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jeudi, 06 octobre 2016

Kojève et les origines russes de la Fin de l'Histoire

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Kojève et les origines russes de la Fin de l'Histoire

par Nicolas BONNAL

Ex: http://www.dedefensa.org

En dépit des guerres et des crises financières qui nous menacent de tous côtés, l’expression Fin de l’Histoire a fait le tour du monde. Elle n’est pas de Francis Fukuyama, mais de son inspirateur, un russe blanc émigré à Paris, Alexandre Kojève, humaniste, esprit universel, professeur de sanscrit et auteur de prestigieux commentaires sur la philosophie de Hegel.

AK-1.jpgFonctionnaire à la CEE vers la fin de sa vie, choix qui releva chez lui d’un nihiliste apostolat, Kojève s’est efforcé de comprendre pourquoi nous allions vivre des temps ennuyeux. Voici comment il définit la Fin de l’Histoire dans ses notes sur Hegel, écrites en 1946.

En fait la fin du Temps humain ou de l’Histoire signifie tout simplement la cessation de l’Action au sens fort du terme. Ce qui veut dire pratiquement : — la disparition des guerres et des révolutions sanglantes… Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment ; l’art, l’amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce qui rend l’Homme heureux. — Rappelons que ce thème hégélien, parmi beaucoup d’autres, a été repris par Marx.

Kojève ne nie pas le danger inhérent à cette Fin de l’Histoire : l’homme risque en effet de devenir un petit animal heureux, « un oiseau construisant son nid ou une araignée tissant sa toile ». Il redeviendrait même un jeune animal joueur, comme dans les films de Walt Disney !

Kojève pressent même le devenir de l’espèce humaine livrée à la technologie, au téléphone et aux réseaux. C’est un avenir d’insecte communiquant.

Les animaux de l’espèce Homo sapiens réagiraient par des réflexes conditionnés à des signaux sonores ou mimiques et leurs soi-disant « discours » seraient ainsi semblables au prétendu «langage » des abeilles… Car il n’y aurait plus, chez ces animaux post historiques, de connaissance du Monde et de soi.

Sur le plan historique et en pleine guerre froide, Kojève remarque plus tard que finalement Russes et Américains ne s’opposent pas. Or on est en 1959 ! Le but est le même, le confort matériel et le bonheur de tous. Pour lui les jeux sont faits depuis Napoléon et la Révolution française. Ce n’est pas pour rien que Kant avait troublé sa promenade à l’annonce de la prise de la Bastille, ni que Hegel avait parlé d’âme du monde à la vue de l’empereur en 1806.

AK-2.jpgEn observant ce qui se passait autour de moi et en réfléchissant à ce qui s’est passé dans le monde après la bataille d’Iéna, j’ai compris que Hegel avait raison de voir en celle-ci la fin de l’Histoire proprement dite. Dans et par cette bataille, l’avant-garde de l’humanité a virtuellement atteint le terme et le but, c’est-à-dire la fin de l’évolution historique de l’Homme. Ce qui s’est produit depuis ne fut qu’une extension dans l’espace de la puissance révolutionnaire universelle actualisée en France par Robespierre-Napoléon.

Kojève relativise alors tout le vécu moderne, même le plus tragique: la colonisation, les deux guerres mondiales, le nazisme, le communisme, la décolonisation, le tourisme, l’ONU, le centre commercial, tout annonce la réalisation de la Fin de l’Histoire ! La Fin de l’Histoire suppose un triomphe du modèle américain, mais pas pour des raisons politiques. Car pour Kojève l’Amérique est le produit de la Fin de l’Histoire, et même la réalisatrice du marxisme.

On peut même dire que, d’un certain point de vue, les États-Unis ont déjà atteint le stade final du « communisme » marxiste, vu que, pratiquement, tous les membres d’une « société sans classes » peuvent s’y approprier dès maintenant tout ce que bon leur semble, sans pour autant travailler plus que leur coeur ne le leur dit… J’ai été porté à en conclure que l’American way of life était le genre de vie propre à la période post-historique, la présence actuelle des États- Unis dans le Monde préfigurant le futur «éternel présent» de l’humanité tout entière.

L'expression éternel présent a été reprise par Guy Debord pour caractériser la société spectaculaire contemporaine. Plus loin Kojève ajoute même ces lignes propres à choquer un marxiste-léniniste des années 1950 : les Russes et les Chinois ne sont que des Américains encore pauvres, d’ailleurs en voie de rapide enrichissement.

Comme la Fin de l'Histoire a des origines russes, je cite aussi Eugène Onéguine (Traduction de Tetyana Popova-Bonnal) :

Il invectivait Homère et Théocrite,

En revanche il lisait Adam Smith

Et il fut un économiste profond –

Donnant sa propre opinion

Sur l'art pour l’Etat de s’enrichir,

De quoi il vit, et pour quelle raison

Il n’a pas besoin d'or,

S’il possède son simple produit.

