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dimanche, 25 octobre 2020

L'Intellectualité musicale

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L'Intellectualité musicale

par Luc-Olivier d'Algange

            L'importance de la musique dans l'œuvre de Hoffmann n'est pas seulement d'ordre thématique ou anecdotique. Les Contes, et Le Vase d'Or, en particulier, s'ordonnent à des lois subtiles et mobiles qui requièrent du lecteur une attention que l'on pourrait dire « musicienne ». Etre attentif aux phrases, à l'enchaînement des circonstances du récit et à la pensée même de l'auteur, c'est, en la circonstance, changer en musique les mots écrits, élever les signes typographiques à la hauteur idéale du chant. Par cette exigence à l'égard d'elle-même et à l'égard du lecteur, l'œuvre de Hoffmann s'inscrit dans la tradition du Romantisme allemand tel que Novalis en sut formuler les idées majeures et le dessein. Albert Béguin écrit, à propos de Hoffmann: « Tard venu, il héritait d'une tradition qui remonte à Herder, dont Goethe avait été tributaire et dont Novalis avait élaboré la théorie. »

            unnamedetahvd'or.jpgD'ordre prophétique, plutôt que systématique, les théories de Novalis éclairent la pensée qui, à l'œuvre  dans Le Vase d'Or, risque de paraître allusive ou incertaine. Or, l'idée d'une intellectualité musicale, c'est-à-dire d'une intellectualité en mouvement suppose, dans la pensée de Novalis, que l'esthétique et la métaphysique soient indubitablement liées, unies, dans les variations infinies et les configurations sans cesse nouvelles de la musique. L'Intellect n'est point séparé des sens; il est, pour ainsi dire, le moyeu immobile de cette circularité synesthésique où, selon l'expression de Baudelaire, « les couleurs, les parfums et les sons se répondent. »

            « Il est étrange, écrit Novalis, que l'intérieur de l'homme ait été jusqu'à présent exploré de façon aussi indigente et qu'on en ait traité avec tant d'insipidité, un tel manque d'esprit. La prétendue psychologie est encore une de ces larves qui ont pris, dans le sanctuaire, la place que devaient tenir d'authentiques images divines... Intelligence, imagination, raison, ce sont là des compartiments misérables de l'univers qui est en nous. De leurs merveilleuses compénétrations, des configurations qu'elles forment, de leurs transitions infinies, pas un mot. Il n'est venu à l'idée de personne de chercher en nous des forces nouvelles encore, et qui n'ont pas reçu de nom, d'enquêter sur leurs rapports de compagnonnage. Qui sait à quelles merveilleuses unions, à quelles générations prodigieuses nous pouvons encore nous attendre au-dedans de nous-mêmes. » La musique étant l'art des variations et des transitions infinies, l'intellectualité musicale, à l'œuvre  dans Le Vase d'Or, sera le principe de passages entre des domaines, des règnes et des états habituellement séparés par des frontières rigoureuses. La réalité et le rêve, la nature inanimée et animée, les figures humaines et mythiques se confondent pour susciter ces « générations prodigieuses » que pressent Novalis. De cette mise-en-miroir d'aspects ordinairement distincts naît un vertige de reflets et de spéculations infinies où la réalité mystérieusement s'avive et s'agrandit.

            Sous le sureau où s'est réfugié l'étudiant Anselme, soudain s'accroît l'intensité des couleurs. Les « vagues dorées du beau fleuve », les « clochers lumineux sur le fond vaporeux du ciel », les « prés fleuris et les forêts d'un vert tendre » annoncent les brillantes nuances des « serpents verts » et les teintes de la bibliothèque secrète de l'Archiviste Lindhorst. Les couleurs sont les accords magnifiques qui annoncent le passage de la réalité quotidienne, banale, à une réalité visionnaire et prodigieuse. Les images du conte sont annonciatrices. L'imprévisible est contenu dans le déjà advenu. La vastitude et la complexité du monde auquel l'expérience visionnaire convie l'étudiant Anselme, évoque un opéra féerique. La « folie » d'Anselme est le prélude d'une sagesse verdoyante. Développée à partir d'un thème unique, l'intellectualité musicale favorise l'arborescence logique des métamorphoses.

