’altérité (p. 52) ». Très bien ! Mais comment concilier cette indispensable altérité quand il écrit par ailleurs que la France est une vieille nation politique, un État-nation qui s’est édifié sur un déracinement concerté des peuples, des territoires et des métiers, sur l’ethnocide des campagnes et la suppression des corporations ? Certes, « l’État-Nation n’est pas l’alpha et l’oméga de la vie politique, reconnaît-il. C’est moins, à l’instar de la laïcité, une “ valeur ” qu’un principe de gouvernement (p. 70) ». Émanation de la Modernité, l’État-nation déracine tout, y compris ces nations que sont les ethnies et les peuples. Mondialisme inassumé et partiel, il arrase les différences essentielles. Il aurait pu introduire dans sa réflexion la notion clé de terroir. Il semble l’oublier. Or, sans terroir, l’enracinement se révèle impossible. Le terroir est l’appropriation par le sang, l’égrégore communautaire, l’histoire et la culture, le sol investi par les génies de lieu. La nation dans sa fibre la plus authentique, avant de subir une évolution stato-nationale, coïncidait à « une culture enracinée dans le terroir (bodenständig Kulture) (2) ». Pourquoi dès lors vouloir opposer la nation à l’empire, cette forme politique qui met en cohérence des nations culturelles plus ou moins proches, dont il ne paraît pas saisir les implications pratiques de ces diversités mises à l’unisson ? Le modèle impérial diverge de la fallacieuse construction dite européenne. Il déplore les transferts de souveraineté stato-nationale prévues par les traités européens vers une strate européenne inexistante du fait de leur dépolitisation de ses instances. Il en résulte leur neutralisation politique (Carl Schmitt).

L’Europe n’est pas le miroir du monde, mais la consécration d’un polyculturalisme enraciné et autochtone. « La polis ne saurait se superposer au cosmos (p. 71) », et ce, malgré que « mondialisation culturelle et globalisation économique sont les deux faces d’une seule et même médaille (p. 76) ». Certes, « contre la City et son monde, précise-t-il plus loin, être radical, c’est user pleinement de son droit de cité (p. 123) ». Ce droit de cité ne présuppose-t-il pas l’établissement de limites, appelées par exemple frontières non seulement en géopolitique, mais aussi d’un point de vue juridique ? Force est de constater que Gaultier Bès n’aborde pas ce sujet brûlant. En effet, quelque soit sa nature, un État se doit d’établir des bornes tant territoriales que civiques. L’appartenance à une citoyenneté suppose une distinction radicale entre les citoyens et les autres, et justifie la préférence nationale. En bon Français, Gaultier Bès confond citoyenneté et nationalité. « La nation est une fiction ? Sans doute ! Mais elle est une fiction utile, condition d’une vie politique que soit autre chose que la chambre d’enregistrement des grandes firmes mondialisées (p. 64). » La nation comme peuple vivant n’est jamais fictive. C’est la citoyenneté qui l’est, surtout à l’heure de ces saloperies de réseaux sociaux et de matraquage télévisuel incessant, sans oublier les méfaits de la partitocratie. Le temps est venu de dissocier la nation et l’État. La première retrouve son caractère communautaire et identitaire; le second prend enfin une tournure spécifiquement politique en devenant sciemment communautariste autochtone et en promouvant un aspect authentiquement plurinational.

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L’auteur aurait pu se référer à l’excellente Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil. L’État-nation meurt d’un leurre démocratique et de la malfaisance des partis politiques. Outre la politicaillerie et l’invasion de la Technique, la croyance en une illusoire « fin de l’histoire (Francis Fukuyama) » favorise le pacifisme, abolit les volontés et ricane du citoyen prêt à se sacrifier pour sa cité et les siens. Le courage a déserté le Vieux Continent. Citoyenneté et res publica demeurent pourtant des concepts hautement polémogènes. La cité n’existe qu’à travers la perception, réelle ou supposée, d’un danger plus ou moins imminent envers elle. Du coup, le paragraphe « La nation et la paix » évacue le conflit comme permanence politique et nécessité historique. La lecture d’un ouvrage méconnu de Régis Debray, Le code et le glaive (3), lui aurait été profitable dans une perspective « nationiste ».

Gaultier Bès confond aussi le tribalisme, manifestation tangible de l’hyper-modernité ultra-individualiste, du communautarisme, véritable bête noire de la doxa ordo-républicaine hexagonale. Oublie-t-il que l’Ancienne France d’avant 1789 était un agencement dynastique de communautés multiples et variées ? On ne peut mettre dans une même équivalence des démonstrations néo-tribales suscitées par le consumérisme libéral (adeptes des rave parties, vegans, féministes hystériques, gays) et l’affirmation salutaire de communautés spirituelles, ethniques, culturelles et linguistiques. Les droits à la différence charnelle et à la reconnaissance institutionnelles ne concernent que les Alsaciens, les Basques, les Bretons, les Catalans, les Corses, les Savoisiens, voire les musulmans, et nullement les fumeurs de shit, les joueurs de boules ou les fans de piercing ! Seule la renaissance de communautés organiques enracinées favoriserait un renouveau démocratique de proximité. L’auteur constate que « la politique se meurt de n’être plus qu’une grande surface où le citoyen-consommateur erre, éperdu, entre les rayons pleins de promesses et de programmes affriolants (pp. 13 – 14) ». Bref, « il nous faut repenser radicalement la politique. La remettre à sa place (p. 15) ». Comment remédier à la dépréciation du politique ? Par l’intermédiaire des AMAP, des SEL, des coopératives, des jardins partagés, du recyclage généralisé, des monnaies locales ? Toutes ces excellentes initiatives n’influent cependant qu’en marge de la « société liquide (Zygmunt Bauman) ». Le tissage des liens sociaux participe au réenracinement et au maintient de son identité, de sa liberté et de sa souveraineté. « Plus un peuple a des racines solides, plus il a de ressources pour préserver son indépendance (p. 68). » Que faire alors quand les racines s’étiolent et se sclérosent ? C’est le cas pour des Français de plus en plus hors-sol.

Affranchissement du local

racines2.jpgGaultier Bès fait finalement trop confiance aux racines. Il a beau distinguer « l’image végétale des “ racines [à] celle, toute minérale, des “ sources ” (p. 25) », il se méprend puisque l’essence bioculturelle de l’homme procède à la fois aux racines, aux sources et aux origines. Ces dernières sont les grandes oubliées de son propos. Ce n’est toutefois qu’en prenant acte de cette tridimensionnalité que l’enracinement sera complet. Pourtant, il prend soin de préciser que « le global n’est pas l’universel, c’est l’extension d’un local hégémonique (p. 76) ». L’avertissement fait penser à l’opuscule du Comité invisible, À nos amis. Le local « est une contraction du global (4) ». « Il y a tout à perdre à revendiquer le local contre le global, estime le Comité invisible. Le local n’est pas la rassurante alternative à la globalisation, mais son produit universel : avant que le ne soit globalisé, le lieu où j’habite était seulement mon territoire familier, je ne le connaissais pas comme “ local ”. Le local n’est que l’envers du global, son résidu, sa sécrétion, et non ce qui peut le faire éclater (5). » Outre le collectif d’ultra-gauche, Guillaume Faye s’interrogeait sur l’ambivalence du concept. « L’enracinement doit […] se vivre comme point de départ, la patrie comme base pour l’action extérieure et non comme “ logés ” à aménager. Il faut se garder de vivre l’enracinement sous sa forme “ domestique ”, qui tend aujourd’hui à prévaloir : chaque peuple “ chez soi ” pacifiquement enfermé dans ses frontières; tous folkloriquement “ enracinés ” selon une ordonnance universelle. Ce type d’enracinement convient parfaitement aux idéologues mondialistes. Il autorise la construction d’une superstructure planétaire où s’intégreraient, privés de leur sens, normés selon le même modèle, les nouveaux “ enracinés ” (6). »

En lisant Radicalisons-nous !, on a l’impression que l’enracinement des peuples du monde entier assurerait une paix universelle, ce qui est à la fois irréaliste et fort naïf. En effet, l’auteur écarte les facteurs d’imprévisibilité de l’histoire. Même si tout un chacun (re)trouverait un enracinement approprié, tensions et contentieux plus ou moins virulents persisteront.

En célébrant « la politique par la racine », sous-titre de ce bon essai qui fait la part belle aux formules bien tournées : « Pour que notre avenir soit fécond, notre présent se doit d’être profond (p. 54) » et s’achève sur un manifeste en dix points parmi lesquels « la radicalité ne croit pas au Progrès (p. 120) » et « la radicalité est la condition de toute écologie (p. 121) », Gaultier Bès ignore peut-être que l’intérêt pour les racines n’est pas nouveau. Aux élections européennes de 1999, la liste CPNT (Chasse, pêche, nature et traditions) avait pour sympathique slogan « De toute la force de nos racines ». Plus anciennement, en 1977, le Club de l’Horloge publiait Les racines du futur, un magistral travail de reconquête intellectuelle qui mentionne « le triple enracinement ». Le constat de cet essai démontre un plus grand pragmatisme que celui de Gaultier Bès. « De cet enracinement dans l’espace et le temps pourra naître une communauté de destin. La définition d’un projet collectif doit enrayer les effets pervers d’un enracinement qui pourrait favoriser l’éclosion d’une multitude d’égoïsmes locaux ou régionaux. […] La définition d’un destin commun, qui est de la compétence souveraine de l’État, la conquête collective d’une “ nouvelle frontière ” économique, sociale, scientifique voire géographique (comme la construction européenne), pourra, seule, sublimer les égoïsmes et les particularismes, dans le respect des différences et des autonomies (7). »

La récente exposition éditoriale (y compris médiatique) d’une quête des racines lui (re)donne cependant une sympathique notoriété métapolitique. Qu’elle soit fertile auprès des Albo-Européens !

Georges Feltin-Tracol

Notes

1 : Jean-Patrick Arteault, « Guerre culturelle et combat identitaire », Terre & Peuple la revue, n° 25, Équinoxe d’automne 2005, p. 18.

2 : Martin Heidegger, Lettres à sa femme Elfride. 1915 – 1970, le Seuil, 2007, lettre du 8 juillet 1918, p. 109. En matière d’enracinement et nonobstant une langue souvent hermétique et déroutante, y compris pour les germanistes, la pensée de Heidegger présente plus que jamais un atout considérable, surtout à l’heure où une cohorte de sycophantes « universitaires » ose contester l’auteur des prophétiques Cahiers noirs.

3 : Régis Debray, Le code et le glaive. Après l’Europe, la nation ?, Albin Michel – Fondation Marc-Bloch, 1999.

4 : Comité invisible, À nos amis, La fabrique éditions, 2016, p. 191.

5 : Idem, pp. 190 – 191.

6 : Guillaume Faye, Europe et modernité, Eurograf, 1985, pp. 53 – 54.

7 : Club de l’Horloge, Les racines du futur. Demain la France, Masson, 1977, p. 194. Lisons aussi Bernard Charbonneau, L’Homme en son temps et en son lieu, préface de Jean Bernard-Maugiron, RN Édition, coll. « Ars longa, vita brevia », 2017.

• Gaultier Bès, Radicalisons-nous ! La politique par la racine, préface de Jean-Pierre Raffin, Éditions Première Partie, coll. « À la limite », 2017, 127 p., 7 €.

mardi, 14 novembre 2017

Enracinement et mondialité: l’Europe entre nations et régions

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Enracinement et mondialité: l’Europe entre nations et régions

Gérard Dussouy
Universitaire, essayiste

Ex: https://metamag.fr

La notion d’enracinement ne va pas de soi, même si elle suggère l’attachement à un territoire, à des traditions ; enraciner voulant dire faire racine. C’est qu’elle n’implique pas la fixité, comme l’on peut être tenté de le penser, et comme le prouve l’expérience historique de plusieurs communautés humaines.

Néanmoins, cette notion d’enracinement est mise en avant aujourd’hui. Et si elle soulève tant d’intérêt, c’est parce qu’elle répond à une évidente perte de repères. Celle que provoquent les mouvements, les flux ininterrompus, qui caractérisent la mondialité ; ce nouveau cadre de vie des humains. Et qui correspond à un changement radical, intervenu en quelques décennies.


La mondialité est, en effet, le nouvel état du monde (celui qui résulte des différents processus de la mondialisation). Elle signifie que les individus et les peuples sont désormais tous inscrits dans un même monde connexe et synchrone, dans lequel la référence ultime ne semble plus être le local, mais le global. Dans lequel, le temps mondial absorbe toutes les temporalités régionales ou locales.

Cette nouvelle donne suscite, à la fois, de plus en plus d’instabilité dans les activités humaines et de crispations identitaires ou sociales, et elle soulève nombre d’interrogations. Toutes celles qui se trouvent au cœur de la relation problématique entre la tendance forte à l’homogénéisation du monde et ses propres hétérogénéités (dont les enracinements). Et, à propos de laquelle, on risquera ici quelques hypothèses.

La relativité de l’enracinement

On peut définir l’enracinement comme un contexte de vie, un espace-temps individuel ou collectif marqué par un lieu précis, une histoire locale, des traditions, des métiers, des habitudes de consommation, d’alimentation, de comportement.
Le village a pu être considéré comme l’idéal-type de l’enracinement. Symbolisé par son clocher, ou par son minaret en d’autres lieux, et marqué par le mythe du paysan-soldat. Ce qui n’est plus vrai suite à la révolution industrielle et à l’urbanisation des sociétés, facteurs de déracinement et d’uniformisation, à la fois.

enrac1.jpgAujourd’hui la transformation est largement accentuée avec la métropolisation du monde : l’interconnexion des capitales et des grandes villes fait qu’il existe souvent plus de liens entre elles qu’entre chacune d’elles et son propre arrière-pays. D’où, parfois, un sentiment d’abandon au sein des périphéries rurales (thème devenu récurrent en France).

Mais l’espace-temps va au-delà de l’horizon villageois (région ou nation), comme il peut relever d’un contenu plus social que territorial (monde paysan ou monde ouvrier). Enfin, l’enracinement n’interdit pas des affiliations multiples. Dans tous les cas, son apport essentiel est qu’il fixe des repères de vie, et on pourrait dire presque, pour la vie.

En contrepartie, l’enracinement génère nécessairement une vision du monde ethnocentrique. Tout individu ou tout groupement d’individus a une vision circulaire du monde qui l’entoure ; une vision autoréférentielle qui implique des perceptions faussées de l’environnement. C’est sans aucun doute là, le principal obstacle à la construction de l’Europe politique.

Contrairement à l’étymologie même du terme, il existe une réelle dynamique de l’enracinement.

D’abord, il n’est pas synonyme d’immobilité, et l’enracinement n’interdit pas l’échange, le déplacement. Le voyage est parfois le meilleur moyen d’apprécier ses racines. Quant à l’échange commercial, tant qu’il a été un échange de biens, et non pas un transfert de ressources financières ou technologiques, il était effectué entre des entités économiques enracinées.

Ensuite, le déracinement lui-même n’implique pas, systématiquement, la perte des racines (l’éradication proprement dite). Il est à l’origine de nombreuses recontextualisations de vie qui s’accompagnent de ré-enracinements. On en veut pour preuve, les nombreuses Little Italy ou China Towns que l’on connaît dans le monde. A plus grande échelle, l’Argentine est comme une nation hispano-italienne, en tout cas cela y ressemble, installée en Amérique du Sud. Quant à Israël, quoique l’on puisse penser des conséquences géopolitiques de sa création, c’est une remarquable réussite de ré-enracinement, dans la terre des ancêtres après des siècles de dispersion. Mais la diaspora n’avait pas fait disparaître les racines culturelles des Juifs.

De nos jours, la dynamique de l’enracinement est également la cause de la communautarisation des sociétés occidentales avec le ré-enracinement, au moins partiel, parce qu’il faut compter avec les phénomènes d’acculturation, des populations immigrées. En effet, partout dans le monde, les groupes qui migrent ont tendance à reconstruire leur histoire, et ils reconfigurent leur projet ethnique.

La mondialité en cause : culture globale ou communautarisation globale ?

C’est tout le problème aujourd’hui : les flux humains, matériels, et immatériels de la mondialité défient toutes les formes d’enracinement. Que peut-on en attendre ?

Une culture globale ? Dans le monde connexe et synchrone qui est désormais le nôtre, une impression de mouvement perpétuel s’est installée. L’interchangeabilité des lieux, des espaces-temps individuels et collectifs  semble presque être devenu la normalité. Par exemple, jeunes migrants africains en Europe contre retraités européens en Afrique du Nord.

Et la numérisation des sociétés vient ajouter au phénomène éminemment territorial du déracinement/ré-enracinement, celui, a-territorial, des multiples communautés virtuelles qui vient modifier les affiliations, les allégeances et les solidarités traditionnelles.

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Tout cela s’accompagne-t-il de l’émergence d’une culture globale ?

Des sociologues la perçoivent déjà. Ils la comprennent comme une symbiose des cultures particulières. Ou, et c’est quelque peu différent, comme une hybridation d’éléments culturels nationaux, étrangers les uns aux autres et déformés, et d’éléments sans identité, apparus dans la sphère des réseaux sociaux, qui se transmettraient instantanément d’un lieu à un autre, grâce aux supports médiatiques et numériques.

En quelque sorte, la culture globale serait, ni plus ni moins que, la culture du technocosme (à savoir, le système technologique, médiatique et numérique) qui enveloppe toutes les activités humaines et qui tend à se substituer au milieu naturel (avec toutes les rétroactions négatives que l’on connaît). Mais aussi, par la même occasion, des communautés virtuelles qui mettent en réseau des individus éparpillés dans le monde, lesquels peuvent finir par entretenir entre eux plus de relations qu’avec leurs proches ou leurs voisins immédiats. Il est clair que l’enracinement local, régional ou national n’est plus alors prioritaire.

Pour des sociologues comme R. Robertson, la culture globale est devenue l’ensemble humain au sein duquel le processus de l’intégration mondiale a pris son autonomie, en raison de l’expansion et de l’intensification des flux culturels globaux. Mais, cet avis ne fait pas l’unanimité parce que le rétrécissement du monde et le raccourcissement du temps créent aussi de la promiscuité entre les groupes humains qui entendent, malgré tout, conserver leurs particularités.

Une communautarisation globale ?

Et si la proximité, au lieu de promouvoir l’unité, malgré une globalisation relative des cultures, entraîne alors une communautarisation générale des sociétés concernées, à quoi peut-on s’attendre ?

Pour les plus optimistes, cette communautarisation pourrait prendre la forme d’une « fédération de diasporas », soit la cohabitation globale des groupes humains installés et déplacés. La rencontre des migrations de masse et des médias électroniques sans frontières, en permettant la restructuration des identités à distance, en d’autres lieux, serait ainsi fondatrice d’une ethnicité moderne qui caractériserait les nouvelles sociétés multicultures ; celle de la coexistence de différents espaces ou « lieux post-nationaux ». Et ce n’est plus là seulement une hypothèse d’école (propre au sociologue indien Appaduraï), puisque le Premier ministre canadien Trudeau a fait sienne la doctrine de l’Etat postnational qui fait qu’au Canada, à ses yeux, les communautés d’origine anglaise ou française n’ont pas plus de droits à faire valoir, du fait de leur antécédence, que les nouvelles communautés d’immigrés. Il est d’ailleurs fort possible que son successeur à la tête de la Confédération soit bientôt un ressortissant de la minorité indienne.

Néanmoins, conséquemment à ses travaux sur les minorités indiennes (Sikhs notamment) installées aux USA, Appaduraï, avec amertume, mais aussi avec lucidité et honnêteté, a fini par constater que la globalisation culturelle pouvait exacerber les différences. Et que d’une manière générale, il fallait admettre l’aspect schizophrène qu’engendre l’hybridité de la culture de ceux qui depuis les pays du sud viennent s’installer en Occident. Ce qui paraît une évidence quand on parcourt les banlieues françaises.

La fin des luttes hégémoniques ?

Une culture globale ou une « fédération de diaspora », l’une ou l’autre, peut-elle mettre fin aux luttes hégémoniques ? Rien n’est moins sûr. L’historien et sociologue I. Wallenstein (d’obédience néo-marxiste et par conséquent plus politiquement correct que S. Huntington) a qualifié l’arrière-plan culturel de la mondialisation de « champ de bataille du système-monde moderne ». Pour lui, comme pour beaucoup d’autres, le champ culturel demeure un espace structuré par les rapports de puissances. Il reste le terrain des luttes hégémoniques entre les communautés les mieux enracinées et les mieux technologiquement équipées. Dès lors, bien que l’avantage aille encore aux Etats-Unis, il est certain qu’il n’y aura pas d’occidentalisation du monde, contrairement à ce qui a été proclamé tous ces derniers temps. Comme l’a parfaitement dit le philosophe américain R. Rorty, la pensée moderne et la théorie des droits de l’homme qui va avec n’auront jamais été, prises ensemble, qu’une originalité de la bourgeoisie libérale occidentale.

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Car, ce n’est pas maintenant qu’elle est devenue la première puissance économique mondiale, en attendant d’accéder à ce même rang militaire et technologique, à l’horizon 2050, comme vient de le promettre son premier dirigeant, que la Chine va renoncer à ses valeurs et à ses croyances. Bien au contraire, leur retour est à l’ordre du jour. Il va de soi que la culture chinoise, enracinée dans une masse plus que milliardaire, et portée par sa diaspora, va compter de plus en plus dans la structuration mentale de la mondialité.

Nul doute aussi que la mouvance musulmane, malgré ses divisions, en raison de la multitude qu’elle représente et du profond enracinement de la religion qui l’anime doit être considérée, également, comme l’un des principaux challengers de la lutte hégémonique. L’instrumentalisation diplomatique de l’islam par la Turquie, mais elle n’est pas la seule, atteste déjà de ce potentiel.

Trois hypothèses pour une relation problématique

Le changement du contexte mondial, dans ses dimensions technologique et démographique/migratoire surtout, complique sérieusement la compréhension de la nature de l’enracinement. Pour évaluer ce dont il pourrait advenir de cette notion, relative en soi comme on l’a vu, il nous faut faire appel à la relation contradictionnelle qui existe entre la tendance à l’homogénéisation du monde avec toutes ses hétérogénéités (c’est-à-dire, comme on l’a dit tous ses enracinements), et qui ouvre trois hypothèses :
celle de l’homogénéisation forte ou complète.
Elle est la négation des enracinements, car dans cette hypothèse, le local ne serait plus que du global localisé. On en revient à cette culture globale générée par les technologies de la communication, mais aussi par l’uniformisation des styles de vie tournés vers la consommation et le confort.

Mais, le global peut lui-même être imprégné d’éléments locaux globalisés. Il n’est donc pas incompatible avec la présence d’une hégémonie culturelle. Une sorte de global sous hégémonie. Comme cela en a l’allure depuis 1945, et surtout depuis la fin de l’Urss, en raison de la domination écrasante des USA en matière de productions culturelles. Cependant, comme on l’a noté, dans quelques décennies, cela pourrait être le tour de la Chine tant il est vrai que l’influence culturelle est la continuité de la puissance.
celle de l’hétérogénéité triomphante et de la fragmentation planétaire.

Pour différentes causes, la tendance à l’homogénéisation du monde, et à son intégration, par le marché notamment, pourrait s’interrompre. Car rien n’est irréversible. On peut en percevoir trois, parmi d’autres moins évidentes : les catastrophes naturelles engendrées par le changement climatique ; les crises économiques et sociales alors que l’économie mondiale est annoncée, par beaucoup d’économistes, se diriger vers un état stationnaire (insuffisant pour satisfaire à tous les besoins grandissants de la population mondiale en pleine croissance) ; les guerres démographiques structurelles. Trois causes qui peuvent s’avérer, bien entendu, interactives.

Si de tels événements devaient survenir ou de tels phénomènes s’enclencher, il est sûr que l’on assisterait à une fragmentation du système mondial sous l’effet d’un vaste mouvement de reterritorialisation, de renationalisation, de relocalisation…et finalement de ré-enracinement.

Ce nouveau désordre mondial, engendré par les luttes pour la survie, tous les groupements humains, toutes les nations, ne seraient pas en mesure de le surmonter. Parmi les entités politiques les mieux en situation d’y parvenir, on trouverait celles dotées d’un fort mythomoteur (complexe de symboles, de valeurs partagées, de styles et de genre de vie), selon la terminologie du sociologue anglais Anthony Smith. On pense ici au Japon dont le mythomoteur a survécu (et la nation japonaise avec lui) aux avanies subies depuis 1945, malgré la crise d’identité de sa jeunesse, et en dépit d’un déclin démographique prononcé.
Mais le chaos aggraverait les inégalités et les crispations identitaires seraient, pour la plupart, sans apporter de solution, tant les unités reterritorialisées seraient faibles.

En Europe, dans cette hypothèse comme dans la première, c’est la fin des modèles nationaux qui est annoncée. Et que l’on constate déjà, en raison du dépassement structurel des États concernés et de la décomposition de leur nation (dénatalité, vieillissement, communautarisation).

Dès lors, entre l’homogénéisation de la culture mondiale, probablement sous hégémonie, destructrice des identités, et la dispersion régressive ou mortelle dans le chaos, une voie de salut existe du côté de la mise en place de nouveaux cadres politiques à la mesure des défis inventoriés. En recherche de sécurité et de régulation, fondés sur des affinités culturelles et/ou civilisationnelles, ces cadres seront nécessairement plurinationaux. Ce qui, inéluctablement, renvoi à la thématique du fédéralisme.

En effet, face aux réalités de la géopolitique mondiale, et en présence de la diversité culturelle européenne, le seul recours réside dans la restauration du politique grâce à l’ancrage de sa verticalité dans les réalités historiques et locales européennes. Il s’agit de construire l’Europe par le haut et par le bas, de façon simultanée, et d’édifier des institutions à forte réflexivité collective, c’est-à-dire en mesure de s’auto-corriger (en jouant de la subsidiarité, dans un sens comme dans l’autre). Malheureusement, on n’en est pas là ! Malgré le constat d’impuissance, la logique du chacun pour soi l’emporte, jusqu’à engendrer de pathétiques querelles d’Européens.

La question de fond demeure toujours la même : les Européens ont-ils conscience d’avoir des intérêts vitaux communs, et sont-ils prêts à s’organiser en conséquence ? Ou bien, considèrent-ils qu’ils peuvent s’en sortir, chaque État-nation ou chaque État-région, chacun de son côté, et sauver ce qui lui reste de prospérité et d’identité? Ou bien encore les Européens sont-ils résignés à leur autodissolution, ou sont-ils prêts à se replier dans des isolats au sein même de leur propre Etat. L’avenir donnera la réponse !

Contribution aux Assises de l’enracinement, Ligue du Midi.

Gérard Dussouy, professeur émérite à l’université de Bordeaux,  a publié un Traité de Relations internationales, en trois tomes, Editions L’Harmattan, 2009. Et en 2013, Contre l’Europe de Bruxelles, fonder un État européen, Editions Tatamis. Une édition italienne de ce dernier livre, mise à jour et adaptée, est parue.

jeudi, 21 janvier 2016

L’autochtonisme ou la guerre civile?

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L’autochtonisme ou la guerre civile?

par Antonin Campana

Ex: http://autochtonisme.com

La prise de conscience autochtone (« nous sommes chez nous ») intervient toujours dans le contexte d’une installation durable de populations exogènes. En Europe, cette installation a été planifiée à partir des années 1970, voir dès les années 1920 si l’on se réfère aux idées d’un Coudenhove-Kalergi, « Père fondateur de l’Europe ».  Elle est aujourd’hui une réalité avec laquelle il faut compter sans se réfugier dans l’utopie d’une « rémigration », un espoir qu’il faut certes caresser (« y penser toujours, n’en parler jamais ») mais qui reste complètement illusoire à moyen terme.

En d’autres termes, il faut se poser la question de notre vie, ou de notre survie, dans une société* (* = notre Glossaire) où notre peuple* sera de moins en moins majoritaire. Pour réussir, le modèle républicain avait besoin de tuer les peuples et les appartenances réelles pour imposer une collectivité neutre, simple quantité définie par une appartenance de papier. Le « repli identitaire » autochtone comme les attentats islamistes ont rendu ce modèle obsolète. Des lois de plus en plus liberticides et  une laïcité* qui expulse arbitrairement les cultures* sociétales du domaine public feront certes gagner quelques années à la République* mais ne changeront pas fondamentalement l’issue tragique de l’expérience républicaine : la guerre civile. 

En admettant que ce modèle perdure, ce ne pourrait être que sur le cadavre des peuples, des identités et des cultures. Or, détruire un peuple en le diluant dans une masse hétérogène et «ethniquement» corrosive revient à abroger la démocratie (pas de  « pouvoir du peuple » si le peuple est mort) et surtout à commettre un crime contre l’humanité.

Si nous restons dans le paradigme républicain, il faudra donc accepter que le sang coule ou que notre peuple s’éteigne : soit la guerre civile, soit la mort des peuples et du nôtre pour commencer. Faut-il choisir entre la peste et le choléra ?

autochtone07035_535795903220113_161451461_a.jpgNous vivons un moment historique déterminant. Le déni de réalité est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. L’analyse qui précède est tragique mais juste. La République-Système a engendré volontairement un modèle de société ouverte et mélangée qui est sur le point d’exploser (dans le meilleur des cas) ou de dissoudre les peuples. Il n’y a pas d’autre alternative. Devons-nous rester dans le cadre défini par ce modèle ? Mais quel sera alors l’avenir de nos enfants ? Seront-ils des clones ou des êtres de misères à l’existence incertaine ? Ne devons-nous pas plutôt sortir du cadre pour imaginer une troisième voie entre la guerre civile et la fin de notre humanité ?

L’autochtonisme* repose sur des principes simples qui peuvent à la fois éviter une guerre civile et  permettre la coexistence des peuples en attendant leur retour sur leurs terres ancestrales. Tous les continents et de nombreux Etats sont ou seront confrontés à l’afflux de populations exogènes : c’est le moyen qu’emploie le Système* pour atomiser les peuples et les réduire à des quantités d’individus « égaux » et additionnables à l’infini (mondialisme). Tous les peuples auront donc intérêt, tôt ou tard, à poser le principe de la prééminence autochtone. Tous les peuples auront donc intérêt à faire pression sur leurs membres exilés pour qu’ils acceptent cette prééminence là où ils vivent. Tous les peuples sont par définition des « alliés objectifs » face au système à tuer les peuples.

