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jeudi, 10 janvier 2019

Nicolas Berdiaev : l’Idée russe

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Nicolas Berdiaev : l’Idée russe

Peter King

Traduction française par Chlodomir

L’Occident est obligé de prêter attention à la Russie, mais l’Occident ne comprend pas la Russie. La Russie était sonnée pour le compte après la chute du mur de Berlin, laissant la voie libre à l’Occident pour que celui-ci réalise sa destinée manifeste et chevauche le globe triomphalement. Mais maintenant il y a de la confusion et de la consternation en découvrant que la Russie a regagné sa conscience, est à nouveau debout, et se trouve à nouveau sur le chemin de l’Occident ; ne cherchant pas seulement à donner des petits coups, mais ayant l’intention de mettre l’Occident knockout. La Russie déclare impudemment à son adversaire : « Je suis là, je reste là ! ».

Winston Churchill décrivit fameusement la Russie comme une devinette enveloppée dans un mystère à l’intérieur d’une énigme. L’Occident, ayant passé les derniers siècles à regarder son propre reflet avec admiration, trouve difficile de comprendre l’Autre, d’autant plus que c’est à l’Autre de rejoindre Narcisse dans l’appréciation de sa propre beauté, plutôt que l’inverse. Mais la Russie, pense l’Occident, semble n’avoir aucune compréhension ou d’appréciation de la beauté, laissant l’Occident s’interroger sur la raison.

La religion est un concept inévitable. Tout le monde a une religion – un ensemble d’hypothèses fondamentales sur la métaphysique, l’épistémologie et l’éthique. Comme l’a reconnu le jugement de la Cour Suprême US dans l’affaire Torcaso contre Watkins, même l’humanisme laïc est une religion. Mais si affirmer que tout le monde a une religion pose problème, alors nous pouvons au moins reconnaître que tout le monde a une Weltanschauung,  une vision-du-monde.

NB-ex.jpgEt c’est en regardant la question de la religion que l’on peut commencer à comprendre la Weltanschauung russe, l’Idée russe. L’Occident, pendant les derniers siècles, a lentement apostasié le christianisme, cette apostasie s’accélérant à partir des années 60. Aujourd’hui l’Occident souligne l’étendue de sa rébellion contre Dieu en célébrant des choses comme l’homosexualité, en appelant bien ce qui est mal et mal ce qui est bien.

Mais la Russie a maintenu le cap et a refusé de tuer et d’enterrer Dieu, comme Nietzsche a reconnu que l’Occident l’avait fait. Cela confirme dans l’esprit de nombreux Russes que le christianisme orthodoxe oriental est la forme la plus vraie et la plus fidèle du christianisme, justifiant leurs raisons originelles pour se séparer du christianisme occidental en 1054. En ce qui les concerne, la direction que le christianisme occidental prit après ce schisme ouvrit la voie à l’apostasie finale de l’Occident, menant à ce christianisme décrépit d’aujourd’hui qui a pratiquement fait son temps, réclamant même l’existence de la Gaystapo.

Nicolas Berdiaev est un penseur russe qui offre à l’étranger curieux une fenêtre dans l’âme russe. « Les Russes », explique-t-il dans son livre L’Idée russe, « appartiennent au type religieux et sont religieux dans leur constitution spirituelle ». Même durant la plus grande partie du XXe siècle où leur pays était officiellement sans Dieu,

« …ils sont croyants même lorsqu’ils professent le communisme matérialiste. Même parmi ces Russes qui non seulement ne professent pas la foi orthodoxe mais mènent même une persécution contre l’Eglise orthodoxe, il reste dans les profondeurs de leurs âmes une strate qui est formée par l’Orthodoxie. »

Il semble que même quand les Russes font leur lit en enfer, l’Orthodoxie est encore là !