           etahfan.jpg Les bruissements deviennent parole. L'inintelligible, le bruit sont gagnés par le Sens et par la musique: « Ici l'étudiant Anselme fut interrompu dans son soliloque par un étrange bruit de frôlements et de froufrous qui s'éleva dans l'herbe tout près de lui, pour glisser et monter bientôt après jusqu'aux branches et aux feuilles du sureau qui s'étalaient en voûte au-dessus de sa tête. On eût dit tantôt que le vent du soir secouait le feuillage, tantôt que les oiselets folâtraient dans les branches, agitant de-ci de-là leurs petites ailes en leurs capricieux ébats. Puis ce furent des chuchotements, des zézaiements, et il sembla que les fleurs tintaient comme autant de clochettes cristallines suspendues aux branches. Anselme ne se laissait pas de prêter l'oreille. Tout à coup, sans qu'il sut lui-même comment, ces zézaiements, ces chuchotements et ces tintements se changèrent en paroles à peine perceptibles, à moitié emportées par le vent... » La musicalité des mots coïncide avec leur ressaisissement par le sens: « Zwischen durch - zwischen ein - zwischen Zweigen, zwischen swellenden Bluten... » Le texte allemand, mieux que ses traductions françaises, restitue ce saisissement des rumeurs par la musicalité naissante du Sens dont la souveraineté soudaine tinte « comme un accord parfait de claires cloches cristallines » précédant l'apparition de Serpentina.

            La pensée qui amoureusement s'unit à cette musique, mieux que la pensée profane, s'accorde aux secrètes concordances du monde. Les choses ne sont point ce qu'elles paraissent être. L'Invisible résonne dans le visible et les échos du visible se prolongent et se répercutent dans l'Invisible. Le monde, dans tous ses aspects est ainsi doué de parole: « Le vent du soir passa dans un frôlement et dit: « je me jouais autour de ton front mais tu ne m'as pas compris; le souffle est mon langage, quand l'amour l'enflamme ». Les rayons du soleil percèrent les nuées, et la lueur éclatait comme en paroles: « Je t'inondais de mon or embrasé, mais tu ne m'as pas compris; l'embrasement est mon langage quand l'amour l'enflamme. Et, plongeant toujours plus au fond des deux yeux magnifiques, la nostalgie se faisait plus ardente, le désir s'embrasait. Alors tout s'agita et s'anima, tout sembla s'éveiller à la vie et au plaisir. Les plantes et les fleurs embaumaient autour de lui et leur parfum était comme un chant magnifique de mille voix de flûtes; et les nuages du soir qui passaient en fuyant emportaient l'écho de leurs chansons vers les pays lointains. » En l'apogée de l'intellectualité musicale, la nature irradie. Le présent rayonne des hautes puissances d'un passé légendaire ou mythique. L'archiviste Lindhorst peut défier la clientèle bourgeoise car il est en vérité Prince des Esprits: « Il se peut que ce que je viens de vous raconter, en traits bien insuffisants, il est vrai, vous paraisse absurde et extravagant, mais ce n'en est pas moins extrêmement cohérent et nullement à prendre au sens allégorique, mais littéralement vrai »