Il existe peut-être une possibilité d’éviter la guerre civile sans avoir à choisir le système à tuer les peuples. Cette possibilité de paix et de respect mutuel réside toute entière dans notre capacité à refuser ce choix odieux et à défaire ce que la République-Système a fait. Un nouveau régime politique fondé sur la reconnaissance des appartenances devrait reconnaître juridiquement et politiquement l’existence du peuple autochtone et la réalité des communautés étrangères installées au milieu de lui. Les membres du peuple autochtone et ceux des communautés jouiraient alors d’un statut civil différent, le peuple autochtone disposant de droits collectifs particuliers. Tous auraient le droit de vivre selon leurs propres coutumes et de gérer leurs affaires intracommunautaires selon leurs propres lois. Il reviendrait aux institutions étatiques de régler les différents entre communautés (ou entre personnes originaires de communautés différentes), mais aussi d’assurer la prééminence autochtone dès lors que les intérêts autochtones seraient en jeu. Dans ce cadre, le peuple autochtone disposerait de prérogatives particulières afin d’assurer sa sécurité : capacité de blocage des lois, contrôle des flux migratoires, prééminence identitaire sur le territoire autochtone… Il reviendrait aux instances autochtones et étatiques d’engager dès que possible le processus de rémigration en concertation avec les autres peuples autochtones et les instances dirigeantes des communautés étrangères.

Ce qui est exposé ici ne relève pas de l’utopie. La loi organique sur la Nouvelle Calédonie met déjà en application certains des principes exposés (statut civil, droits collectifs, gestions des affaires internes, prééminence identitaire…). L’extension à la France de cette loi (les Autochtones de France ayant un statut similaire à ceux de Nouvelle Calédonie) permettrait de différer, voire d’écarter le spectre de la guerre civile tout en réagrégeant notre peuple. Je sais que de nombreux réfractaires verront dans l’ébauche de ces quelques propositions un recul inacceptable, voire une acceptation de la présence étrangère au milieu de notre peuple, peut-être même une trahison. C’est qu’ils sont dans le déni de réalité : les étrangers sont déjà au milieu de nous. Devons-nous les combattre physiquement ? Devons-nous nous laisser dissoudre avec eux dans la société métissée ? Ou devons-nous chercher une voie à la fois pacifique et respectueuse des peuples ? Eux, les étrangers, et nous, les Autochtones, avons le même ennemi. Et à long terme, car leur tour viendra, les mêmes intérêts. Le Système a entamé une stratégie « peuple contre peuple » pour réduire l’humanité à une quantité domestiquée. Un régime politique fondé sur le respect des appartenances peut seul permettre à notre peuple d’exister politiquement (car aujourd’hui il est noyé dans une société multiethnique). Si nous échouons à installer ce régime, il y aura la guerre. Si nous réussissons, nous assurons un avenir  (non pas radieux mais vivable) à nos enfants et un destin à notre peuple.

Laisser venir la guerre est une absurdité quand une possibilité de paix digne et équitable s’offre à toutes les parties.

Antonin Campana

lundi, 28 décembre 2015

Breiz Atao! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré: une mystique nationale

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Breiz Atao! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré: une mystique nationale (1901-1948)

Interview de Sébastien Carney

Ex: http://www.leblancetlenoir.com

Rennes (Breizh-info.com) – Les Presses Universitaires de Rennes ont publié, fin novembre, un ouvrage intitulé « Breiz atao », écrit par Sébastien Carney. Maître de conférences en histoire contemporaine à l’UBO (Brest), il s’est spécialisé depuis plusieurs années dans l’étude des mouvements non-conformiste de Bretagne, ainsi que dans le régionalisme et le séparatisme. Le propos de son ouvrage ? Il est de dire que l’on ne comprendra rien à Mordrel, Delaporte, Lainé ou Fouéré, tant qu’on s’obstinera à n’en faire que des « collabos».

L’histoire du mouvement breton ne se réduit pas à des épisodes spectaculaires et dramatiques de la Seconde Guerre mondiale : ceux-ci ne furent que la mise en application d’idées énoncées bien avant, partout en Europe, et adaptées à la Bretagne par quelques personnalités hors norme.

Pour faire le point sur le livre, nous avons interrogé son auteur.

Breizh-info.com : Pouvez-vous présenter votre ouvrage et vos travaux. Qu’est ce qui ne fait pas de ce livre » une étude de plus sur Breiz atao « ?

breiz-atao.jpgSébastien Carney : Le titre de mon ouvrage évoque à la fois la revue, le cri de ralliement et le surnom dont se sont eux-mêmes affublés les militants d’avant 1944. Aussi ne porte-t-il pas uniquement sur Breiz Atao, qui fut publiée entre 1919 et 1939, puis reprise momentanément en 1944, mais sur le parcours de quatre personnes, quatre ténors du mouvement breton du début du XXe siècle, que j’ai souhaité suivre de leur naissance à leur exil en Irlande ou en Argentine. Tout ce qui se passe après ne relève pas de mes recherches. Mon propos était de sortir d’une vision monolithique de l’histoire du mouvement breton considéré comme un tout original, auto-engendré, qui aurait connu une dérive dans l’entre-deux-guerres.

Aussi fallait-il le comparer à d’autres mouvements de pensée – les « non-conformistes » – actifs au même moment dans le reste de la France et dans d’autres pays d’Europe, notamment en Allemagne. Je ne voulais pas en rester non plus à la Seconde Guerre mondiale, qui n’est finalement que la mise en œuvre d’idées et de projets maturés bien avant et pas seulement en Bretagne. De plus, jusqu’à présent les chercheurs se sont surtout demandé pourquoi ce mouvement d’avant 1944 n’avait pas percé. Il me semblait important de renverser cette problématique et tâcher de comprendre pourquoi une poignée de personnes s’était acharnée dans un militantisme qui les menait d’échecs en échecs, qui par ailleurs impactait fortement leur entourage, à commencer par leurs familles. Aussi ai-je essayé de suivre ces personnages au plus près, pour comprendre leur engagement.

Breizh-info.com : Comment avez-vous mené votre étude ? A quelles archives avez-vous eu accès ? Avez-vous fait de nouvelles découvertes ?

Sébastien Carney : Pour mener à bien ce travail j’ai dépouillé toute la presse militante bretonne de l’époque, qui a été très prolifique, mais aussi quelques revues de mouvements « non-conformistes » parisiens qu’on appelle aujourd’hui les « relèves » : L’Ordre Nouveau, Esprit, Mouvements, essentiellement. Les archives publiques sont aujourd’hui largement accessibles, parfois sur dérogation, que l’on obtient sans problème. Les archives départementales sont évidemment une source primordiale, mais il y a aussi des choses dans certaines archives municipales, aux archives nationales. J’ai également pu accéder à certains fonds privés : celui de Yann Fouéré à l’Institut de Document Bretonne et Européenne de Guingamp, qui est énorme, très riche et très varié ; celui d’Olier Mordrel, qui est également très important. Quant aux papiers de Raymond Delaporte et de Célestin Lainé, ils ont été versés au Centre de Recherche Bretonne et Celtique, à Brest. Un second fonds Lainé existe aux archives nationales galloises, à Aberystwyth, où je me suis rendu. J’ai également accédé à d’autres fonds en Irlande, en Angleterre, aux États-Unis et aussi en Allemagne, où on trouve par exemple de la correspondance entre des militants bretons et Friedrich Hielscher, gourou de Gerard von Tevenar, qui eut lui-même une grosse influence sur Lainé et Mordrel, entre autres.

Cela m’a permis de mettre en évidence le rôle de la Grande Guerre dans l’édification de cette génération très tôt confrontée au politique, à la violence. Quand l’armistice a été signé, ces jeunes gens promis à la guerre se sont retrouvés privés du sens que l’on avait donné à leur vie, et de l’expérience irremplaçable et vite mythifiée que fut le front. « C’est au feu que l’on voit les hommes », disait en substance son père à Mordrel. Il leur a fallu trouver une autre mission dans laquelle se dépasser. Ce fut la politique, toujours aux marges. En cela ils ont rejoint d’autres de leur génération, qui à Paris, mais aussi ailleurs en Europe, animaient les mouvements « non-conformistes ». Ainsi le modèle qu’ils ont suivi est bien moins l’Irlande que les relèves « réalistes » des années 1920, « spiritualistes » du début des années 30, et la « révolution conservatrice » allemande par la suite. Tous ces mouvements visaient à réformer l’État, l’économie, la société, rénover l’homme, restaurer la personne en dehors des cadres établis. Tous se disaient ni à droite, ni à gauche. En Bretagne, les militants se disaient « na ruz, na gwenn, breizad hepken » et leur personnalisme s’étendait du combat pour la langue bretonne à la théorisation d’un racisme breton. Le mouvement breton de l’entre-deux-guerres est une version locale du personnalisme que défendaient ailleurs les gens de L’Ordre Nouveau ou d’Esprit, et des idées de la « révolution conservatrice » allemande. La Seconde Guerre mondiale a donc été perçue comme l’occasion unique de mettre ces principes en application.

Breizh-info.com : Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré, sont, pour la plupart des Bretons, de purs inconnus. La faute à qui ? Pour d’autres, ils sont des « collabos » , des « traîtres ». Ne faut-il pas relativiser cela et replacer toute leur action dans un contexte bien particulier de l’époque ? Qui étaient-ils vraiment ?

Sébastien Carney : L’histoire est une méthode mais aussi un processus assez long. La Seconde Guerre mondiale étant une période symboliquement très chargée dans l’histoire du mouvement breton, il s’est produit pour cette dernière ce qu’on a constaté pour l’histoire de Vichy. Il existe un syndrome de Vichy, qui a vu se succéder plusieurs attitudes face à l’Occupation, après la Libération. Une période de deuil et de règlements de compte a été suivie d’une seconde période, de refoulement celle-là, puis, dans la fin des années 1960, début des années 1970, des chercheurs ont commencé à faire leur travail, et on assiste depuis à un retour du refoulé. Dans le même temps, les archives publiques se sont ouvertes, de même que les archives privées. Tout cela est très humain, ce n’est la faute de personne. Pour que les gens entrent dans l’histoire, il faut laisser faire les historiens, chaque chose vient en son temps.

Il n’appartient pas à l’historien d’identifier les traîtres, ni de relativiser, au risque de diluer les responsabilités des uns et des autres. La collaboration de nombre de membres du mouvement breton ne fait aucun doute. Certains d’entre eux ont pu refuser cette qualification ensuite, pour se disculper, ou tout simplement parce qu’ils se considéraient davantage comme des alliés de l’Allemagne.

Qui étaient-ils vraiment ? Tenter de les résumer en quelques mots reviendrait à penser que Mordrel a toujours été Mordrel, ce qui est absurde. Chacun d’entre eux a été une succession, et parfois une accumulation de personnages, variant au gré de leur éducation, de leurs lectures, de leurs rencontres, de leurs conflits, des événements. C’est ce que j’ai voulu montrer sur 600 pages, et je laisse le soin au lecteur de le découvrir.

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Breizh-info.com : Quid de la destinée de Célestin Lainé ?

Sébastien Carney : Exilé en Irlande et naturalisé irlandais, Lainé a passé la reste de sa vie à ressasser et consigner par écrit ses ressentiments à l’égard de Mordrel et Delaporte, ainsi qu’à justifier l’action de l’Unité Perrot. Atteint d’un cancer, il a cherché dans la macrobiotique des remèdes à même de le guérir et a publié un article sur ce sujet dans un ouvrage de George Ohsawa, dont il s’est rapproché un moment. Assez pour faire évoluer sa foi celtique en une version qu’il voulait celtique du Yin-Yang. Reclus, il vivait chichement des légumes qu’il parvenait à faire pousser autour de sa caravane. Dans les années 1970, quelques jeunes activistes lui ont rendu visite, mais il ne prenait déjà plus part au combat breton.

Breizh-info.com : Quelles étaient les relations entre les différentes factions politiques régionalistes ?

Sébastien Carney : Le mouvement breton de l’entre-deux-guerres était traversé de nombreuses fractures. Entre les « vieux » et les « jeunes » par exemple, c’est-à-dire entre les régionalistes d’avant 1914 et les nationalistes d’après 1918. Quelques passerelles ponctuelles se sont établies entre ces deux tendances, mais pas de quoi les unir. Yann Fouéré a dépensé une énergie folle à tenter d’unifier le mouvement breton mais en vain : les personnalités et les prétentions des uns et des autres étaient bien trop fortes et clivantes pour arriver à quelque consensus que ce soit. Même l’abbé Perrot n’a pas fédéré tout le monde. Il était l’ami de chacun individuellement, mais pas assez pour que tous soient liés entre eux.

Breizh-info.com : Pourquoi ne pas s’être attardé plus que cela sur le personnage de Debeauvais ?

Sébastien Carney : Je n’ai pu aborder Debauvais dans la mesure où je n’avais pas ses archives. Sans matériaux, je me suis résigné à le laisser de côté, temporairement j’espère.

Breizh-info.com : Depuis Breiz atao, il ne semble pas que l’Emsav ait connu un mouvement d’une telle ampleur. Comment a-t-il pu être anéanti à ce point selon vous ? Etait-il vraiment en phase avec la population bretonne ?

Sébastien Carney : Breiz Atao, si l’on parle de la revue, s’est éteinte en 1939 lorsque Debauvais et Mordrel ont décidé de partir en Allemagne. Là, ils ont animé d’autres publications – Ouest Informations et Lizer Brezel – avant de revenir en Bretagne où ils ont créé L’Heure bretonne. Quand Lainé a relancé Breiz Atao en 1944, c’était essentiellement pour s’adresser à un groupe restreint. Ce sont donc ses animateurs qui ont décidé de la destinée de leur revue.

Si l’on évoque la nébuleuse nationaliste qui gravitait autour de Breiz Atao ou du souvenir lié à cette revue dans les années 40, il est clair qu’elle n’était pas du tout en phase avec la population bretonne. Aussi on ne peut pas dire qu’elle ait été anéantie, dans la mesure où elle n’avait auparavant aucun écho réel.

Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948) – PUR – Sébastien Carney – 25€

Photo : Archives Breizh-info.com
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Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948). Interview de Sébastien Carney

samedi, 20 juin 2015

Pour une école enracinée...

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POUR UNE ÉCOLE ENRACINÉE...
 
Recréer les solidarités populaires

Paul Matilion*
Ex: http://metamag.fr

La réforme du collège portée par la ministre de l'éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, est une entorse sévère à la transmission de l'héritage culturel de notre civilisation européenne. L'enseignement du grec et du latin est anéanti tandis que l'enseignement de l'histoire met de côté l'essentiel des périodes glorieuses passées de la France et de l'Europe dans un but totalement idéologique (les titres des thèmes devant être enseignés sont révélateurs : "la longue histoire de l'humanité et des migrations" ; "Une seule humanité" ;...).


Mais ce déracinement des enfants par le biais de l'école est-il vraiment étonnant ? Maurice Barrès, dans le Roman de l'énergie nationale, analysait déjà tristement le déracinement opéré par l'instruction publique imposant, dans les établissements scolaires du "désert français" (Jean-François Gravier), des maîtres ayant pour mission de détacher les élèves de leur terre. Dans Les Déracinés, Maurice Barrès évoque le cas d'un instituteur, M. Bouteiller, parachuté par la haute administration parisienne dans une petite classe scolaire de Lorraine, province chérie par Maurice Barrès mais méprisée par le personnage de son roman, M.Bouteiller. Il pose alors d'emblée le problème : «Déraciner ces enfants, les détacher du sol et du groupe social où tout les relie, pour les placer hors de leurs préjugés dans la raison abstraite, comment cela le gênerait-il, lui qui n'a pas de sol, ni de société, ni, pense-t-il, de préjugés ?» [Les Déracinés de Maurice Barrès édité pour la première fois en 1897 ; p.503 aux éditions Robert Laffont ; 1994.].


Selon Barrès, "avant d'examiner les biographies de ses élèves, M. Bouteiller ne devrait-il pas prendre souci du caractère général lorrain ? [...]. Ne distingue-t-il pas des besoins à prévenir, des mœurs à tolérer, des qualités ou des défauts à utiliser ? Il n'y a pas d'idées innées ; toutefois des particularités insaisissables de leur structure décident ces jeunes Lorrains à élaborer des jugements et des raisonnements d'une qualité particulière. En ménageant ces tendances naturelles, comme on ajouterait à la spontanéité, et à la variété de l'énergie nationale !... C'est ce que nie M. Bouteiller." [ibid ; p.502].


Au moment même de la parution de ce magnifique roman dans lequel les meilleurs élèves de cette petite classe de Lorraine iront à Paris poursuivre leurs études délaissant leur province natale, en Allemagne, un mouvement de jeunesse, le Wandervogel, naît à Steglitz. Ce mouvement composé de jeunes élèves se rebellant contre l'autorité des maîtres, des parents et la société allemande consumériste de leur temps permet aux écoliers de s'enraciner en organisant des randonnées dans les bois à l'entour. Le philosophe Hans Blüher qui suivait le mouvement a très bien décrit l'ambiance qui y régnait dans son Histoire d'un mouvement de jeunesse. Selon lui, "ce retour à la nature, dans quoi se jeta le Wandervogel, ne fut rien d'autre qu'une convergence de la jeunesse pour donner essor à un grand mouvement romantique" [Wandervogel, Histoire d'un mouvement de jeunesse ; Tome I : Paysages au matin du Wandervogel ; Hans Blüher ; édité pour la première fois en allemand en 1912 ; traduit et édité en français aux éditions "Les Dioscures" en 1994 ; p.88]. 


Ces oiseaux migrateurs chantaient dans leurs promenades des chants traditionnels comme "Aus Feuer ist der Geist geschaffen", revenaient aux traditions de leurs plus lointains ancêtres. "Le solstice s'y célébrait selon la coutume germanique" .


D'un côté, nous avons donc de jeunes élèves lorrains déracinés par le levier de l'instruction publique française, de l'autre côté nous avons de jeunes allemands qui fuient l'école pour retrouver leurs racines dans un mouvement tout romantique caractéristique de leur âge.


Hans Blüher, comme Maurice Barrès, se montre très critique envers les enseignants et l'école de son époque afin de prendre parti en faveur de la rébellion des Wandervögel. Il explique que les professeurs ne prennent pas assez en compte les inspirations romantiques de cette jeunesse "amoureuse des mystères de la nuit". Néanmoins, il ne formule pas de critique sur un prétendu déracinement exercé par les professeurs sur leurs élèves. D'ailleurs, comme il l'explique, les oiseaux migrateurs partent en exploration dans les bois avec l'aval des parents et des enseignants. Aussi, si ces jeunes wandervögel connaissent des chants traditionnels qu'ils chantent tous en chœur dans les bois, c'est grâce en partie à l'enseignement délivré par les professeurs de musique. C'est ainsi qu'il cite l'exemple d'un de ces professeurs, Max Pohl, de l'école d'où est né ce fameux mouvement de jeunesse et que les enfants appréciaient énormément : «Beaucoup de jeunes, étouffés des années durant par les parents et l'école, étaient ternes et démoralisés. C'étaient de pâles reflets de leurs professeurs, à l'ombre desquels ils s'étiolaient. Oh ! Une leçon de chant en compagnie de Pohl, et l'on voyait briller les yeux ; à la sortie des classes, les élèves rentraient chez eux par le chemin des écoliers en fredonnant. Pohl avait su verser un peu de baume et charmer l'ennui ; on croisait grâce à lui bien des visages plus clairs et plus purs, qui avaient enfin rencontré un écho de la vie digne d'être vécue : la chanson populaire [...]. Dans les familles, on reprenait amplement ces airs inoubliables, exhumés de vieux recueils par Pohl lui-même. Refrains dont la simplicité allait au coeur, et qui accompagnaient encore maint élève dans sa vie d'adulte [...]».


A travers cette comparaison qui met en exergue la problématique de l'école publique française, nous voyons bien qu'un enseignement qui favorise ou qui facilite la transmission de l'héritage culturel d'un peuple ne produit pas les mêmes effets sur les élèves qu'un enseignement qui la modère. L'enseignement républicain français a pour projet d'élever les élèves vers une raison abstraite au-delà de leurs particularités ethniques, culturelles et aujourd'hui sexuelles avec la théorie du genre [Cf Les Démons du Bien de Alain de Benoist ; édité en 2013 aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.]. La particularité de l'école publique française réside dans le projet universaliste de l'égalité si cher à Jules Ferry, un des pères de ladite instruction publique. C'est ce qui amène l'historien Pierre Barral à affirmer que "les vues du grand Vosgien s'insèrent dans la conception universaliste de l'égalité, définie par la Révolution française, qui contraste avec la valeur prépondérante de la liberté dans la tradition britannique et la solidarité communautaire de la tradition allemande" [Pierre Barral, « Jules Ferry et l'école rurale », Tréma ]. C'est d'ailleurs aussi une des raisons parmi d'autres qu'un mouvement comme celui des Wandervögel n'aurait jamais pu naître en France à la même époque.


Il n'est donc aujourd'hui pas étonnant d'entendre un ministre de l'éducation nationale dire que "pour donner la liberté du choix, il faut être capable d’arracher l’élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel, pour après faire un choix" [ Vincent Peillon dans le JDD du 1er septembre 2012.]. Et c'est exactement ce que reprochait déjà Maurice Barrès à l'école républicaine française il y a maintenant plus d'un siècle. Le fait qu'un ministre de l'éducation nationale veuille actuellement supprimer ou minimiser l'enseignement du grec, du latin et de l'histoire, c'est-à-dire des matières vues comme réactionnaires car traitant du passé, est donc dans la suite logique du projet égalitariste et universaliste que porte en lui l'enseignement français.


Si l'on veut une école qui soit un véritable rempart contre la société libérale actuelle, qui transmette notre héritage culturel pluriel et divers et qui soit imperméable au nihilisme ambiant, alors il faut repenser l'enseignement en prenant en compte les particularités de chaque région, de chaque élève. Il ne suffit pas de réclamer un retour à un enseignement sérieux de l'histoire, de la langue française et du grec et du latin. Il faut aussi promouvoir un enseignement qui mette en valeur les différences culturelles à travers l'apprentissage des langues régionales ou encore des chants traditionnels et populaires. Ce sera grâce à une école enracinée que l'on recréera les solidarités populaires disparues dans l'individualisme libéral ambiant.

* Lire le blog de Paul Matilion 


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dimanche, 24 mai 2015

« Identité nationale » : qu’est-ce que cela signifie ?

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« Identité nationale »: qu’est-ce que cela signifie?

Par Selim Matar, écrivain et sociologue suisse-irakien

Ex: http://www.lesobservateurs.ch

Pour un humanisme identitaire

L'EXEMPLE DE L'IDENTITE SUISSE

Malheureusement, l'identité nationale est un sujet très sensible et politisé. En effet, l’identité d’un peuple est un phénomène géographique, historique et culturel avant d’être un dogme politique.

Cet essai tente avant tout de décrire et d’analyser une réalité sociologique. Nous éviterons les deux visions extrémistes :

• Le nationalisme identitaire, de nature haineuse et isolationniste.

L’humanisme nihiliste, mondialiste, abstrait et méprisant l’originalité.

Nous croyons à « un humanisme identitaire » qui défend la diversité culturelle et la reconnaissance de l'identité nationale dans un cadre humaniste et tolérant, respectueux des minorités, de toutes les formes d'identités, et ouvert sur le monde.

Les trois facteurs constitutifs de l’identité

En tout temps et en tout lieu, trois facteurs sont constitutifs des nations et de leur identité :

- la géographie

- l’histoire

- la volonté de se distinguer.

Ces deux derniers facteurs sont en grande partie tributaires de l’environnement géographique.

1. La composante géographique et environnementale

Pour l’individu, le corps est le lieu de son identité. Pour la nation, c’est sa terre. Les nations solidement enracinées dans l’histoire ont toutes des frontières naturelles qui les caractérisent et les séparent des pays environnants. Sans le Nil, l’Egypte ne serait qu’une partie indistincte du désert de Libye. Sans le Tigre et l’Euphrate, l’Irak (la Mésopotamie) ne serait qu’une partie du désert arabique. Sans la Méditerranée, le monde arabe et l’Europe ne seraient qu’un, et sans les Pyrénées, la France et l’Espagne ne seraient qu’une seule nation.

2. L’histoire et l’héritage

Les nations ont leur personnalité culturelle et psychologique forgée par leur histoire et leur héritage propres, eux-mêmes liés à leurs spécificités géographiques et environnementales : montagnes, plaines, forêts, steppes, mers, marécages etc. La population d’un pays montagneux aura une mentalité différente de celle d’un pays désertique ou maritime et vivra des événements historiques également différents.

3. La conscience de l’identité chez les élites

Si la tête dirige le corps de l’homme, ainsi les élites politiques, culturelles, économiques et religieuses dirigent le peuple. La conscience nationale identitaire des élites est décisive pour exploiter les conditions naturelles et l’héritage historique. Ceci afin de forger une nation et de conserver son unité et sa continuité.

Les spécificités de l’identité suisse

Lorsque le sujet de l’identité suisse est évoqué, on entend souvent le même refrain:

« La Suisse est une nation artificielle, qui doit son existence à l’accord des grandes puissances environnantes. »

Dans cet article nous allons montrer, au contraire, que la Suisse n’est pas une création artificielle, mais qu’elle remplit toutes les conditions pour posséder une identité naturelle.

Jusqu’ici, ceux qui ont traité le sujet n’ont pas suffisamment pris en compte les trois facteurs constitutifs mentionnés ci-dessus.

En se fondant sur ces facteurs, on peut considérer que la Suisse et son identité sont d’abord le produit de sa géographie et de son environnement propres:

Elle est constituée d’un plateau, bordé à l’est par une chaîne de montagnes (les Alpes), qui couvre 61 % de sa superficie, et à l’ouest par une autre (le Jura), qui couvre 12 % de sa superficie.

Cette situation géographique a joué un rôle déterminant dans la formation de la Suisse et de son identité. Une Suisse sans le Jura n’aurait jamais existé. Elle aurait été une partie de la France. Sans les Alpes, elle aurait été une partie de l’Italie.

Quant au plateau, il couvre environ 30 % de la surface du pays et s’étend de Genève au sud, jusqu’à Zurich et à la Thurgovie au nord. Il a été tout au long de l’histoire un passage naturel et précieux entre la partie méridionale latine de l’Europe occidentale et sa partie septentrionale germanique.

C’est dans ce plateau que s’est formée l’identité suisse, car le plateau a été le creuset où se sont rencontrés les habitants des Alpes et du Jura.

Portail entre le sud et le nord de l’Europe, il était naturel que le plateau soit divisé en une partie francophone au sud et une partie germanophone au nord.

Du fait qu’il a toujours été historiquement un lieu de passage pour les populations et pour les armées – de Hannibal jusqu’à Napoléon – le plateau a conféré à ses habitants une mentalité ouverte, commerciale et dynamique. Cette particularité géographique et environnementale a joué un rôle essentiel dans la formation des cinq principaux caractères de l’identité suisse que nous tenterons de résumer ici.

1. Une double personnalité : celle des montagnes et celle des plaines

L’identité suisse est le résultat du mélange de ces deux personnalités opposées et complémentaires:

La personnalité montagnarde, particulièrement celle des Alpes, plus importante quantitativement que celle du Jura, est caractérisée par la tendance à la réserve, au repli, à l’isolement et à la circonspection envers l’étranger. Mais aussi par la robustesse, la maîtrise des travaux manuels, le perfectionnisme, le sens pratique et la capacité à affronter les dangers.

La personnalité des plaines, à savoir celle des habitants du plateau confrontés aux étrangers, aux changements et aux évolutions, se caractérise par le dynamisme, l’esprit commercial, la diplomatie et la capacité d’entreprendre.

Cette dualité a contribué à constituer la qualité la plus importante de l’identité suisse: une personnalité qui allie la résistance, le perfectionnisme et le repli sur soi des montagnards au dynamisme et à l’esprit commercial et ouvert des habitants des plaines. Cette complémentarité fait la force de l’identité suisse.

2. La neutralité

La Suisse et l’Autriche sont les seuls pays d’Europe occidentale qui ne possèdent pas de façade maritime. Alors que l’Autriche, dont les plaines sont ouvertes sur l’Europe de l’Est, a compensé son incapacité à entreprendre des conquêtes maritimes par des conquêtes territoriales qui lui ont permis de constituer un empire, la Suisse est non seulement privée de mer, mais entourée par de grandes chaînes de montagnes. Cela l’a préservée des invasions étrangères, mais l’a également empêchée de s’étendre et de participer aux conquêtes coloniales européennes. Cette incapacité n’est nullement due à sa taille, puisque la Hollande et la Belgique, deux pays plus petits, ont pu, grâce à la mer, compter parmi les plus grandes puissances coloniales.

Cette particularité géographique – l’absence de mer – a conféré à la Suisse une importante composante de son identité, qui fait d’elle un cas unique en Europe occidentale: la neutralité!

Comme elle ne pouvait participer aux conquêtes et aux guerres des puissances environnantes, elle s’est limitée, dans sa relation avec l’extérieur, à se préserver des conflits qui faisaient rage à ses frontières. Cette relation s’est construite en dehors de la logique du rapport de force – dominant ou dominé. C’est une relation basée sur l’égalité et la recherche de l’intérêt réciproque.

Ce n’est donc pas un hasard que la Suisse ait vu naître la Croix-Rouge, qu’elle ait hébergé le siège des organisations internationales, et que les conventions internationales humanitaires et les traités de paix aient été signés sous ses auspices. Elle ne l’a pas fait par romantisme ou par vocation humaniste, mais plutôt pour des motifs inconscients: le désir de compenser son incapacité à participer aux jeux, aux conquêtes et aux guerres de ses voisins en faisant justement le contraire: œuvrer à résoudre les conflits, secourir et soigner les combattants.

3- L’art de manœuvrer avec les plus forts

La neutralité suisse est relative, car elle reste une petite nation entourée de nations guerrières et expansionnistes. Elle est donc obligée d’utiliser ses qualités naturelles, la force, la capacité d’adaptation et le dynamisme, pour se protéger et se renforcer.

Anciennement, elle a profité des forces défensives de sa nature montagneuse et de la vaillance de ses hommes. C’était un Etat nain, mais avec lequel les grandes puissances devaient compter à cause de la force de frappe de ses bataillons, qui se battaient aux côtés de la puissance qui payait le mieux. Les mercenaires n’étaient pas que des individus isolés qui choisissaient cette activité pour gagner des sous. La Confédération suisse pouvait aussi décider, par la Diète de Zürich, de l’engagement des Suisses dans un conflit. Il est arrivé que les Suisses obtiennent des territoires contre la promesse qu’ils ne soutiendraient pas telle ou telle puissance. C’était une manière de conquérir des territoires. Comme exemple de l’ampleur de cet engagement militaire au service de puissances étrangères, citons la bataille de Marignan (1515), qui a fait entre 8’000 et 14’000 victimes parmi les soldats suisses qui défendaient Milan contre les Français et les Vénitiens. L’art de manœuvrer avec les plus forts, en jouant de ses contingents de mercenaires, est progressivement devenu économique à travers la place financière suisse.