Découlant de cette constitution religieuse et spirituelle russe, il y a l’idée messianique russe qui informe largement le modus operandi historique de la Russie. « Le peuple russe est un peuple porteur-de-Dieu », explique Berdiaev, faisant écho à Dostoïevski, qui inventa cette expression. Au début du livre, Berdiaev cite Pierre Tchaadaïev pour donner une idée du sentiment messianique russe :

« J’ai le profonde conviction que nous avons la vocation de résoudre un grand nombre des problèmes d’ordre social, d’amener la réalisation d’un grand nombre d’idées qui sont apparues dans les sociétés du passé, et de donner une réponse à des questions de grande importance qui préoccupent l’humanité. »

Berdiaev lui-même affirme : « Les Russes sont un peuple du futur ; ils décideront des questions que l’Occident n’a pas encore la force de décider, qu’il ne pose même pas dans leur pleine profondeur ».

Cette allusion au futur est liée à un autre thème récurrent que Berdiaev voit comme définissant l’idée russe, à savoir un type russe d’eschatologie. « La pensée russe est essentiellement eschatologique et cette eschatologie prend des formes variées », explique-t-il. Elle est « inconsciente, et exprimée dans une philosophie pitoyable, un effort vers la fin, une tension vers l’état ultime… l’enlèvement des ornements frauduleux, le refus d’accepter le monde qui ‘se trouve dans le mal’ ». L’interprétation de l’eschatologie russe par Berdiaev est « active et créative, non passive. La fin de ce monde, et la fin de l’histoire, dépend aussi de l’acte créatif de l’homme ». Ce dernier point, concernant l’acte créatif de l’homme, semble faire allusion au curieux concept de Katehon, qui fait référence à ce qui retarde l’arrivée de l’antéchrist, d’après la Deuxième Epître aux Thessaloniciens, 2: 6-7.

Une partie de cette résistance katéchonique au prince de ce monde se reflète dans l’engagement russe pour la fraternité des hommes, un motif important dans L’Idée russe. A cet égard la mentalité russe contraste avec la mentalité occidentale, qui a cherché à subjuguer et dominer l’Autre :

« Les Russes ont pensé que la Russie était un pays absolument spécial et particulier, avec sa propre vocation spéciale. Mais la chose principale n’était pas la Russie elle-même mais ce que la Russie apporte au monde, avant tout la fraternité de l’homme et la liberté de l’esprit … Les Russes ne cherchent pas un royaume de ce monde ; ils ne sont pas mus par la volonté de puissance et de pouvoir. »

NB-hist.jpgBerdiaev reproche à Nietzsche d’être une métonymie de l’Occident :

« [Nietzsche] voulait connaître le divin lorsqu’il n’y avait pas de Dieu, quand Dieu avait été tué, connaître l’extase quand le monde était si dégradé, connaître l’exaltation jusqu’aux hauteurs quand le monde était plat et qu’il n’y avait pas de hauteurs. Dans l’analyse finale il  exprima son thème religieux dans l’idée du surhomme dans lequel l’homme finit son existence. L’homme n’était qu’une transition ; tout ce qu’il avait à faire était de fertiliser le sol pour l’apparition du surhomme. Ici se produit une rupture avec la moralité chrétienne et la moralité humaniste, l’humanisme se transforme en antihumanisme. »

Si les nazis représentaient l’expression la plus prononcée de cet antihumanisme, il en voyait une expression générale dans l’Occident, même si elle était un peu moins violente. L’Autre était ethniquement purifié, asservi, ou déclaré être le lien manquant reliant l’homme à ses prédécesseurs animaux. L’Occident s’était repenti de ces péchés particulièrement depuis les années 60, mais les événements récents suggèrent une possibilité de récidive. Berdiaev explique les suppositions opposées entre l’Occident et l’Orient, qui ont conduit et conduisent à leur comportement différent :

« Il y a deux interprétations de la société ; soit la société doit être comprise comme nature, soit la société doit être comprise comme esprit. Si la société est nature, alors la violence du fort contre le faible, la sélection du fort et du mieux adapté, la volonté de puissance, la domination de l’homme sur l’homme, l’esclavage et l’inégalité, l’homme comme un loup pour l’homme, sont justifiés. Si la société est esprit, alors la plus haute valeur de l’homme et les droits de l’homme, la liberté, l’égalité et la fraternité sont affirmés. »

