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lundi, 10 mai 2021

Les cathédrales gothiques: temples, forêts et cavernes

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Association Minerva

Les cathédrales gothiques: temples, forêts et cavernes

par Alejandro Linconao

Ex: https://grupominerva.com.ar/

Quiconque visite les grandes cathédrales gothiques européennes fait l'expérience d'une rencontre avec le sacré. Dans une sélection fantaisiste, nous pouvons citer la cathédrale italique de Milan, la cathédrale germanique de Cologne, les cathédrales espagnoles de Burgos et de León, les cathédrales françaises de Reims, Notre Dame ou Sainte-Chapelle. Ces magnifiques édifices échappent aux clivages religieux et donnent matière au divin.

Composés autant de génie technique que d'inspiration, ces nobles bâtiments se rebellent contre la cendre de la vie moderne. Ils ramènent l'être humain à des étapes plus saines où le sacré entourait l'homme.

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Seule une personne fortement désorientée peut voir dans ces cathédrales les bâtiments d'une certaine religion. Comme quelqu'un qui, devant un poème, ne perçoit que les mots et laisse échapper la rime et la beauté des vers. Les temples gothiques construits par le christianisme, une croyance exotique et relativement nouvelle, remontent à des millénaires. Ils évoquent la relation même entre l'homme et le sacré.

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Ces édifices, brillants exemples de technique et d'art, sont le prolongement d'autres qui, avec peut-être moins de raffinement, convoquaient le sacré.

Les cathédrales sont le développement clairement européen d'un sentiment universel de proximité avec le divin. Le sacré est ici et maintenant, dans la grotte, la forêt ou le temple.

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Le divin omniprésent est dépeint et évoqué dans ces lieux. Ils sont les héritiers dans le registre humain de Stonehenge, des Externsteine ou du Machu Pichu. Ils sont le raffinement des ziggourats et des hauts lieux de l'Antiquité. Les dômes exotiques des Yazidis s'affinent pour devenir ceux des cathédrales.

La plupart du temps érigées sur des lieux sacrés millénaires, les cathédrales sont des lieux de contact avec le dieu trinitaire millénaire, la trinité védique ou la triade capitoline, peu importe la désignation.

Chaque cathédrale est un kaléidoscope, où les couleurs des vitraux se combinent dans un jeu d'ombre et de lumière. En pleine journée, les arches convoquent les heures du crépuscule et son grand volume libère de tout fardeau. La lumière tamisée n'inspire pas la peur de la nuit mais invite à la méditation. L'atmosphère évoque la caverne, elle devient intime, elle devient un ventre. Et comme dans les cavernes archaïques du culte, au bout du voyage, le numineux apparaît incarné, le plus souvent sous la forme de la Vierge Mère atavique. Là encore, les noms sont superflus. La fertilité prendra le nom d'Ishtar, Cihuacóatl, la fertile Párvati, Aphrodite ou Miriam, Maria.

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Les cathédrales portent en elles la caverne ventrale des millénaires dans la beauté des forêts de colonnes de pierre. Les colonnes ne sont que cela, des arbres, des axis mundi par lesquels tout arrive et par lesquels le sacré s'impose.

Les cathédrales sont des enceintes où, dans un lieu central très orné, est placé le Lararium romain, aujourd'hui appelé tabernacle. Dans les temples modernes qui gardent tout, à l'extérieur et à l'intérieur, l'ancien Ankh égyptien, la Chacana inca, le Wuñelfe mapuche, le Tirso romain et Lábaro, la Croix. Le bois cruciforme, l'arbre sacré qui évoque et protège, canalise et exprime le divin. Ces bijoux de granit éveillent les sens à ce que nous avons oublié de percevoir. Parce que les dieux ne se sont pas tus et que les pierres n'ont pas cessé de chanter le flux du sacré. Il suffit à l'homme de s'éveiller au temple, à la forêt et à la caverne et d'écouter le murmure du sacré.