 

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4. La recherche du consensus et le refus du charisme

La Suisse est un des rares pays, si ce n’est le seul, à n’avoir pas donné naissance à des rois ou à des princes ! Elle a toujours été gouvernée d’une manière quasi communautaire, à part quelques régions qui étaient dirigées par des barons et des comtes. Cette absence d’hommes forts s’explique assurément par la mentalité suisse qui refuse les personnalités charismatiques. Jusqu’à nos jours, elle n’a pas permis l’émergence de leaders politiques – un président, par exemple – religieux ou culturels de renom, qui auraient une forte emprise sur la population. Cela s’explique peut-être par la nature montagneuse de la plus grande partie du pays: les communications étaient difficiles entre les régions habitées, éclatées en de multiples vallées séparées par des barrières difficilement franchissables. Une telle configuration n’était pas favorable à l’émergence d’une personnalité rassembleuse. Seules les villes du plateau auraient pu produire une telle personnalité, mais la composante montagnarde de l’esprit suisse, fier et collectiviste, refusant d’être dominé et mené par une seule personne, s’est opposé à une telle émergence.

5. Le pacifisme

Avec le temps, la tendance au pacifisme et à la neutralité s’est confirmée dans la mentalité suisse. Ce n’est pas un hasard si, depuis plusieurs siècles, la Suisse se distingue considérablement des nations de l’Europe occidentale qui ont connu des guerre destructrices, civiles et internationales, comme les guerres de religion entre protestants et catholiques, les guerres napoléoniennes, en passant par les révolutions populaires et les deux guerres mondiales ! Au milieu de ces nations à feu et à sang, elle a pu étonnamment se protéger des guerres intestines et rester en dehors des conflits internationaux.

La dernière guerre qu’elle a connue est celle du Sonderbund (1847), une guerre civile qui a coûté la vie à moins de 100 soldats, sans faire de victime civile! Le chef de l'armée, le général Dufour, mérite d'être mentionné comme un exemple d'humanisme. Il ordonna à ses soldats: « Je mets donc sous votre sauvegarde les enfants, les femmes et les vieillards et les ministres de la religion. Celui qui porte la main sur une personne inoffensive se déshonore et souille le drapeau.»

6. Le multilinguisme, signe de faiblesse ou de force ?

Le multilinguisme, souvent mentionné comme preuve de la faiblesse de l’identité suisse, peut être vu au contraire comme une force. La plupart des nations, historiquement, étaient multilinguistiques, mais elles ont fini par imposer une seule langue nationale. Au contraire, la nature dynamique de l’Etat et des élites suisses a su gérer humainement et démocratiquement ce multilinguisme.

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Selim Matar, Genève 2015

1- http://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Marignan

2- http://doc.rero.ch/record/177729/files/1947-11-21.pdf

3- http://www.24heures.ch/vaud-regions/1847-La-guerre-civile-de-l-interieur/story/22632307

jeudi, 23 avril 2015

Éducation et travail : les fils rouges de la pensée de Simone Weil

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Éducation et travail: les fils rouges de la pensée de Simone Weil

Des topos qu’elle rédigeait sous le regard bienveillant de son professeur de philosophie Alain, jusqu’à « L’Enracinement », son « second grand œuvre » que la mort l’empêcha d’achever, Simone Weil n’aura eu de cesse d’écrire et de répondre aux préoccupations de son temps. Retour sur une œuvre et une vie dont l’exigence était de concilier pensée et action.

Lire L’Enracinement de Simone Weil n’est pas chose facile, et encore moins pour un lecteur contemporain qui serait susceptible de le trouver trop éloigné des intérêts de son temps. Nombre de passages nous ramènent à l’époque d’une France profondément rurale et chrétienne dans laquelle l’Église régentait la vie quotidienne. Il y est question de culture ouvrière et paysanne, du déracinement, véritable fléau qui s’est emparé de la société tout entière et dont souffrent en premier lieu les ouvriers et les paysans. Que pourrait-on tirer de cette œuvre posthume à une époque où l’on ne parle plus de paysans mais d’agriculteurs – dont le nombre ne cesse de décroître en France – et où désormais les ouvriers ne sont plus une référence politique première ? Le temps qui nous sépare de l’œuvre de Simone Weil a sans doute joué en faveur du capitalisme, et a ainsi modelé l’ethos des individus. L’Homo œconomicus est devenu une réalité de masse avec son cortège de modèles et de désirs auxquels nous voudrions tous parvenir, y compris ceux qui se seraient appelés autrefois les prolétaires. Mais loin d’être une vaine activité, relire Simone Weil permet de mieux comprendre l’histoire, en découvrant que nos problèmes ont déjà été posés, qu’ils ont parfois trouvé des solutions, plus ou moins valables, certes, mais qui donnent toutefois une structure à nos débats. C’est donc une leçon que nous devons commencer par comprendre et discuter, pour finalement l’appliquer aux problèmes de notre temps.

Paris, le 3 février 1909 – Ashford, le 24 août 1943

SimoneWeilBien née, Simone Weil aurait pu se contenter d’une existence bourgeoise et paisible, mais elle préfère affronter les réalités de son temps et mêler la pensée à l’action. Son œuvre entière témoigne d’un insatiable engagement politique, non pas au sens strict d’une adhésion ou d’un militantisme – elle critiquait notamment avec âpreté le jeu hypocrite des partis politiques – mais bien plus, au sens large, d’une prise de position publique sur les grandes questions posées par la société. Simone Weil n’a jamais hésité à s’engager directement, et surtout physiquement, dans une cause car rien n’était plus horrible, selon elle, que ceux qui se contentaient de rester passivement à l’arrière. Un exemple fameux : en 1936, elle s’engage dans la guerre d’Espagne et rêve de combattre en première ligne malgré son manque total de formation militaire, et surtout, la peur qu’elle inspire à ses camarades miliciens anarchistes lorsqu’ils l’observent porter si maladroitement une arme. Hors de question donc d’écrire sur la condition ouvrière, si c’est pour se contenter de visiter les usines, carnet et stylo en mains et en refusant de se salir. Il lui apparaît au contraire nécessaire de se frotter à la réalité, de partager et de laisser « entrer dans sa chair » le malheur de ceux qui travaillent au rythme des cadences. Elle fera ainsi l’expérience du déracinement en travaillant plusieurs mois dans des usines et en s’adonnant aux travaux des champs bien au-delà de ses forces physiques – elle était d’une santé fragile – chez les quelques paysans qui voulaient bien d’elle. Simone Weil y puisera toute la matière de sa réflexion sur le travail et la vie humaine.

Au cœur de son œuvre posthume, L’Enracinement, on retrouve la mise en exergue d’un enracinement corporel en un lieu et un temps limités permettant une juste reconnaissance de soi. Ce besoin d’enracinement correspond précisément au plus important et au plus méconnu de l’âme humaine : « Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivant certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. » Faire retour sur la notion d’enracinement, voilà qui pourrait prêter à sourire à une époque où les hommes n’ont jamais été aussi mobiles et nomades. Pourtant, les notions d’enracinement et de déracinement employées par Simone Weil dans son dernier « grand œuvre » n’ont définitivement rien emprunté à la pensée nationaliste de droite d’un Barrès, et résonnent encore de nos jours avec une étrange acuité. En même temps qu’elle s’évertue à dresser les conditions pour que cet enracinement soit rendu possible, Simone Weil se penche sur les causes mêmes du déracinement profond des individus : la course à l’argent, le manque d’éducation, etc. Autant de difficultés que l’on retrouve soixante-dix ans plus tard, toujours aussi tangibles.

Réinventer le travail

Bien que le temps de la fracture col blanccol bleu ait disparu, balayé par la désindustrialisation progressive de la France, l’organisation contemporaine du travail n’est pas exempte d’écueils. L’emploi semble désormais devenu un privilège, et donc une source de division entre les 10 % de chômeurs qu’on somme de décrocher au plus vite un job, et les autres qui font bon an mal an leur labeur quotidien, quand ils ne se mettent pas à trembler en pensant à l’avenir noirci de leur profession ou de leur entreprise. Or, la privation de travail revient à une complète négation de l’individu dans une société libérale qui porte justement au pinacle l’idée d’individu. C’est la durée de la crise, et plus encore la croyance que cette crise est durable et infinie, qui pousse ainsi au désespoir. Les arrêts de travail pour cause de dépression, les vagues de suicides, les individus à bout qui préfèrent passer par-dessus bord : tous ces phénomènes ne cessent de se banaliser.
Face à ce malaise, ne faudrait-il pas réinventer le travail ? Simone Weil écrivait, au début des années 1940, qu’il était devenu pressant et nécessaire de développer une civilisation constituée par une spiritualité du travail, car a contrario : « la disqualification du travail est la fin de la civilisation. » Seul le travail qualifié, c’est-à-dire réalisé en conscience, est un élément libérateur pour l’homme. Mais encore faut-il avoir passé l’épreuve du travail ouvrier pour comprendre la nécessité de le réformer, comme le relate Simone Weil dans ses Cahiers : « Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux, Trotski sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus, n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté des ouvriers, la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade. » Dès les premiers jours de travail à l’usine, Simone Weil noircit des pages entières dans lesquelles elle relate scrupuleusement les effets tout d’abord physiques : la fatigue qui s’accumule, le métier qui rentre dans le corps. Puis ils deviennent moraux : l’absence de rébellion, l’acceptation tacite et résignée de l’exploité. « L’homme est ainsi fait que celui qui écrase ne sent rien, que c’est celui qui est écrasé qui sent. Tant qu’on ne s’est pas mis du côté des opprimés pour sentir avec eux, on ne peut pas se rendre compte. »

Une sublime lettre écrite au père Perrin et publiée de nos jours sous le nom L’amour de Dieu et le malheur permet de mieux saisir l’itinéraire philosophique et spirituel de Simone Weil. C’est parce qu’elle s’est efforcée pendant de longs mois à endurer l’humiliation, l’abrutissant travail à la chaîne qui empêche de penser, qu’elle décidera de porter sa croix et de s’élever dans l’inspiration chrétienne : « Quand la pensée est contrainte par l’atteinte de la douleur physique, cette douleur fut-elle légère, de reconnaître la présence du malheur, il se produit un état aussi violent que si un condamné est contraint de regarder pendant des heures la guillotine qui va lui couper le cou. Des êtres humains peuvent vivre vingt ans, cinquante ans dans cet état violent. On passe à côté d’eux sans s’en apercevoir. On remarque seulement qu’ils ont parfois un comportement étrange, et on blâme ce comportement. Il n’y a vraiment de malheur que si l’événement qui a saisi une vie et l’a déracinée, l’atteint directement ou indirectement dans toutes ses parties, sociale, psychologique, physique. Le facteur social est essentiel. »

Le passé à transmettre

« L’amour du passé n’a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toutes les activités humaines, la révolution puise sa sève dans une tradition. » Simone Weil nous enjoints à connaître le passé, à s’en instruire, à y puiser la source de notre identité. Formuler une telle remarque, c’est finalement se poser la question de notre rapport au temps. L’individu se retrouve désaffilié de toute attache, errant sans passé. Réfugié dans l’instant, cantonné à une sorte d’immédiateté fébrile et précaire, il est sans avenir en ce sens qu’il n’est plus véritablement inscrit dans une histoire. Ou encore l’histoire telle qu’il la perçoit et la vit n’est plus autre chose qu’une succession aléatoire de présents, une addition d’instants éphémères dénués de toute valeur. Nos sociétés en viennent à porter le deuil d’une continuité concrète dans laquelle s’inscrivait l’individu, dans laquelle précisément il pouvait prendre racine. Même la culture, l’instruction sont mises en échec.

Constat amer qu’égrène Simone Weil à l’aube de la Seconde Guerre mondiale : nous sommes aux prises avec une culture définitivement entachée et médiocre. Constat qu’on ne peut que réitérer aujourd’hui face à l’air penaud de certains élèves : Phèdre de Racine ou encore L’amour sacré et l’amour profane de Titien ne peuvent être mis en compétition face à Matrix ou Secret Story. En outre, explique la philosophe, il ne faudrait pas vulgariser, mais à rebours « traduire et rendre accessible le beau à des âmes dont la sensibilité est modelée par les conditions d’existence ». L’idée de transmission est ici primordiale : nous ne serions pas ce que nous sommes sans ce patrimoine culturel que nous avons reçu en héritage et que nous devons sauver de l’oubli. Simone Weil a elle-même donné l’exemple et écrit des textes remarquables sur Antigone, Electre, etc., pour un public d’ouvriers et lorsqu’elle enseignait à des jeunes filles dans des lycées de province.

« Ce qu’on appelle aujourd’hui instruire les masses, c’est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu’elle peut encore contenir d’or pur, opération qu’on nomme vulgarisation, et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux. » L’école reproduit en somme le fonctionnement capitaliste : « Les examens exercent sur la jeunesse des écoles le même pouvoir que les sous sur les ouvriers qui travaillent aux pièces. » Piétinant sa mission éducative première qui est celle de donner goût et désir d’apprendre, l’institution se consacre désormais au culte de la performance creusant, voire pire, rendant légitimes les inégalités qu’elle visait a priori à suspendre : « Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s’il est paysan, c’est parce qu’il n’était pas assez intelligent pour devenir instituteur. »

Revaloriser le travail manuel

Il y a un grand décalage entre ce que vit l’élève et ce qu’on lui somme d’apprendre. Ce décalage est issu d’une tradition tenace qui perdure depuis la Renaissance, au moment où ont été divisées la culture savante et la culture de la masse : ce fut l’amorce d’une véritable dichotomie entre culture élitiste et culture populaire. S’inscrivant dans un héritage socialiste en matière de pédagogie, Simone Weil veut réconcilier et concevoir l’une avec l’autre éducation intellectuelle et professionnelle. Rien n’est plus injurieux selon elle, que ce clivage patent entre travail manuel et travail intellectuel. Elle s’évertue ainsi à transmettre avec passion un peu « d’or pur » aux ouvriers et paysans qu’elle rencontre dans les usines et les fermes, car elle a l’intime conviction que l’âme humaine ne peut connaître qu’une soif de connaissance jamais étanchée.

Les mains du peintre et sculpteur Georges Braque photographiées en 1957 par Paul Strand.

Les mains du peintre et sculpteur Georges Braque photographiées en 1957 par Paul Strand

En outre, elle n’oublie pas la citation bien connue d’Anaxagore rapportée par Aristote qui dit que « l’homme est le plus intelligent des animaux parce qu’il a des mains ». Il semble que nous n’ayons jamais autant valorisé la tête au détriment de la main, la conception plutôt que l’exécution. Et ce n’est pas une faute sans conséquences pour notre société. Les filières professionnelles et technologiques sont dévalorisées, certains parents les croient même réservées aux plus mauvais élèves. Le savoir-faire manuel et le rapport qu’il crée avec le monde s’en trouve dévalué. Or, pour avoir la moindre prise sur le monde, intellectuellement parlant, ne faut-il pas avoir un minimum de capacité d’agir matériellement sur lui ? « L’homme qui travaille reconnaît dans le monde effectivement transformé par son travail, sa propre œuvre », expliquait Kojève dans son Introduction à la lecture de Hegel.

Pour Simone Weil, il s’agit d’inculquer dès le plus jeune âge le goût du travail bien fait, et de lutter ainsi contre la généralisation du travail sans qualité. Mais cela implique également de réadapter l’organisation sociale du travail. De nombreuses améliorations ont vu le jour, le travail ouvrier est sans nul doute moins pénible qu’au temps de Simone Weil. Pour autant, différentes recherches montrent que les ouvriers rencontrent des difficultés nouvelles, qui d’ailleurs débordent bien souvent le cadre des usines : « la mise en concurrence des salariés, l’évaluation individuelle, la rationalisation excessive, les normes élaborées par une hiérarchie qui ne connait pas la réalité du travail, une retaylorisation qui permet d’intensifier le travail, la suppression des moments de convivialité… » (Mémoire et transformations du travail dans les entreprises de René Mathieu et Armelle Gorgeu, à lire ici). Richard Sennet sociologue et historien américain, en appelle à la revalorisation du travail artisanal. Celui-ci mêle réflexion et imagination, mais surtout, il nécessite de la lenteur : le beau travail se fait toujours lentement, il est tout le contraire de la rapidité et de l’urgence que prône la société moderne.

Simone Weil avait très bien entrevu ce qui allait devenir le néolibéralisme sans frein de notre époque. Et pour y remédier, elle avait retenu de sa lecture des philosophes grecs, la sagesse qui repose sur la recherche de l’équilibre et de la juste mesure. À rebours, toute la vie moderne s’est fait vilipender par la démesure et l’hubris : « Notre civilisation repose sur la quantité et a perdu de vue la qualité : tout s’en trouve corrompu. » La quantité car il semble que nous vivions pour accumuler toujours plus, comme pour combler artificiellement un vide. Nous sommes devenus en somme une civilisation de l’avoir, où règnent en maîtres la recherche du profit et la rentabilité. En nous coupant du passé, peut-être avons-nous oublié une leçon essentielle de notre Histoire et des peuples qui nous ont précédés : toute civilisation poussée à l’excès apporte avec elle sa Némésis.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il paraissait impossible à Camus d’imaginer une renaissance de la France et de l’Europe qui ne tînt compte des exigences que Simone Weil a définies dans L’Enracinement. Force est de reconnaître à sa lecture que sur bien des points, Simone Weil était capable de comprendre les maladies de son époque et d’en discerner les remèdes.

Nos Desserts :

  • Un article sur la Note sur la suppression des partis politiques de Simone Weil : « Vérité, justice et bien public contre les partis politiques »
  • Un site qui présente la pensée de la philosophe à travers une série de citations et de grands thèmes tirés de son Œuvre
  • Dans l’émission de radio Les racines du ciel avec Jacques Julliard : Simone Weil, la femme révoltée
  • Le documentaire Simone Weil par ceux qui l’ont connue avec la participation du philosophe Gustave Thibon
  • Pour lire en ligne L’Enracinement, par ici

jeudi, 30 octobre 2014

Projet de Cercles d’Études enracinés

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Projet de Cercles d’Études enracinés

par Claude BOURRINET

 

Qui ne sent qu’un monde a disparu, ou est en train de se dissoudre ? L’État, qui abandonne de plus en plus rapidement ses prérogatives traditionnelles, ses fonctions régaliennes mêmes, déléguant au marché la tâche de gérer, à sa manière, la société, ne dispense plus la vision qui était la sienne, et qui servait de boussole, ou de contre-boussole, au citoyen. L’Exécutif n’exécute que ce que lui enjoignent les puissances d’argent. Le Législatif entérine les lois décidées par des aréopages de technocrates apatrides. La Justice et la Police se politisent à outrance et obéissent à des officines privées ou communautaires. Et l’École, devenue un tas de ruines, ne s’occupe plus que de rendre compatibles avec l’entreprise des cerveaux et des corps endoctrinés sur des patrons libertaires et libéraux.

 

Dans le même temps, les contre-pouvoirs, qui existaient encore il y a une trentaine d’années, époque qui semble maintenant appartenir à une autre civilisation, ont été discrédités, ou se sont dilués dans la société dite « civile ». Presse, partis, organisations, associations, syndicats sont passés dans le champ des pouvoirs contrôlés par l’oligarchie, ou ne subsistent que comme l’ombre de leur ombre. Seuls les réseaux sociaux numériques, par le truchement d’un Internet animé par un mouvement brownien pour une durée dont on commence à percevoir, par ailleurs, les limites, paraissent apporter un peu de cet oxygène sans lequel l’intelligence critique ne saurait fonctionner.

 

Toutefois, une réunion dans une arrière-salle enfumée de café, au milieu des invectives, des propositions, des analyses et des exclamations, portait sans doute plus de potentialité belliqueuse, en tout cas pratique, que les inter-connexions spasmodiques d’utilisateurs virtuels, quand bien même ces communications seraient riches et suggestives.

 

Du reste, le trop plein d’informations et de contributions réflexives tue l’action, et même, parfois, brouille la compréhension de ce qui se trame dans le monde. Les articles, les papiers, les interventions plus ou moins brèves, les vidéos, les analyses ou les nouvelles, les réflexions et les faits transmis par les « dissidents », dans le meilleur des cas, apportent un éclairage salutaire, mais aussi promeuvent, tout simplement, une coterie, un leader d’opinion. C’est aux dépens souvent d’un approfondissement nécessaire, et de liens concrets, qui ne se résolvent piteusement qu’en manifestations de sympathie, traduites par des « likes » ou des commentaires obligeants. Le discours normatif, qui faisait autorité, et sur lequel étaient axées les gloses, a été remplacé par un flux horizontal et ubiquiste, aux éléments duquel rien ne confère d’autorité, sinon la qualité intrinsèque de l’auteur de la source d’émission. Derrière l’intellectuel, l’individu, il n’est rien d’autre que son savoir, sa science, et sa puissance de conviction.

 

Autrefois, la vulgate doctrinale du Parti communiste, son appareil idéologique et ses armes politiques, efficacement déployés, détenaient, une puissance opératoire efficace. Les militants, sans état d’âme, dispensaient la bonne parole en assurant un contact personnel avec les groupes sociaux visés. Des cours de formation politique et culturelle tentaient d’apporter aux ouvriers un corps de savoirs qui avait pour conséquence d’offrir la possibilité d’appréhender la lutte en étant doté d’une morale élevée. Aussi le Parti communiste se manifestait-il comme une contre-société, une contre-culture, parfois, tant il mêlait à ses ambitions prétendument « scientifiques » les attributs de la foi, une religion alternative. Il en allait de même, mutatis mutandis, pour l’Église de cette époque.

 

Le mot, la phrase, le discours étaient, il y a seulement encore une cinquantaine d’années, lestés d’un arrière-plan historique, d’un mythe national, dont seuls les spécialistes de la déconstruction communautaire disent qu’il n’était qu’une légende mensongère. Dans une société normale, le mythe a valeur de vérité, car il génère un récit vrai, chargé de sens, et pourvoyeur de lisibilité, donc de visibilité. Les contempteurs du passé national sont ceux-là qui adulent le mythe libéral et mondialiste.

 

La parole grave et directrice, c’est-à-dire « autoritaire », qui faisait autorité, n’était possible que dans un contexte historique où l’humanisme programmatique, issu de la Renaissance, et suractivé par les Révolutions américaine et française, supposait que l’homme pouvait être acteur de sa propre histoire, et qu’il était tributaire de l’éducation. Avec le changement de paradigme civilisationnel qui a suivi la chute du Mur de Berlin, les certitudes se sont effondrées, et il ne semble plus aller de soi qu’on ait prise sur le destin de sociétés qui s’atomisent, se diluent dans les flux mondiaux de la marchandise, rendant vaines les frontières et les associations cohérentes d’êtres unifiant leurs visions politiques, et qu’il y ait à dire quoi que ce soit de juste et de solide à propos de ce monde. Les Grands Récits sont morts, et, avec eux, c’est toute tentative de construction historique qui paraît vouée à l’échec.

 

106657.jpgToutefois, en croyant en finir avec l’Histoire, l’idéologie libérale rencontre un obstacle, cette réalité qu’elle tente d’abolir par la liquéfaction discursive et l’arraisonnement des fondements de la vie. Même en creux, par l’expansion mélancolique des dysfonctionnements mentaux, sociétaux, par la raréfaction de l’humain, la désertification sociale, le broyage familial, les déchirures du tissu relationnel, la solitude, la violence, la réduction de la vie intérieure, la contamination des sources originelles de l’existence saine, normale, décente, l’immense et désespéré besoin d’authenticité, de normalité, d’équilibre, se fait sentir universellement. Les mœurs décalées de l’oligarchie, son cynisme, son matérialisme grossier et brutal, n’ont pu fleurir que parce que la société a été surprise, violée, déshonorée sans qu’on l’ait préparée à l’annihilation qu’elle a dû subir. Les séductions vulgaires qui l’ont désarmée, en la dépravant, l’ont préparée à la dégradation qui est son malheur aujourd’hui. Et, comme une femme humiliée, elle n’a plus les mots pour dire sa souffrance. Qu’est devenue cette princesse de conte de fées, dont parlait le général de Gaulle, au début de ses Mémoires ? Il n’est pas exagéré d’évoquer un traumatisme collectif, tel que notre nation en a connu durant sa longue histoire, et dont elle su se relever, grâce à des sursauts qui tenaient, parfois, du miracle.

 

Ainsi, ce qui nous tue, ce qui nous condamne à la mort historique, qui abolit en nous toute ressource civilisationnelle, c’est la perte d’un langage commun, communautaire, historial, capable de porter l’espoir d’un destin. Nous devons réapprendre à parler. Entre nous. À partir d’un substrat commun, qui serait un savoir, une expérience, une visée. Mais ces impératifs ne se décrètent pas, et leur nécessité n’a pas force de loi. Si l’Histoire est le champ de la liberté humaine, toute prescription historique doit être le fruit de la volonté. Si la force des choses, comme disait Saint-Just, prévaut sur les volontés, nous sommes bien à plaindre, car les peuples occidentaux semblent se ruer vers la servitude volontaire, ou, du moins, la subir avec une résignation proche du suicide.

 

La tentation des groupements, ou des individus, qui désirent retrouver la sensation d’agir sur la réalité politique, consiste, parfois, à récupérer les vestiges des discours idéologiques de jadis, et à essayer de réanimer les vieux fantômes. À vrai dire, même s’il se trouve encore des nostalgiques du fascisme, du nazisme, du stalinisme, et d’autres « ismes », à supposer qu’ils ne soient pas utilisés comme idiots utiles, ils sont de moins en moins crédibles et audibles. Les défenseurs de l’« Occident », néanmoins, semblent être les plus belliqueux des ennemis de l’Europe indépendante et libre. Mais ce qui est sans doute le plus insupportable, c’est l’infection de la parole par des bribes pétrifiées de la parole d’antan, des lambeaux réfrigérés de catéchismes disparus, des stéréotypes de langages poussiéreux. Les meilleures intentions peuvent en être méconnaissables. Cependant, des analystes brillants sont de plus en plus nombreux pour faire comprendre le nouvel état des lieux, et ils rencontrent un certain succès sur la toile. Mais leurs éclairages, aussi subtils et pertinents soient-ils, se manifestent sur le mode de la dénonciation, et n’ont pas prise sur une société atomisée et impuissante, sidérée par les médias propagandistes.

 

Ce qu’il faut concevoir et réaliser, c’est ce lien en même temps exigeant culturellement, et assez pragmatique pour dépasser le cadre d’un cercle élitiste. Ce que j’envisage-là, c’est un travail sur plusieurs dizaines d’années, un projet aussi ambitieux et de longue haleine que la constitution des Écoles cathédrales aux XIe et XIIe siècles. Celles-ci, échappant à l’emprise des monastères, se présentaient comme une forme souple, adaptée à la nouvelle société des villes, et visaient à former les cadres du clergé, puis une élite laïque. Elles étaient groupées autour de Maîtres, qui jouissaient d’une certaine liberté. Tenant pour principe que ce n’est pas dans les vieilles outres qu’on fait le meilleur vin, il nous est nécessaire de trouver la bonne formule pour renouveler, et notre parole commune, et les cadres d’une société que nous pourrions appelée « nôtre ».

 

Il faut sans doute citer Danton : « Il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France sera sauvée ! » À vrai dire, quel choix avons-nous pour retrouver la vie ? Chacun percevra dans cette citation des raisons de rêver, qui aux élections, qui à la lutte armée. Pour ma part, je ne crois pas qu’on ait quelque espoir de réformer le système. On ne recouvrera pas notre identité en investissant une place qui est tellement reconfigurée, rebâtie, et en grande partie ruinée, qu’on a plus à gagner à restaurer notre demeure à côté de l’ancienne.

 

Nous (sur)vivons dans un cadre de plus en plus totalitaire. La seule question valable devient celle du degré de tolérance que nous accordera encore pour un temps le système. Si nous voulons être libres, vraiment, ce sera une épreuve de vérité que le degré de liberté qui nous sera laissée. La patience dont nous bénéficierons ne sera pas la mesure de la générosité de nos ennemis, mais celle de notre combativité.

 

Quant aux écoles libres, il semblerait qu’elles dussent se répandre, pour des raisons multiples. C’est un phénomène qui se remarque aussi bien en Europe qu’aux États-Unis. Peut-être est-il l’un des symptômes de l’émergence d’une nouvelle société, qui n’existera que par la création de zones libérées, intérieures ou extérieures, mentales ou locales. Comme l’a très bien expliqué Laurent Ozon, l’avenir est à la relocalisation. Ce processus se produira en partie de lui-même, par opposition au gigantisme babylonien d’une logique qui rend la vie, même biologique, impossible. Mais tout ce qui est « culturel » doit être le résultat d’une volonté et d’une organisation.

 

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Le projet d’une École relocalisée, en phase avec notre identité française et européenne, plongeant ses racines dans une mémoire longue, et réactivant le levain de la pensée, de la découverte, de la recherche philosophique et religieuse, s’inscrit dans un programme méta-politique de réappropriation de notre pouvoir historial dans l’espace de notre vie concrète, quotidienne, de proximité, et dans celui, plus vaste, du continent eurasiatique, siège et cœur de notre civilisation, les deux pôles étant intimement liés par un combat vital contre le mondialisme létal.

 

La conjonction historique actuelle est non seulement inédite, car nulle époque ne présente une configuration civilisationnelle telle que toute civilisation, au sens français (qui s’oppose au sens spenglérien) soit devenue impossible, mais aussi particulièrement favorable à une révolution véritable (au sens littéral), c’est-à-dire à un retour aux valeurs traditionnelles (ce qui ne signifie pas « traditionalistes »). En effet, le mondialisme n’est pas un Monde, c’est-à-dire un Ordre, mais un Chaos. Sa logique est illogique, son organisation est l’anarchie, sa hiérarchie est un aplatissement matérialiste des conditions sur le plus petit dénominateur commun de l’animalité. De ce fait, les valeurs suprêmes de l’humanité, celles qui font sens, sacralité, respect, rejoignent les intérêts vitaux des peuples. Aussi semble-t-il possible de joindre les héritages spirituels anciens aux luttes les plus actuelles.

 

C’est pourquoi un mouvement éducatif, fondé sur une enquête individuelle et collective, susceptible de nourrir culturellement la Résistance au système totalitaire qui cultive l’oubli et le néant, est indispensable.

 

Concrètement, je propose un dispositif très modeste, en ayant à l’esprit que, à moyen terme, dans les trente ans, s’il est encore possible d’en arriver là, si une catastrophe n’a pas eu lieu, et si le peuple possède encore quelque degré de résilience, il sera concevable de créer de nouvelles Universités.

 

Ainsi serait-il peut-être envisageable de constituer des structures régionales qui accueilleraient, quel que soit leur niveau scolaire, des hommes et des femmes, de la pré-adolescence à un âge avancé, désireux d’armer culturellement leur désir de retrouver des racines et de renforcer leur combat.

 

L’organisation de tels cercles est à débattre ensemble (1), mais je peux tenter quelques propositions.

 

D’abord, on peut imaginer que ces cercles d’Étude seraient fédérés, et ordonnés selon des degrés de complexité croissante. À la base serait proposée une formation que l’on appellerait « élémentaire », relevant de corpus premiers et allant de soi, sans être d’une difficulté d’approche insurmontable. Puis, un autre niveau, supérieur, serait proposé, avec des problématiques approfondies. Enfin, un cercle de recherche couronnerait le tout, qui donnerait occasion d’une publication régulière.