Un corollaire intéressant de cette vision est que les Russes « adoptent une attitude différente envers le péché et le crime », parce que leurs idées éthiques sont très différentes de celles de l’Occident. Ils ont « pitié pour les déchus et les avilis ». Ainsi on peut comprendre l’attitude étrangement indulgente des Russes envers les Allemands. « L’Etat allemand est l’ennemi historique de la Russie », dit Berdiaev. Cependant, continue-t-il, « Nous sommes attachés à désirer des relations fraternelles avec le peuple allemand qui a accompli beaucoup de grandes choses, mais à condition qu’il répudie la volonté de puissance. A la volonté de puissance et de domination, il faut opposer le pouvoir masculin de défense » (oui, la Russie a un gros bâton, le brandissant actuellement vers les Etats-Unis). Ainsi s’exprime l’engagement russe en faveur de la communauté et de la fraternité de l’homme, même pour ceux qui ont apporté tant de souffrances aux Russes.

Il est difficile, sinon impossible, de réprimer cette nature spirituelle, même avec l’athéisme officiel : « Moscou la Troisième Rome et Moscou la Troisième Internationale étaient toutes deux reliées à l’idée messianique russe ; elles en représentaient une forme déformée ». Et maintenant que l’idée russe peut à nouveau déployer ses ailes, nous voyons son impact sur le monde, la Russie poursuivant une fois de plus sa vocation.

Le livre de Berdiaev L’Idée russe donne un aperçu éclairant sur l’âme russe, la vision-du-monde russe, aidant l’étranger curieux à découvrir le mystère qu’est la Russie, à expliquer et à comprendre son énigme. Mais le gouffre millénaire séparant la pensée occidentale et la pensée orientale est tel qu’il vaut peut-être mieux commencer par quelque chose comme l’excellent livre de James R. Payton Jr. Light from the Christian East: An Introduction to the Orthodox Tradition, qui aide le chrétien occidental à commencer à comprendre ce qui autrement semblerait si étrange et même si bizarre dans l’Orthodoxie. Puisque l’Orthodoxie est au cœur de l’Idée russe, il vaut peut-être mieux apprendre d’abord à marcher avant d’essayer de courir. Dès que cela est fait, on peut alors tenter de pénétrer plus profondément dans la pensée des gens comme Berdiaev et les autres slavophiles.

17:44 Publié dans Philosophie, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nicolas berdiaev, philosophie, russie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

L’incroyable faillite du maintien de l’ordre macronien…

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L’incroyable faillite du maintien de l’ordre macronien…

par Dominique G. Boullier

Professeur des universités en sociologie EPFL, Lausanne

Ex: https://lesmoutonsenrages.fr 

Divide et impera, ne va pas servir à grand chose, le peuple a compris qu’uni, il serait le plus fort. Une analyse sociologique de la situation depuis le début, qui éclaire sur la volonté de la macronie de diviser les gens pour tenter de garder le contrôle. 

Source: LE BLOG DE DOMINIQUE G. BOULLIER  via ArrêtsurInfo

L’incapacité à contrôler les actions violentes reste très étonnante compte tenu des effectifs mobilisés. On paye, sur le plan technique, un aveuglement par l’état d’urgence et, sur le plan politique, une approche méprisante de tout public qui manifeste. Sans réponse politique, l’apprentissage de l’émeute qui se produit actuellement peut conduire à un «mai rampant» de funeste mémoire en Italie.

Comment peut-on en arriver à un tel désordre après des années d’état d’urgence et une pratique constante de répression de toutes les manifestations, les plus diverses, alors même qu’on y met les moyens en effectifs ? La faillite touche tous les maillons : les capteurs (le renseignement), les articulations (les transmissions), la décision (le commandement et le politique), la mise en œuvre (le personnel sur place).