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Paille russe et poutre occidentale

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Paille russe et poutre occidentale

par Georges FELTIN-TRACOL

Ex: http://www.europemaxima.com

Cela fait de nombreux mois que les diplomaties occidentales, en particulier les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Pologne, la Suède et la France, ne cachent plus leur mécontentement à propos de l’incarcération d’Alexeï Navalny. Après une tentative bizarre d’empoisonnement en août 2020 et une vingtaine de jours de grève de la faim, il vient d’être hospitalisé et recommence à se nourrir. Chancelleries occidentales et officines de presse officielles s’indignent de la persécution de celui qu’elles présentent comme le principal opposant à Vladimir Poutine.

Cette belle unanimité est cependant fêlée par l’attitude d’Amnesty International. Cette ONG cosmopolite a retiré son soutien au détenu russe le plus célèbre des plateaux-télé parce qu’il a frayé, il y a une quinzaine d’années, avec des groupuscules ethno-nationalistes russes. Premier prix permanent des faux-culs, Amnesty International ne souhaite pas aider une personne qui aurait tenu naguère des « propos haineux »… Toutefois, sa décision suscitant l’incompréhension, l’association pourrait se raviser.

Escroc notoire qui a profité des failles béantes d’un système juridique toujours en élaboration, Alexeï Navalny a été condamné selon les normes, les règles et les procédures légitimes du droit pénal russe. Quand Washington, Londres, Berlin, Varsovie et Paris menacent Moscou à propos de la dégradation de l’état de santé de ce citoyen russe, il s’agit d’une ingérence manifeste dans les affaires intérieures d’un État souverain. Malgré des mises en cause souvent grotesques et qui frisent parfois la déclaration de guerre, les dirigeants russes, Vladimir Poutine en tête, conservent un calme olympien. Leur sérénité tranche avec la fébrilité de l’Hyper-Caste mondialiste. L’Occident américanomorphe se scandalise de la paille dans l’œil russe, mais ignore sûrement l’immense poutre dans le sien.

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Cette poutre monstrueuse s’appelle Julian Assange. Depuis plus de deux ans, le courageux lanceur d’alerte australien croupit dans la prison de haute sécurité de Belmarsh en Grande-Bretagne. La Suède a finalement abandonné les poursuites au sujet d’hypothétiques viols. Julian Assange devrait être en liberté. Il continue pourtant à être séquestré. Ses conditions de vie sont difficiles. On le traite comme un terroriste. Soumis à un strict isolement, il subit des tortures mentales et des privations de soins. Les tribunaux britanniques doivent statuer sur son extradition vers les États-Unis qui l’accusent d’espionnage. Son crime ? Être à l’origine des fameux WikiLeaks. Dans cette triste affaire, la « jugesse » Vanessa Baraitser répète l’attitude de ses néfastes prédécesseurs qui écrasèrent au cours des quatre derniers siècles les Jacobites (partisans de la dynastie des Stuart), les Écossais, les catholiques anglais, les Irlandais, les paysans hostiles aux enclosures, les ouvriers luddites et les mineurs. Leurs jugements indignes constituent une interminable liste de massacres collectifs.

Julian Assange est plus à plaindre qu’Alexeï Navalny. Le premier ne bénéficie cependant pas de la couverture médiatique en faveur du second. Pourquoi ce traitement inique ? Si on emploie la lecture symbolique des patronymes en français, Navalny fait penser à « naval », c’est-à-dire au monde de la Mer. Alexeï Navalny ne travaille-t-il pas, directement ou non, contre les intérêts vitaux de sa mère-patrie et pour les thalassocraties occidentales ? Selon cette même lecture symbolique rapportée aux éléments, Assange se réfère à l’Air et aux anges. Julian Assange a dévoilé au monde entier la réalité : la volonté d’appropriation planétaire du Bloc occidental-atlantiste (BOA), lui-même inféodé à quelques « États profonds » bien connus et à leurs cliques financières – bancaires.

Les récits médiatiques ont beau expliqué le contraire. Les honnêtes gens savent qu’Alexeï Navalny est un traître et Julian Assange un héros.

Georges Feltin-Tracol

• « Chronique hebdomadaire du Village planétaire », n° 213, mise en ligne sur TVLibertés, le 4 mai 2021.