 

À mon sens, les domaines d’études pourraient être ceux-ci :

 

•L’Histoire (tout ce que l’Éducation nationale laisse tomber) comme passé qui nous a fait ce que nous sommes.

 

• La littérature (grecque, latine, française, européenne) comme témoin de notre sensibilité et de notre esprit.

 

• Les sources philosophiques, comme intelligence de ce que nous sommes.

 

• Les sources religieuses, comme itinéraire de l’âme et lien aux racines.

 

• L’art, comme expression esthétique de notre être.

 

Il va de soi que la participation à de tels cercles serait très large et varié. Un seul critère d’appartenance à cette aventure serait exigé : l’opposition radicale au « nouvel ordre mondial » voulu par le libéralisme globalisé. Quant à l’esprit qui présiderait aux études, ils seraient tout de tolérance, de respect, et de désir ardent de vérité.

 

Claude Bourrinet

 

1 : Les « Cercles » d’Études seraient, bien entendu, d’importance variable, allant de l’unité à un nombre indéfini de membres. Il paraît essentiel, cependant, qu’ils soient situés de telle sorte qu’ils soient assez proches géographiquement. C’est pourquoi une répartition régionale semble appropriée. Quant aux lieux où ils se tiendraient, tout est possible.

 


 

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lundi, 20 octobre 2014

En souvenir de Jean Mabire

Robert Steuckers:

En souvenir de Jean Mabire

jm2.jpgPour autant que je m’en souvienne, j’ai dû lire Jean Mabire pour la première fois en 1972, dans un numéro spécial d’“Historia”, sans trop bien me souvenir si l’article était signé Henri Landemer ou de son nom propre. C’était la belle époque de nos adolescences, que je narre très superficiellement dans mon hommage à Yves Debay, camarade d’école, futur directeur des revues “Raids” et “L’Assaut” et bien entendu, fervent lecteur précoce, lui aussi, de Jean Mabire. Finalement, par le biais des premiers numéros d’“Eléments”, au début des années 70, l’image de Jean Mabire, écrivain, se précise pour moi: non seulement, il est celui qui narre, avec simplicité et puissance, la geste des soldats de tous horizons mais il est aussi celui qui s’intéresse aux réalités charnelles et vernaculaires, au vécu des gens, disciple qu’il est, à ce niveau-là, d’Olier Mordrel, l’ancien directeur de la revue nationaliste bretonne “Stur”, pour qui l’engagement devait être dicté par les lois du vécu et non par des abstractions et des élucubrations intellectuelles. Mordrel et Mabire sont en ce sens nos “Péguy” païens, ceux qui nous demandent d’honorer les petites et honnêtes gens de chez nous, nos proches, nos prochains, et d’honorer aussi le brave soldat qui, avec l’humilité de sa condition, accomplit son devoir sans récriminer.

C’est en 1981 d’ailleurs que je rencontre pour la première fois Jean Mabire, en chair et en os, lors de la présentation du livre d’Olier Mordrel, “Le Mythe de l’Hexagone”, à Paris, dans une salle au pied de la Tour Montparnasse. Quand Jean Mabire est entré et s’est tout de go dirigé vers la table où Mordrel signait ses livres, c’est un véritable bulldozer de joie de vivre, de ferveur, d’énergie qui a fait irruption dans cette salle surchauffée et enfumée. Nous nous sommes simplement salué sans entamer la moindre conversation. Il faudra attendre quelques années, je crois, pour que nous nous retrouvions face à face, au “Dauphin”, à Paris, avec Pierre Vial et pour que nous entamions une conversation plus approfondie sur des sujets divers, tournant tous bien sûr autour des deux thèmes de fond qui nous sont chers: l’enracinement et l’aventure. J’y reviens. Depuis ce déjeuner au “Dauphin”, Mabire m’adressera chacun de ses livres, assortis d’une gentille dédicace. Nous nous reverrons dans le Beaujolais, milieu des années 80, où le G.R.E.C.E. avait organisé une “Fête de la Communauté” et où Jean Mabire, ainsi que Robert Dun, tenaient des stands pour vendre et dédicacer leurs ouvrages. Guibert de Villenfagne de Sorinnes m’avait accompagné, avec son épouse et sa fille, et y a acheté le livre de Jean Mabire sur les “Chasseurs alpins” pour l’offrir à son père Jacques, un des organisateurs du régiment des Chasseurs ardennais, dès les années 20 avec le Colonel Chardome, puis combattant du front de la Lys pendant les “Dix-Huit” jours de mai 1940 et animateur du maquis de la Semois pendant la deuxième guerre mondiale.

Quand Jean Mabire débarque à Bruxelles, fin des années 80, pour venir présenter ses ouvrages sur les “Bourguignons”, il me demande de lui servir de guide pour trouver la salle à Sterrebeek, qui doit le recevoir. Nous y apprenons la mort, sur l’autoroute Liège-Bruxelles, d’un ancien (très jeune) officier, venu chercher son exemplaire et sa dédicace particulière, lui, le défenseur des quais de Stettin à l’âge de dix-huit ans... J’avais connu son fils en 1983, qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, à l’Hôpital militaire de Neder-over-Hembeek, affligé qu’il était d’une maladie infectieuse, émacié sur son lit mais gardant, héritage paternel, un regard de feu et la fibre énergique que nous aimons voir vibrer chez nos interlocuteurs. La transmission avait été faite, aussi par l’apport d’Alexis Curvers et de Marcel Decorte, mais la Parque, méchante, avait tranché le fil qui reliait le Lieutenant Régibeau, valeureux Liégeois, à la vie.

jm3.gifJean Mabire m’invite ensuite, près de dix ans plus tard, à l’Université d’été des “Oiseaux Migrateurs”, un mouvement de jeunesse qui lui tenait fort à coeur. Au programme de la journée que j’ai animée avec d’autres: le long processus d’unification de l’Hexagone à partir du bassin de la Seine et de l’axe Paris-Orléans, soit la distance la plus courte entre la Seine et la Loire. Belle leçon de géopolitique, sur le modèle d’un cours prodigué à l’Ecole de guerre et évoqué, sous Weimar, par deux éminents géopolitologues allemands, aujourd’hui oubliés et pillés, Henning et Körholz! Personnellement, je devais parler de l’époque de la christianisation de l’Europe, entre l’effondrement mérovingien, le renouveau pippinide et la renaissance carolingienne. Mais une fois de plus, ce furent nos longues conversations vespérales puis à la terrasse d’une taverne de village qui furent les plus passionnantes: sur la Normandie, sur la métapolitique, sur l’histoire en général et surtout, ces jours-là, sur l’oeuvre de Marc. Eemans, qui venait tout juste de décéder à Bruxelles. Mabire était fort ému: il avait appris le décès du peintre surréaliste, poète et historien de l’art quelques jours auparavant. Deux jours après l’annonce de cette triste nouvelle, Mabire avait reçu une dernière lettre du peintre, prouvant que celui-ci avait bien l’intention de demeurer actif, au-delà de ses 91 ans. Mabire avait déjà été victime de la maladie qui devait l’emporter un peu moins de huit ans plus tard: il avait gagné la première bataille. Il était heureux. Actif. Nous partagions le même dortoir, sur un matelas, à même le sol, comme en bivouac. Mabire était septuagénaire et ne craignait pas les nuits à la spartiate, sur une paillasse à même le carrelage. Je me suis promis de faire pareil, au moins jusqu’à 75 ans. Jusqu’ici, j’ai tenu ma promesse.

Je reverrai ensuite Mabire près de Lille, où il était venu prononcer une conférence sur Drieu la Rochelle dans le cadre des activités de “Terre & Peuple”, magistralement gérées par le camarade Pierre Loubry à l’époque. Mais, la plus poignante de nos rencontres fut incontestablement la dernière, début décembre 2005. C’était dans le cadre du “Cercle de Bruxelles” de l’époque, qui se réunissait le plus souvent rue des Renards, près du “Vieux Marché” (cher à Hergé qui l’a croqué dans “Le Secret de la Licorne”). Les membres et animateurs du “Cercle de Bruxelles” —dont le regretté Ivan de Duve, mort en mars 2014—  avaient décidé de dîner avec Jean Mabire dans un restaurant animé par la Comtesse de Broqueville, la “Flûte enchantée”, également situé dans les Marolles. Ce restaurant était un resto du coeur de haute tenue: on y jouait du Mozart, forcément, mais aussi les meilleurs morceaux de jazz, on y avait organisé une bibliothèque et les démunis pouvaient manger chaque jour à leur faim un repas complet, en trois suites, pour 3,50 euro, servi par des garçons en veste blanche, avec boutons argentés et belles épaulettes. Ceux-ci étaient généralement des musiciens ou des chanteurs d’opéra venus d’Europe orientale ou de l’ex-URSS, qui logeaient aux étages supérieurs pour un loyer plus que modeste et, en échange, servaient en semaine les démunis du quartier. Les samedis et les dimanches, le restaurant était ouvert au public: on y servait le même repas qu’aux démunis mais on le facturait 20 euro. Les bénéfices étaient affectés à la cuisine et permettaient, sans déficit, de nourrir les déclassés pendant une semaine. Le “Cercle de Bruxelles” avait décidé de participer avec Jean Mabire, à une conférence organisée à la “Flûte enchantée” par les “Patagons”, les amis de Jean Raspail. Un couple qui avait vécu au fin fond de la Patagonie et y avait rencontré Raspail dans la gargotte au milieu de nulle part, qu’il avait construit de ses mains, nous a évoqué ces voyages de l’auteur du “Camp des Saints” dans un pays dont la nature est pleine de contrastes: où un glacier coule le long d’une forêt tropicale ou d’un désert aride. Les orateurs commentaient un vaste diaporama, illustrant cette luxuriance ou cette aridité, ces paysages si diversifiés. On comprenait dès lors la fascination de Raspail pour cette région du monde.

jm4.pngAprès la conférence et le diaporama, les conversations sont allés bon train. Mabire était certes marqué par le mal sournois qui le rongeait. La présence de la maladie était palpable mais Maît’Jean, superbe, l’ignorait délibérément, faisait comme si elle n’était pas là. Il parlait comme il avait toujours parlé: Ana, Hupin, de Duve, moi-même, nous l’écoutions, muets, car il exprimait sans détours tous les enthousiasmes qui animaient sa carcasse d’enraciné normand, de combattant des Aurès, d’écrivain prolixe. Son érudition, dépourvue de toute sécheresse, relèvait indubitablement de ce “gai savoir” que préconisait Nietzsche. Mabire, effectivement, avait franchi les caps que Nietzsche nous a invités à franchir: il n’était plus —et depuis longtemps!— le chameau de la fable du Zarathoustra de Nietzsche qui traînait un savoir lourd et sans joie ni le lion qui se révoltait contre les pesanteurs des prêtrailles de tous poils et cassait tout autour de lui: il était devenu un compagnon de l’enfant joyeux et insouciant qui joue aux billes, qui ne voit malice nulle part, qui n’est pas affecté par les pesanteurs et les ressentiments des “derniers hommes”. La faconde de Jean Mabire, en ce 9 décembre 2005, a été une formidable leçon de virilité romaine, de stoïcisme joyeux. Le flot ininterrompu des joies et des aventures, des pieds-de-nez aux sots qui nous gouvernent ou, pire, veulent gouverner nos âmes, ne doit pas s’interrompre, même si l’on doit mourir demain. En écrivant ces lignes, je nous revois sur le trottoir, en face de la “Flûte enchantée”, et je revois les yeux perçants de Mabire qui se braquent sur moi et m’intiment l’ordre de continuer le combat auquel il ne pourra bientôt plus participer. Et puis il me serre longuement la pince, la secoue doucement: je sens l’adieu du chef. Je ne pourrai plus jamais me dérober. Je me disais souvent: “J’y suis, j’y reste!”. Après l’ultime poignée de main de Mabire, je dis: “J’y suis et j’y resterai!”.

ete-rouge-de-pekin.jpgTelle fut donc ma dernière rencontre avec Mabire. La plupart de nos conversations passaient toutefois par le téléphone. Comment exprimer l’essentiel de ce qui est passé entre lui et moi, entre l’écrivain et le lecteur, entre l’ancien qui évoque ses idées et ses sentiments et le jeune homme qui écoute? Mabire, c’est avant tout un charisme, sûrement inégalé dans l’espace politico-idéologique qui est le nôtre. Mabire a traité des sujets brûlants, controversés, sans jamais blâmer les hommes dont il décrivait les aventures et les sentiments, fussent-ils totalement contraires aux principes figés de la “rectitude politique”. Mabire était capable de balayer les objections par le simple ton de sa voix, toujours enjouée et chaleureuse. Et de fait, Mabire n’a jamais été vraiment attaqué par les petits organes de presse, chargés par le système et ses polices de traquer les non-conformistes et de leur tailler “un beau costume”, pour qu’ils soient honnis par la postérité, houspillés hors des cercles où l’on cause, hors des médias, couverts d’opprobre. Souverain et parfaitement maître de sa propre parole, Mabire a largement échappé, grâce à son charisme si particulier, aux chasses aux socières, dont il n’aurait, de toutes les façons, pas eu cure.

Le fond philosophique de la vision du monde de Mabire est un existentialisme, le seul vrai. Né dans la seconde moitié des années 20, Mabire vit son adolescence pendant la seconde guerre mondiale et arrive à l’âge adulte en 1945, quand sa Normandie a été totalement ravagée par les bombardements alliés et les combats, quand s’amorcent des années de déchéance et de misère pour la vieille Europe, une ère noire que les historiens ne commencent qu’à décrire aujourd’hui, notamment dans les pays anglo-saxons: je pense à Ian Buruma et à Keith Lowe, auteurs de livres à grand succès sur la déréliction de l’Europe entre 1945 et 1952. L’engouement littéraire de cette époque est l’existentialisme, dont on ne retient que les figures de Sartre et de Camus, avec leur cynisme ou leurs interrogations morales biscornues et alambiquées. Cependant le primat de l’existence sur l’essence —ou plutôt le primat de l’existence sur les fabrications purement intellectuelles ou les morales désincarnées— peut s’interpréter en un tout autre langage: l’aventure, la projection de soi vers un monde souvent dangereux, vers un monde non conforme, sont des formes d’engagement, politique ou non, plus pétulantes, plus enthousiastes, plus fortes que l’immersion facile dans les glauques caves “existentialistes” des quartiers branchés de Paris dans les années 50 où l’on protestait en abandonnant toute tenue, toute forme et surtout toute éthique. L’oeuvre toute entière de Mabire, y compris son oeuvre militaire, est l’affirmation haute et claire du primat des existences fortes, des volontés tranchées mais cette fois trempées dans une beauté, une luminosité, une éthique naturelle et non affichée, que le sinistre sartrisme, ponctué de sa jactance politicienne et communisante, ne possédait évidemment pas.

jm5.gifBernard Garcet, qui avait animé les écoles de cadre du mouvement “Jeune Europe” de Jean Thiriart, au moment où Mabire, avec Venner, côtoyait “Europe-Action”, le MNP et le REL, nous a un jour rappelé un cours qu’il avait donné et où était esquissée l’humanité idéale que devait incarner le militant de “Jeune Europe”: une humanité enracinée et désinstallée. Quant à l’humanité en déchéance qui avait promu la société triviale du “coca-cola et du frigidaire de Tokyo à San Francisco”, elle était, aux yeux des cadres formateurs de “Jeune Europe”, déracinée et installée. Mabire recourait aux racines, —normandes pour lui— et prônait le grand large, l’aventure, le désinstallement. Le bourgeois frileux, fustigé par tous les existentialistes, y compris les sartriens, n’avait plus le souci de ses racines et s’installait dans un confort matériel post bellum que secoueront pendant un bref moment les plus pugnaces des soixante-huitards. Mabire a donc été un homme de son temps. Mais il a clairement dépassé l’existentialisme mainstream de la place de Paris, qui n’est qu’une sinistre caricature, expression de la trivialité d’une époque de déclin, d’endormissement des énergies.

La désinstallation, pour Mabire, était éveil et aventure. La notion d’éveil, chez lui, est un éveil permanent au message subtil des racines, à leur chant intérieur qui doit nous saisir et nous mobiliser entièrement. C’est dans cet esprit que Maît’Jean a voulu entamer une longue enquête sur les “éveilleurs de peuple”, dont, hélas, un seul volume seulement paraîtra chez Fayard, vu le désintérêt du public français pour ces figures d’Irlande, de Hongrie ou de Danemark. La notion d’éveilleur est la marque la plus patente du “Jungkonservativismus” de Mabire. Il entend conserver les valeurs innées du peuple, avec ses éveilleurs, mais les mettre au service d’un bouleversement régénérateur qui va culbuter les notables moisis de l’univers de Mauriac, les modérés d’Abel Bonnard, ceux qui se délectent dans les compromis. Mais l’élément “jung”, l’élément de jeunesse, est précisément ce qui doit redonner en permanence un élan nouveau, un “Schwung”, à une entité politique ou à un groupe ethnique marginalisé et persécuté. Cela amène notre Maît’Jean tout droit dans l’optique de la philosophie sphérique de l’histoire, mise en exergue par Armin Mohler dans son célèbre ouvrage sur la “révolution conservatrice” allemande des années 1918-1932. Pour la “révolution conservatrice”, tributaire de la nietzschéanisation de la pensée allemande, le temps historique n’est ni linéaire ni cyclique, c’est-à-dire ni messianique/déterminé ni répétitif/déterminé mais sphérique, c’est-à-dire qu’il reçoit à intervalle régulier —quand les âmes cessent soudain de subir le processus d’endormissement— l’impulsion d’élites, de peuples vivants, de personnalités énergiques, donc d’éveilleurs, qui le poussent dans le sens voulu par leurs volontés. Il n’y a pas d’existentialisme possible sans ces coeurs rebelles, sans ces cerveaux hardis, sans ces peuples enracinés, sans ces éveilleurs aventureux.

Jean Mabire est aussi notre encyclopédiste. Sa série “Que lire?”, issue d’une chronique dans “National-Hebdo”, nous indique la voie à suivre pour saisir justement, dans les patrimoines littéraires européens, toutes les facettes possibles de cet existentialisme profond et impassable qui fera, un jour encore, bouger les choses, culbutera les institutions vermoulues, impulsera à la sphère du temps une direction nouvelle. Les “Que lire?” sont donc des bréviaires, qui attendent, d’une génération nouvelle, de recevoir suite. Où sont les volontaires pour constituer l’équipe?

Robert Steuckers.

Forest-Flotzenberg, 25 mai 2014.

mardi, 12 août 2014

Résister par l’Histoire, ou l’enracinement suprême

 

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Résister par l’Histoire, ou l’enracinement suprême

Ex: http://anti-mythes.blogspot.com

 
La démocratie moderne dans laquelle nous vivons donne des signes toujours plus nombreux de son principal objectif : la destruction de l’individu à travers un déracinement continu. L’homme aujourd’hui arraché à son histoire, à sa religion, à sa patrie, à sa famille, n’est devenu qu’un gibier pour le marché, un animal apolitique et anhistorique, admirateur et narcissique du présent. Il est essentiel de bien comprendre l’ampleur de ce déracinement ainsi que ses conséquences pour pouvoir s’enraciner et, par voie de fait, résister.

I. Le présent comme valeur suprême

Tocqueville, déjà, dans La démocratie en Amérique, expliquait que l’avènement de l’individu et son sacre comme valeur suprême mèneraient à un rétrécissement de son horizon temporel1.

Passant du rétrécissement au désintérêt pour les anciens, l’homme moderne a perdu la mémoire puisqu’elle est inutile dans sa jouissance matérielle perpétuelle du moment présent. La vie de l’homme moderne est en grande partie rythmée par le consumérisme effréné, son pseudo épanouissement dans le divertissement et enfin, l’invasion de la société par le moi, le culte narcissique. C’est ce déclin du sens du temps historique qui fait alors que chaque génération se perçoit comme étant au début, à l’an 0 de l’humanité, désaffiliée et autocentrée sur elle-même, aboutissant inéluctablement à l’éternelle revendication de droits individuels, puisque la mort de l’histoire a entraîné dans sa chute la disparition du devoir.

II. L’idéal de vérité abandonné

Néanmoins, notre société compte encore quelques curieux qui tentent de penser l’histoire.

Malheureusement cette démocratie totalitaire, par l’intermédiaire des médias de masse et des institutions, verrouille l’analyse historique à travers nos programmes scolaires3 ou à travers la déformation de faits historiques (comme nous l’a démontré la récente commémoration du débarquement de Normandie4 5) et allant même, parfois, jusqu’à écrire l’histoire dans le cadre des lois mémorielles, le politicien prenant ouvertement la place de l’historien. Ce constat déjà largement développé et facilement constatable doit être néanmoins précisé afin que l’idéal de vérité, tout relatif soit-il, puisse être sauvegardé face au relativisme moderne, qui accepte tout et permet de dire n’importe quoi.

En effet comme le précise Simone Weil, c’est la conception moderne de l’histoire, qui en ayant délaissé le désir de vérité, l’a substitué par autant d’inexactitude. Cet abandon a alors promu le conformisme et le carriérisme comme étant les nouvelles valeurs du système qui, dépourvu de morale, n’a comme objectif que l’unique présentation d’une suite ennuyante de dates, de faits erronés ou la promotion du bienfait de la « modernité ». La déchristianisation est alors un facteur déterminant dans cette perte de la morale : l’éducation religieuse d’ordre spirituel accompagnait autrefois le développement intellectuel, transmettant en même temps cet amour pour la vérité.

III. La déferlante des humanités

Cette déformation de l’histoire et l’abandon de son idéal de vérité va de pair avec la promotion des humanités qui a influencé l’historien pour en faire le propagandiste de la modernité et du progrès. De la même manière que la gauche a réussi à museler la droite par son droit de l’hommisme comme Éric Zemmour aime à le répéter, le XXe siècle a été l’avènement des sciences sociales, tuant du même coup le possible recours à l’Histoire.

Dans ce qu’on appelle l’humeur post-moderniste, règne le rejet des théories historiques, considérant l’histoire de l’humanité comme étant la croissance d’un individu passant de l’enfance à la maturité, l’histoire étant assimilée par conséquent à un âge d’oppression et d’atteinte à la liberté, interdisant de fait le respect de la tradition : « seul l’homme qui a dépassé les stades de la conscience appartenant au passé…peut atteindre une pleine conscience du présent ». Or on l’aura compris, c’est cette même pleine conscience du présent qui en a vidé le sens dans son rejet du passé. Outre sa fuite en avant dans le dogme de la liberté qui n’engendre qu’une inversion des valeurs morales choquant la décence commune, les sciences sociales font vivre l’homme dans l’idéal de la méritocratie, de l’ascension sociale, dans la continuité libérale inspirée des « Lumières ». La focalisation sur l’ascension au détriment du fond empêche de penser et de mettre en perspective les analyses par une culture historique. En plus de son déni de réalité c’est la condamnation de la possibilité de l’appréhender.

Concrètement, c’est principalement la stigmatisation du Moyen Âge, représenté comme période obscure et liberticide, rythmée par les guerres de religions, qui a propagé la certitude « d’un sens de l’histoire » qui oblige à accepter le présent comme progrès et notre démocratie moderne comme étant la fin de l’histoire. Cette liquidation aboutit à ce que Jean Claude Michéa appelle le complexe d’Orphée qui interdit de s’inspirer du passé puisqu’il est assimilé à la matrice intellectuelle du « réac primitif » désigné comme « facho en devenir »6.

Néanmoins, le recours à l’histoire se fait parfois, dans le but non pas d’ostraciser ou de calomnier le passé, mais dans l’optique de le revendiquer à travers un prisme bien particulier. Un culte de la victimisation (on pense alors à l’holocauste ou l’Algérie française) qui fait de l’exhibition des blessures, pourtant normalement refermées après tant d’années, un droit intarissable à la subvention et à l’impunité7. L’histoire, non pas pour permettre le vivre-ensemble à travers une histoire commune et la fierté d’appartenir à celle-ci, mais comme liquidateur du roman national et de l’histoire de France, tout simplement. On comprend mieux alors pourquoi tant de drapeaux algériens étaient brandis dernièrement, reflétant bien pour certains un esprit d’affront éhonté à notre souveraineté.

IV. L’histoire pour pouvoir résister

Annihiler la capacité critique de l’homme par des slogans, une déformation de l’histoire ou tout simplement par sa suppression contribue à faire des citoyens incultes, apatrides et sans repères, se laissant imposer la métaphysique de l’achat compulsif jusqu’à la désertion civique, soutenant la guerre contre « l’axe du mal »8 par l’idéologie droit de l’hommiste et au final glorifiant la destruction de la nation par l’Union Européenne et les revendications régionalistes.

Préserver notre histoire et son génie, c’est préserver notre patrie et son indépendance, car il n’y a pas de patrie sans histoire. La nation jouant réciproquement un rôle dans ce lien entre le passé et l’avenir comme aimait à l’écrire Simone Weil ; « La nation seule, depuis déjà longtemps, joue le rôle qui constitue par excellence la mission de la collectivité à l’égard de l’être humain, à savoir assurer à travers le présent une liaison entre le passé et l’avenir. » 9
 
Notes : 
 
1 Tocqueville – de la démocratie en Amérique II

2 Christopher Lash – La culture du narcissisme

http://www.egaliteetreconciliation.fr/Marion-Sigaut-analyse-deux-versions-d-un-manuel-d-histoire-21703.html

4 Yves Nantillé – 1944.La Normandie sous les bombes alliées, La nouvelle revue d’histoire numéro72 p27

http://www.upr.fr/actualite/france/charles-de-gaulle-refusait-de-commemorer-le-debarquement-des-anglo-saxons-le-6-juin-1964

6 Jean claude Michéa – Le complexe d’orphée

7 Christopher Lach – La trahison des élites

http://www.youtube.com/watch?v=btkJhAM7hZw

9 Simone Weil – L’enracinement
Source : 
Le bréviaire des patriotes :: lien

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lundi, 03 février 2014

Heidegger over de richtingloze mens

 

“De poging om planmatig een ordening aan de aardbol op te leggen is tevergeefs als de mens zichzelf niet schikt naar het toespreken van de landweg. Het gevaar dreigt dat de hedendaagse mensen doof blijven voor zijn spreken. Tot hun oor dringt alleen nog maar het lawaai van apparaten door, die ze bijna voor de stem van God houden. Aldus raakt de mens verstrooid en richtingloos. (…) Het Eenvoudige is ontvlucht. Zijn stille kracht is verdord.”

 

Voor Heidegger is de mens ingebed in een groter gebeuren waar hij geen vat op heeft, maar die zich wel af en toe laat onthullen. De vrijheid van de mens ligt in het feit dat hij de grond sticht waarop een wereld wordt ontworpen. Op deze manier brengen wij de zijnden in de wereld aan het licht. Daarom verstaat Heidegger het begrip waarheid als een dynamisch spel waarin verhulling en onthulling elkaar afwisselen. De techniek verstoort de mens echter in dit spel, blijkt uit bovenstaande citaat. Hij is als het ware zijn centrum verloren waaraan hij zijn stabiliteit in dit dynamische spel verleent.

 

P.

 

HEIDEGGER, Martin, De landweg, Budel: Uitgeverij DAMON, 2001, 20.

Ex: http://prachtigepjotr.wordpress.com

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jeudi, 09 janvier 2014

L'engagement par l'enracinement!

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dimanche, 14 avril 2013

L'enracinement, une arme contre la mondialisation

L'enracinement, une arme contre la mondialisation

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mardi, 09 avril 2013

Eté 1942, hiver 2010 : un échange

Eté 1942, hiver 2010 : un échange

Par Michael O'Meara

English original here [2]

Ex: http://www.counter-currents.com/

medium_heidegger_index.jpgDurant l’été 1942 – alors que les Allemands étaient au sommet de leur puissance, totalement inconscients de l’approche de la tempête de feu qui allait transformer leur pays natal en enfer – le philosophe Martin Heidegger écrivit (pour un cours prévu à Freiberg) les lignes suivantes, que je prends dans la traduction anglaise connue sous le titre de Hölderlin’s Hymn “The Ister”: [1]

« Le monde anglo-saxon de l’américanisme » – notait Heidegger dans une note à son examen nationaliste/ontologique de son bien-aimé Hölderlin – « a résolu d’anéantir l’Europe, c’est-à-dire la patrie, et cela signifie : [il a résolu d’anéantir] le commencement du monde occidental. »

En anéantissant le commencement (les origines ou la naissance de l’être européen) – et ainsi en anéantissant le peuple dont le sang coulait dans les veines américaines – les Européens du Nouveau Monde, sans le savoir, détruisaient l’essence de leur propre existence – en désavouant leurs origines – en dénigrant la source de leur forme de vie, en se déniant ainsi à eux-mêmes la possibilité d’un avenir.

« Tout ce qui a un commencement est indestructible. »

Les Américains scellaient leur propre destruction en s’attaquant à leur commencement – en tranchant les racines de leur être.

Mais l’Europe – cette synergie unique de sang et d’esprit – ne peut pas être tuée, car son essence, nous dit Heidegger, est le « commencement » – l’originel – le renouvellement – la  perpétuelle refondation et réaffirmation de l’être.

Ainsi, l’Europe resurgit toujours inévitablement – assise sur son taureau, elle resurgit des  eaux, qui la recouvrent lorsqu’elle plonge avec intrépidité dans ce qui est à venir.

Sa dernière position est par conséquent toujours la première – un autre commencement – lorsqu’elle avance vers ses origines – renouvelant l’être non-corrompu de son commencement – lorsqu’elle s’authentifie dans la plénitude d’un avenir qui lui permet de commencer encore et encore.

* * *

L’opposé est vrai aussi.

L’anéantissement de son commencement par l’Amérique lui a révélé son propre manque inhérent de commencement.

Depuis le début, son projet fut de rejeter ses origines européennes – de désavouer l’être qui l’avait faite ce qu’elle était –, quand ses colons évangélistes adoptèrent la métaphore des Deux Mondes, l’Ancien et le Nouveau.

Pour Heidegger, « l’entrée [de l’Amérique] dans cette guerre planétaire n’est pas [son] entrée dans l’histoire ; au contraire, c’est déjà l’ultime acte américain d’a-historicité et d’auto-destruction ».

Pour avoir émergé, conçue de manière immaculée, des jérémiades de sa Mission Puritaine, l’Amérique s’est définie par un rejet de son passé, par un rejet de ses origines, par un rejet de son fondement le plus ontologique – comme si elle regardait vers l’ouest, vers le soleil couchant et la frontière toujours mouvante de son avenir sans racines et fuyant, mythiquement légitimé au nom d’un « Rêve américain » né de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme.