Après avoir travaillé pendant plusieurs années à observer in situ et à comprendre les méthodes de maintien de l’ordre jusqu’au début 2010, et avoir publié un livre sur le sujet (« Evénements et sécurité. Les professionnels des climats urbains », Presses des Mines, 2013, avec S. Chevrier et S. Juguet), je constate une évolution catastrophique des méthodes et des principes, tout en admettant les limites de mes informations actuelles, basées sur les médias, sur les récits et sur mes observations dans le secteur des Champs Elysées.

La perte de contact avec le pays réel, la faillite du renseignement

Le mouvement des gilets jaunes n’est pas structuré, il n’a pas de leader, de service d’ordre, il vient d’émerger, etc. Doit-on en conclure qu’on ne peut rien en connaitre ? Non, certainement pas, et le suivi des réseaux sociaux par les services de renseignement français s’est d’ailleurs déplacé depuis récemment sur les mouvements dits « extrémistes » puisque le terrorisme et la radicalisation islamique semblaient se mettre en veilleuse. On a donc des infos sur ce qui se dit, sur la conversation, sur sa tonalité (beaucoup d’agences font cela pour les marques), voire sur les comptes des personnes qui parlent, qui agissent pour la plupart sans masque. On peut donc savoir le degré d’énervement, les cibles potentielles, les déplacements prévus, tout au moins en partie. Evidemment, ça ne permet pas une analyse fine in situ, au moment des manifestations et sur les barrages, car dans ce cas, il faut du personnel, sur place, infiltré ou non, pour tenter de comprendre ce qui se passe et quels sont les leaders potentiels. Si cette infiltration archi connue de la part des RG à une époque ne se fait plus, serait-ce dû à la fusion des services qui a connu quelques ratés, c’est le moins qu’on puisse dire ? ou serait-ce parce qu’on ne comprend le renseignement direct que comme une arme de répression et non un outil de pilotage ? Car avec un mouvement aussi peu structuré, le travail de renseignement devrait paradoxalement servir à les aider à se structurer (et non à les casser ou à les embarquer indistinctement).

L’affrontement comme premier réflexe pour rendre impossible une vraie manifestation

Lorsque des manifestants sont arrivés sans consigne au bas des Champs Elysées lors de l’acte II, il était possible d’aller parlementer, de chercher des leaders, de les fabriquer même, de les encourager à faire un service d’ordre, si toutefois le maintien de l’ordre s’entend aussi comme protection du droit de manifester et des manifestants. Au lieu de cela, ils ont été bombardés de lacrymo immédiatement et sans distinction en absence de toute activité à risque, ce que tous les observateurs ont noté le premier samedi matin. Toutes ces personnes ont vécu un traumatisme qui s’est répercuté toute la journée et qui a détruit la confiance dans la police. Aucune discussion, aucun pilotage en commun de la manifestation n’étaient plus possibles. Mon hypothèse était qu’il fallait surtout faire peur, faire peur à de « pauvres gens » « désorganisés » qui seraient, de cette façon, rentrés chez eux à la première alerte. Et ainsi éviter de donner le spectacle d’une grande manifestation pacifique, nombreuse et réussie sur les Champs Elysées. La décision est, me semble-t-il, politique avant tout, une gestion de crise qui croit disqualifier une dynamique sociale en lui bloquant les accès et le droit de manifester.