Les addictions et la crise des appartenances communautaires

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Pierre Le Vigan:

Les addictions et la crise des appartenances communautaires

Depuis des décennies, les polémiques s’enchainent sur le « communautarisme ». Le terme n’est jamais défini. On veut croire qu’il s’agit d’un excès de communauté. Mais si une communauté est une bonne chose, que veut dire l’excès d’un bien ? Des liens qui empêchent de penser par soi-même ? Soit.  Encore faut-il voir aussi les pathologies qui peuvent dériver du manque de communauté. Les liens communautaires relèvent d’un besoin de l’homme. C’est le besoin de se retrouver dans un « nous ». C’est le besoin d’appartenance. C’est le besoin de partage d’un univers culturel. C’est le besoin d’une identité qui ne soit pas seulement individuelle, qui soit une identification. Il ne s’agit en aucune façon d’abandonner son libre arbitre dans le « nous », mais de se frotter à d’autres que soi qui soient un intermédiaire entre le soi concret et l’abstraction de l’humanité.

L’enracinement ne va plus de soi. Il est devenu lui-même une construction. Il faut en prendre acte. On ne reviendra pas sur la naissance du sujet. Le « nous » est une construction sociale. La « nostrité », notion d'anthropologie, est ainsi devenue une question corrélée à toute réflexion sur la communauté[1]. La nostrité, c'est la place que tient le « nous ». « Nous-ensemble », « nous-autres », qu'est-ce que cela veut dire ?  Toute expérience de vie se fonde sur le rapport aux groupes humains. C'est le groupe qui est le support de la vie relationnelle.

« Nous autres », c'est « nous qui sommes, dans notre groupe, autres que les autres ». Nous qui sommes nous-mêmes dans la mesure où nous sommes ensemble. C'est l'identité collective, l’identité groupale. Il y a le risque de la vulgarité de la camaraderie dépersonnalisante. Mais il y a la chance de la solidarité. Or, c'est dans le groupe que se développe l'oralité. C'est aussi dans le groupe que se définissent les sentiments de goût : les goûts sociaux, les goûts esthétiques, vestimentaires, alimentaires, les goûts urbanistiques, etc. La nostrité est l'ambiance qui prédispose à être-avec, à parler à l'autre, à entre-agir avec lui. L'oralité est le premier et essentiel support de la confiance. L'oralité prime sur l'écrit, de même que la parole donnée prime sur le contrat. La promesse orale est plus importante que la promesse écrite, précisément parce qu'elle n'est ni susceptible de recours, ni d'interprétation (ou fort peu) donc de contestation : ce qui est convenu est convenu. La promesse orale est attestée, et elle est en l'occurrence attestée par le groupe de référence.

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Comme l'écrit donc Dominique Pringuey, « le sens oral est le sens de la confiance »[2]. Il s'agit tout d'abord de la confiance dans les autres qui est possible à partir des échanges oraux et qui devient facteur de la construction de la confiance en soi. Le dysfonctionnement de la capacité de confiance est d'ailleurs clairement pathologique : c'est la paranoïa, pathologie de la nostrité blessée comme le note avec justesse Georges Charbonneau[3]. L'expérience du « nous », c'est donc l'expérience de l'être-avec-autrui, de l'être-avec-les-autres, de la coexistence de soi et d'autrui. La nostrité n'est pas un événement postérieur au sujet ; ce n'est pas la rencontre avec l'autre comme Il (l'illéité).