Les Américains, l’homo oeconomicus rationnel, sans racines et uniforme qui domine aujourd’hui ne s’est jamais soucié de regarder devant lui parce qu’il n’a jamais regardé derrière lui. Passé et futur, racines et branches – tout cela a été déraciné et coupé.

Pas de mémoire, pas de passé, pas de sens.

Au nom du progrès – que Friedrich Engels imaginait comme un « char cruel passant sur des amas de corps brisés » –, l’être américain se dissout dans sa marche désordonnée vers le gouffre béant.

Mais bien que ce soit d’une manière indirecte, c’est à partir de la matrice européenne que les Américains entrèrent dans le monde, et c’est seulement en affirmant l’être européen de leur Patrie et de leur Lignée qu’ils pouvaient s’enraciner dans leur « Nouveau » Monde – sans succomber aux barbares et aux fellahs étrangers à la Mère-Patrie et à la Culture des Ancêtres.

Au lieu de cela, les fondateurs de l’Amérique entreprirent de rejeter leur Mère. Ils la traitèrent d’égyptienne ou de babylonienne, et prirent leur identité d’« élus », de « choisis », de « lumière des nations » chez les nomades de l’Ancien Testament, étrangers aux grandes forêts de nos terres nordiques, envieux de nos femmes aux yeux bleus et aux cheveux clairs, et révulsés par les hautes voûtes de nos cathédrales gothiques.

L’abandon de leur être originel unique fit des Américains les éternels champions de l’amélioration du monde, les champions idéologiques de l’absurdité consumériste, la première grande « nation » du nihilisme.

* * *

Pendant que Heidegger préparait son cours, des dizaines de milliers de chars, de camions et de pièces d’artillerie commençaient à faire mouvement de Detroit à Mourmansk, puis vers le front de l’Est.

Quelque temps plus tard, le feu commença à tomber du haut du ciel – le feu portant la malédiction de Cromwell et les idées de terre brûlée de Sherman –, le feu qui transforma les familles allemandes en cendres, avec leurs belles églises, leurs musées splendides, leurs quartiers ouvriers densément peuplés et d’une propreté éclatante, leurs bibliothèques anciennes et leurs laboratoires de pointe.

La forêt qui a besoin d’un millier d’années pour s’épanouir périt en une seule nuit dans le feu du phosphore.

Il faudrait longtemps – le moment n’est pas encore venu – avant que les Allemands, le Peuple du Milieu, le centre de l’être européen, se relèvent de leurs ruines, aujourd’hui plus spirituelles que matérielles.

* * *

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Heidegger ne savait pas qu’une tempête apocalyptique était sur le point de détruire son Europe.

Mais suspecta-t-il du moins que le Führer avait fourvoyé l’Allemagne dans une guerre qu’elle ne pouvait pas gagner ? Que non seulement l’Allemagne, mais aussi l’Europe s’opposant aux forces anglo-américaines de Mammon serait détruite ?

* * *

« L’esprit caché du commencement en Occident n’aura même pas un regard de mépris pour cette épreuve d’autodestruction sans commencement, mais attendra que son heure stellaire surgisse de la sérénité et de la tranquillité qui appartiennent au commencement. »

Une Europe réveillée et renaissante promet donc de répudier la trahison de soi accomplie par l’Amérique – l’Amérique, cette stupide idée européenne baignant dans l’hubris des Lumières, et qui devra être oubliée (comme un squelette de famille) quand l’Europe se réaffirmera.

Mais en 1942, Heidegger ne savait pas que des Européens, et même des Allemands, trahiraient bientôt en faveur des Américains, que les Churchill, les Adenauer, les Blum – les lèche-bottes de l’Europe – monteraient au sommet de la pyramide yankee de l’après-guerre, pyramide conçue pour écraser toute idée de nation, de culture et de destin.

C’est la tragédie de l’Europe.

* * *

Dès que l’Europe se réveillera – elle le fera un jour –, elle se réaffirmera et se défendra, ne se laissera plus distraire par le brillant et le clinquant de l’Amérique, ne se laissera plus intimider par ses bombes H et ses missiles guidés, comprenant enfin clairement que toutes ces distractions hollywoodiennes dissimulent un vide immense – ses incessants exercices de consumérisme insensé.

Par conséquent, incapable d’un recommencement, s’étant dénié elle-même un commencement, la mauvaise idée que l’Amérique est devenue se désintégrera probablement, dans les temps de feu et d’acier qui approchent, en parties disparates.

A ce moment, les Américains blancs seront appelés, en tant qu’Européens du Nouveau Monde, à réaffirmer leur « droit » à une patrie en Amérique du Nord – pour qu’ici ils puissent au moins avoir un endroit pour être ce qu’ils sont.

S’ils devaient réussir dans cette entreprise apparemment irréalisable, ils fonderont la nation – ou les nations – américaine(s) pour la première fois non pas comme le simulacre universaliste que les francs-maçons et les déistes concoctèrent en 1776, mais comme la pulsation du sang du destin américain de l’Europe.

« Nous pensons seulement à moitié ce qui est historique dans l’histoire, c’est-à-dire que nous ne le pensons pas du tout, si nous calculons l’histoire et son ampleur en termes de longueur… de ce qui a été, plutôt qu’attendre ce qui vient et ce qui est dans le futur. »

Le commencement, en tant que tel, est « ce qui vient et ce qui est dans le futur », ce qui est l’« historique dans l’histoire », ce qui remonte le plus loin dans le passé et qui surgit loin dans le futur en cours de dévoilement – comme la charge d’infanterie manquée de Pickett à Gettysburg, dont Faulkner nous a dit qu’elle devait être tentée encore et encore, jusqu’à ce qu’elle réussisse.

* * *

« Nous nous trouvons au commencement de la véritable historicité, c’est-à-dire de l’action dans le domaine de l’essentiel, seulement quand nous sommes capables d’attendre ce qui nous est destiné. »

« Ce qui nous est destiné » – cette affirmation de nous-mêmes –, affirme Heidegger, ne viendra que si nous défions la conformité, les conventions, et le conditionnement artificiel pour réaliser l’être européen, dont le destin est le seul à être nôtre.

A ce moment, si nous devions réussir à rester debout, de la manière dont nos ancêtres le firent, nous atteindrons devant nous et au-delà ce qui commence par chaque affirmation futuriste de ce que nous sommes, nous Européens-Américains.

Cette affirmation, cependant, ne sera pas « sans action ni pensée, en laissant les choses venir et passer… [mais] quelque chose qui se tient devant nous, quelque chose se tenant dans ce qui est indestructible (à quoi le voisinage désolé appartient, comme une vallée à une montagne) ».

Car désolation il y aura – dans ce combat attendant notre race – dans cet avenir destiné conservant avec défi une grandeur qui ne rompt pas en pliant dans la tempête, une grandeur certaine de venir avec la fondation d’une nation européenne en Amérique du Nord, une grandeur dont je crains souvent que nous ne l’ayons plus en nous-mêmes et que nous devons donc appeler par les ardents rites guerriers qui étaient jadis dédiés aux anciens dieux célestes aryens, aussi éloignés ou fictionnels qu’ils puissent être devenus.

–Hiver 2010

  Note

1. Martin Heidegger, Hölderlin’s Hymn ‘The Ister’, trans W. McNeill and J. Davis (Bloomington: Indiana University Press, 1996), p. 54ff.


Article printed from Counter-Currents Publishing: http://www.counter-currents.com

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mardi, 05 mars 2013

Sur la notion de patrie charnelle

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Robert STEUCKERS:

Causerie à bâtons rompus sur la notion de patrie charnelle

 

Conférence prononcée à Nancy, à la tribune de “Terre & Peuple” (Lorraine), le 10 mars 2012

 

La notion de patrie charnelle nous vient de l’écrivain et militant politique Marc Augier, dit “Saint-Loup”, dont le monde de l’édition —en particulier les “Presses de la Cité”— a surtout retenu les récits de son aventure militaire sur le Front de l’Est pendant la seconde guerre mondiale. Mais l’oeuvre de Saint-Loup ne se résume pas à cette seule aventure militaire, ses récits de fiction, son évocation des “Cathares de Montségur” ou de la Terre de Feu argentine le hissent au niveau d’un très grand écrivain, ce qu’il serait devenu indubitablement pour la postérité s’il n’avait traîné une réputation de “réprouvé” donc de “pestiféré”. Dans les écrits de ce Français très original, il y a beaucoup plus à glaner que ces seules péripéties militaires dans un conflit mondial du passé qui ne cesse de hanter les esprits, comme le prouve l’existence de belles revues sur papier glacé, comme “39-45” ou “Ligne de front”, par exemple. Il faut se rappeler, entre bien d’autres choses, qu’il a été l’initiateur des auberges de jeunesse sous le “Front Populaire”, lorsqu’il était un militant socialiste, incarnant un socialisme fort différent de celui des avocats aigris, “maçonneux”, encravatés et radoteurs-rationalistes: le socialisme du camarade Marc Augier (qui n’est pas encore Saint-Loup) est joyeux et juvénile, c’est un socialisme de l’action, du grand “oui” à la Vie. Saint-Loup, que je n’ai rencontré que deux fois, en 1975, était effectivement un homme affable et doux mais amoureux de l’action, de toute action amenant des résultats durables, hostile aux chichis et aux airs pincés des psycho-rigides qui ont incarné les établissements successifs dont la France a été affligée.

 

Un monde qui devrait être tissé de fraternité

 

augier-dit-saint-loup.jpgLe terme “action”, en politique, dans l’espace linguistique francophone, possède une genèse particulière. Maurras utilise le mot dans le nom de son mouvement, l’Action Française, sans nécessairement se référer à la philosophie du catholique Maurice Blondel, auteur d’un solide traité philosophique intitulé “L’Action”, pour qui l’engagement pour la foi devait être permanent et inscrit dans des “oeuvres”, créées pour le “Bien commun” et qu’il fallait perpétuer en offrant ses efforts, sans tenter de les monnayer, sans espérer une sinécure comme récompense. En Belgique, le Cardinal Mercier, correspondant de Blondel, donnera une connotation politisée, sans nul doute teintée de maurrassisme, à des initiatives comme l’Action Catholique de la Jeunesse Belge (ACJB), dont émergeront deux phénomènes marquants de l’histoire et de l’art belges du 20ème siècle: 1) le rexisme de Degrelle en tant que dissidence contestatrice fugace et éphémère du “Parti Catholique”, et, 2) dans un registre non politicien et plus durable, la figure de Tintin, qui agit dans ses aventures pour que le Bien platonicien ou la justice (divine?) triomphe, sans jamais faire état de ses croyances, de ses aspirations religieuses, sans jamais montrer bondieuseries ou affects pharisiens. Cette dimension aventurière, Saint-Loup l’a très certainement incarnée, comme Tintin, même si son idiosyncrasie personnelle ne le rapprochait nullement du catholicisme français de son époque, amoureux des productions graphiques d’Hergé via la revue “Coeurs Vaillants”; en effet, Saint-Loup est né dans une famille protestante, hostile à l’Eglise en tant qu’appareil trop rigide. Ce protestantisme se muera en un laïcisme militant, exercé dans un cadre politique socialiste, se voulant détaché de tout appareil clérical, au nom du laïcisme révolutionnaire. Saint-Loup crée en effet ses auberges de jeunesse dans le cadre d’une association nommée “Centre laïque des Auberges de Jeunesse”. Dans cette optique, qui est la sienne avant-guerre, le monde idéal, s’il advenait, devrait être tissé de fraternité, ce qui exclut tout bigotisme et tout alignement sur les manies des bien-pensants (et là il rejoint un catholique haut en couleurs, Georges Bernanos...).

 

Contre la “double désincarnation”

 

Les linéaments idiosyncratiques de la pensée émergente du jeune Marc Augier conduisent bien entendu à une rupture bien nette avec l’ordre établi, parce que l’ordre est désormais désincarné et qu’il faut le réincarner. Comment? En recréant de la fraternité, notamment par le biais des auberges de jeunesse. Aussi en revenant aux sources de toutes les religions, c’est-à-dire au paganisme (option également partagée par Robert Dun). Sur le plan politique, les options de Saint-Loup sont anti-étatistes, l’Etat étant une rigidité, comme l’Eglise, qui empêche toute véritable fraternité de se déployer dans la société. Saint-Loup ne sera donc jamais l’adepte d’un nationalisme étatique, partageant cette option avec le Breton Olier Mordrel, qui fut, lui, condamné à mort par l’Etat français en 1940: le militant de la Bretagne libre va alors condamner à mort en esprit l’instance (de pure fabrication) qui l’a condamné à mort, lui, le Breton de chair et de sang. Chez Saint-Loup, ces notions de fraternité, de paganisme, d’anti-étatisme postulent en bout de course 1) une vision de l’espace français comme tissu pluriel, dont il ne faut jamais gommer la diversité, et 2) une option européenne. Mais l’Europe, telle qu’elle était, telle qu’elle est aujourd’hui, aux mains des bien-pensants, n’était et n’est plus elle-même; elle est coupée de ses racines par un christianisme étranger à ses terres et par la modernité qui est un avatar laïcisé de ce christianisme éradicateur. Constater que l’Europe est malade et décadente revient donc à constater une “double désincarnation”.

 

Les deux axiomes de la pensée charnelle

 

060807_100457_PEEL_RY9d9G.jpgCette perception de l’Europe, de nos sociétés européennes, se révèle dans le roman “La peau de l’aurochs”, géographiquement situé dans une vallée valdotaine. Les Valdotains de “La peau de l’aurochs” se rebiffent contre l’industrialisation qui détruit les traditions populaires (ce n’est pas toujours vrai, à mon sens, car dans des régions industrielles comme la Lorraine, la Ruhr ou la Wallonie du sillon Sambre-Meuse sont nées des cultures ouvrières et populaires riches, d’où les sculpteurs Constantin Meunier et Georges Wasterlain ont tiré leurs créations époustouflantes de beauté classique). Et les Valdotains du roman de Saint-Loup veulent aussi préserver les cultes ancestraux, ce qui est toujours plus aisé dans les régions montagneuses que dans les plaines, notamment en Suisse, où les dialectes des vallées se maintiennent encore, ainsi que dans tout l’arc alpin, notamment en Italie du Nord où une revue comme “Terra Insubre” défend et illustre les résidus encore bien vivants de la culture populaire lombarde et cisalpine. “La peau de l’aurochs” est un roman qui nous permet de déduire un premier axiome dans le cadre de la défense de toutes les identités charnelles: la PRESERVATION DE NOTRE IDENTITE = la GARANTIE DE NOTRE ETERNITE. Cet axiome pourrait justifier une sorte de quiétisme, d’abandon de toute revendication politique, un désintérêt pour le monde. Ce pourrait être le cas si on se contentait de ne plus faire que du “muséisme”, de ne recenser que des faits de folklore, en répétant seulement des traditions anciennes. Mais Saint-Loup, comme plus tard Jean Mabire, ajoute à cette volonté de préservation un sens de l’aventure. Nos deux auteurs s’interdisent de sombrer dans toute forme de rigidité conceptuelle et privilégient, comme Olier Mordrel, le vécu. Le Breton était très explicite sur ce recours permanent au “vécu” dans les colonnes de sa revue “Stur” avant la seconde guerre mondiale. De ce recours à l’aventure et au vécu, nous pouvons déduire un second axiome: les RACINES SONT DANS LES EXPERIENCES INTENSES. Ce deuxième axiome doit nous rendre attentifs aux oppositions suivantes: enracinement/déracinement, désinstallation/installation. Avec Saint-Loup et Mabire, il convient donc de prôner l’avènement d’une humanité enracinée et désinstallée (aventureuse) et de fustiger toute humanité déclinante qui serait déracinée et installée.

 

On ne peut juger avec exactitude l’impact de la lecture de Nietzsche sur la génération de Saint-Loup en France. Mais il est certain que la notion, non théorisée à l’époque, de “désinstallation”, est une notion cardinale de la “révolution conservatrice” allemande, relayée par Ernst Jünger à l’époque de son militantisme national-révolutionnaire puis, après 1945, par Armin Mohler et, à sa suite, par la “nouvelle droite”, via les thèses “nominalistes” qu’il avait exposées dans les colonnes de la revue munichoise “Criticon”, en 1978-79. La personnalité volontariste et désinstallée, en retrait (“withdrawal”, disait Toynbee) par rapport aux établissements installés, est celle qui, si la chance lui sourit, impulse aux cycles historiques de nouveaux infléchissements, lors de son retour (“return” chez Toynbee) sur la scène historico-politique. Cette idée, exposée dans la présentation que faisait Mohler de la “révolution conservatrice” dans sa célèbre thèse de doctorat, a été importée dans le corpus de la “nouvelle droite” française par Giorgio Locchi, qui a recensé cet ouvrage fondamental pour la revue “Nouvelle école”.

 

Saint-Loup, Tournier: la fascination pour l’Allemagne

 

le-roi-des-aulnes.jpgLe socialiste Marc Augier, actif dans le cadre du “Front populaire” français de 1936, découvrira l’Allemagne et tombera sous son charme. Pourquoi l’Allemagne? Dans les années 30, elle exerçait une véritable fascination, une fascination qui est d’abord esthétique, avec les “cathédrales de lumière” de Nuremberg, qui s’explique ensuite par le culte de la jeunesse en vigueur au cours de ces années. Les auberges et les camps allemands sont plus convaincants, aux yeux de Marc Augier, que les initiatives, somme toute bancales, du “Front populaire”. Il ne sera pas le seul à partager ce point de vue: Michel Tournier, dans “Le Roi des Aulnes”, partage cette opinion, qui s’exprime encore avec davantage de brio dans le film du même titre, réalisé par Volker Schlöndorff. Le célèbre créateur de bandes dessinées “Dimitri”, lui aussi, critique les formes anciennes d’éducation, rigides et répressives, dans sa magnifique histoire d’un pauvre gamin orphelin, devenu valet de ferme puis condamné à la maison de correction pour avoir tué le boucher venu occire son veau favori, confident de ses chagrins, et qui, extrait de cette prison pour aller servir la patrie aux armées, meurt à la bataille de Gallipoli. Le héros naïf Abel dans “le Roi des Aulnes” de Schlöndorff, un Abel, homme naïf, naturel et intact, jugé “idiot” par ses contemporains est incarné par l’acteur John Malkovich: il parle aux animaux (le grand élan, la lionne de Goering, les pigeons de l’armée française...) et communique facilement avec les enfants, trouve que la convivialité et la fraternité sont réellement présentes dans les camps allemands de la jeunesse alors qu’elles étaient totalement absentes, en tant que vertus, dans son école française, le collège Saint-Christophe. Certes Schlöndorff montre, dans son film, que cette convivialité bon enfant tourne à l’aigreur, la crispation et la fureur au moment de l’ultime défaite: le visage du gamin qui frappe Abel d’un coup de crosse, lui brise les lunettes, est l’expression la plus terrifiante de cette rage devenue suicidaire.Tournier narre d’ailleurs ce qui le rapproche de l’Allemagne dans un petit essai largement autobiographique, “Le bonheur en Allemagne?” (Folio, n°4366).

 

Une vision “sphérique” de l’histoire

 

Toutes ces tendances, perceptibles dans la France sainement contestatrice des années 30, sont tributaires d’une lecture de Nietzsche, philosophe qui avait brisé à coups de marteau les icônes conventionnelles d’une société qui risquait bien, à la fin du “stupide 19ème siècle”, de se figer définitivement, comme le craignaient tous les esprits non conformes et aventureux. Le nietzschéisme, via les mouvements d’avant-gardes ou via des séismographes comme Arthur Moeller van den Bruck, va compénétrer tout le mouvement dit de la “révolution conservatrice” puis passer dans le corpus national-révolutionnaire avec Ernst Jünger, tributaire, lui aussi, du nietzschéisme ambiant des cercles “jungkonservativ” mais tributaire également, dans les traits tout personnels de son style et dans ses options intimes, de Barrès et de Bloy. Quand Armin Mohler, secrétaire d’Ernst Jünger après la seconde guerre mondiale, voudra réactiver ce corpus qu’il qualifiera de “conservateur” (ce qu’il n’était pas aux sens français et britannique du terme) ou de “nominaliste” (pour lancer dans le débat une étiquette nouvelle et non “grillée”), il transmettra en quelque sorte le flambeau à la “nouvelle droite”, grâce notamment aux recensions de Giorgio Locchi, qui résumera en quelques lignes, mais sans grand lendemain dans ces milieux, la conception “sphérique” de l’histoire. Pour les tenants de cette conception “sphérique” de l’histoire, celle-ci n’est forcément pas “linéaire”, ne s’inscrit pas sur une ligne posée comme “ascendante” et laissant derrière elle tout le passé, considéré sans la moindre nuance comme un ballast devenu inutile. L’histoire n’est pas davantage “cyclique”, reproduisant un “même” à intervalles réguliers, comme pourrait le faire suggérer la succession des saisons dans le temps naturel sous nos latitudes européennes. Elle est sphérique car des volontés bien tranchées, des personnalités hors normes, lui impulsent une direction nouvelle sur la surface de la “sphère”, quand elles rejettent énergiquement un ronron répétitif menaçant de faire périr d’ennui et de sclérose un “vivre-en-commun”, auparavant innervé par les forces vives de la tradition. S’amorce alors un cycle nouveau qui n’a pas nécessairement, sur la sphère, la même trajectoire circulaire et rotative que son prédécesseur.

 

Le nietzschéisme diffus, présent dans la France des années 20 et 30, mais atténué par rapport à la Belle Epoque, où des germanistes français comme Charles Andler l’avaient introduit, ensuite l’idéal de la jeunesse vagabondante, randonneuse et proche de la nature, inauguré par les mouvements dits du “Wandervogel”, vont induire un engouement pour les choses allemandes, en dépit de la germanophobie ambiante, du poids des formes mortes qu’étaient le laïcardisme de la IIIème République ou le nationalisme maurassien (contesté par les “non-conformistes” des années 30 ou par de plus jeunes éléments comme ceux qui animaient la rédaction de “Je suis partout”).

 

BHL: exécuteur testamentaire de Mister Yahvé

 

Le_testament_de_Dieu.jpgJe répète la question: pourquoi l’Allemagne? Malgré la pression due à la propagande revancharde d’avant 1914 et l’hostilité d’après 1918, la nouvelle Allemagne exerce,comme je viens de le dire, une fascination sur les esprits: cette fascination est esthétique (les “cathédrales de lumière”); elle est due aussi au culte de la jeunesse, présent en marge du régime arrivé au pouvoir en janvier 1933. L’organisation des auberges et des camps de vacances apparait plus convaincante aux yeux de Saint-Loup que les initiatives du Front Populaire, auquel il a pourtant adhéré avec enthousiasme. La fascination exercée par la “modernité nationale-socialiste” (à laquelle s’opposera une décennie plus tard la “modernité nord-américaine” victorieuse du conflit) va bien au-delà du régime politique en tant que tel qui ne fait que jouer sur un filon ancien de la tradition philosophique allemande qui trouve ses racines dans la pensée de Johann Gottfried Herder (1744-1803), comme il jouera d’ailleurs sur d’autres filons, secrétant de la sorte diverses opportunités politiques, exploitables par une propagande bien huilée qui joue en permanence sur plusieurs tableaux. Herder, ce personnage-clef dans l’histoire de la pensée allemande appartient à une tradition qu’il faut bien appeler les “autres Lumières”. Quand on évoque la philosophie des “Lumières” aujourd’hui, on songe immédiatement à la soupe que veulent nous servir les grands pontes du “politiquement correct” qui sévissent aujourd’hui, en France avec Bernard-Henri Lévy et en Allemagne avec Jürgen Habermas, qui nous intiment tous deux l’ordre de penser uniquement selon leur mode, sous peine de damnation, et orchestent ou font orchestrer par leurs larbins frénétiques des campagnes de haine contre tous les contrevenants. On sait aussi que pour Lévy, les “Lumières” (auxquelles il faut adhérer!) représentent une sorte de pot-pourri où l’on retrouve les idées de la révolution française, la tambouille droit-de-l’hommiste cuite dans les marmites médiatiques des services secrets américains du temps de la présidence de Jimmy Carter (un Quaker cultivateur de cacahouètes) et un hypothétique “Testament de Dieu”, yahvique dans sa définition toute bricolée, et dont ce Lévy serait bien entendu l’unique exécuteur testamentaire. Tous ceux qui osent ne pas croire que cette formule apportera la parousie ou la fin de l’histoire, tous les déviants, qu’ils soient maurassiens, communistes, socialistes au sens des non-conformistes français des années 30, néo-droitistes, gaullistes, économistes hétérodoxes et j’en passe, sont houspillés dans une géhenne, celle dite de l’ “idéologie française”, sorte de cloaque nauséabond, selon Lévy, où marineraient des haines cuites et recuites, où les spermatozoïdes et les ovaires de la “bête immonde” risqueraient encore de procréer suite à des coïts monstrueux, comme celui des “rouges-bruns” putatifs du printemps et de l’été 1993. Il est donc illicite d’aller remuer dans ce chaudron de sorcières, dans l’espoir de faire naître du nouveau.

 

Habermas, théoricien de la “raison palabrante”

 

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Pour Habermas —dont, paraît-il, le papa était Kreisleiter de la NSDAP dans la région de Francfort (ce qui doit nous laisser supposer qu’il a dû porter un beau petit uniforme de membre du Jungvolk et qu’on a dû lui confier une superbe trompette ou un joli petit tambour)— le fondement du politique n’est pas un peuple précis, un peuple de familles plus ou moins soudées par d’innombrables liens de cousinage soit, en bref, une grande famille concrète; il n’est pas davantage une communauté politique et/ou militaire partageant une histoire ou une épopée commune ni une population qui a, au fil de l’histoire, généré un ensemble d’institutions spécifiques (difficilement exportables parce que liées à un site précis et à une temporalité particulière, difficilement solubles aussi dans une panade à la BHL ou à la Habermas). Pour Jürgen Habermas, le fiston du Kreisleiter qui ne cesse de faire son Oedipe, le fondement du politique ne peut être qu’un système abstrait (abstrait par rapport à toutes les réalités concrètes et charnelles), donc une construction rationnelle (Habermas étant bien entendu, et selon lui-même, la seule incarnation de la raison dans une Allemagne qui doit sans cesse être rappelée à l’ordre parce qu’elle aurait une tendance irrépressible à basculer dans ses irrationalités), c’est-à-dire une constitution basée sur les principes des Lumières, que Habermas se charge de redéfinir à sa façon, deux siècles après leur émergence dans la pensée européenne. Dans cette perspective, même la constitution démocratique adoptée par la République Fédérale allemande en 1949 est suspecte: en effet, elle dit s’adresser à un peuple précis, le peuple allemand, et évoque une vieille vertu germanique, la “Würde”, qu’il s’agit de respecter en la personne de chaque citoyen. En ce sens, elle n’est pas universaliste, comme l’est la version des “Lumières” redéfinie par Habermas, et fait appel à un sentiment qui ne se laisse pas enfermer dans un corset conceptuel de facture rationnelle.

 

Dans la sphère du politique, l’émergence des principes des Lumières, revus suite aux cogitations de Jürgen Habermas, s’effectue par le “débat”, par la perpétuelle remise en question de tout et du contraire de tout. Ce débat porte le nom pompeux d’ “agir communicationnel”, que le philosophe Gerd Bergfleth avait qualifié, dans un solide petit pamphlet bien ficelé, de “Palavernde Vernunft”, de “raison palabrante”, soit de perpétuel bavardage, critique pertinente qui a valu à son auteur, le pauvre Bergfleth, d’être vilipendé et ostracisé. Notons que Habermas a fabriqué sa propre petite géhenne, qu’il appelle la “pensée néo-irrationnelle” où sont jetés, pêle-mêle, les tenants les plus en vue de la philosophie française contemporaine comme Derrida (!), Foucault, Deleuze, Guattari, Bataille, etc. ainsi que leur maître allemand, le bon philosophe souabe Martin Heidegger. Si l’on additionne les auteurs jetés dans la géhenne de l’ “idéologie française” par Lévy à ceux que fustige Habermas, il ne reste plus grand chose à lire... Il n’y a plus beaucoup de combinatoires possibles, et tenter encore et toujours de “combiner” les ingrédients (“mauvais” selon Lévy et Habermas) pour faire du neuf, pour faire éclore d’autres possibles, serait, pour nos deux inquisiteurs, se placer dans une posture condamnable que l’on adopterait que sous peine de devenir immanquablement, irrémédiablement, inexorablement, un “irrationaliste”, donc un “facho”, d’office exclu de tous débats...

 

Jean-François Lyotard, critique des “universaux” de Habermas

 

lyotard1.jpgAvec un entêtement qui devient tout-à-fait navrant au fil du temps, Habermas veut conserver dans sa philosophie et sa sociologie, dans sa vision du fonctionnement optimal de la politique quotidienne au sein des Etats occidentaux, posés comme modèles pour le reste du monde, une forme procédurière à la manière de Kant, gage d’appartenance aux Lumières et de “correction politique”, une forme procédurière qui deviendrait le fondement intangible des mécanismes politiques, un fondement privé désormais de toute la transcendance qui les chapeautait encore dans la pensée kantienne. Ce sont ces procédures, véritables épures du réel, qui doivent unir les citoyens dans un consensus minimal, obtenu par un “parler” ininterrompu, par un usage “adéquat” de la parole, conditionné par des universaux linguistiques que Habermas pose comme inamovibles (“Kommunikativa”, “Konstativa”, “Repräsentativa/Expressiva”, “Regulativa”). Bref, le Dieu piétiste kantien remplacé par le blabla des baba-cools ou des députés moisis ou des avocaillons militants, voir le “moteur immobile” d’Aristote remplacé par la fébrilité logorrhique des nouvelles “clasas discutidoras”... Le philosophe français Jean-François Lyotard démontre que de tels universaux soi-disant pragmatiques n’existent pas: les jeux de langage sont toujours producteurs d’hétérogénéité, se manifestent selon des règles qui leur sont propres et qui suscitent bien entendu des inévitables conflits. Il n’existe donc pas pour Lyotard quelque chose qui équivaudrait à un “télos du consensus général”, reposant sur ce que Habermas appelle, sans rire, “les compétences interactionnelles post-conventionnelles”; au contraire, pour Lyotard, comme, en d’autres termes, pour Armin Mohler ou l’Ernst Jünger national-révolutionnaire des années 20, il faut constater qu’il y a toujours et partout “agonalité conflictuelle entre paroles diverses/divergentes”; si l’on s’obstine à vouloir enrayer les effets de cette agonalité et à effacer cette pluralité divergente, toutes deux objectives, toutes deux bien observables dans l’histoire, on fera basculer le monde entier sous la férule d’un “totalitarisme de la raison”, soit un “totalitarisme de la raison devenue folle à force d’être palabrante”, qui éliminera l’essence même de l’humanité comme kaléidoscope infini de peuples, de diversités d’expression; cette essence réside dans la pluralité ineffaçable des jeux de paroles diverses (cf. Ralf Bambach, “Jürgen Habermas”, in J. Nida-Rümelin (Hrsg.), “Philosophie der Gegenwart in Einzeldarstellungen von Adorno bis v. Wright”, Kröner, Stuttgart, 1991; Yves Cusset, “Habermas – L’espoir de la discussion”, Michalon, coll. “Bien commun”, Paris, 2001).