            106211_2786221.jpg« Nullement allégoriques et littéralement vraies » sont, dans le Conte de Hoffmann, les métamorphoses. Les véritables « identités » ne sont pas détenues dans le monde profane mais elles sont les reflets des plus hautes et immémoriales identités des « seigneuries d'Atlantis ». De même que, selon Platon, le temps est l'image mobile de l'éternité, les identités des personnages sont les images mobiles d'une vérité provisoirement lointaine, mais source d'une lancinante nostalgie. Les objets eux-mêmes, menacés dans leur statut,- et par cela même menaçants,- ne sont pas exempts de ces métamorphoses. Ainsi en est-il du heurtoir de la porte de Lindhorst: « La figure de métal s'embrasant dans une hideuse fantasmagorie de lueurs bleues, se contracta en un grimaçant rictus...» Plus loin, c'est le cordon de la sonnette qui se change en reptile: « Le cordon de sonnette s'abaissant devint un serpent géant, blanc et diaphane qui l'enveloppa, l'étreignit; laçant ses anneaux de plus en plus serrés, si bien que les os flasques et broyés s'effritèrent en craquant et que le sang gicla de ses veines pénétrant le corps diaphane du serpent et le colorant de rouge. » Entre l'angoisse et l'extase, l'intellectualité musicale entraîne la pensée dans une imagerie mouvante où chaque thème et chaque image est en proie à l'exigence qui doit les changer en d'autres thèmes et d'autres images. Les métamorphoses angoissantes annoncent les métamorphoses extatiques. Le resserrement de l'angoisse va jusqu'à la pétrification. Face à l'archiviste Lindhorst, Anselme sent « un torrent de glace parcourir ses veines gelées » comme s'il était en train de se changer en statue de pierre. Par contraste, les métamorphoses extatiques n'en sont que plus ouraniennes et plus immatérielles. Sous le baiser de Phosphorus, la fleur de lys se défait de toute pesanteur et de toute compacité et s'embrase dans les hauteurs: « Et comme rayonnante de lumière, elle s'embrasa en hautes flammes, d'où fit irruption un être étranger, qui, laissant la vallée bien loi au-dessous de lui, erra en tous sens dans l'espace infini.»

            Rien n'échappe à ces variations, transitions et métamorphoses qui, par leurs enchantements, entraînent la pensée en des contrées surnaturelles. La nostalgie romantique qui s'empare de l'étudiant Anselme, recèle des pouvoirs extrêmes car elle est le principe d'embrasement du pressentiment  lui-même. La nostalgie romantique, « sehnsucht », est une nostalgie prophétique, impérieuse, qui oeuvre à une véritable transmutation de l'entendement. Mais cette transmutation n'est pas sans dangers: « Je vois et je sens parfaitement désormais que toutes sortes de formes étrangères, venues d'un monde lointain et prodigieux que je ne contemplais jadis qu'en certains rêves singuliers, et bien particuliers, ont envahis à présent mes états de veille et ma vie active, et se jouent de moi. » Fidèle au dessein de Novalis, qui consiste à se saisir des configurations et des transitions nouvelles de l'intelligence, de l'imagination et de la raison, Le Vase d'Or de Hoffmann va proposer dans une adresse au lecteur, qui se situe à peu près au milieu du récit, une interprétation métaphysique des épreuves que traverse la pensée lorsqu'elle est vouée à l'aventure des métamorphoses: « Essaie, ami lecteur, dans le royaume féerique plein de sublimes prodiges, qui provoquent sous leur choc formidable les suprêmes délices aussi bien que la plus profonde épouvante,- dans ce royaume où l'austère déesse lève un coin de son voile, si bien que nous nous figurons contempler son visage,- ( mais un sourire brille souvent sous son regard austère, et c'est le caprice taquin qui se joue de nous et nous trouble et nous ensorcelle de mille façons, comme une mère aime à badiner avec ses enfants préférés),- dans ce royaume disais-je, dont l'esprit, du moins en rêve, nous ouvre si souvent les portes, essaie, ami lecteur, de reconnaître les silhouettes bien connues que tu coudoies journellement, suivant l'expression consacrée, dans la vie ordinaire. Tu seras alors d'avis que ce sublime royaume est beaucoup plus près de nous que, peut-être, tu ne l'estimais ordinairement... et c'est ce que je souhaite de tout mon coeur, et m'efforce de te faire comprendre dans l'étrange histoire de l'étudiant Anselme. »

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La « vie ordinaire » qui nous sépare des « suprêmes délices » et des « profondes épouvantes » est plus ténue qu'il n'y paraît. La proximité du « sublime royaume » est attestée par les pouvoirs de notre conscience à se concevoir elle-même comme changeante, soumise à cette hiérarchie infinie des états dont la veille, le rêve, le sommeil, l'extase offrent quelques exemples rudimentaires. Ce qui importe est plus subtil: cette orée miroitante qui unit et sépare la veille et le rêve, où tout, soudainement, devient possible. La nostalgie de l'étudiant Anselme n'est pas le regret d'un passé situé à un quelconque point antérieur de l'histoire humaine, c'est, au sens propre, une nostalgie de l'inconnu et de l'inouï. Hanté par la nostalgie, Anselme va à la conquête de formes nouvelles et de neuves harmonies: telle est l'inquiétude de l'intellectualité musicale qui, semblable au désir amoureux, ne connaît qu'une soif que seule comble une soif nouvelle.