La nostrité est un état originel de l'être tel que les choses et les êtres sont déjà-là. La nostrité précède l'auto-donation du sujet. La nostrité est un être-déjà-ensemble. C'est au fond l'expérience même de la présence de l'homme dans le monde car n'est pas pensable l'expérience d'un homme isolé dans le monde. En est témoin l'histoire de Vendredi que relate Michel Tournier, expérience dans laquelle l'humanité se résorbe dans la naturalité. En effet, la volonté de créer des artefacts techniques est en elle-même inapte à produire de l'humanité. Sans nostrité, pas d'hominisation. « Autrui est pour nous un puissant facteur de distraction, écrit Michel Tournier, non seulement parce qu'il nous dérange sans cesse et nous arrache à notre pensée intellectuelle, mais aussi parce que la seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers d'objets situés en marge de notre attention, mais capable à tout instant d'en devenir le centre ». L’autre renouvelle notre rapport aux objets. « La partie de l'objet que je ne vois pas, poursuit Tournier, je la pose en même temps comme visible pour autrui ; si bien que lorsque j'aurai fait le tour pour atteindre à cette partie cachée, j'aurai rejoint autrui derrière l'objet pour en faire une totalisation prévisible »[4]. On peut donc voir que la profondeur d'un objet pour moi est toujours une largeur pour autrui. La condition même de l'existence d'un objet est autrui, c'est l'existence possible d'au moins un autre point de vue, et pourquoi pas d'une multitude d'autres points de vue. C'est de même parce que l'objet d'un désir est aussi objet possible d'un désir d'autrui qu'il y a désir. La nostrité est ainsi la condition même du désir.

Il a été très justement remarqué que la nostrité comporte deux axes. L’un est le partage d’un moment. C’est une nostrité spatiale. « J’étais là ». L’autre axe est le sentiment de faire partie d’une chaine historique. C’est une nostrité verticale. Je suis un maillon d’une histoire qui m’englobe, qui vient de mes ancêtres et se poursuit dans la descendance, ancêtres et descendance n’étant pas forcément biologiques mais pouvant être symboliques (des camarades de combat, des militants par exemple).

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Mais il y a des cas où la nostrité est en défaut, particulièrement les cas de dépendances du sujet, qualifiés d'addictions.  Par addictions, on désigne des formes de pathologies qui ne définissent pas une personnalité par elles-mêmes, mais qui peuvent concerner divers types de personnalités : anti-sociales, schizophrènes, histrioniques, etc. L’addiction est une dépendance liée à une compulsion. En effet, la simple dépendance caractérise nombre d'activités humaines non pathologiques. Il est a priori normal de dépendre de l'estime de ses collègues de travail, de l'affection de ses proches, etc. C'est la dépendance par rapport à une activité répétitive, compulsive qui pose problème. A fortiori quand cette activité répétitive est un usage de psychotropes, ce qui est le cas de la toxicomanie qu'il s'agisse de produits licites ou illicites, alcool inclus. Assurément, il y a aussi des addictions non liées à l'usage de produits psychotropes, mais caractérisées par des pratiques, comme la fièvre des achats compulsifs, analysée par Jean Adès et Michel Lejoyeux[5], comme les rituels de vérifications diverses, comme l'addiction à une sexualité compulsive, étudiée par Joyce MacDougall[6], comme l'addiction pathologique au souvenir, dont traite Régine Waintrater[7],, etc.

Comment les addictions peuvent-elles être interprétées comme des pathologies de la nostrité ? L'addiction, a t-il été remarqué par Edward Glover, a un pied dans les névroses, un pied dans les psychoses[8]. A certains égards, on peut avancer qu'elle tend à valider la thèse que les psychoses peuvent être des névroses poussées à l'extrême. Névrotique, l'addiction l'est en ce sens qu'elle tend à la préservation du sujet. L'addiction est une tentative de se soigner. C'est une auto-médication. Et, de fait, elle est auto-protection du psychique dans bien des cas. L'addiction peut ainsi contribuer à aménager un sentiment de continuité corporelle, un sentiment d'existence d'une « peau » protectrice, réponse parmi d'autres à la crise de la corporéité qu'étudie David Le Breton[9]. Dans le même temps, l'addiction a un pied dans la psychose. Elle tend à la séparation du sujet d'avec lui-même. L'addiction est en effet une tentative d'annuler ce que le fonctionnement psychique doit à l'autre. Elle tend vers la psychose au même titre, et presque sur le même mode, que la mélancolie. De la même façon, elle incorpore l'objet de la dépendance en essayant ainsi de l'annuler. Elle tend à fixer le fonctionnement psychique sur un stade inerte. L'addiction manifeste et renouvelle par là un trauma, c'est-à-dire un défaut d'inscription dans le mouvement réel des êtres et des choses, et, comme dit Monique Schneider, « une impuissance à investir ce qui advient »[10]. Or, qu’est-ce qui peut remédier à la séparation du sujet d’avec lui-même ? La reliance avec les autres. En d’autres termes, la communauté. Disons, comme elles peuvent être plurielles, les communautés.  