Son père ne le comprenait pas

Et ses terrains il hypothéqua...

Après l'horreur économique, le déclin de la langue, car la langue moderne vit d'emprunts si son économie vit de la dette...

En russe ces mots on ne trouve jamais.

Je vois et je le reconnais,

Que mes pauvres vers

Devraient être moins émaillés

De tous ces mots si étrangers...

Enfin la vacuité mathématique est soulignée par Pouchkine:

Ayant secoué cette dernière superstition,

nous nous considérons seuls comme des unités,

et tenons le reste du monde pour des zéros.

Tous nous nous haussons à la hauteur d’un Napoléon.

A la même époque Chateaubriand écrit :

Le vieil ordre européen expire ; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n'existe plus rien : autorité de l'expérience et de l'âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié ; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées.

Pouchkine et Kojève en Russie, Chateaubriand et Tocqueville en France avaient montré mieux que personne ce que signifierait cette Fin de l'Histoire.

Pouchkine encore, pour rire un peu :

Dans son service noble, impeccable,

Son père ne vivait qu’à crédit,

Donnait trois bals annuellement

Et puis ruiné il a fini.

Nicolas Bonnal

Bibliographie

Bonnal – Chroniques de la Fin de l'Histoire (à paraître en Kindle)

Chateaubriand – Mémoires d'Outre-tombe

Debord – Commentaires

Fukuyama – The End of History

Kojève – Notes sur Hegel

Pouchkine – Eugène Onéguine

Jan Marejko est mort...

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Jan Marejko, chroniqueur,

«Le Penseur» sur le site http://lesobservateurs.ch, est mort

 

Ex: http://www.lesobservateurs.ch

Jan Marejko, notre chroniqueur,  « Le Penseur » sur notre site, est mort.

C’est avec stupéfaction que j’apprends sa mort par ses deux filles Tessa et Samantha établies aux USA. J’en suis effondré.

Jan Marejko écrivait énormément mais n’arrivait guère à se faire publier étant donné une pensée  forte, difficile, exigeante mais combien bienvenue dans la superficialité  et les prétentions dérisoires ambiantes. Connaissant ses difficultés à être publié, je lui avais proposé de l’éditer dans une collection de livres que LesObservateurs.ch cherchent à créer et à ajouter comme activité à notre site. C’est un collaborateur du site qui travaille à ce projet, une nouvelle fois avec très peu de moyens étant donné la rareté des soutiens financiers. Ce collaborateur compte sur les revenus de cette future Edition pour se rembourser. Si le projet abouti, la publication de certains textes de Jan Marejko constituera  une  autre façon de le remercier pour son travail, de lui rendre hommage et de faire connaître plus largement ce travail difficile, original, profond, parfois  paradoxal et déroutant mais combien important.

Jan Marejko a publié plus de 150 articles sur Lesobservateurs.ch. Pour les lire ou les relire, tapez simplement « Marejko ».

Notre collègue Slobodan Despot qui le connaissait personnellement très bien et depuis longtemps lui rend hommage ce matin.

En espérant publier ou republier bientôt certains des inédits de Jan Marejko, nous reproduisons cet hommage de Slobodant Despot paru sur son site « ANTIPRESSE », 44,  le 2 octobre 2016 (antipresse@antipresse.net)

Uli Windisch, 2 octobre 2016

L’hommage de Slobodan Despot à Jan Marejko

Comment meurent les vrais philosophes

JM-1.gifJan Marejko est mort. Je l’ai appris par un mail d’un ami suisse qui avait reçu le mail d’un ami allemand. Lequel Allemand le tenait d’un prêtre genevois qui avait été son dernier confident.

Jan Marejko est mort seul, dans un asile de vieillards, terrassé par une maladie dont je ne sais rien, sinon qu’elle fut sans aucun doute une métastase de la mélancolie.

A ce titre, j’ai contribué moi-même à sa mise à mort. Il m’avait proposé un café voici quelques mois, pour la première fois depuis la disparition tragique de sa femme. Je savais qu’il n’allait pas bien, mais l’écriture le faisait durer. Il m’a envoyé des manuscrits qu’il espérait voir paraître. Je n’ai pas eu — pas pris — le temps de les lire jusqu’au bout. L’œil professionnel avait sondé et jugé très vite. Textes essentiels, de haute volée. Mais volumineux, graves. Invendables…

Les gens patients et robustes sont toujours les derniers servis. Parfois, ils ne le sont jamais. Avec Jan, j’ai traîné, différé, hésité. Il fallait organiser une souscription, gratter des subsides : je n’avais plus l’humilité qu’exigent ces tâches. Je n’avais pas envie de mendier, de justifier l’importance d’un grand philosophe maudit devant des fonctionnaires distraits qui m’auraient versé, au mieux, de quoi savonner la planche d’un échec commercial. Et je n’avais aucun projet « facile » sous la main pour éponger ce trou…

La mort de Jan Marejko me signale que je ne suis plus un éditeur. J’ai perdu patience. Ce que j’ai à dire m’accapare davantage que ce que j’ai à faire passer. Qu’il reste au moins ces quelques mots de témoignage sur un grand esprit de ce temps.