 

En France, les vitupérations de Lévy dans “L’idéologie française” empêchent, in fine, de retourner, au-delà des thèses de l’Action Française, aux “grandes idées incontestables” qu’entendait sauver Hauriou (et qui suscitaient l’intérêt de Carl Schmitt), ce qui met la “République”, privée d’assises solides issues de son histoire, en porte-à-faux permanent avec des pays qui, comme la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la Turquie ou la Chine façonnent leur agir politique sur l’échiquier international en se référant constamment à de “grandes idées incontestables”, semblables à celles évoquées par Hauriou. Ensuite, l’inquisition décrétée par ce Lévy, exécuteur testamentaire de Yahvé sur la place de Paris, interdit de (re)penser une économie différente (historique, institutionnaliste et régulationniste sur le plan de la théorie) au profit d’une population en voie de paupérisation, de déréliction et d’aliénation économique totale; une nouvelle économie correctrice ne peut que suivre les recettes issues des filons hétérodoxes de la pensée économique et donc de parachever certaines initiatives avortées du gaullisme de la fin des années 60 (idée de “participation” et d’”intéressement”, sénat des régions et des professions, etc.). Les fulminations inquisitoriales des Lévy et Habermas conduisent donc à l’impasse, à l’impossibilité, tant que leurs propagandes ne sont pas réduites à néant, de sortir des enlisements contemporains. De tous les enlisements où marinent désormais les régimes démocratiques occidentaux, aujourd’hui aux mains des baba-cools sâoulés de logorrhées habermassiennes et soixante-huitardes.

 

Habermas: contre l’idée prussienne et contre l’Etat ethnique

 

Habermas, dans le contexte allemand, combat en fait deux idées, deux visions de l’Etat et de la politique. Il combat l’idée prussienne, où l’Etat et la machine administrative, le fonctionnariat serviteur du peuple, dérivent d’un principe de “nation armée”. Notons que cette vision prussienne de l’Etat ne repose sur aucun a priori de type “ethnique” car l’armée de Frédéric II comprenait des hommes de toutes nationalités (Finnois, Slaves, Irlandais, Allemands, Hongrois, Huguenots français, Ottomans d’Europe, etc.). Notons également que Habermas, tout en se revendiquant bruyamment des “Lumières”, rejette, avec sa critique véhémente de l’idée prussienne, un pur produit des Lumières, de l’Aufklärung, qui avait rejeté bien des archaïsmes, devenus franchement inutiles, au siècle de son triomphe. Cette critique vise en fait toute forme d’Etat encadrant et durable, rétif au principe du bavardage perpétuel, pompeusement baptisé “agir communicationnel”. Simultanément, Habermas rejette les idéaux relevant des “autres Lumières”, celles de Herder, où le fondement du politique réside dans la “populité”, la “Volkheit”, soit le peuple (débarrassé d’aristocraties aux moeurs artificielles, déracinées et exotiques). Habermas, tout en se faisant passer pour l’exécuteur testamentaire des “philosophes des Lumières”, à l’instar de Bernard-Henri Lévy qui, lui, est l’exécuteur testamentaire de Yahvé en personne, jette aux orties une bonne partie de l’héritage philosophique du 18ème siècle. Avec ces deux compères, nous faisons face à la plus formidable escroquerie politico-philosophique du siècle! Ils veulent nous vendre comme seul produit autorisé l’Aufklärung mais ce qu’ils placent sur l’étal de leur boutique, c’est un Aufklärung homogénéisé, nettoyé des trois quarts de son contenu, cette tradition étant plurielle, variée, comme l’ont démontré des auteurs, non traduits, comme Peter Gay en Angleterre et Antonio Santucci en Italie (cf. Peter Gay, “The Enlightenment: An Interpretation – The Rise of Modern Paganism”, W. W. Norton & Company, New York/London, 1966-1977; Peter Gay, “The Enlightenment: An Interpretation – The Science of Freedom, Wildwood House, London, 1969-1979; Antonio Santucci (a cura di), “Interpretazioni dell’Illuminismo”, Il Mulino, Bologna, 1979; on se réfèrera aussi aux livres suivants: Léo Gershoy, “L’Europe des princes éclairés 1763-1789”, Gérard Montfort éd., Brionne, 1982; Michel Delon, “L”idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820)”, PUF, Paris, 1988).

 

Deux principes kantiens chez Herder

 

Cette option de Herder, qui est “populaire” ou “ethnique”, “ethno-centrée”, est aussi corollaire de la vision fraternelle d’une future Europe libérée, qui serait basée sur le pluralisme ethnique ou l’“ethnopluralisme”, où les peuples ne devraient plus passer par des filtres étrangers ou artificiels/abstraits pour faire valoir leurs droits ou leur identité culturelle. La vision herdérienne dérive bien des “Lumières” dans la mesure où elle fait siens deux principes kantiens; premier principe de Kant: “Tu ne feras pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’autrui te fasse”; ce premier principe induit un respect des différences entre les hommes et interdit de gommer par décret autoritaire ou par manoeuvres politiques sournoises les traditions d’un peuple donné; deuxième principe kantien: “Sapere aude!”, “Ose savoir!”, autrement dit: libère-toi des pesanteurs inutiles, débarrasse-toi du ballast accumulé et encombrant, de tous les filtres inutiles, qui t’empêchent d’être toi-même! Ce principe kantien, réclamant l’audace du sujet pensant, Herder le fusionne avec l’adage grec “Gnôthi seautôn!”, “Connais-toi toi-même”. Pour parfaire cette fusion, il procède à une enquête générale sur les racines de la littérature, et de la culture de son temps et des temps anciens, en n’omettant pas les pans entiers de nos héritages qui avaient été refoulés par le christianisme, le dolorisme chrétien, la scolastique figée, le cartésianisme abscons, le blabla des Lumières palabrantes, le classicisme répétitif et académique, etc., comme nous devrions nous aussi, sans jamais nous arrêter, procéder à ce type de travail archéologique et généalogique, cette fois contre la “pensée unique”, le “politiquement correct” et le pseudo-testament de Yahvé.

 

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Définition de la “Bildung”

 

Dans la perspective ouverte par Herder, les fondements de l’Etat sont dès lors le peuple, héritier de son propre passé, la culture et la littérature que ce peuple a produites et les valeurs éthiques que cette culture transmet et véhicule. En bref, nous aussi, nous sommes héritiers des Lumières, non pas de celles du jacobinisme ou celles que veut nous imposer le système aujourd’hui, mais de ces “autres Lumières”. Saint-Loup, en critiquant le christianisme et le modèle occidental (soit, anticipativement, les “Lumières” tronquées de BHL et d’Habermas) s’inscrit dans le filon herdérien, sans jamais retomber dans des formes sclérosantes de “tu dois!”. “Sapere aude!” est également pour lui un impératif, lié à la belle injonction grecque “Gnôthi seautôn!”. Toujours dans cette perspective herdérienne, l’humanité n’est pas une panade zoologique d’êtres humains homogénéisés par la mise en oeuvre, disciplinante et sévère, d’idées abstraites, mais un ensemble de groupes humains diversifiés, souvent vastes, qui explorent en permanence et dans la joie leurs propres racines, comme les “humanités” gréco-latines nous permettent d’explorer nos racines d’avant la chrisitanisation. Pour Herder, il faut un retour aux Grecs, mais au-delà de toutes les édulcorations “ad usum Delphini”; ce retour ne peut donc déboucher sur un culte stéréotypé de la seule antiquité classique, il faut qu’il soit flanqué d’un retour aux racines germaniques dans les pays germaniques et scandinaves, au fond celtique dans les pays de langues gaëliques, aux traditions slaves dans le monde slave. Le processus d’auto-centrage des peuples, de mise en adéquation permanente avec leur fond propre, s’effectue par le truchement de la “Bildung”. Ce terme allemand dérive du verbe “bilden”, “construire”. Je me construis moi-même, et mon peuple se construit lui-même, en cherchant en permanence l’adéquation à mes racines, à ses racines. La “Bildung” consiste à chercher dans ses racines les recettes pour arraisonner le réel et ses défis, dans un monde soumis à la loi perpétuelle du changement.

 

Pour Herder, représentant emblématique des “autres Lumières”, le peuple, c’est l’ensemble des “Bürger”, terme que l’on peut certes traduire par “bourgeois” mais qu’il faut plutôt traduire par le terme latin “civis/cives”, soit “citoyen”, “membre du corps du peuple”. Le terme “bourgeois”, au cours du 19ème siècle, ayant acquis une connotation péjorative, synonyme de “rentier déconnecté” grenouillant en marge du monde réel où l’on oeuvre et où l’on souffre. Pour Herder, le peuple est donc l’ensemble des paysans, des artisans et des lettrés. Les paysans sont les dépositaires de la tradition vernaculaire, la classe nourricière incontournable. Les artisans sont les créateurs de biens matériels utiles. Les lettrés sont, eux, les gardiens de la mémoire. Herder exclut de sa définition du “peuple” l’aristocratie, parce qu’est s’est composé un monde artificiel étranger aux racines, et les “déclassés” ou “hors classe”, qu’il appelle la “canaille” et qui est imperméable à toute transmission et à toute discipline dans quelque domaine intellectuel ou pratique que ce soit. Cette exclusion de l’aristocratie explique notamment le républicanisme ultérieur des nationalismes irlandais et flamand, qui rejettent tous deux l’aristocratie et la bourgeoisie anglicisées ou francisées. Sa définition est injuste pour les aristocraties liées aux terroirs, comme dans le Brandebourg prussien (les “Krautjunker”), la Franche-Comté (où les frontières entre la noblesse et la paysannerie sont ténues et poreuses) et les Ardennes luxembourgeoises de parlers romans.

 

Une formidable postérité intellectuelle

 

220px-Hersart_de_villemarque.jpgL’oeuvre de Herder a connu une formidable postérité intellectuelle. Pour l’essentiel, toute l’érudition historique du 19ème siècle, toutes les avancées dans les domaines de l’archéologie, de la philologie et de la linguistique, lui sont redevables. En Allemagne, la quête archéo-généalogique de Herder se poursuit avec Wilhelm Dilthey, pour qui les manifestations du vivant (et donc de l’histoire), échappent à toute définition figeante, les seules choses définissables avec précision étant les choses mortes: tant qu’un phénomène vit, il échappe à toute définition; tant qu’un peuple vit, il ne peut entrer dans un corset institutionnel posé comme définitif et toujours condamné, à un moment donné du devenir historique, à se rigidifier. Nietzsche appartient au filon ouvert par Herder dans la mesure où la Grèce qu’il entend explorer et réhabiliter est celle des tragiques et des pré-socratiques, celle qui échappe justement à une raison trop étriquée, trop répétitive, celle qui chante en communauté les hymnes à Dionysos, dans le théâtre d’Athènes, au flanc de l’Acropole, ou dans celui d’Epidaure. Les engouements folcistes (= “völkisch”), y compris ceux que l’on peut rétrospectivement qualifier d’exagérés ou de “chromomorphes”, s’inscrivent à leur tour dans la postérité de Herder. Pour le Professeur anglais Barnard, exégète minutieux de l’oeuvre de Herder, sa pensée n’a pas eu de grand impact en France; cependant, toute une érudition archéo-généalogique très peu politisée (et donc, à ce titre, oubliée), souvent axée sur l’histoire locale, mérite amplement d’être redécouverte en France, notamment à la suite d’une historienne et philologue comme Nicole Belmont (cf. “Paroles païennes – Mythe et folklore”, Imago, Paris, 1986). Théodore Hersart de la Villemarqué (1815-1895) (photo), selon une méthode préconisée par les frères Grimm, rassemble dans un recueil les chants populaires de Bretagne, sous le titre de “Barzaz Breiz” en 1836. Hippolyte Taine ou Augustin Thierry, quand ils abordent l’histoire des Francs, l’époque mérovingienne ou les origines de la France d’Ancien Régime effectuent un travail archéo-généalogique, “révolutionnaire” dans la mesure où ils lancent des pistes qui dépassent forcément les répétitions et les fixismes, les ritournelles et les rengaines des pensées scolastiques, cartésiennes ou illuministes-républicaines. Aujourd’hui, Micberth (qui fut le premier à utiliser le terme “nouvelle droite” dans un contexte tout à fait différent de celui de la “nouvelle droite” qui fit la une des médias dès l’année 1979) publie des centaines de monographies, rédigées par des érudits du 19ème et du début du 20ème, sur des villages ou de petites villes de France, où l’on retrouve des trésors oubliées et surtout d’innombrables pistes laissées en jachère. Enfin, l’exégète des oeuvres de Herder, Max Rouché, nous a légué des introductions bien charpentées à leurs éditions françaises, parus en édition bilingue chez Aubier-Montaigne.

 

Irlande, Flandre et Scandinavie

 

thomas_davis.jpgLe nationalisme irlandais est l’exemple même d’un nationalisme de matrice “herdérienne”. La figure la plus emblématique de l’ “herdérianisation” du nationalisme irlandais demeure Thomas Davis, né en 1814. Bien qu’il ait été un protestant d’origine anglo-galloise, son nationalisme irlandais propose surtout de dépasser les clivages religieux qui divisent l’Ile Verte, et d’abandonner l’utilitarisme, idéologie dominante en Angleterre au début du 19ème siècle. Le nationalisme irlandais est donc aussi une révolte contre le libéralisme utilitariste; l’effacer de l’horizon des peuples est dès lors la tâche exemplaire qui l’attend, selon Thomas Davis. Ecoutons-le: “L’anglicanisme moderne, c’est-à-dire l’utilitarisme, les idées de Russell et de Peel ainsi que celles des radicaux, que l’on peut appler ‘yankeeïsme’ ou ‘anglichisme’, se borne à mesurer la prospérité à l’aune de valeurs échangeables, à mesurer le devoir à l’aune du gain, à limiter les désirs [de l’homme] aux fringues, à la bouffe et à la [fausse] respectabilité; cette malédiction [anglichiste] s’est abattue sur l’Irlande sous le règne des Whigs mais elle est aussi la malédiction favorite des Tories à la Peel” (cité in: D. George Boyce, “Nationalism in Ireland”, Routledge, London, 1995, 3ème éd.). Comme Thomas Carlyle, Thomas Davis critique l’étranglement mental des peuples des Iles Britanniques par l’utilitarisme ou la “shop keeper mentality”; inspiré par les idées du romantisme nationaliste allemand, dérivé de Herder, il explique à ses compatriotes qu’un peuple, pour se dégager de la “néo-animalité” utilitariste, doit cesser de se penser non pas comme un “agglomérat accidentel” de personnes d’origines disparates habitant sur un territoire donné, mais comme un ensemble non fortuit d’hommes et de femmes partageant une culture héritée de longue date et s’exprimant par la littérature, par l’histoire et surtout, par la langue. Celle-ci est le véhicule de la mémoire historique d’un peuple et non pas un ensemble accidentel de mots en vrac ne servant qu’à une communication élémentaire, “utile”, comme tente de le faire croire l’enseignement dévoyé d’aujourd’hui quand il régule de manière autoritaire (sans en avoir l’air... à grand renfort de justifications pseudo-pédagogiques boiteuses...) et maladroite (en changeant d’avis à tour de bras...) l’apprentissage des langues maternelles et des langues étrangères, réduisant leur étude à des tristes répétitions de banalités quotidiennes vides de sens. Davis: “La langue qui évolue avec le peuple est conforme à ses origines; elle décrit son climat, sa constitution et ses moeurs; elle se mêle inextricablement à son histoire et à son âme...” (cité par D. G. Boyce, op. cit.).

 

PearseMain.jpgCatholique, l’Irlande profonde réagit contre la colonisation puritaine, achevée par Cromwell au 17ème siècle. Le chantre d’un “homo celticus” ou “hibernicus”, différent du puritain anglais ou de l’utilitariste du 19ème siècle, sera indubitablement Padraig Pearse (1879-1916). Son nationalisme mystique vise à faire advenir en terre d’Irlande un homme non pas “nouveau”, fabriqué dans un laboratoire expérimental qui fait du passé table rase, mais renouant avec des traditions immémoriales, celles du “Gaël”. Pearse: “Le Gaël n’est pas comme les autres hommes, la bêche et le métier à tisser, et même l’épée, ne sont pas pour lui. Mais c’est une destinée plus glorieuse encore que celle de Rome qui l’attend, plus glorieuse aussi que celle de Dame Britannia: il doit devenir le sauveur de l’idéalisme dans la vie moderne, intellectuelle et sociale” (cité in: F. S. L. Lyons, “Culture and Anarchy in Ireland 1890-1939”, Oxford University Press, 1982). Pearse, de parents anglais, se réfère à la légende du héros païen Cuchulainn, dont la devise était: “Peu me chaut de ne vivre qu’un seul jour et qu’une seule nuit pourvu que ma réputation (fama) et mes actes vivent après moi”. Cette concession d’un catholique fervent au paganisme celtique (du moins au mythe de Cuchulainn) se double d’un culte de Saint Columcille, le moine et missionnaire qui appartenait à l’ordre des “Filid” (des druides après la christianisation) et entendait sauvegarder sous un travestissement chrétien les mystères antiques et avait exigé des chefs irlandais de faire construire des établissements pour qu’on puisse y perpétuer les savoirs disponibles; à ce titre, Columcille, en imposant la construction d’abbayes-bibliothèques en dur, a sauvé une bonne partie de l’héritage antique. Pearse: “L’ancien système irlandais, qu’il ait été païen ou chrétien, possédait, à un degré exceptionnel, la chose la plus nécessaire à l’éducation: une inspiration adéquate. Columcille nous a fait entendre ce que pouvait être cette inspiration quand il a dit: ‘si je meurs, ce sera de l’excès d’amour que je porte en moi, en tant que Gaël’. Un amour et un sens du service si excessif qu’il annihile toute pensée égoïste, cette attitude, c’est reconnaître que l’on doit tout donner, que l’on doit être toujours prêt à faire le sacrifice ultime: voilà ce qui a inspiré le héros Cuchulainn et le saint Columcille; c’est l’inspiration qui a fait de l’un un héros, de l’autre, un saint” (cité par F. S. L. Lyons, op. cit.). Chez Pearse, le mysticisme pré-chrétien et la ferveur d’un catholicisme rebelle fusionnent dans un culte du sang versé. La rose noire, symbole de l’Irlande humiliée, privée de sa liberté et de son identité, deviendra rose rouge et vivante, resplendissante, par le sang des héros qui la coloreront en se sacrifiant pour elle. Cette mystique de la “rose rouge” était partagée par trois martyrs de l’insurrection des Pâques 1916: Pearse lui-même, Thomas MacDonagh et Joseph Plunkett. On peut vraiment dire que cette vision mystique et poétique a été prémonitoire.

 

En dépit de son “papisme”, l’Irlande embraye donc sur le renouveau celtique, néo-païen, né au Pays de Galles à la fin du 18ème, où les “identitaires” gallois de l’époque réaniment la tradition des fêtes populaires de l’Eisteddfod, dont les origines remontent au 12ème siècle. Plus tard, les reminiscences celtiques se retrouvent chez des poètes comme Yeats, pourtant de tradition familiale protestante, et comme Padraig Pearse (que je viens de citer et auquel Jean Mabire a consacré une monographie), fusillé après le soulèvement de Pâques 1916. En Flandre, la renaissance d’un nationalisme vernaculaire, le premier recours conscient aux racines locales et vernaculaires via une volonté de sauver la langue populaire du naufrage, s’inscrit, dès son premier balbutiement, dans la tradition des “autres Lumières”, non pas directement de Herder mais d’une approche “rousseauiste” et “leibnizienne” (elle reprend —outre l’idée rousseauiste d’émancipation réinsérée dans une histoire populaire réelle et non pas laissée dans une empyrée désincarnée— l’idée d’une appartenance oubliée à l’ensemble des peuples “japhétiques”, c’est-à-dire indo-européens, selon Leibniz): cette approche est parfaitement décelable dans le manifeste de 1788 rédigé par Jan-Baptist Verlooy avant la “révolution brabançonne” de 1789 (qui contrairement à la révolution de Paris était “intégriste catholique” et dirigée contre les Lumières des Encyclopédistes). L’érudition en pays de langues germaniques s’abreuvera à la source herdérienne, si bien, que l’on peut aussi qualifier le mouvement flamand de “herdérien”. Il tire également son inspiration du roman historique écossais (Walter Scott), expression d’une rébellion républicaine calédonienne, d’inspiration panceltique avant la lettre. En effet, Hendrik Conscience avait lu Scott, dont le style narratif et romantique lui servira de modèle pour le type de roman national flamando-belge qu’il entendait produire, juste avant d’écrire son célèbre “Lion des Flandres” (= “De Leeuw van Vlaanderen”). Les Allemands Hoffmann von Fallersleben et Oetker recueilleront des récits populaires flamands selon la méthode inaugurée par les Frères Grimm dans le Nord de la Hesse, le long d’une route féérique que l’on appelle toujours la “Märchenstrasse” (“La route des contes”). De nos jours encore, il existe toute une érudition flamande qui repose sur les mêmes principes archéo-généalogiques.

 

L’idéal de l’Odelsbonde

 

En Scandinavie, la démarche archéo-généalogique de Herder fusionne avec des traditions locales norvégiennes ou danoises (avec Grundvigt, dont l’itinéraire fascinait Jean Mabire). La tradition politique scandinave, avec sa survalorisation du paysannat (surtout en Norvège), dérive directement de postulats similaires, les armées norvégiennes, au service des monarques suédois ou danois, étant constituées de paysans libres, sans caste aristocratique distincte du peuple et en marge de lui (au sens où on l’entendait dans la France de Louis XV, par exemple, quand on ne tenait pas compte des paysannats libres locaux). L’idéal humain de la tradition politique norvégienne, jusque chez un Knut Hamsun, est celui de l’Odelsbonde, du “paysan libre” arcbouté sur son lopin ingrat, dont il tire librement sa subsistance, sous un climat d’une dureté cruelle. Les musées d’Oslo exaltent cette figure centrale, tout en diffusant un ethnopluralisme sainement compris: le même type d’érudition objective est mis au service des peuples non indo-européens de l’espace circumpolaire, comme les Sami finno-ougriens.

 

L’actualité montre que cette double tradition herdérienne et grundvigtienne en Scandinavie, flanquée de l’idéal de l’Odelsbonde demeure vivace et qu’elle peut donner des leçons de véritable démocratie (il faudrait dire: “de laocratie”, “laos” étant le véritable substantif désignant le meilleur du peuple en langue grecque) à nos démocrates auto-proclamés qui hissent les catégories les plus abjectes de la population au-dessus du peuple réel, c’est-à-dire au-dessus des strates positives de la population qui oeuvrent en cultivant le sol, en produisant de leurs mains des biens nécessaires et de bonne qualité ou en transmettant le savoir ancestral. Seules ces dernières castes sont incontournables et nécessaires au bon fonctionnement d’une société. Les autres, celles qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé, sont parasitaires et génèrent des comportements anti-laocratiques: le peuple d’Islande l’a compris au cours de ces deux ou trois dernières années; il a flanqué ses banquiers et les politicards véreux, qui en étaient les instruments, au trou après la crise de l’automne 2008. Résultat: l’Islande se porte bien. Elle a redressé la barre et se développe. Les strates parasitaires ont été matées. Nos pays vont mal: les banquiers et leurs valets politiciens tirent leur révérence en empochant la manne de leurs “parachutes dorés”. Aucun cul de basse-fosse ne leur sert de logis bien mérité. Dès lors tout vaut tout et tout est permis (pourquoi faudrait-il désormais sanctionner l’ado qui pique un portable à l’étal d’un “Media-Markt”, si un patapouf comme Dehaene fout le camp après son interminable cortège de gaffes avec, en son escarcelle, des milliards de dédommagements non mérités?). Les principes les plus élémentaires d’éthique sont foulés aux pieds.

 

Tradition “herdérienne” dans les pays slaves

 

2196788-M.jpgDans les pays slaves, la tradition archéo-généalogique de Herder s’est maintenue tout au long du 19ème siècle et a même survécu sous les divers régimes communistes, imposés en 1917 ou en 1945-48. Chez les Tchèques, elle a sauvé la langue de l’abâtardissement mais s’est retournée paradoxalement contre l’Allemagne, patrie de Herder, et contre l’Autriche-Hongrie. Chez les Croates et les Serbes, elle a toujours manifesté sa présence, au grand dam des éradicateurs contemporains; en effet, les porteurs de l’idéal folciste sud-slave ont été vilipendés par Alain Finkelkraut lors de la crise yougoslave du début des années 90 du 20ème siècle, sous prétexte que ces érudits et historiens auraient justifié à l’avance les “épurations ethniques” du récent conflit inter-yougoslave, alors que le journaliste et slaviste israélite autrichien Wolfgang Libal considérait dans son livre “Die Serben”, publié au même moment, que ces figures, vouées aux gémonies par Finkelkraut et les autres maniaques parisiens du “politiquement correct” et du “prêt-à-penser”, étaient des érudits hors pair et des apôtres de la libération laocratique de leurs peuples, notamment face à l’arbitraire ottoman... Vous avez dit “bricolage médiatique”? En Russie, l’héritage de Herder a donné les slavophiles ou “narodniki”, dont la tradition est demeurée intacte aujourd’hui, en dépit des sept décennies de communisme. Des auteurs contemporains comme Valentin Raspoutine ou Alexandre Soljénitsyne en sont tributaires. Le travail de nos amis Ivanov, Avdeev et Toulaev également.

 

En Bretagne, le réveil celtique, après 1918, s’inscrit dans le sillage du celtisme irlandais et de toutes les tentatives de créer un mouvement panceltique pour le bien des “Six Nations” (Irlandais, Gallois, Gaëliques écossais, Manxois, Corniques et Bretons), un panceltisme dûment appuyé, dès le lendemain de la défaite allemande de 1945, par le nouvel Etat irlandais dominé par le Fianna Fail d’Eamon de Valera et par le ministre irlandais Sean MacBride, fils d’un fusillé de 1916. La tradition archéo-généalogique de Herder, d’où dérive l’idéal de “patrie charnelle” et le rejet de tous les mécanismes anti-laocratiques visant à infliger aux peuples une domination abstraite sous un masque “démocratique” ou non, est immensément riche en diversités. Sa richesse est même infinie. Tout mouvement identitaire, impliquant le retour à la terre et au peuple, aux facteurs sang et sol de la méthode historique d’Hyppolite Taine, à l’agonalité entre “paroles diverses” (Lyotard), est un avatar de cette immense planète de la pensée, toute tissée d’érudition. Si un Jean Haudry explore la tradition indo-européenne et son émergence à l’ère proto-historique, si un Pierre Vial exalte les oeuvres de Jean Giono ou d’Henri Vincenot ou si un Jean Mabire évoque une quantité impressionnante d’auteurs liés à leurs terres ou chante la geste des “éveilleurs de peuple”, ils sont des disciples de Herder et des chantres des patries charnelles. Ils ne cherchent pas les fondements du politique dans des idées figées et toutes faites ni n’inscrivent leurs démarches dans une métapolitique aggiornamenté, qui se voudrait aussi une culture du “débat”, un “autre débat” peut-être, mais qui ne sera jamais qu’une sorte d’ersatz plus ou moins “droitisé”, vaguement infléchi de quelques misérables degrés vers une droite de conviction, un ersatz à coup sûr parisianisé de ces “palabres rationnels” de Habermas qui ont tant envahi nos médias, nos hémicycles politiques, nos innombrables commissions qui ne résolvent rien.

 

Robert STEUCKERS.

Avec la nostalgie du “Grand Lothier”, Forest-Flotzenberg & Nancy, mars 2012.

mardi, 13 décembre 2011

Lumière de Herder

Lumière de Herder

En cette période de montée des nationalismes – voire des « ethnicismes » – en Europe comme ailleurs, les ethnologues, qui redoutaient naguère d’être considérés comme des suppôts du colonialisme, éprouvent souvent aujourd’hui, à l’inverse, l’angoisse d’être, malgré eux, de par la nature et l’objet même de leur discipline, des apôtres du tribalisme, des défenseurs inconscients d’un romantisme contre-révolutionnaire exaltant les valeurs particularistes contre l’universalisme des Droits de l’homme et du citoyen.

En penseur, qu’on a pris récemment, un peu rapidement, pour l’emblème même de ce tribalisme (1), semble, au contraire, être un de ceux dont l’œuvre peut aider à lever cette angoisse, en ouvrant le chemin à un rationalisme rénové, apte à comprendre le lien qui, à l’est de l’Europe en particulier, mais à l’ouest parfois aussi, unit nationalisme et recherche de la démocratie. Ce penseur, c’est Johann Gottfried Herder.

 

Herder et l’Aufklärung

 

Herder, honni par Joseph de Maistre (2) et vénéré, au contraire, par Edgar Quinet, Thomas Mazaryk et d’autres grandes figures de la démocratie européenne et américaine, est un héritier éclatant de la pensée des Lumières, de l’Aufklärung du XVIIe siècle, même s’il la critique parfois. En fait cette critique est une critique « de gauche », dirait-on aujourd’hui, et non « de droite », comme celle de Maistre ou Bonald. Comme l’a écrit Ernst Cassirer, en Herder, la philosophie des Lumières se dépasse elle-même et atteint son « sommet spirituel » (Cassirer 1970 : 237).

 

Effectivement, il n’est guère de thèmes fondamentaux de sa pensée, du relativisme à la philosophie de l’histoire, du naturalisme au déisme, etc., dont on ne retrouve les antécédents, au XVIIe et au XVIIIe siècle, chez les meilleurs représentants de la philosophie des Lumières, qu’il s’agisse de Saint-Evremont ou de Voltaire, de l’abbé Du Bos ou de David Hume, d’Adam Fergusson ou de D. Diderot. Y compris le thème du Nationalgeist. Y compris celui du relativisme (je préférerais dire « perspectivisme »).

 

Ce n’est pas Herder, mais Hume qui, dans ses Essais de morale, écrit : « Vous n’avez point eu assez d’égard aux mœurs et aux usages de différents siècles. Voudriez-vous juger un Grec ou un Romain d’après les lois d’Angleterre ? Écoutez-les se défendre par leurs propres maximes, vous vous prononcerez ensuite. Il n’y a pas de mœurs, quelque innocentes et quelque raisonnables qu’elles soient, que l’on ne puisse rendre odieuses ou ridicules lorsqu’on les jugera d’après un modèle inconnu aux auteurs » (Hume 1947 : 192). Il est vrai que ce souci d’équité ethnologique ne signifie pas, pour Hume, qu’il ne faut pas souhaiter l’effacement de différences nationales. Mais, dans l’idéal, Herder le souhaite pareillement. S’il lui arrive de faire l’éloge des « préjugés », c’est-à-dire des présupposés culturels attachés à telle ou telle nation ou civilisation, c’est uniquement dans la mesure où cela peut donner aux pensées la force et l’effectivité qui risquent de leur manquer lorsqu’elles s’efforcent d’atteindre l’humain et l’universel seulement par un refus abstrait du particulier. L’idée est d’ailleurs dans Rousseau. Elle n’empêche pas de poser que « l’amour de l’humanité est véritablement plus que l’amour de la patrie et de la cité » (Herder 1964 : 327).