L'addiction n'est pas seulement compulsion, et dépendance à la compulsion, c'est-à-dire impossibilité de s'en passer, elle est aussi malaise dans la dépendance. C'est ici qu'il faut se rappeler que le terme addiction vient de « contrainte par corps », comme l'a souligné Jean Bergeret[11]. L'addiction, ainsi, s'accompagne souvent du sentiment d'une dette à payer. Qui prononce cette sentence de dette ? Le surmoi, répond Sylvie Le Poulichet[12]. Le surmoi comme lieu où le sentiment d'être se confronte (douloureusement) au sentiment d'un devoir-être.

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L'addiction apparait ainsi, au delà des signes de l'addiction que sont les usages et les pratiques, pour ce qu'elle est : le lieu d'une crise, et souvent d'une honte, et aussi un remède, une auto-médication, mais qui peut tuer le malade. L'addiction est bien entre névrose et psychose. Les pathologies de l'addiction tiennent ainsi à une fragilité du Soi, elle-même liée à une incertitude quant à la reliance avec la nostrité. En d'autres termes, les personnalités dépendantes - qu'il s'agisse de la dépendance à un objet, à un produit, à une pratique - sont en déficit de nostrité. L'expérience du Nous fait défaut - et peut-être surtout - le plaisir du lien social fait défaut. De là émergent des pratiques conjuratoires telles les addictions.

Prenons le cas de la dépendance alcoolique. Celle-ci est, plus qu'un usage excessif, une perte de la liberté de se passer de l'alcool.  L'ivresse alcoolique, et même la simple imprégnation alcoolique, pousse l'être humain vers la présence pure : elle l'amène du coté d'une pure expérience de spatialité sans dimension historique. Ni passé, ni futur n'existent plus. L'homme ne se projette plus. Il tente par l'ivresse de combler pleinement le vide du présent, que la mise en perspective historique permet généralement de combler pour tout un chacun. Le malade alcoolique tente d'abolir la séparation entre l'homme et le monde. « Ne faire qu'un avec toutes choses vivantes ! A ces mots ... la dure Fatalité abdique, la mort quitte le cercle des créatures, et le monde guéri de la séparation et du vieillissement, rayonne d'une beauté accrue » (Hölderlin, Hypérion).

L'homme en proie à la recherche d'alcoolisation tente aussi d'abolir l'angoisse, en remplaçant la difficile et toujours recommencée « conquête de soi » par une conquête absolue, évidemment vulnérable lors du dégrisement et de sa mélancolie conjointe. Par l'ivresse, le dépendant à l'alcool tente d'échapper moins à ses émotions qu'à son humeur (Stimmung) qui, comme le remarque Dominique Pringuey, « n'est pas l'affectivité comme émotion ou sentiment, mais le fondement thymique, arrière-plan de nature proprement psychosomatique, qui oriente toute perception et action, qui permet toute émotion et sentiment »[13]. Avec l'alcool, il s'agit de la recherche d'une fusion, c'est-à-dire du passage sans transition d'un entre-nous, donc d'un espace inter-subjectif, à un Tout, c'est-à-dire une totalité communicationnelle en fusion. Que l'alcool soit une fête collective ou qu'il soit une fête solitaire, il est un appel à la nostrité.

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Il en est de même pour le cannabis qui se partage, s'échange, circule, constitue un élément de connivence et un point de repère groupal, alors que dans le même temps, le cannabis a un effet déréalisant de séparation du monde. Par contre, la cocaïne apparait un stupéfiant plus « individualiste », souvent perçu comme stimulant, rendant plus performant, et très lié comme tel à l'idéologie de la compétition, et à la recherche du « zéro défaut » psychique, comme le suggère son association à des médicaments psycho-actifs (anxiolytiques notamment). La cocaïne comme d'autres stupéfiants apparait ainsi avoir un rapport étroit avec une angoisse à l'égard des exigences de performance du monde moderne. De son coté, l'usage de l'héroïne, par sa dimension ordalique - la recherche du sens par affrontement au risque – apparaît, plus encore peut-être, lié à une crise de la nostrité. Il s'agit, quand il n'y a plus de reconnaissance par le groupe, de questionner le monde lui-même.