            Il n'est pas indifférent de constater que, distribuée en veilles,- qui sont autant de défis à l'ensommeillement de la pensée dans l'illusion de la vie ordinaire,- la poursuite initiatique et amoureuse que relate Le Vase d'Or, débute sous un arbre, en l'occurrence un sureau, dont la moelle légère fut évoquée, par André Breton, dans un poème de Clair de terre. Ainsi que le soulignent les études de René Guénon et de Mircéa Eliade, l'Arbre fut souvent identifié à l'axe du monde, lieu par excellence du passage entre les différents états de la conscience et de l'être. Or, l'expérience visionnaire d'Anselme sous le sureau rejoint, dans son illumination arborescente, ce symbolisme du passage et de l'axe du monde. Le caractère impérieux et fulgurant de la vision et l'embrasement de la conscience qui en résulte, montrent que l'arbre est habité par une puissance électrique, annoncée par les bruissements lumineux, dont le surgissement va littéralement transmuter la conscience de l'étudiant. « Cependant, écrit René Guénon, on pourrait se demander si le rapprochement ainsi établi entre l'arbre et le symbole de la foudre, qui peuvent sembler à première vue être deux choses fort distinctes, est susceptible d'aller encore plus loin que le seul fait de cette signification axiale qui leur est manifestement commune; la réponse à cette question se trouve dans ce que nous avons dit de la nature ignée de l'Arbre du monde, auquel Agni lui-même est identifié dans le symbolisme védique, et dont, par suite, la colonne de feu est un exact équivalent comme représentation de l'axe. Il est évident que la foudre est également de nature ignée et lumineuse; l'éclair est d'ailleurs un des symboles les plus habituels de l'illumination au sens intellectuel ou spirituel. L'Arbre de Lumière dont nous avons parlé traverse et illumine tous les mondes; d'après le passage du Zohar, cité à ce propos par A. Coomaraswamy, l'illumination commence au sommet et s'étend en ligne droite à travers le tronc tout entier; et cette propagation de la lumière peut facilement évoquer l'idée de l'éclair. Du reste, d'une façon générale, l'Axe du monde est toujours regardé plus ou moins explicitement comme lumineux... »

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Illuminateur, le passage donne accès à un monde dont les configurations mobiles évoquent une partition symbolique. Les symboles, dans le récit, se répondent les uns aux autres. Chaque chose est le répons musical et mythique d'une autre. Hoffmann ne cite pas en vain Swedenborg, théoricien et visionnaire d'un univers de correspondances où les mondes se superposent infiniment dans l'Invisible. La responsabilité qui incombe aux personnages est de répondre à ces configurations imprévisiblement nouvelles qui naissent de l'identité mythique des personnages.  « La précision mythique, écrit Ernst Jünger, est autre que celle de l'histoire. Elle lui est opposée pour autant qu'elle ne se fonde pas sur l'univocité mais sur la pluralité d'interprétations des faits. La personnalité historique est déterminée par une origine, une biographie, une fin. La figure mythique, au contraire, peut avoir plusieurs pères; plusieurs biographies, peut être tout à la fois dieu et homme, être à la fois morte et vivante, et toute contradiction, pour autant qu'elle soit réelle, ne fera qu'en accroître la netteté. Elle est amoindrie, enchaînée par le repérage historique. Son signe distinctif est qu'elle revient du fond de l'intemporel. »

