Le problème d’une société qui prône la transparence n’est pas seulement qu’elle bannit toute vie privée, mais qu’elle encourage le bourgeois à dévoiler impudiquement sa transparente existence intérieure.
[Cet article est paru initialement dans le troisième numéro de la revue Limite]
Nous savons, depuis la publication de La France contre les robots en 1947, que la civilisation moderne est une « conspiration contre toute espèce de vie intérieure ». Mais ce que Georges Bernanos n’a pas eu le temps d’observer, c’est l’inversion, le retournement – qu’il n’aurait pas hésité à qualifier de satanique – de la vie intérieure en exhibition. Car il y a une haine du moderne pour le secret. À raison : l’immatériel est son contraire et le spirituel son ennemi héréditaire. Comment dès lors avoir prise sur ce qui, par définition, lui échappe ? La réponse est toute trouvée : externaliser, si l’on peut dire, la vie intérieure, la retourner comme un gant pour la rendre perméable aux injonctions de la société technicienne.
Aujourd’hui, la vie intérieure, pour assurer son salut, ne doit plus seulement faire face à la forme primitive de la civilisation des machines – c’est-à-dire sa négation même – mais à sa forme raffinée. L’ultime ruse du monde moderne consiste à singer le sentiment, à faire croire qu’il existe toujours là où il a disparu depuis bien longtemps. Faux émois sur les réseaux sociaux, mises en scène compassionnelles dans les médias, disparition progressive du surmoi chez les individus… Le nouvel impératif est le suivant : « Exprimez vos sentiments ! » Les exprimer à défaut de les éprouver bien entendu. La vie intérieure n’est plus valorisée que sous une forme paradoxale. Alors que la beauté du sentiment résidait précisément dans le secret – soustrait au regard d’autrui, il renvoyait à la vie de l’âme et au mystère de l’esprit – il est désormais livré en pâture. La tromperie moderne consiste à faire croire que le sentiment a plus de valeur parce qu’il est livré. Pire, le seul sentiment valable – réel – serait le sentiment partagé.
Or, éprouver un sentiment n’implique pas qu’il faille l’exprimer et exprimer un sentiment n’implique pas qu’on l’éprouve. Les Anciens avaient bien compris que l’être véritable était voilé. Leur ontologie fonctionnait sur le mode du dévoilement. Par conséquent, le voilé était condition de possibilité du dévoilé, l’inconnu était condition de possibilité du connu. Appliquons ce schéma à la vie intérieure et faisons l’apologie du secret ! Pas de sentiment véritable qui ne soit au préalable caché, pas de sentiment véritable s’il est d’abord exprimé. Les pleureuses qui sévissent sur les réseaux sociaux s’apitoient sur la toile avant de se demander si cela vaut la peine de verser de vraies larmes. Les indignés sur commande le sont-ils toujours quand les caméras de télévision disparaissent ? Le subterfuge des machines fonctionne à la perfection : les robots sont devenus le réceptacle de nos sentiments qu’ils vident de leur teneur en même temps qu’ils les laissent se déverser.
La noblesse de la dissimulation
Cela ne veut pas dire que l’expression des sentiments conduise nécessairement à l’inauthenticité. Il est, par exemple, possible d’exprimer un sentiment malgré soi. En effet, le corps peut trahir la vie intérieure quand la joie ou la tristesse produisent des larmes. Cette faille n’est pas en soi un danger, elle ne fait que rappeler l’union intime de l’âme et du corps. Autre cas : lorsque la personne en question fait le choix de se confier. La confidence implique une extension du secret et non sa négation. Dans la confidence, je livre mon secret en tant que tel dans le cadre d’une relation de confiance. Dès lors, j’entends bien que mon secret en reste un. À l’inverse, le sentiment qui s’exhibe sur la place publique est suspect. Plus précisément, c’est sa sincérité qui devient, à juste titre, suspecte. Qu’est-ce qu’un sentiment qui se montre à la vue de tous ? Un sentiment qui est confié sans confident ? La vie intérieure, malgré les exceptions évoquées ci-dessus, implique qu’elle ne soit accessible qu’à celui qui l’éprouve.
Face à la hideur morale de l’exhibition, il est urgent de revaloriser la noblesse de la dissimulation. La souffrance intérieure est la plus belle car elle implique un courage. Il y a une lâcheté dans l’exhibition, une volonté de se délester d’un poids. Mais surtout un mensonge : volonté de montrer qu’on éprouve des sentiments alors qu’ils sont marqués du sceau de l’inauthenticité. Ne pas confondre la faiblesse de celui qui flanche et la laideur de celui qui se répand. La civilisation des machines encourage la transparence et en fait une vertu morale, elle confond à dessein le sentiment et le sentimentalisme – une manière détournée de poursuivre son sinistre objectif. Car, dans la société technicienne, ce qui est exhibé est aussitôt détruit.
Un autre écrivain, Léon Bloy, critiquait le stéréotype bourgeois de l’honnêteté. Qu’est-ce qu’un honnête homme ? Un hypocrite qui prétend n’avoir rien à cacher. Or nous avons tenté de montrer que le secret était la condition de possibilité de la vie intérieure, car les vivants ont tous quelque chose à cacher. En cela, le bourgeois est déjà mort au-dedans. Et la mort de la vie intérieure équivaut à la mort physique, la surpasse même. Voici venu le temps des zombies, des robots, dirait Bernanos.
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