Il y a d'autres dépendances que celles qui concernent un produit. Avec la dépendance affective – non pas les attachements d'une évidente nécessité anthropologique – mais les situations de totale dépendance à l'autre, se manifeste fortement le défaut de nostrité. La dépendance à « un-autre » devient substitut de la relation aux autres et témoigne d'une réduction du champ de l'expérience humaine. La recherche de fusion apparaît une forme de co-dépendance et éloigne de l'attention au tout-venant, à la vie de tous les jours, à ce que Walter Benjamin appelait ce « concret le plus extrême », à ce qui fait que la vie n’est pas « nue », n’est pas pure survivance biologique.

Au delà de la recherche jubilatoire d'un événement de rencontre avec les autres, et avec le monde, les addictions disent la volonté d'échapper à une nostrité perçue comme menaçante en développant des singularités. Elles sont de ce fait un appel à une autre nostrité, qui serait plus proche, plus apprivoisée, que les nostrités sociales classiques, liées à de grands référents comme le travail, l'habitat, le couple, la famille, etc. Les addictions apparaissent ainsi sous un double jour : elles ont l'expression d'une tentative de singularité maximum, et en même temps manifestent une crise de l'évidence naturelle du Nous, du lien aux autres, et une réduction du champ du possible relationnel.

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Le champ des addictions se tient ainsi entre ces deux formes du défaut de lien aux autres que sont la mélancolie et la paranoïa. Dans la mélancolie intervient une altération de la nostrité par crise du sens de ce qui fait histoire et récit, par implosion dans le regret d'un sujet initial perdu ; la nostrité devient une possibilité historiale à jamais perdue. La mélancolie est ainsi une crise de l'historialité (ce que nous avons désigné plus haut comme l'axe vertical). Dans la paranoïa, par contre, il y a crise de la simultanéité du lien aux autres ; il s'agit en quelque sorte d'une crise de la spatialité, du lien horizontal, à un moment donné.  Les addictions se tiennent donc sur le chemin de crise de la nostrité. Elles sont une tentative de réponse à cette crise, une auto-médication, bien évidemment problématique, mais qui témoigne de la force de cet appel du Nous. Comme dit René Char, « sur cette terre des périls, je m'émerveille de l'idolâtrie de la vie ». 

Pierre Le Vigan

Notes:

[1] Georges Charbonneau, « De la nostrité », L’art du comprendre, 9, 2000 et Ado Huygens, « Les tonalités affectives fondamentales : de l’angoisse à la sérénité », conférence, Ecole belge de Daseinsanalyse, 16 mars 2002 et thèse d’A. Huygens, Etre et présence, publication partielle sur le net.

[2] Dominique Pringuey, « La nostrité alcoolique », conférence de phénoménologie clinique, Hôpital Necker, 29 février 2000, et son article in L'Art du Comprendre, 10, juin 2001.

[3] G. Charbonneau, « De la nostrité », op. cit.

[4] Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, 1972.

[5] Jean Adès, Michel Lejoyeux, La fièvre des achats compulsifs, Les empécheurs de penser en rond, 1999.

[6] Joyce Mc Dougall, Eros aux mille et un visages, NRF, Gallimard, 1996; François Duparc (direction), Joyce aux mille et un visages. L'oeuvre de Joyce Mc Dougall, Delachaux et Nieslé, 2000.

[7]  « L'addiction au souvenir, défense ultime contre la désobjectalisation » in Sylvie Le Poulichet (direction), Les addictions, PUF, 2000.

[8] Edward Glover, psychanalyste britannique (1888-1972) proposa dés 1932 la notion d’addiction (c’est-à-dire de dépendance excessive et incontrôlée) sans drogue (comme les addictions au travail, au sexe, au jeu, etc). Cf. E. Glover, Technique de la psychanalyse, Bibliothèque des introuvables, 2001. Cf. aussi l’excellent article de Marc Valleur et Dan Velea, Centre médical Marmottan, 75017 Paris, « Les addictions sans drogue(s) », revue Toxibase, 6, juin 2002.