            Loin de contredire à cette dimension mythique, l'ironie, que Novalis tenait pour l'une des précellentes vertus romantiques, en réaffirme le pouvoir d'incertitude créatrice. L'ironie romantique, en effet, ne se réduit pas au ricanement. Elle se rapporte à la nature amphibolique de la réalité. L'euphorie du poète, son allégresse, sa légèreté riante,- qui entraînent le récit au-delà de la tragédie et du malheur,- proviennent de cette ironie essentielle selon laquelle ce qui est dit énonce autre chose qu'il n'y paraît. L'ironie romantique n'est pas l'expression d'un scepticisme ordinaire; elle est, au vrai, un moyen de connaissance accordé à l'intellectualité musicale que l'ambiguïté des choses, leur dualitude, exalte. Loin d'être mise en échec par l'amphibolie du réel, l'intellectualité musicale y trouve le principe de ses développements. Le ton de l'ironie, qui parcourt le récit du Vase d'Or, confirme la vérité mythique et symbolique car, dans le Mythe, le personnage est autre qu'il n'y paraît et le symbole toujours renvoie à son autre part, ainsi qu'en témoigne l'étymologie du mot. Ainsi les choses peuvent se changer les unes en les autres car elles sont déjà les unes dans les autres; le répons de l'autre est dans l'une, toujours la même et autre ironiquement, dans la plus entraînante joie musicale.

Luc-Olivier d’Algange

Le moment illibéral

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Le moment illibéral

Par Raoul de Bourges
Ex: http://www.mauvaisenouvelle.fr

Nous trouvons-nous dans un moment illibéral incarné par les figues de Trump, Poutine ou encore Xi Jinping ? C’est la thèse par l’affirmative que soutiennent dans leur livre Ivan Krastev, influent penseur bulgare traduit dans dix-sept langues, et Stephen Holmes, professeur de droit à la New York University dont les recherches portent sur l’histoire du libéralisme européen et les échecs de la libéralisation dans les pays postcommunistes.

Au XVIIIème siècle, le poète romantique anglais Edward Young interrogeait ses contemporains : « Nous sommes tous nés originaux. Pourquoi sommes-nous si nombreux à mourir comme des copies ? » Avouons que nous pouvons faire nôtre son étonnement et l’appliquer à notre époque. Pour Krastev et Holmes, il s’agit d’expliquer que l’imitation engendre des insatisfactions quand elle ne conduit pas tout droit au fond de l’impasse. C’est ce qui s’est passé pour les pays de l’est de l’Europe qui, sortis du joug soviétique, ont cru s’assurer un avenir radieux en se jetant dans les bras du capitalisme et de la démocratie libérale. La chute du mur de Berlin en 1989 marquait alors l’espoir d’une réconciliation des deux côtés de l’Europe. Depuis, l’idéal de la société ouverte a pris du plomb dans l’aile et les désillusions des citoyens se sont traduites par l’érection de nouveaux murs, de nouvelles barrières : en 1989, on comptait dans le monde seize frontières fermées par une clôture, on en dénombre désormais soixante-cinq.

indextimepox.jpgNos auteurs pensent que l’illibéralisme qui se caractérise par le phénomène des populismes qui émergent sous différentes modalités est « une marée montante menaçante » prenant la forme de l’anarchie illibérale et antidémocratique. Ils ne conçoivent pas que les populismes puissent au contraire être l’expression d’une attente de démocratie, cette démocratie depuis trop longtemps confisquée par les élites libérales mondiales et leur soft power pernicieux. Le plafond de verre de leur analyse du populisme vu sous l’angle réducteur du danger constitue la limite principale de l’ouvrage.