Petit récit du 1er décembre : à la recherche de l’ombre jaune

Le comble, c’est que la même stratégie, même si appliquée de façon totalement différente, a été mise en œuvre le samedi suivant 1er décembre. La sanctuarisation des champs Elysées a abouti à empêcher un accès de masse, à grand renfort de filtrage établi sur un seul point d’entrée. J’ai pu constater que tout accès vers la partie Nord des Champs était impossible. Les groupes de gilets jaunes erraient à chercher une entrée et se retrouvaient soit repoussés vers la place de l’Etoile, soit occupaient certains carrefours, par exemple avenue de Friedland. Vraiment pas violents mais vexés d’être repoussés en marge une fois de plus alors que certains venaient de loin. Et sans qu’on sache bien d’où venait la décision, quelques-uns, peut-être plus radicaux mais pourtant pas du tout extérieurs, décidaient de créer un début de barricade et tout le monde les regardait voire même les aidait, face à une quinzaine de CRS, pas plus, auxquels se sont joints des membres de la BAC, revêtus pour certains de gilets jaunes et qui commençaient à canarder la barricade avec des lacrymo et se repliaient aussitôt. Mais rien de tout cela n’était construit ou pensé, ni d’un côté ni de l’autre d’ailleurs. A un moment, le feu a pris et la tension est montée, puisqu’un groupe a entrepris d’attaquer l’agence bancaire tout proche en y mettant le feu. Mais les CRS présents ne pouvaient strictement rien y faire, les gilets jaunes présents soutenaient plutôt, car après tout une agence bancaire semblait un objectif plus justifié qu’autre chose. Les pompiers sont arrivés, les gilets jaunes les ont laissé intervenir, car il y avait des risques pour le reste de l’immeuble. Des voitures électriques publiques avaient aussi été incendiées tout près un peu avant. Tout cela seulement au milieu de l’après-midi (16h30), bien avant l’intervention des commandos de casseurs dont on nous a parlés et qui ont occupé le terrain plus tard, à la nuit tombante. Des compagnies avec leurs camions sont arrivées sur toute la largeur de l’avenue de Friedland et ont fait fuir tout le monde qui s’est regroupé dans les rues adjacentes en errant pour trouver un but. C’est seulement plus tard, vers saint Augustin, qu’on a pu trouver un rassemblement significatif qui tenait la place, en effrayant d’ailleurs les chevaux de la police montée, dont on se demande ce qu’ils faisaient là dans un contexte aussi dangereux. Le cortège était beaucoup plus significatif avenue de l’Opéra et on peut dire que ce fut le seul moment où la foule a trouvé son compte, c’est-à-dire celui on l’on se compte, où l’on se regarde manifester et on se dit qu’on a réussi à faire masse.

Comment favoriser l’apprentissage des émeutiers

Que cherchaient les forces de l’ordre pendant tout ce temps ? Elles couraient à droite à gauche, intervenaient quand les risques d’incendie ou de pillage (qui n’interviennent vraiment que le soir, avec une autre population) devenaient trop importants mais tout l’environnement pouvait servir aux émeutiers improvisés, puisque les chantiers n’avaient pas été nettoyés de leur matériel et les voitures particulières étaient toujours en place…. et disponibles pour les incendies ! A aucun moment, si ce n’est pour certaines manœuvres place de l’Etoile, en début de soirée, ne furent organisées des opérations de conquête réelle et durable du terrain. Pour une bonne raison, c’est que les effectifs étaient insuffisants pour tenir ce terrain regagné, puisqu’une grande partie avait été consommée pour fermer les champs et pour faire en sorte que les lieux du pouvoir fussent protégés (Beauvau et l’Elysée). Le choix de protection des Champs pouvait se comprendre mais jamais cela ne s’est traduit par une stratégie de canalisation des manifestants pour leur proposer des débouchés. Résultat, leur état groupusculaire fut encore renforcé, ce qui constitua une aubaine de plus pour les groupes radicaux qui intervenaient au fur et à mesure de la journée.

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Or, il était certainement possible de laisser cette manifestation se dérouler sur les Champs, quitte à ce qu’elle montre sa puissance et fasse image spectaculaire (ce qui entraîne un prix politique certain) tout en étant largement sécurisée par les effectifs présents tout autour (à condition de laisser des portes de sortie comme toujours). Mais pour cela il eût fallu aider à sa structuration, de façon à la couper un peu plus des radicaux. Quel choix a été fait au contraire pour empêcher toute visibilité à cette manifestation ? Celui de laisser se propager le chaos comme on l’a vu, sans avoir les moyens de le résorber, si ce n’est par épuisement très tard dans la soirée. L’effet de jonction entre les radicaux et les gilets jaunes a été renforcé, l’expérience d’une forme de guérilla urbaine a été rendue facile et attractive pour des primo-manifestants, déjà très remontés, mais pas au point de passer à l’acte si on les avait encadrés. Mais n’oublions que cet apprentissage se fait aussi dans les régions. Là aussi, comme à Marseille, la réaction brutale des forces de l’ordre, incompréhensible et injuste, encourage la rage, la haine, orientée vers la police, ce qui politiquement ne donne rien mais du point de vue de l’énergie dégagée se propage très vite car le message est très simple. Préfecture brûlée ou péages détruits semblent désormais faire partie du prix à payer pour tous les manifestants et la condamnation des violences ne se traduit plus par une condamnation du mouvement, ce qui est un signe d’échec total d’emprise sur les esprits, qui redouble l’échec dans le contrôle des corps des manifestants.