*

JM-2.jpgJe connaissais Jan Marejko depuis l’époque de mes études. Il était l’un des mentors avec qui je correspondais dans ma solitude. Lui, Robert Hainard, Alexandre Zinoviev ou Eric Werner étaient des poches d’oxygène dans la mare de conformisme qu’était le monde universitaire où je barbotais. J’ai fini du reste par en sortir, sans bruit, vomi par un milieu qui me rejetait (et me débectait) organiquement.

Des années auparavant, Marejko avait connu le même sort, en bien plus dramatique. Il avait suivi la meilleure filière académique. Études auprès de Raymond Aron. Recherches à New York et Harvard (il était bilingue et marié à une Américaine). Doctorat de philosophie à Genève en 1980. Et, surtout, sept ouvrages de réflexion essentiels, entre 1984 et 1994, aux éditions L’Age d’Homme. En un mot, le CV parfait pour une carrière professorale bon teint dans une université du monde libre… Si ce monde avait vraiment été libre. Ou s’il n’avait pas commis un vilain petit faux pas.

En 1981, exaspérés par cette même mélasse où j’allais finir par étouffer, Jan Marejko et son ami Eric Werner avaient publié un pamphlet intitulé De la misère intellectuelle et morale en Suisse romande. Ils s’y étonnaient de l’emprise sans partage de l’idéologie communiste dans les hautes écoles qui formaient les futures élites de leur pays. Ils dépeignaient l’ascenseur social que constituait l’adhésion obligatoire à cette dogmatique. Ils épinglaient surtout la verbeuse médiocrité des « mandarins » des sciences humaines, dont le magistère était aussi incontestable que l’œuvre était nulle.

Marejko et Werner ont fait l’erreur de prendre au mot le système dont ils faisaient partie. Ils ont cru que la liberté d’expression était un droit incontesté. Ils ont pensé que dénoncer le désenseignement et l’appauvrissement intellectuel à l’université était leur devoir civique. Avec leurs principes libéraux-conservateurs, ils se croyaient de plus en phase avec le système qui entretenait ces foyers de sédition. Il suffisait, croyaient-ils d’ouvrir les yeux des autorités et du public sur ce qui se passait…

JM-3.gifIls se sont trompés lourdement. Ils se croyaient veilleurs de la cité, ils se sont découverts parias. La carrière d’Eric Werner a été entravée et bridée de toutes les façons. Celle de Jan Marejko a été avortée avant même d’avoir commencé. Son dossier de candidature à un poste d’enseignement lui fut retourné avant même que quiconque ait eu le temps matériel de le lire. Cela ne se passait pas à Pyongyang, mais près de chez vous. Il ne s’en est jamais remis. Pendant le reste de sa vie, ce grand métaphysicien, disciple des grands penseurs de la liberté qu’étaient Aron ou Hannah Arendt, a dû voir défiler aux postes pour lesquels il était fait des pions qui ne lui arrivaient pas à la cheville et gagner sa vie comme journaliste.

Il me serait fastidieux ici de résumer les idées de Jan et de prouver l’importance de son travail. Eric Werner l’a fait magistralement dans son Avant-Blog. Je me borne à l’impact qu’il a eu sur ma formation personnelle. Son étude sur les potentialités totalitaires de la pensée de Rousseau ainsi que les liens qu’il a établis entre cosmologie et politique auront été pour moi des repères de pensée durables et féconds. Marejko a somptueusement illustré la profondeur du dicton qui veut que le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il m’a inculqué à vie la méfiance à l’égard du « bien » quand il n’est pas appuyé sur la bonté. D’autre part, il s’est employé à illustrer combien notre vision de la réalité brute dépend des paradigmes (scientifiques, moraux, philosophiques) du milieu où nous vivons — bien davantage parfois que des informations que nous transmettent nos sens et notre bon sens. C’est ainsi que le bobo moderne ne peut pas voir la voiture qui brûle devant sa maison, et encore moins se demander pourquoi elle brûle et ce qui va brûler ensuite. Il ne le peut pas, parce que les paradigmes de son éducation excluent cette vision même. Parce que les idées qui l’habitent sont plus fortes que ce que ses yeux voient et que sa peau ressent.

*

L’un des plus importants philosophes que Genève ait eus depuis Rousseau est mort seul dans son asile, oublié de sa république. Il était l’antipode de son grand prédécesseur, préférant toujours la réalité aux idées sur la réalité. Il est resté libre, droit et sans tache. Il nous a laissé une douzaine d’ouvrages importants, dont au moins un chef-d’œuvre, Le Territoire métaphysique. C’était un grand esprit lucide et altier de notre temps. On ne peut pas ne pas voir un signe dans le boycott et la désaffection qui l’ont poursuivi toute sa vie.