Pour le reste, les analyses sont plutôt bien menées. L’année 2008 a notamment vu la crise financière mondiale ébranler les fondations d’un modèle économique que l’Occident pensait immuable. Ce séisme est « venu porter le coup de grâce à la réputation du libéralisme. » Pour expliquer les désenchantements que connaissent les pays d’Europe centrale et orientale, les auteurs font référence au philosophe français René Girard et sa théorie du désir mimétique : « Le philosophe René Girard a démontré que les historiens et les sociologues ont souvent traité par le mépris la place centrale de l’imitation dans la condition humaine, une négligence aussi trompeuse que dangereuse. Il a consacré sa carrière à étudier en quoi l’imitation pouvait engendrer des traumas psychologiques et des conflits sociaux. C’est ce qui arrive quand le modèle imité devient un obstacle à l’estime de soi et à l’épanouissement de l’imitateur. La forme d’imitation la plus susceptible d’engendrer le ressentiment et le conflit est, selon Girard, l’imitation des désirs. Nous n’imitons pas seulement les moyens, mais aussi les fins, pas seulement les instruments de la technique mais également les cibles, les objectifs, les buts et les modes de vie. Nous pensons que c’est cette forme fondamentalement éprouvante et conflictuelle d’émulation qui a contribué à déclencher l’ample révolte antilibérale actuelle. » Concernant la crise migratoire que connaît l’Europe, et dont le point culminant fut la décision unilatérale et irresponsable prise le 24 août 2015 par Angela Merkel d’ouvrir les portes à un million de syriens -ce qui de notre point de vue a signé la mort définitive de l’Europe telle que nous l’avions connue-, elle fait suite aux mouvements d’émigration et de dépopulation qu’ont dû subir les pays de l’est qui ont vu leurs élites étudiantes et économiques quitter le pays pour une fortune espérée meilleure à l’ouest.

La mondialisation a transformé le monde en village ultra-connecté. Les gens qui vivent hors de l’Amérique du nord ou de l’Europe occidentale comparent leur niveau de vie à celui des habitants de ces régions les plus prospères de la planète. Des pompes aspirantes se créent alors qui permettent le transfert des zones pauvres vers les zones riches. En 2019, le pacte de Marrakech sur les migrations « ordonnées et régulières » ratifié par de nombreux pays a, quant à lui, conféré un cadre moral et juridique à la vision multiculturaliste du monde. Le journaliste franco-américain Stephen Smith projette qu’en 2050, 20 à 25% de la population européenne sera d’origine africaine. Mutation extraordinaire que nous subirons sans l’avoir décidée. Il y a cinquante ans, le très libéral Raymond Aron qui applaudirait à la globalisation d’aujourd’hui, annonçait avec acuité : « Dans l’humanité en voie d’unification, l’inégalité entre les peuples prend le sens qu’avait jadis l’inégalité entre les classes. »

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Concernant le déclin de l’Occident prophétisé par Soljenitsyne et largement métastasé aujourd’hui dans toute l’Europe de l’ouest, les deux auteurs croient en la possibilité de son endiguement par la grâce de dirigeants américains et européens qui surgiraient tels des hommes providentiels. Ces figures quelque peu prophétiques permettraient une reconquête libérale et maintiendraient alors l’héritage des Lumières bien cabossé par les peuples en colère. Ce que refusent malheureusement de voir nos deux éminents intellectuels, politiquement correct oblige, c’est que le libéralisme libertaire a charrié sécularisme, individualisme, multiculturalisme et mariage gay, achevant brillamment son œuvre de déconstruction. Et cela touche à la fois l’ouest et l’est. Ce n’est donc pas de cette forme de libéralisme dont les peuples ont besoin mais d’un retour à une démocratie réelle et à des institutions restaurées dans leur autorité qui iraient à contre-courant du progressisme échevelé. L’imitation des nations de l’ouest par celles de l’est n’est qu’une chimère car il n’y a rien de sérieux ni de moral à imiter dans la décadence.

Le vrai enjeu, faut-il souffler à nos auteurs, n’est pas dans le combat à l’encontre des populismes mais dans la primauté accordée à la démocratie véritable s’inscrivant dans le cadre national contre le libéralisme sans frontières. C’est donc avec les populismes, à l’intérieur des nations mêmes, qu’il faut trouver les solutions de demain et non contre eux. Holmes et Krastev appartiennent au moule des élites que la cécité arcboute sur un pré carré orgueilleux. Nos deux auteurs représentent ainsi l’antithèse d’un Christophe Guilluy, auteur de La France périphérique, et du Crépuscule de la France d’en-haut qui, s’il les rejoints sur des aspects du diagnostic, a bien compris depuis longtemps de quel côté se trouve la légitimité : celui du peuple.