 

Quant au Nationalgeist, Montesquieu le nomme « esprit du peuple », « caractère de la nation ». Même chez Voltaire on trouve les notions de « génie d’une langue » et de « génie national » (3). Il est vrai que, chez eux, ce ne sont sans doute pas des principes originels, mais qu’ils dépendent d’autres facteurs historiques. Cependant, il n’en est pas autrement chez Herder. En fait, Herder voit dans le peuple ou la nation un effet statistique, produit par un ensemble de particularités individuelles, modelées par un même milieu, un même climat, des circonstances historiques communes, des emprunts similaires à d’autres peuples et la tradition qui en résulte. La nation n’apparaît comme une entité substantielle qu’à un regard éloigné, qu’à une vue d’ensemble. Herder est, au fond, sur le plan de la théorie sociale, comme il l’est d’ailleurs sur le plan éthique, un individualiste (4). La primauté de la société ne signifie rien d’autre, chez Herder, que l’idée que l’histoire ne peut être que celle des peuples, celle du peuple, et non celle des rois et de leurs ministres ; elle ne peut être que celle de la civilisation. Et, de ce point de vue, Herder est un voltairien qui ne s’ignore pas…

 

Une anthropologie de la diversité

 

Il y a cependant deux sources majeures de la pensée de Herder, sans lesquelles il n’est pas facile de la comprendre, et toutes deux ont eu une énorme influence sur l’Aufklärung allemande : ce sont l’œuvre de Leibniz et celle de Rousseau.

 

Sans Rousseau, il n’est pas possible de comprendre la logique qui unit le rationalisme de Herder à son anthropologie de la diversité. C’est Rousseau qui, le premier sans doute, nous a fait comprendre que la raison et la liberté étaient une seule et même chose. Herder lui emboîte le pas. Précurseur de Bolk et de Géza Roheim (5), théoricien de l’immaturité essentielle de l’homme ou, tout au moins, de son indétermination, qui fait sa liberté, mais qui est également la raison même de sa raison, Herder montre clairement que la diversité des cultures est la conséquence directe de l’existence de cette raison, qui n’est pas une faculté distincte, mais, en quelque sorte, l’être même de l’homme. La différence entre l’homme et l’animal n’est pas une différence de facultés, mais, comme il le dit dans le Traité sur l’origine de la langue, une différence totale de direction et de développement de toutes ses facultés (1977 : 71).

 

Mais si la raison n’est pas une faculté séparée et isolée, elle est présente dès l’enfance, dès l’origine, dans le moindre effort de langage. La raison herderienne est une raison du sens, non une raison du calcul, une raison vichienne, non une raison cartésienne, mais c’est une raison tout de même. Et fort importante, puisque la seconde ne va pas sans la première ; et puis parce que la raison cartésienne ne fonde ni morale ni droit.

 

Herder, comme Vico, a pressenti à quoi conduisait un certain cartésianisme. S’il n’existe pas un trésor de sens, où chacun puisse puiser ce qui le fait cet être unique et, en même temps, de part en part dicible (donc, par là même, en qui subsiste toujours du non-dit), qu’est un être humain, alors on parvient rapidement à l’humpty-dumptisme, qui est la pire des tyrannies. Chacun va décréter le sens des mots dans la mesure du pouvoir dont il dispose. Il n’y aura plus aucun contrat possible, aucune entente, sinon par le pouvoir despotique de quelque Léviathan. La politique de Descartes, ce ne pourrait être, effectivement, dans ces conditions, que le monstre froid que décrit Hobbes et où c’est, effectivement, le souverain qui décide du sens des mots. C’est bien ce monstre que les grands hommes d’Etat du XVIIe siècle cherchent à réaliser, à commencer par le cardinal de Richelieu. Cela aboutit finalement à la fameuse « langue de bois », même si cela ne commence que par d’apparemment innocentes académies.

 

Un eudémonisme relativiste

 

L’idée de l’essentielle variabilité humaine conduit à une éthique d’une grande souplesse, puisque, pour Herder, la raison est d’abord inhérente à la sensibilité ; et donnant pour fin à l’homme le bonheur, elle en modèle la figure idéale en fonction de la diversité des besoins et des sentiments. L’infinie variété des circonstances produit aussi une infinie variété des aspirations et le bonheur, qui est le but de notre existence, ne peut être atteint partout de la même façon : « Même l’image de la félicité change avec chaque état de choses et chaque climat – car qu’est-elle, sinon la somme de satisfactions de désirs, réalisations de buts et de doux triomphes des besoins qui tous se modèlent d’après le pays, l’époque, le lieu ? » C’est que « la nature humaine… n’est pas un vaisseau capable de contenir une félicité absolue…, elle n’en absorbe pas moins partout autant de félicité qu’elle le peut : argile ductile, prenant selon les situations, les besoins et les oppressions les plus diverses, des formes également diverses » (Herder 1964 : 183).

 

Il y a donc chez Herder une sorte d’eudémonisme relativiste que Kant ne pourra supporter, et qui signifie que, pour Herder, l’individu n’est pas fait pour l’État ni, d’ailleurs, pour l’espèce. Les générations antérieures ne sont pas faites pour les dernières venues, ni les dernières venues pour les futures. Ainsi le sens de la vie humaine n’est pas dans le progrès de l’espèce, mais dans la possibilité pour chacun, à toute époque, de réaliser son humanité, quelle que soit la société dans laquelle il vit et la culture propre à cette société. Il y a là un humanisme qui s’oppose à celui de Kant, pour qui nous devons accepter que les générations antérieures sacrifient leur bonheur aux générations ultérieures ; celles-ci, seules, pourront en jouir. Herder, au contraire, pense que chaque époque a son bonheur propre ; chaque époque, chaque peuple et même chaque individu. Car chaque période, mais aussi chaque individu forme, pour ainsi dire, un tout qui a sa fin en soi. C’est pourquoi Herder en vient même à récuser tout finalisme dans l’explication historique, de peur d’avoir à subordonner le destin des individus au cours de l’histoire globale. Dieu n’agit dans l’histoire que par des lois générales naturelles, non téléologiques, et par l’effet de notre propre liberté.

 

Des monades dans l’histoire

 

Mais Herder est aussi un leibnizien. C’est dire que son individualisme n’est pas atomistique, mais monadique ; ce qui signifie qu’il a un caractère dynamique et que l’individu y intègre l’universel qui est dans la totalité organique de l’histoire.

 

Ce que dit Ernst Cassirer de la conception leibnizienne de l’individuel éclaire la conception herderienne :

 

« Chaque substance individuelle, au sein du système leibnizien, est, non pas seulement une partie, un fragment, un morceau de l’univers, mais cet univers même, vu d’un certain lieu et dans une perspective particulière… toute substance, tout en conservant sa propre permanence et en développant ses représentations selon sa propre loi, se rapporte cependant, dans le cours même de cette création individuelle, à la totalité des autres et s’accorde en quelque façon avec elle » (Cassirer 1970 : 65).

 

Pourtant, il y a, dans Une autre philosophie de l’histoire (Auch eine Philosophie der Geschichte), un passage où Herder semble nous dénier la possibilité d’être, comme il dit, « la quintessence de tous les temps et de tous les peuples ». En fait, il admet que nous avons en nous toutes les dispositions, toutes les aptitudes, toutes les potentialités qui se sont manifestées comme réalités achevées dans les diverses civilisations du passé. De ce point de vue, il y a, en chacun de nous une égale quantité de forces et un même dosage de ces forces. Mais un leibnizien ne sépare pas l’individualité des circonstances qui modèlent son développement. L’individualité est dans la continuité d’un développement qui intègre les circonstances qui permettent à cette individualité de se manifester.

 

Or chaque civilisation, chaque culture réalise un des possibles de l’humain et en occulte d’autres (6). Au cours de l’histoire, il se peut donc que l’ensemble des virtualités de la nature humaine se trouvent réalisées, mais tour à tour, non simultanément. Chaque moment, cependant, fruit d’une égale nécessité, possède un égal mérite. Cela ne contredit pas l’idée d’un progrès d’ensemble, mais va contre un évolutionnisme pour lequel l’humain ne se réalise pleinement qu’au terme de l’histoire (ou de la préhistoire, pour parler le langage d’un certain marxisme).

 

Herder utilise, au fond, le principe auquel Haeckel donnera son nom en le formulant en termes biologiques, mais qui est aussi la maxime d’une vieille métaphore : la phylogénèse se retrouve dans l’ontogénèse ; et on comprend à partir de là comment il peut concilier progression – Fortgang – et égalité de valeur. L’enfance vaut par elle-même, elle a ses propres valeurs, son propre bonheur ; l’adolescence, de même. Mais c’est quand même l’adulte qui est l’homme achevé, l’homme dans sa maturité.

 

Mais, mieux encore, l’égalité herderienne des cultures et des époques trouve sa justification dans ce que Michel Serres (1968 : 265) appelle, chez Leibniz, « la notion d’altérité qualitative dans une stabilité des degrés » : « En passant du plaisir de la musique à celui de la peinture, dit Leibniz, le degré des plaisirs pourra être le même, sans que le dernier ait pour lui d’autre avantage que celui de la nouveauté… Ainsi le meilleur peut être changé en un autre qui ne lui cède point, et qui ne le surpasse point. » Il n’en reste pas moins qu’« il y aura toujours entre eux un ordre, et le meilleur ordre qui soit possible ». S’il est vrai qu’« une partie de la suite peut être égalée par une autre partie de la même suite », néanmoins « prenant toute la suite des choses, le meilleur n’a point d’égal (7) ». Mais on peut aller beaucoup plus loin, et dire que, de même qu’il y a équipotence entre, non seulement la suite des nombres pairs et la suite des carrés, mais la suite des carrés, par exemple, et la suite des entiers, le meilleur a même puissance dans une partie de la suite et dans l’ordre du tout.

 

Chez Herder, il se peut donc que chaque phase ou chaque époque soit la meilleure, que chaque culture soit la meilleure, mais qu’il y ait, en plus, un meilleur dans l’ordre de succession, c’est-à-dire un ordre progressif, où le meilleur n’est atteint que dans le progrès même, en tant que succession bien ordonnée. Au-delà, on peut dire aussi que l’universel – un universel dynamique, celui de l’histoire comme totalité non fermée – est présent dans la singularité des cultures et des individus.

 

Inversement, d’ailleurs, l’universel n’existe qu’incarné dans des singularités historiques. C’est le cas, par exemple, du christianisme, religion universelle par excellence, mais qui n’existe que sous telle ou telle forme, particulière à telle ou telle époque, à telle ou telle civilisation : « Il était radicalement impossible que cette odeur délicate pût exister, être appliquée, sans se mêler à des matières plus terrestres dont elle a besoin pour lui servir en quelque sorte de véhicule. Tels furent naturellement la tournure d’esprit de chaque peuple, ses mœurs et ses lois, ses penchants et ses facultés… plus le parfum est subtil, plus il tendrait par lui-même à se volatiliser, plus aussi il faut le mélanger pour l’utiliser » (Herder 1964 : 209-211).

 

Un patriotisme cosmopolite

 

La présence de l’universel dans le singulier et le fait que le singulier et l’universel ne puissent être séparés rend compte de la possibilité, pour Herder, d’être à la fois cosmopolite et patriote, comme le furent ultérieurement quelques-uns de ses grands disciples. Le cosmopolite selon Herder n’est donc pas l’adepte d’un cosmopolitisme abstrait qui s’étonne de ne pas retrouver en chacun l’homme universel qu’il prétend lui-même incarner. Le cosmopolitisme de Herder est un cosmopolitisme de la compréhension entre les peuples et entre les cultures, c’est un cosmopolitisme « dialogique ».

 

De 1765 (année où il prononce à Riga son discours, Avons-nous encore un public et une patrie commune comme les Anciens ?) jusqu’à la fin de sa vie, Herder gardera cette position humaniste, hostile au particularisme aveugle, favorable seulement à un patriotisme qui ouvre sur l’universel. Herder récuse le patriotisme exclusif des anciens, qui regarde l’étranger comme un ennemi. Il veut, quant à lui, voir et aimer tous les peuples en l’humanité, dont il dit qu’elle est notre seule vraie patrie.

 

Il est vrai que cette vertu d’humanité, il pensera finalement que le peuple allemand sera, dans la période de l’histoire qui vient, celui qui l’incarnera probablement le mieux et que son aptitude à la philosophie en fait un excellent porteur d’universalité ; ce qui n’est pas si mal vu, si l’on pense à l’éclatante lignée de penseurs que l’Allemagne produira, de Kant à Marx et au-delà. De Lessing, Herder et Kant, avec Schiller et Goethe, Herzen (1843) dira que leur but commun fut de « développer les caractères nationaux pour leur donner un sens universel ».

 

On pourrait en dire autant de la génération suivante, celle des romantiques, pour laquelle on affiche quelquefois en France un bien curieux mépris. De Tieck, Novalis, Achim von Arnim, Clemens Brentano, Lucien Lévy-Bruhl (1890 : 336) écrivait : « Ce n’est pas un sentiment de patriotisme qui poussait ces écrivains à exhumer les trésors de l’Allemagne du Moyen Age. Le contraire est plutôt vrai : ce fut l’Allemagne du Moyen Age, retrouvée et passionnément aimée, qui réveilla en eux le patriotisme. Encore n’arrivèrent-ils à l’Allemagne que par un long et capricieux circuit, en faisant le tour du monde. Ils se seraient reproché, sans nul doute, de s’enfermer dans l’étude des antiquités germaniques. Elle eût offert à elle seule un champ de travail assez vaste ; mais les Romantiques ne s’y attardèrent point. Ils le parcoururent un peu, comme on l’a dit, en chevaliers errants. Leur humeur vagabonde, d’accord avec leur cosmopolitisme, les emportait bientôt ailleurs. »

 

Herder est préromantique dans la mesure où il y a, dans le romantisme, une sorte d’universalisme du populaire, où l’universalisme se concilie fort bien avec le pluralisme. En fait, ce qu’on retrouve dans le pluralisme littéraire de Goethe, de Herder et des romantiques d’Allemagne et d’ailleurs, c’est la volonté de réhabiliter le sensible et de fonder une esthétique, au sens large et au sens étroit. Peut-être même faut-il dire que le romantisme est là d’abord, et, de ce point de vue, il est déjà chez le Kant de la Critique du jugement, voire même chez Leibniz.

 

Mais cette réhabilitation du sensible est, en même temps et du même coup, une réhabilitation du sens, c’est-à-dire de la langue. Tout part de là chez Herder et tout y aboutit ; chez Herder comme aussi, par exemple chez Schlegel. Il s’agit d’édifier une science où l’on puisse vivre. Mais cette science est déjà présente dans la culture populaire, dans les cultures populaires. Cette réhabilitation du sensible s’intéresse donc au « populaire » en général, à l’« ethnique » si l’on veut, mais aussi à autrui, à l’autre en tant que tel, car autrui, c’est d’abord du sensible et il n’y a pas de monde sensible sans autrui. Autrui n’est accessible que comme sensible, et ce sensible ne peut être réduit. Feuerbach, de ce point de vue, est dans la postérité du romantisme, et le romantisme est peut-être ce qui a rendu possible l’ethnologie.

 

Herder « gauchiste »

 

Herder, cependant, reste un Aufklärer, mais, nous l’avons dit, un Aufklärer de gauche ; de gauche, et même d’extrême gauche. Et c’est la raison pour laquelle certains croient voir en lui un adversaire des Lumières, voire même un contre-révolutionnaire, ce qui constitue un assez joli contresens.

 

Il y a une autre raison de cette méprise, chez les auteurs français tout au moins : c’est que Herder se réclame du christianisme. C’est même un homme d’Église, un pasteur ; à l’époque (1784) où il écrit les Ideen (Herder 1962), il est évêque de Weimar. Or les Français pensent généralement que les Lumières sont nécessairement antichrétiennes, ce qui est une grave erreur historique, surtout en ce qui concerne l’Allemagne. Herder, en fait, est dans la tradition allemande de la Guerre des paysans, au temps de la Réforme, guerre dont l’idéologie fut celle d’un protestantisme populaire, millénariste et extrêmement avancé sur le plan social. C’est de Herder que Goethe tire l’idée de Goetz von Berlichingen. Mais on retrouve la même attitude chez le Herder tardif des Ideen, lorsqu’il fait l’éloge des hussites, de anabaptistes, des mennonites, etc., après avoir fait celui des bogomiles et des cathares pour les mêmes raisons. On le voit bien, dans ce chapitre des Ideen, où il se situe (Herder 1962 : 483-489). Cette position « gauchiste » de Herder aboutit effectivement à une critique de la philosophie des Lumières sur un certain nombre de points : théorie mystificatrice du contrat social, goût du despotisme « éclairé », tolérance envers l’esclavagisme et l’exploitation coloniale, avec sa brutalité destructrice, racisme, etc. Il s’agit bien d’une critique « de gauche », dont nous avons déjà vu une manifestation dans le refus de soumettre les individus aux « fins de l’histoire ».

 

En ce qui concerne la doctrine du contrat social, il ne faut pas oublier qu’elle a pris diverses formes et que chez certains de ses plus illustres défenseurs, elle aboutit à une légitimation de l’absolutisme. C’est le cas non seulement de la doctrine de Hobbes, mais de celles de Grotius et de Pufendorf. On oublie généralement le côté par où la théorie du contrat prétend engendrer la cité en engendrant le gouvernement de la cité. Hormis Rousseau, c’est le cas de nombre de ses adeptes. Et, dans ces conditions, ils admettront souvent que le gouvernement de la cité, quelles que soient sa nature et son origine de fait (y compris la conquête), existe par contrat tacite, ce qui n’est en fait, la plupart du temps, qu’une légitimation a posteriori de la force. C’est ce côté de la doctrine du contrat qu’attaque Herder, le côté par où, par une série de confusions, entre gouvernement et État, puis entre État et société, elle risque d’aboutir à l’absolutisme.

 

Herder est, avant tout, un adversaire du « despotisme éclairé », à la manière de Frédéric II et de quelques autres. Son soutien à ce que nous appellerions peut-être aujourd’hui des « ethnies » a principalement ce fondement. A tort ou à raison, il pense que la diversité ethnique, comme la multiplicité des corps intermédiaires (communautés diverses, villes-cités, etc.) est un puissant contrepoids à la force niveleuse du despotisme.

 

L’envers de cette haine du despotisme sous toutes ses formes, y compris le prétendu despotisme éclairé, c’est l’esprit démocratique. En dénonçant le nationalisme de Herder, on oublie que son nationalisme est lié à cet esprit démocratique. Les sujets d’un monarque n’ont pas de patrie. Le despotisme a aussi pour effet de freiner le développement des sciences et des arts. La culture, qui est créativité et non réception passive d’une tradition, est démocratique et nationale, tout à la fois et indissolublement.

 

Un nationalisme anarchiste

 

A vrai dire, Herder est non seulement antiabsolutiste, mais antiétatiste, contre l’État, anarchiste en ce sens-là. Contrairement à beaucoup de penseurs des Lumières, il soutient que l’État est, en lui-même, plutôt contraire au bonheur de l’individu que l’agent principal de ce bonheur. C’est un point important parce qu’il est à rattaché à cette méprise qui fait dire à Herder, par des citations isolées de leur contexte, qu’il est contre le mélange des nations et des cultures. Il n’est pas contre le mélange (8), il est contre l’État conquérant et impérialiste, qui groupe sous sa domination une foule de peuples divers dont il étouffe la diversité. C’est ce mélange-là que Herder repousse.

 

Herder est pour les peuples parce qu’il est pour le peuple, et il est pour le peuple parce qu’il est contre l’État, contre toute forme étatique, contre l’absurdité de la monarchie héréditaire (et la tradition, pour lui, sur le plan politique en tout cas, ne légitime rien du tout), contre la tyrannie des aristocraties, contre le Léviathan démocratique, dans la mesure où la démocratie reste un État, dans la mesure où elle est toujours cratie, même si elle est démo. Herder est aussi contre les classes sociales, qui vont contre la nature parce qu’elles ne sont établies que par la tradition, encore une fois – ce qui montre que Herder n’a rien d’un traditionaliste !

 

Pour Herder, tous les gouvernements éduquent les hommes pour les laisser dans l’état de minorité, dans une détresse infantile qui permet de mieux les dominer. Et, de ce point de vue, Herder retourne l’Aufklärung kantienne contre elle-même. Car c’est à Kant qu’il faut attribuer le principe cité par Herder dans les Ideen : « L’homme est un animal qui a besoin d’un maître et attend de ce maître ou d’un groupe de maîtres le bonheur de sa destination finale. » C’est un résumé de la position kantienne telle qu’elle est exprimée dans l’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique (Kant 1947 : 67 et sq.). Herder réplique : « L’homme qui a besoin d’un maître est une bête ; dès qu’il devient homme, il n’a plus besoin d’un maître à proprement parler… La notion d’être humain n’inclut pas celle d’un despote qui lui soit nécessaire et qui serait lui aussi un homme » (Herder 1962 : 157). Kant le prendra assez mal, mais c’est bien lui qui, dans sa philosophie de l’histoire prend position contre l’autonomie, et c’est Herder qui la défend.

 

L’antiétatisme de Herder est à relier à son antiartificialisme, à son antimécanicisme, et à cet organicisme dont on ne voit pas que, loin de subordonner l’individu aux finalités du tout, comme une pièce de la machine au fonctionnement de la mécanique entière, lui confère, au contraire, l’activité d’un organe sans lequel le tout ne pourrait s’animer. Il y a du Herder chez Stein, le ministre libéral de Frédéric-Guillaume IV, lorsqu’il soutient que l’Etat doit être non une machine, mais un organisme. Cette idée, précisément, est au fondement du libéralisme de Stein. Elle signifie que les sujets ne doivent pas être des instruments passifs aux mains de l’État, mais des organes actifs, capables d’initiatives.

 

L’antimilitarisme de Herder, sa polémique contre le principe de l’équilibre européen, invoqué par les princes pour mener leurs sujets au combat, sont à rattacher au même état d’esprit. La guerre est un instrument du totalitarisme de l’Etat monarchique, où personne « n’a plus le droit de savoir… ce que c’est que la dignité personnelle et la libre disposition de soi » (ibid. : 277), où le grain de sable qu’est l’individu ne pèse rien dans la machine (ibid. : 279).

 

Anticolonialisme

 

Mais Herder va plus loin dans le refus de certaines conséquences de la philosophie des Lumières, philosophie qui prône les vertus du commerce et de l’économie marchande. Dans une des pages les plus saisissantes de Une autre philosophie de l’histoire, il dénonce, avec une ironie voltairienne, les dévastations que fait subir à l’humanité la prédominance de cette économie marchande. C’est là une des clés de la pensée de Herder, qui a fort bien vu le lien étroit qu’il y a entre la colonisation « extérieure » et la colonisation « intérieure ».

 

Encore une fois, le point de vue de Herder est celui de la révolution paysanne. Herder est issu d’une famille de paysans pauvres et il a vécu à Riga, qui fut touchée par la révolte des anabaptistes au XVIe siècle. On peut peut-être rendre compte de son attitude à partir de là.

 

Il écrit donc : « Où ne parviennent pas, et où ne parviendront pas à s’établir des colonies européennes ! Partout les sauvages, plus ils prennent goût à notre eau-de-vie et à notre opulence, deviennent mûrs pour nos efforts de conversion ! Se rapprochent partout, surtout à l’aide de l’eau-de-vie et de l’opulence, de notre civilisation – seront bientôt, avec l’aide de Dieu, tous des hommes comme nous ! Des hommes bons, forts, heureux.

 

« Commerce et papauté, combien avez-vous déjà contribué à cette grande entreprise ! » Plus loin, il poursuit : « Si cela marche dans les autres continents, pourquoi pas en Europe ? C’est une honte pour l’Angleterre que l’Irlande soit si longtemps restée sauvage et barbare : elle est policée et heureuse. ».

 

Herder fait ensuite allusion au sort de l’Écosse. Mais il n’y en a pas que pour l’Angleterre ; la France n’est pas oubliée : « Quel royaume en notre siècle n’est devenu grand et heureux par la culture ! Il n’y en avait qu’un qui s’étalait au beau milieu, à la honte de l’humanité, sans académies ni sociétés d’agriculture, portant des moustaches et nourrissant par suite des régicides. Et vois tout ce que la France généreuse, à elle seule, a déjà fait de la Corse sauvage ! Ce fut l’œuvre de trois… moustaches : en faire des hommes comme nous ! des hommes bons, forts, heureux ! »

 

« L’unique ressort de nos États : la crainte et l’argent ; sans avoir aucunement besoin de la religion (ce ressort enfantin !), de l’honneur et de la liberté d’âme et de la félicité humaine. Comme nous savons bien saisir par surprise, comme un second Protée, le dieu unique de tous les dieux : Mammon ! et le métamorphoser ! et obtenir de lui par force tout ce que nous voulons ! Suprême et bienheureuse politique ! » (Herder 1964 : 271-273).

 

Plus loin encore, il récidivera, mettant cette fois en cause ce qu’il appelle le « système du commerce », et qui embrasse, semble-t-il, à la fois l’idéologie sous-jacente à la science économique et le capitalisme commercial, industriel et agraire : « Notre système commercial ! Peut-on rien imaginer qui surpasse le raffinement de cette science qui embrasse tout ? … En Europe, l’esclavage est aboli parce qu’on a calculé combien ces esclaves coûteraient davantage et rapporteraient moins que des hommes libres ; il n’y a qu’une chose que nous nous soyons permise : utiliser comme esclaves trois continents, en trafiquer, les exiler dans les mines d’argent et les sucreries – mais ce ne sont pas des Européens, pas des chrétiens, et en retour nous avons de l’argent et des pierres précieuses, des épices, du sucre, et… des maladies intimes ! Cela à cause du commerce, et pour une aide fraternelle réciproque et la communauté des nations ! « Système du commerce. » Ce qu’il y a de grand et d’unique dans cette organisation est manifeste : trois continents dévastés et policés par nous, et nous, par eux, dépeuplés, émasculés, plongés dans l’opulence, l’exploitation honteuse de l’humanité et la mort : voilà qui est s’enrichir et trouver son bonheur dans le commerce » (ibid. : 279-281).

 

On a rarement dénoncé avec autant de véhémence les ravages qui ont rendu possible l’édification de notre « économie-monde ». Herder a fort bien vu que l’entreprise, malgré « l’humanisme » de ses hérauts et thuriféraires, prenait volontiers appui sur un racisme ordinaire ou extraordinaire.

 

Antiracisme

 

Herder a fort bien vu aussi ce que la notion même de race, appliquée au genre humain, comporte de racisme implicite, dans la mesure où elle suppose, en fait, un polygénisme. Ceux qui, comme Buffon ou Kant se veulent monogénistes, mais parlent néanmoins de races humaines, sont donc, au moins, inconséquents. Herder est, lui, résolument monogéniste, contrairement à Voltaire, par exemple, qui pensait que « les Blancs et les Nègres, et les Rouges, et les Lapons et les Samoyèdes et les Albinos ne viennent certainement pas du même sol. La différence entre toutes ces espèces est aussi marquée qu’entre les chevaux et les chameaux »… Le monogénisme chrétien est donc à rejeter : « Il n’y a… qu’un brahmane mal instruit et entêté qui puisse prétendre que tous les hommes descendent de l’Indien Damo et de sa femme (9). »

 

Herder croit à la profonde unité de l’espèce humaine parce qu’il croit à la profonde unité des traditions. L’apparente diversité de ce qu’on appelle les races humaines n’est qu’un effet de la diversité des climats qui ne peut, tout au plus, produire que des variétés, mais qui ne pourrait, en aucun cas, engendrer des espèces. Cette diversité n’est donc pas un fait d’histoire naturelle, mais plutôt, pourrait-on dire, de géographie historique ou d’histoire géographique ; histoire qui témoigne, en tout cas, de la souplesse d’organisation de l’espèce humaine, c’est-à-dire de sa raison. Chez Herder, l’universalité de la raison prend appui non seulement sur la diversité des cultures, mais même sur la diversité d’apparence physique, de race, si l’on veut.

 

Selon lui, on perd le fil de l’histoire quand on a une prédilection pour une race quelconque et qu’on méprise tout ce qui n’est pas elle. L’historien de l’humanité doit être impartial et sans passion, comme le naturaliste, qui donne une valeur égale à la rose et au chardon, au ver de terre et à l’éléphant. La nature fait lever tous les genres possibles selon le lieu, le temps, la force. Conformément à l’inspiration leibnizienne de la pensée de Herder, « les nations se modifient selon le lieu, le temps et leur caractère interne », mais « chacune porte en elle l’harmonie de sa perfection, non comparable à d’autres » (Herder 1962 : 275). On retrouve ici ce que nous avons développé plus haut.

 

Herder est donc opposé également au racisme d’un Buffon, chez qui le racisme ou, comme dit Todorov, le « racialisme », entraîne la justification de l’esclavage et, bien entendu et a fortiori, de la colonisation et de la conquête (10). Mais il est probable qu’il ne pouvait non plus approuver Kant, pour qui, certes, même chez les Lapons, les Groenlandais, les Samoyèdes, même les « indigènes des mers du Sud » dont il est question dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1957 : 141) ont droit à notre respect, mais qui n’en sont pas moins à considérer comme moralement condamnables : en premier lieu parce qu’ils n’ont pas su constituer d’État. Or l’État est la condition pour que nous ayons quelque chance d’atteindre à la moralité. En second lieu, et surtout, parce qu’ils ne s’appliquent pas à développer leurs aptitudes par le travail, bref, parce qu’ils n’ont pas notre culture. Plaçant le droit, le droit « rationnel » moderne au-dessus du bonheur et, avec le droit, le travail, l’activité productive qui éveille en l’homme l’idée de la supériorité de la raison sur les sens, Kant aboutit en fait à un naïf européocentrisme, peu en accord avec la philosophie de Herder.

 

Un nouveau Vico

 

En Europe même, la prétention à se faire l’éducateur du genre humain risque d’aboutir à une dictature platonicienne des « spécialistes de l’universel ». L’anthropologie herderienne nous propose une conception de la culture qui relativise par avance l’opposition : culture (au singulier) / cultures (au pluriel) ou, plus clairement, l’opposition pensée / culture (au sens de l’anthropologie). Que les cultures, au pluriel, ne contiennent aucune pensée active, aucune créativité, n’est vrai que dans la mesure où « les cultures » ont été écrasées, tronçonnées, émiettées, ôtées à leurs courants d’échange « naturels », mais cela se révèle faux partout où on les laisse s’épanouir normalement.