Une coupure police/ peuple organisée politiquement

Depuis les capteurs jusqu’à la mise en œuvre, des maillons importants ont failli, comme par exemple, la coordination étroite avec la Mairie de Paris. La préfecture de Police a tout concentré alors qu’il eût fallu s’assurer de l’appui de toutes les parties prenantes. Mais le maillon le plus faible est à coup sûr celui de la décision, à la fois technique et politique. Les politiques ont renforcé encore le modèle sécuritaire sans se préoccuper de la liaison avec ce mouvement insaisissable. Or, des personnels de police dédiés (et des politiques) auraient pu aussi travailler à établir cette liaison non pas pour disqualifier le mouvement mais pour aider à le structurer. Paradoxalement, la meilleure chose qu’aurait pu faire le pouvoir pour sa propre survie aurait été d’aider à cette structuration, du point de vue politique comme du point de vue sécuritaire, car ce sont désormais les radicaux qui vont faire son éducation, sur la base d’une détestation radicale de la police.

Ces erreurs se sont déjà produites en banlieue, au point de créer zones de non-droit puisque la police ne peut plus y intervenir. Elles se sont produites aussi vis-à-vis de toutes les manifestations non encadrées officiellement par les partis ou les syndicats (manifs pour les migrants, pour la Palestine, pour les ZAD, etc.). Dans tous ces cas, la réaction policière a été disproportionnée, et cela dès le début de l’état d’urgence avec une manif climat Place de la République immédiatement gazée. Cette habitude de consommation élevée de lacrymo dans des contextes très pacifiques au seul motif que ces manifestations ne sont pas déclarées, crée en fait les conditions de préparation, d’entrainement même, d’éléments de plus en plus nombreux et de plus en plus radicaux qui ne reviendront plus dans le rang ou dans un processus de co-sécurisation des manifestations. Or, c’est la seule solution pour que le droit de manifester se traduise par la sécurité des manifestants eux-mêmes et du coup de tout l’environnement.

La coupure totale du gouvernement avec la population, sur le mode technocratique qui est le sien, semble se répéter du point de vue sécuritaire puisque rien n’est fait pour créer des liens, structurer les mouvements, tous immédiatement traités comme des ennemis de la république. Cette culture finit par s’étendre dans l’esprit des fonctionnaires de terrain eux-mêmes qui peuvent se sentir tout puissants et cela d’autant plus qu’ils sont en réalité impuissants à endiguer durablement ces mouvements politiquement motivés. Mais cette culture d’ennemis s’étend aussi chez les manifestants de toutes les causes, qui peuvent aisément adopter le discours anti-flic que certains développent.

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Le commando Macron face à la haine qu’il a engendrée

C’est là le grand danger. Car au bout du compte, tous ces manifestants, gilets jaunes aujourd’hui mais ZAD auparavant, ont des objectifs politiques, et n’obtiennent aucune réponse (sauf dans le cas de la ZAD, au forceps comme on le sait et avec des dérapages dans le maintien de l’ordre là aussi incroyables, visant à disqualifier et à humilier, pour être sûr qu’ils n’enregistrent pas une victoire). Or, ces sentiments d’amertume, puis de rage se transforment petit à petit en haine, ciblée clairement contre Macron lui-même (comme l’a relevé François Ruffin), avec une contagion même dans l’administration qui ne comprend ni l’arrogance ni la rigueur de ce mode de traitement non-politique des problèmes. Car on peut dire tout le mal que l’on veut du vieux monde politique, son obsession pour sa réélection et pour sa réputation était utile pour corriger le tir dès lors que le rapport de force politique était défavorable. Ce déni de politique déteint sur la politique sécuritaire qui ne sait plus créer de lien, ni de réseau, ni offrir d’alternative. C’est déjà la façon dont Valls a procédé avec une brutalité qui est encore renforcée par le modèle technocratique de gestion des confits du commando Macron (puisqu’ils admettent avoir pris le pouvoir en mode commando). Mais le commando risque de trouver à très court terme de vrais commandos en face de lui, dans la rue voire ailleurs, car leur haine pour l’instant désorganisée commence à se cristalliser grâce à l’apprentissage actuel à grande vitesse. Et la faillite du maintien de l’ordre face à des foules désorganisées ne pourra qu’être encore aggravée par les débuts de structuration violente qui pourrait en résulter.

Le spectre d’un mai rampant et de ses conséquences

Cette évolution sera présentée comme une radicalisation mais ce genre de grille d’analyse n’est d’aucune utilité pour comprendre cette diffusion d’une forme de « sécession institutionnelle » : aucun relais institutionnel ne peut plus avoir prise sur ces colères et les plus positifs du mouvement finissent par reconnaitre que seule la violence permet de capter l’attention du pouvoir. Cette situation n’est pas inédite, contrairement à ce qu’on dit. C’est celle du « mai rampant » italien en 68. Les partis institutionnels étaient aussi disqualifiés malgré la force du PCI à l’époque ou en tous cas ne savaient pas répondre à la crise profonde des couches ouvrières du Piémont ou de Lombardie en particulier. Contrairement à la France, aucune explosion violente ni de grève générale durable n’avaient permis de faire soupape, d’obliger le gouvernement à de grandes négociations. La frustration qui est en résulté s’est transformée progressivement en terreau idéal pour le terrorisme des Brigades Rouges en particulier (mais Lotta Continua y a aussi participé). Dix ans de troubles et de blocages politiques jusqu’à l’assassinat de Aldo Moro n’ont pas permis d’ailleurs de réinventer des projets politiques attractifs. La décomposition des partis institutionnels français et la difficulté des partis mouvements à encadrer des mouvements populaires ne peuvent que créer les conditions favorables à une telle dérive, alors qu’elle avait été évitée (de peu) en France après 68.  Sans doute que la demande de grève générale et le renfort du mouvement ouvrier organisé pourraient atténuer cet effet de dérive lente mais certaine de nombreux éléments des gilets jaunes.

Le libéralisme autoritaire ou l’isolement définitif d’une oligarchie

De ce point de vue, la remarque de E. Todd, sur France 2, sur l’attrait du coup d’Etat est très judicieuse et inquiétante. Car toutes ces logiques de révoltes dans un contexte de dépolitisation délibérée par les élites libérales sont privées de toute chance de se construire un avenir, puisque nous vivons dans le monde de TINA. On peut dès lors comprendre ce qui se met en place du point de vue sécuritaire comme une préparation des esprits à la mainmise totale d’une oligarchie, déjà réussie sur le plan économique, réussie aussi sur le plan institutionnel par le commando Macron, et complétée par l’Etat autoritaire que l’expérience sécuritaire actuelle, aussi désastreuse soit-elle, ou parce qu’elle est désastreuse, prépare. La composante sécuritaire du libéralisme extrême est déjà mise en place idéalement en Chine à partir d’un tout autre référentiel et ne cesse de faire des envieux, tous ceux qui veulent se débarrasser une fois pour toutes du politique, c’est-à-dire du débat,  et du débat contradictoire, ce contradictoire le droit permet dans nos démocraties et sur lequel elles reposent mais qui semble sans cesse réduit au profit du « solutionnisme technico-libéral » que représente si bien le slogan macronien de la start up nation.