 

Herder est un nouveau Vico, qui a compris qu’une éducation purement cartésienne, une éducation de la « table rase », laisse l’homme désemparé, privé de tout repère moral et politique, arraché aux dimensions sociales de son être. L’éducation de la pure pensée doit se compléter d’une éducation des sens et des sentiments, d’une éducation « humaniste » qui fasse place aux certitudes morales, c’est-à-dire au plus probable. Les arts du langage y doivent tenir leur rang, trop souvent méconnu : l’art du discours et des lettres, l’art de la traduction également, nécessaire à la connaissance morale d’autrui, et sans lequel on conçoit mal que puisse se constituer une raison « dialogique ».

 

Cette raison a besoin aussi de connaissances ethnologiques et historiques, elle a besoin de ce décentrement de la pensée qu’elles procurent, et sans lequel il n’y a point de reconnaissance d’autrui. L’histoire anthropologique, à la manière de Vico ou de Herder réunit ces deux types de connaissances. Elle préfigure l’histoire telle qu’elle a été pratiquée de nos jours, depuis Fustel de Coulanges jusqu’à Michel Foucault, en passant par l’école des Annales. Conformément à l’esprit herderien, cette histoire est, non plus histoire des gouvernants et des hommes de guerre, mais histoire des peuples, histoire des gens, histoire de tous. L’histoire continuiste, dont certains ont la nostalgie, c’est la mythologie du pouvoir, de ce pouvoir qui est, d’ailleurs, souvent responsable précisément des coupures, des cassures dans l’histoire des simples gens et de leurs mentalités, comme il est responsable de l’enfermement des ethnies en elles-mêmes, de leur emprisonnement dans des frontières fermées, bloquant les échanges spontanés entre cultures.

 

Ce que dit Giuseppe Cocchiara (1981 : 21) de Gian Battista Vico, à savoir qu’avec lui, les traditions populaires entrent, de manière décisive, dans l’histoire, qu’avec lui aussi, les peuples dits « primitifs » sont appelés à faire partie de l’histoire de l’humanité et qu’à ce titre, il est un précurseur des méthodes de l’ethnologie, on pourrait le redire de Herder. Il n’y a pas de peuple qui ne soit dans l’histoire. L’égalité des peuples, c’est aussi cela, c’est l’égale vocation à entrer dans l’histoire et c’est l’égale sympathie que doit leur vouer l’historien. Les insuffisances de l’Aufklärung sur ce point ont persisté souvent jusqu’à nos jours.

 

Conclusions

 

Si nous ne perdons pas de vue que la culture allemande des XVIIIe et XIXe siècles a apporté beaucoup à celle de l’Est européen, en Russie même et chez les nations qui connaissent aujourd’hui un réveil démocratique, l’importance de Herder, qui y fut souvent lu et apprécié, n’échappera à personne.

 

Bien loin d’être un danger pour la démocratie, l’esprit herderien peut être un facteur qui permette d’exorciser les fantômes d’un nationalisme rétrograde et agressif, et d’intégrer les valeurs ethniques et nationales à un esprit démocratique rénové, où l’individualisme ne fasse pas obstacle au sens de la communauté et la recherche du bien-être à la créativité culturelle.

 

Mais pour que cela soit possible, il ne faut pas caricaturer la pensée de Herder et dévaloriser systématiquement l’une des conquêtes les plus précieuses de l’esprit scientifique, à savoir le perspectivisme, dans la mesure même où il nous permet de rendre justice à toutes les formes d’humanité.

 

En fait, il est paradoxal que l’on trouve aujourd’hui, du côté des philosophes et des spécialistes des sciences humaines, une remise en cause du perspectivisme et du particularisme linguistique et culturel, à un moment précisément où, à l’inverse, les spécialistes des sciences « dures » et des techniques haut de gamme en viennent au perspectivisme eux aussi – consciemment, car ils l’ont toujours pratiqué en fait – et, dans le travail même de la recherche et de l’invention technique et scientifique, vantent les mérites de la tradition culturelle et son potentiel de créativité.

 

L’utilisation de l’ordinateur va elle-même dans le sens du perspectivisme. Presque toujours l’ordinateur calcule faux, et il faut trouver son chemin dans le brouillard des erreurs. Or il y a plusieurs chemins possibles…

 

Dans la physique moderne, l’absence d’ambiguïté et le caractère prédictible des phénomènes a disparu, du fait, en particulier, de l’absence de simplicité du point de départ de la ligne d’événements à prévoir. Comme l’écrit l’épistémologue italien Tito Arecchi (1989), « l’existence d’un point de vue privilégié pour effectuer la mesure, sur laquelle tous les physiciens étaient d’accord, est tombée en disgrâce ». C’est du sein même de la théorie et de la pratique expérimentale physiciennes que surgit le perspectivisme.

 

Mais il y a un point sur lequel des physiciens et des techniciens se retrouvent pour rapprocher la science moderne des savoirs anciens : dans la recherche de la créativité, l’étude de la dynamique de l’invention scientifique et technique fait ressortir l’importance de l’oral, de l’expression parlée, dans la science et, par conséquent, l’importance de la langue et de l’enracinement de cette langue dans un terreau culturel particulier. Ce sont les physiciens et les technologues, aujourd’hui, qui deviennent herderiens. Je cite Jean-Marc Lévy-Leblond (1990 : 25-26), physicien théoricien : « On peut… tranquillement affirmer que la science, en France, est faite de beaucoup plus de mots français (parlés) qu’anglais (écrits). Qu’il soit nécessaire de rappeler cette évidence montre à quel point le débat est faussé par une grave erreur de conception sur la nature de la recherche scientifique, identifiée à son produit final (les publications), plutôt qu’à son activité réelle. Or cette vitalité de la langue naturelle dans la science est utile et féconde. La science se fait comme elle se parle. A s’énoncer, donc à se penser, dans une langue autre que la langue ambiante, elle perdrait son enracinement dans le terreau culturel commun et serait ipso facto privée d’une source essentielle, même si elle est souvent invisible, de sa dynamique. Les mots ne sont pas des habits neutres pour les idées : c’est souvent par leur jeu libre et inattendu que se fait l’émergence des idées neuves… Et cela est encore plus vrai si l’on considère l’autre versant de la recherche scientifique, celui non de la création novatrice, mais de la réflexion critique. »

 

Et André-Yves Portnoff, directeur délégué de Science et technologie, va dans le même sens. Avec David Landes, il regrette que beaucoup de responsables du tiers monde « cultivent l’illusion de moderniser leur pays en faisant table rase de leur héritage historique », alors qu’« aujourd’hui, la créativité technologique et industrielle, comme la créativité artistique, fait appel à l’imaginaire », et que, de ce point de vue, « chaque langue, dans toute son épaisseur historique, avec toutes ses strates de mémoire collective, constitue un instrument d’une richesse indispensable » (1990 : 26).

 

A entendre de tels propos, l’ombre de Herder frémirait d’aise dans l’au-delà. Mais à propos de Herder faut-il parler d’ombre ? Ou de lumière ? Nous optons pour la lumière.

 

Max Caisson,

« Lumière de Herder », Terrain, numero-17 – En Europe, les nations (octobre 1991)

 

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Bibliographie :
Arecchi T., 1989. « Chaos et complexité », Le Monde/Liber, n° 1, oct.
Cassirer E., 1970. La philosophie des Lumières, Paris, Fayard (Die Philosophie der Aufklärung, Tübingen, 1932).
Cocchiara G., 1981. Storia del folklore in Italia, Palerme, Sellerio.
Finkielkraut A., 1987. La défaite de la pensée, Paris, Gallimard.
Herder J. G., 1977. Traité sur l’origine de la langue, Paris, Aubier (Abhändlung über den Ursprung der Sprache, 1770).
1964. Une autre philosophie de l’histoire, Paris, Aubier (Auch eine Philosophie der Geschichte, 1774).
1962. Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, Paris, Aubier (Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, 1784).
Herzen A. I., 1843. « Le dilettantisme dans la science », Annales de la patrie.
Hume D., 1947 (1751). Essai de morale, in Enquête sur les principes de la morale, trad. de A. Leroy, Paris, Aubier.
Kant E., 1947. Philosophie de l’Histoire (Opuscules), trad. de St. Piobetta, Paris, Aubier.
1957 (1797). Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de V. Delbos, Paris, Delagrave.
Lévi-Bruhl L., 1890. L’Allemagne depuis Leibniz, Paris, Hachette.
Lévy-Leblond J.-M., 1990. « Une recherche qui se fait comme elle se parle… », Le Monde diplomatique, janv.
Portnoff A.-Y., 1990. « La créativité victime des jargons », Le monde diplomatique, janv.
Roheim G., 1972. Origine et fonction de la culture, Paris, Gallimard.
Serres M., 1968. Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, I, Paris, PUF.
Todorov T., 1989. Nous et les autres, Paris, Le Seuil.

 

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Notes :
1 – Cf. Finkielkraut (1987).
2 – J. de Maistre appelle Herder « l’honnête comédien qui enseignait l’Evangile en chaire et le panthéisme dans ses écrits ». C’est dire la sympathie qu’il éprouvait pour lui…
3 – Cf. l’article « Français » dans l’Encyclopédie.
4 – En ce qui concerne l’éthique herderienne, voir, dans le présent article, le paragraphe intitulé « Un eudémonisme relativiste. ».
5 – Voir notamment Roheim 1972.
6 – On pourrait, sur ce point, comparer la pensée de Herder avec certaines thèses de Cl. Lévi-Strauss.
7 – Leibniz, 1710. Essais de Théodicée : paragraphe 202.
8 – La preuve est que, pour lui, la prééminence actuelle de l’Europe est due, pour une part, à l’extraordinaire mélange de populations et de cultures qui la caractérise : « En aucun continent les peuples ne se sont autant mélangés qu’en Europe ; en aucun autre ils n’ont si radicalement et si souvent changé de résidences, et avec celles-ci de mode de vie et de mœurs… fusion sans laquelle l’esprit général européen aurait difficilement pu s’éveiller » (Herder 1962 : 309).
9 – Voltaire, Essai sur l’histoire générale et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, ch. III.
10 – Voir particulièrement le chapitre intitulé « Les voies du racialisme » dans l’ouvrage de Todorov (1989 : 179 et sq.).

 

dimanche, 06 novembre 2011

Territoire enraciné ou nouvelle région artificielle ?

Territoire enraciné ou nouvelle région artificielle ?

par Robert PAGAN

Aujourd’hui, le sujet qui fait débat au sein de la classe politique locale concerne le projet de métropole qui doit voir le jour très bientôt. Le moins que l’on puisse dire est que ce projet qui sera porté sur les fronts baptismaux en janvier 2012 semble plutôt mal parti.

Déjà, le nom qui a été choisi nous semble assez peu heureux : « Métropole Côte d’Azur » qui donne une orientation touristique et économique. Il eut été plus judicieux de faire un choix historique en choisissant de l’appeler « Métropole Comté de Nice » qui a pour elle de définir un territoire historique et culturellement homogène, en regroupant toutes les communes de notre ancien Comté. Cette option nous aurait permis de redéfinir un territoire qui a une longue histoire et d’obtenir, à l’image de la Catalogne vis-à-vis de l’Espagne, toutes proportions gardées, une certaine autonomie dans notre pouvoir de décision. Nous aurions pu envisager une grande région européenne en nous liant aux provinces du Piémont et de la Ligurie.

Mais nos politiciens, aux ordres de la République française une et indivisible, ont préféré faire le choix de ce concept de Côte d’Azur qui n’a pas de réalité charnelle et reprend le côté « bling-bling » mis au goût du jour par le président hexagonal. Ils ont préféré cautionner la division de notre pays qui a été, depuis 151 ans, intégré dans un ensemble hétérogène qu’est le département pour ensuite être mis sous la coupe d’une ville rivale dans une région sans nom, sans âme et sans passé. Au lieu de reformer un ensemble cohérent qui a une légitimité historique, ils ont accolé des villes d’outre-Var telles Saint-Laurent-du-Var, Cagnes-sur-Mer et Vence (non pas que nous voulions rejeter celles qui souhaiteraient nous rejoindre) à l’agglomération niçoise tout en rejetant Le Broc et Gattières (cette dernière qui fait tout de même partie du Comté de Nice). Et, à cet égard, le début de l’aventure n’augure rien de bon : l’ensemble des communes qui ont adhéré à cette nouvelle structure rejette le projet présenté par le gouverneur français (le préfet des Alpes-Maritimes), la première adjointe de Nice – Côte d’Azur s’est abstenue lors du vote constitutif, ce qui n’a pas manqué d’étonner tout le monde, Le Broc et Gattières sont maintenus à l’écart, Coaraze veut s’en aller, La Tour n’est pas encore admise, Saint-Jean – Cap Ferrat ne veut pas entrer, Beaulieu est plus que sceptique et la communauté mentonnaise qui comprend plusieurs commune du Comté de Nice, après avoir voulu intégrer cette métropole, lui tourne le dos à présent.

C’est réellement une occasion historique qui a été gâchée, une de plus me direz-vous, mais les politiciens locaux qui se disent Niçois dans l’âme, qui viennent nous faire de grandes déclaration de leur attachement à cette terre et à cette culture, auraient été bien inspiré de saisir l’occasion qui leur était donné de récréer un territoire ancré dans la mémoire collective du Peuple Nissart, de saisir l’occasion de s’affranchir tant que faire se peut du centralisme jacobin si pesant, de sortir de cette région artificielle symbolisée par un sigle de quatre lettres, de se retourner vers l’Est, où est son avenir, pour retrouver, enfin, les six communes du Comté de Nice sous administration italienne (Apricale, Dolceacqua, Isolabona, Perinaldo, Pigna et Rochetta-Nervinia), nos six sœurs abandonnées.

Oui, notre avenir est à l’Est, cela semble si évident. Qu’est-ce que 150 années comparé à près de cinq siècles d’histoire (entre la dédition de 1388 à la Savoie et l’annexion par la France, 472 années se sont écoulées), ceci pour faire court puisque le Pays Niçois existait bien avant cette date, sans aucun lien (ou dépendance) avec la France : notre pays existait même avant que la France, elle, n’existe. Ce poids de l’histoire, nous le ressentons tous, d’autant plus que ce furent des siècles où les libertés et privilèges du peuple nissart étaient préservées, alors que depuis 1860 nous nous sentons enfermés dans des ensembles administratifs pesants et coercitifs (l’État, la région et le département).

Cela est dû, en grande partie, au fait que nous sommes en concurrence, dans une région dominé par une métropole qui a une mentalité totalement différente de la nôtre, parce qu’elle a une histoire différente de la nôtre, une culture différente de la nôtre, cette ville qui se veut l’alter ego de la capitale française, la deuxième ville de France. Une ville qui, ne pouvant supplanter sa capitale, veut tout dominer dans le territoire qu’on lui a donné à contrôler et ne veut surtout pas lâcher la bride à celle qu’elle considère comme une concurrente dangereuse, la cinquième ville de France qui n’en a que le titre sans les prérogatives, je veux parler de Nice. Oui, nous sommes en concurrence avec Marseille sur tout les plans et elle le sait : notre avenir est bouché à l’Ouest et il ne faut rien en attendre. En revanche, vers l’Est, nous avons des possibilités de retrouver nos libertés en étant un des piliers du trépied GénovaTorinoNissa (Gènes – Turin – Nice), villes qui ont tout pour être complémentaires et qui souhaitent un peu s’affranchir de leurs capitales respectives.

D’ailleurs, certains de nos hommes politiques l’ont bien compris quand on voit certaines positions ou déclarations de leur part. Quand Christian Estrosi souhaite une ligne à grande vitesse de Gènes à Nice. Quand Bernard Asso déclare dans Nice Matin qu’il nous faut nous tourner vers le Piémont pour nos besoins énergétiques. Quand Jean-Marc Giaume et Bernard Asso mettent en place un jumelage avec nos sœurs piémontaises. Quand nos échanges culturels se multiplient de part et d’autre des Alpes. Nous le pensons depuis longtemps, notre avenir va finir par rejoindre notre passé. Et, nous pensons, nous l’avons déjà dit, que la ligne ferroviaire à grande vitesse que l’État français n’a pas été capable de construire pour rapprocher Nice de l’Europe du Nord, cette ligne-là, doit passer par Turin et Chambéry (nos anciennes capitales) pour rejoindre Lyon, Paris, Bruxelles, Londres et Amsterdam avec une bifurcation vers Milan pour mettre Nice à portée directe de l’Europe centrale et orientale. Voilà où est notre avenir.

C’est pourquoi lorsque l’on entend le maire de Nice déclarer que la métropole aura un vocation mondiale, nous ne comprenons pas qu’il n’ait pas fait le choix d’une « Métropole Comté de Nice » seule à même à susciter l’émergence d’une grande région européenne aux marches de l’Hexagone à l’instar de ce que préfigure la Catalogne (encore une de nos tranches d’histoire).

Nous avons la chance d’avoir un territoire qui a longtemps eu le privilège d’être une île non entourée d’eau, cette insularité qui nous a longtemps préservé de l’assimilation dont ont été victimes de nombreuses régions de France et qui nous a permis de développer une culture originale, ouverte à tous, sans se renier elle-même.

Allons-nous, longtemps encore, accepter d’être sous double tutelle de Paris et de Marseille ? Quand allons-nous saisir les chances qui se présentent à nous de nous émanciper ? Cette chance se présente aujourd’hui, avec l’opportunité de créer (ou de recréer) notre territoire historique riche d’une grande et longue histoire : il faut faire comprendre aux maires de nos communes que le peuple nissart souhaite autre chose que leur « Métropole Côte d’Azur ». Nous voulons que soit institué une nouvelle métropole : la « Métropole Comté de Nice » afin de retrouver une partie de notre souveraineté et de notre dignité. Et, nous pourrons dire, à l’inverse du titre d’une œuvre célèbre : « À l’Est, il y a du nouveau ! »

Robert Pagan

Paru d’abord dans l’info-lettre mensuelle Le « Ficanas » enchaîné, n° 32, mai 2011.


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vendredi, 16 septembre 2011

Un Wisigoth chez les Peaux-Rouges

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Un Wisigoth chez les Peaux-Rouges

par Georges FELTIN-TRACOL

En 1975, deux ans après Le Camp des Saints et un an après La Hache des Steppes, les Éditions Robert Laffont publiaient Journal peau-rouge. Auteur, à l’époque de treize ouvrages, dont plusieurs dédiés à la recherche des « peuples perdus ou oubliés » (les Huns, les Incas…), Jean Raspail, dont les ancêtres étaient wisigoths, décrit sa rencontre avec les Indiens des États-Unis d’Amérique – on ne disait pas encore Amérindiens – en 1974. Depuis longtemps épuisé, Journal peau-rouge est enfin réédité par les bons soins d’une petite maison d’édition d’Eure-et-Loir, Atelier Fol’fer. D’une belle fracture, l’ouvrage présente une magnifique couverture photographique. On ne peut que se féliciter de cette réédition.

Journal peau-rouge est le compte-rendu quasi-quotidien d’un écrivain français désireux de connaître la situation exacte des Indiens aux États-Unis au moment où ce pays traverse une terrible crise existentielle marquée par le Watergate, la défaite au Vietnam, la contestation post-Sixties et le déclin économique. Raspail arrive à New-York le 2 mai 1974 et voyage d’Est en Ouest jusqu’en août. Il visitera une trentaine de tribus. Cette année-là, le mouvement politique indien est en pleine effervescence. Les militants radicaux de l’American Indian Movment (A.I.M.) ont occupé en 1969 l’île – prison désaffectée d’Alcatraz, puis en 1973, ils ont résisté militairement au F.B.I. à Wounded Knee. Dans trois ans, Leonard Peltier, l’une de ses figures majeures, tombera dans un traquenard qui le fera devenir le plus vieux prisonnier politique du monde. Les militants indiens calquent leurs actions sur celles des militants du Black Power des années 1960. Raspail pense que « l’Amérique est malade de ses minorités et nous n’en sommes qu’aux premiers symptômes (p. 129) ».

Néanmoins, quand Jean Raspail rencontre un maigre groupe de l’A.I.M., il a plus l’impression d’être en compagnie de garnements partant à la guerre des boutons que d’un maquis terroriste embryonnaire. N’empêche, il sait qu’ailleurs existent de vrais radicaux qui « sont des Palestiniens en puissance (p. 65) ».

Ses « libres voyages dans les réserves amérindiennes » ne sont pas une partie de plaisir. Très souvent, Raspail est mal reçu et se fait éconduire. Parfois, il est le bienvenu, notamment chez les Navajos et les Crows. Cette différence de traitement, d’une tribu à l’autre, ne doit pas surprendre : la réserve indienne bénéficie d’une autonomie interne relative et dispose de sa propre police tribale, de son propre conseil tribal, de son propre président ou gouverneur élu. Les Indiens  sont en outre citoyens étatsuniens.

hache.jpgMalgré cette large autonomie, les réserves périclitent et s’enfoncent dans un marasme total. L’eau de feu, puis bientôt la drogue, y font des ravages considérables. La description de la réserve de Santa Rosa en Californie, atteinte d’un alcoolisme endémique, est effrayante. En plus des méfaits de l’alcool, l’autre mal qui gangrène les populations amérindiennes est l’assistanat. « Avec le welfare, ils ont cessé de travailler. Ils ont cessé de s’intéresser à eux-mêmes, à leur collectivité. Ils n’ont plus fait que boire. Ils sont devenus méchants, jaloux, hargneux (p. 220). » L’effondrement de Santa Rosa ne s’explique-t-il pas aussi par l’absence d’une véritable unité tribale puisque ce n’est qu’un agrégat de « poussières de tribus (p. 221) » ? Peut-être. Surtout si on compare cette situation désespérante à celle des Crows chez qui règnent « beauté, gaieté, bonheur, franchise, confiance (p. 249) » et chez les Najavos qui l’impressionnent fortement. Plutôt que de végéter dans un éternel présent, triste et crasseux, et las d’attendre des aides fédérales émollientes, les Navajos (et d’autres tribus) ont mis à leur profit la présence de richesses souterraines. En effet, les terrains stériles du XIXe siècle se révèlent riches en gisements de pétrole, d’uranium, de charbon. Leur exploitation transforme les Indiens en nouveaux nababs quand ils le veulent. Ainsi, grâce à la manne pétrolière, les Osages, une tribu franco-indienne, réhabilitent en 1925 l’enseignement de la langue française. L’un d’eux reprochera même à Jean Raspail la vente de la Louisiane par Napoléon aux États-Unis !

Mais ce sont les Navajos qui vont le plus loin au point que l’auteur écrit à leur sujet : « une nation, un territoire, des frontières, un gouvernement, tout cela porte un nom : la patrie. La patrie navajo est une création involontaire des États-unis (p. 201) ». Verra-t-on le Najavoland comme 51e État fédéré des États-Unis ? À l’époque, le responsable de la tribu l’envisageait sérieusement…

Au cours de son périple, Jean Raspail se rend compte que « les Indiens sont assimilés (p. 58) », que leur mode de vie est celui de leurs compatriotes étatsuniens non-indiens. Bien souvent, pour survivre, les tribus parient sur un tourisme folklorique réducteur et marchand. Or certaines tribus, jadis rebelles, accompagnent cette tendance ludique afin de maintenir leur cohésion spirituelle. Cette attitude ne concerne qu’une minorité. Les autres, la majorité, croupissent dans l’alcoolisme. Non sans une certaine malice, l’auteur de Secouons le cocotier remarque que « la mentalité d’assistés des Indiens américains, merveilleux tireurs de sonnettes politiques et de cordons de budget, l’enracinement de ce qui devient chez eux un parasitisme déclaré, l’acquit des droits et le refus des devoirs, leur irréalisme érigé à l’état de système commode qui leur permet de recevoir sans participer, de crier à la mort culturelle tout en courant d’autant plus volontiers à la soupe – on pourrait établir beaucoup de comparaisons entre les Peaux-Rouges et nos jeunes gens (p. 25) ». Cet abrutissement résulte de décennies de relégations et Jean Raspail n’a pas tort de rappeler au lecteur les déportations successives, l’extermination concertée du bison par les Visages Pâles et le génocide perpétré. On l’applaudit même quand il signale « la bêtise crasse et l’impéritie des militaires américains (p. 103) ». Il révèle que le fameux 7e Régiment de cavalerie est « en réalité, un ramassis d’assassins (p. 171) » et dépeint justement cette ganache de Custer « général de cavalerie, traîneur de sabre, culotte de peau, cervelle de cheval, l’officier le plus crassement stupide, le plus bêtement vaniteux, le plus petitement méchant, le plus prétentieusement incapable d’un état-major déjà composé exclusivement d’imbéciles, dans cette armée la plus bête du monde qu’était l’armée des États-Unis d’Amérique pendant la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire, hélas, la période des guerres indiennes (p. 170) ». Jugement brutal, mais correct toujours valable de nos jours. La Guerre de Sécession a montré la grande bêtise des généraux nordistes (rien à voir avec le général sudiste Robert E. Lee). Les plus notoires étaient un alcoolique notoire et buté, partisan de la reddition inconditionnelle du Sud, Ulysses S. Grant, et un adepte de la « Guerre totale », destructeur d’Atlanta, William T. Sherman. Au XXe siècle, les seules brillantes exceptions à cette crétinerie institutionnalisée seront parmi les officiers généraux Douglas MacArthur et George S. Patton…

Avec l’assimilation, les Indiens pâtissent aussi du métissage. « Combien le métissage a tué le Peau-Rouge plus sûrement que les cavaliers du 7e de cavalerie (p. 198). » Jean Raspail observe que maints Indiens ont des ancêtres blancs et/ou noirs. Dans certaines tribus, « il faut les voir, à chaque naissance, guetter le moindre signe d’hérédité indienne chez le nouveau venu dans son berceau. Désespérément, chacun se veut Indien, tout en refusant l’indianité au voisin tout aussi négroïde (p. 41) ». Désireux de préserver leur ethnicité, les Amérindiens appliquent alors une politique du sang : ils ne veulent pas dépasser « un taux de métissage au-delà du seizième de sang indien (p. 111) ». Aux modalités variables suivant les tribus, cette règle est en tout cas impérative si un Indien veut recevoir un jour en héritage une part de la terre qui est propriété collective de la tribu ! « La notion de territoire, insiste Raspail, est primordiale aux yeux de l’Indien. Il sait qu’il ne peut plonger ailleurs ses racines, tout assimilé qu’il soit mais non solidaire du passé occidental (p. 69) ». Attention à ne pas se tromper : les Indiens n’adhèrent pas au Blut und Boden, ni à une quelconque mystique du sang. En témoigne la tribu mystérieuse des Jackson Whites. Pendant la Guerre d’Indépendance américaine, les troupes anglaises bénéficiaient du réconfort de prostituées blanches et noires. Une fois les Anglais vaincus et partis, ces dames se retrouvèrent seules et en proie à l’hostilité violente des nouveaux citoyens américains. Fuyant les maltraitances, les survivantes parvinrent à se réfugier dans les Monts Ramapo du New Jersey. Là survivaient aussi des bandes d’Indiens rebelles. S’établirent ensuite des liens amoureux, fondateur d’une nouvelle tribu qui accueillit ensuite des mercenaires hessois en rupture de ban, des esclaves fugitifs, des brigands blancs. La région est depuis hostile à n’importe quel étranger… L’auteur ignorait qu’en 1980, l’État du New Jersey reconnaîtrait l’indianité de cette tribu d’origine algonquienne de 5 000 personnes environ, qui préfère être appelée Nation Lenape Ramapough. La tribu juge que la naissance des Jackson Whites relève de la légende urbaine péjorative et grotesque. En tout cas, pour Raspail, « la race, c’est un choix. Quand on l’a fait, il anoblit (p. 168) ».

Le refus raisonné du métissage exprime une quête identitaire indéniable. Et pourtant… Jean Raspail « cherche à comprendre ce que c’est, un Indien aux États-Unis en 1974 (p. 23) ». On lui rétorque : « Indien ? Je ne sais pas. Je l’ai toujours été… (p. 23) ». Mieux, « Indien, cela ne signifie rien du tout si le mot n’est pas accolé au nom d’une tribu. Cela n’existe pas, c’est une invention de Colomb. On est Assiniboine, Crow, Hopi, Navajo, Seneca, ça oui. Encore une fois, il n’y a jamais eu de nation indienne. Hors de la tribu, point de salut (p. 70) ». Alors, les militants amérindiens auraient-ils fait fausse route ? « Le combat pour la renaissance de l’identité perdue est tout à fait moderne. Il n’est pas particulier aux Indiens. On le retrouve partout, sursaut de l’individu contre la collectivité qui le banalise et le broie (p. 71). » Le mouvement d’émancipation amérindien contribue au grand phénomène nativiste qui ne cesse depuis de croître. Aujourd’hui, avec l’essor des casinos dans les réserves, de nombreux Étatsuniens se découvrent des ancêtres amérindiens dans l’espoir d’intégrer les tribus les plus prospères et de bénéficier de la manne financière…

Chantre de la Libération indienne et d’un retour aux structures traditionnelles, Vine Deloria a proclamé que « les formes sociales tribales ont, elles, toujours existé mais elles ont été étouffées. En les faisant renaître, les Indiens pourront non seulement redonner une nouvelle vigueur à leurs traditions, mais aussi expérimenter de nouvelles formes de vie sociale dont les Blancs auront à s’inspirer pour aborder le monde futur. Deloria rejoint ainsi toutes les renaissances régionalistes et fractionnistes, ce n’est pas bête. La tribalisation des Blancs, la recherche de l’identité à travers le clan reconstitué et même artificiellement créé, c’est peut-être une des rares échappatoires qui nous restent pour éviter l’écrasement de chacun par la collectivité (p. 42) ». Identités et écologie convergeaient déjà dans le même combat essentiel contre l’uniformité mortifère.

Et si de ce séjour peau-rouge Jean Raspail en avait retiré une leçon, celle de la tribu, de la communauté réduite, dernier carré de la résistance ou de la survie ? Ne peut-on pas voir en filigrane des prolongements de ce périple marquant dans les réflexions, les histoires et les personnages de Jean Raspail perceptibles dans son célèbre article du Figaro du 17 juin 2004, « La patrie trahie par la République », dans Septentrion, Les Hussards, Sept cavaliers…, voire Sire ? Loin d’être un ouvrage en marge, Journal peau-rouge se situe donc au cœur de l’œuvre de Raspail, d’où son importance à être lu ou relu.

Georges Feltin-Tracol

Jean Raspail, Journal peau-rouge. Mes libres voyages dans les réserves indiennes des États-Unis d’Amérique, Atelier Fol’fer, coll. « Go West », 2011, 250 p., préface d’Alain Sanders, 22 € (+ 4 € de port, B.P. 20047, F – 28260 Anet, France).


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