Via ArrêtsurInfo

Voir aussi :

Méfiez-vous du peuple ! Vous l’avez mis dans la rue, mais vous aurez du mal à la faire rentrer

Todd: « Face aux Gilets jaunes, le gouvernement cherche le chaos pour provoquer une rupture »

L’Union européenne vote pour les missiles USA en Europe

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L’Union européenne vote pour les missiles USA en Europe

par Manlio Dinucci 

Ex: http://www.zejournal.mobi 

Auprès du Palais de Verre des Nations Unies, à New York, se trouve une sculpture métallique intitulée “Le Mal terrassé par le Bien”, représentant Saint Georges qui transperce un dragon avec sa lance. Elle fut donnée par l’URSS en 1990 pour célébrer le Traité FNI (INF) stipulé avec les USA en 1987, qui éliminait les missiles nucléaires à courte et moyenne portée (entre 500 et 5000 km) avec base à terre. Le corps du dragon est en effet réalisé, symboliquement, avec des morceaux de missiles balistiques étasuniens Pershing-2 (auparavant basés en Allemagne de l’Ouest) et de SS-20 soviétiques (auparavant basés en URSS). 

Mais maintenant le dragon nucléaire, qui dans la sculpture est représenté à l’agonie, revient à la vie. Grâce aussi à l’Italie et aux autres pays de l’Union européenne qui, à l’Assemblée Générale des Nations Unies, ont voté contre la résolution présentée par la Russie sur la “Préservation et la mise en oeuvre du Traité FNI”, rejetée avec 46 votes contre 43 et 78 abstentions.

L’Union européenne -dont 21 des 27 membres font partie de l’Otan (comme en fait partie la Grande-Bretagne sortant de l’Ue)- s’est ainsi uniformisée à la position de l’Otan, qui à son tour s’est totalement uniformisée à celle des États-Unis. L’administration Obama d’abord, puis l’administration Trump ont accusé la Russie, sans aucune preuve, d’avoir expérimenté un missile de la catégorie interdite et ont annoncé leur intention de se retirer du Traité FNI. Ils ont en même temps lancé un programme visant l’installation à nouveau en Europe contre la Russie de missiles nucléaires, qui seraient basés aussi dans la région Asie-Pacifique contre la Chine.

Le représentant russe à l’ONU a prévenu que “cela constitue le début d’une course aux armements à part entière”. En d’autres termes il a prévenu que, si les États-Unis installaient à nouveau en Europe des missiles nucléaires pointés sur la Russie (comme l’étaient aussi les Cruise basés à Comiso dans les années 80), la Russie installerait à nouveau sur son propre territoire des missiles analogues pointés sur des objectifs en Europe (mais ne pouvant pas atteindre les États-Unis).

Faisant fi de tout cela, le représentant Ue à l’ONU a accusé la Russie de miner le Traité FNI et a annoncé le vote contraire de tous les pays de l’Union parce que “la résolution présentée par la Russie dévie de la question qui est en discussion”. En substance, donc, l’Union européenne a donné son feu vert à l’installation possible de nouveaux missiles nucléaires USA en Europe, Italie Comprise. 

Sur une question de cette importance, le gouvernement Conte, renonçant comme ses prédécesseurs à exercer la souveraineté nationale, s’est aligné sur l’Ue qui à son tour s’est alignée sur l’Otan sous commandement USA. Et de tout l’arc politique aucune voix ne s’est élevée pour demander que ce soit le Parlement qui décide comment voter à l’ONU. Et aucune voix non plus ne s’est élevée au Parlement pour demander que l’Italie observe le Traité de non-prolifération, imposant aux USA de retirer de notre territoire national les bombes nucléaires B61 et de ne pas y installer, à partir de la première moitié de 2020, les nouvelles et encore plus dangereuses B61-12.

Ainsi est à nouveau violé le principe constitutionnel fondamental que “la souveraineté appartient au peuple”. Et comme l’appareil politico-médiatique maintient les Italiens dans l’ignorance de ces questions d’importance vitale, est violé le droit à l’information, dans le sens non seulement de la liberté d’informer mais du droit d’être informés.

Ou bien on le fait maintenant ou demain il n’y aura pas de temps pour décider : un missile balistique à portée intermédiaire, pour atteindre et détruire son objectif avec sa tête nucléaire, met 6-11 minutes.