[9] L'adieu au corps, Métaillié, 1999.

[10] M. Schneider : « L’admission du « corps étranger » dans l’espace interne » in Les addictions (direction Sylvie Le Poulichet), op. cit. Cf. aussi M. Schneider, conférence « La souffrance psychique », Université de Tous Les Savoirs, jeudi 15 novembre 2001.

[11] Jean Bergeret, « Psychanalyse et toxicomanie », revue Toxibase, 2, 1993. Voir aussi J. Bergeret, Psychologie pathologique. Théorie et clinique, Masson, 2004.

[12] S. Le Poulichet, « Les identifications addictives inconscientes » in Les addictions, op. cit.

[13] D. Pringuey, « La nostrité alcoolique », art. cit.

*

Pierre Le Vigan est auteur de nombreux ouvrages. Derniers parus : Métamorphoses de la ville, La barque d’or et bookelis ; Achever le nihilisme, Sigest.

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ECONOMIE

Après l’affaire Danone : comment les fonds activistes font trembler les PDG

Ce n’est pas la peau des entreprises qu’ils veulent, mais souvent celle de leurs dirigeants. En mars 2021, ces fonds d’investissement ont réussi à faire tomber le PDG de Danone, Emmanuel Faber. Leur objectif : impulser le changement dans l’entreprise, générer une hausse du cours de l’action et revendre au plus haut... même s’il faut renverser la direction pour ça. Enquête sur ces nouveaux acteurs capables de tout pour arriver à leurs fins. Vidéo.

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Pétition des mille : grandeur et misère du « devoir de réserve »

La publication d’une pétition, signée par un grand nombre de militaires, s’inquiétant de l’état de leur pays a provoqué un grand tintamarre. Le danger d’un fascisme imaginaire stimulant l’appétit répressif des antifascistes de pacotille. Au nom d’un devoir de réserve inventé pour la circonstance.

Vu du Droit

https://www.vududroit.com/2021/05/petition-des-mille-gran...

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Reconnaissance du génocide arménien par Joe Biden : le dessous des cartes

Samedi dernier, le génocide arménien a été officiellement reconnu par le Président américain Joe Biden. Il est premier dirigeant américain à franchir le pas. Quelles seront les conséquences pour la Turquie, ses relations avec Washington et sur la politique extérieure agressive d’Erdogan ? Décryptage avec Tigrane Yégavian*, chercheur associé au CF2R et spécialiste du Caucase et des minorités d’Orient.

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https://fildmedia.com/article/reconnaissance-du-genocide-...

Un canal sur le Bosphore et un nouveau pacte avec les États-Unis. Le pari d'Erdogan

Ces dernières semaines n'ont pas été comme les autres pour la Turquie. Elles ont commencé par un raid policier impliquant des amiraux à la retraite, les plus importants du pays, accusés de fomenter un coup d'État, et se sont terminées par le "sofa-gate" d'Ankara, pour se conclure avec les propos de Mario Draghi contre Recep Tayyip Erdogan, défini comme un "dictateur" par le Premier ministre italien. Les trois épisodes semblent complètement indépendants, du moins en apparence. Qu'est-ce qui peut unir dix amiraux accusés d'avoir signé un document faisant craindre un coup d'État avec une conférence de presse du Premier ministre italien au Palazzo Chigi ? Tout indiquerait qu'il s'agit de deux dossiers totalement distincts. Pourtant, il existe un fil conducteur : une fine ligne rouge qui relie Ankara à Rome en passant par Istanbul et Tripoli et qui révèle l'un des rapports de force les plus complexes de la Méditerranée.

Euro-Synergies

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/04/28/u...

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Relations entre la presse et les forces de sécurité : un rapport sévère pour l'administration

Le 3 mai, un rapport de 116 pages a été rendu au Premier ministre Jean Castex qui dresse un état des lieux, ainsi que 32 recommandations, sur les relations entre la presse et les forces de l'ordre. Rédigé par une commission indépendante dirigée par l'ancien contrôleur des prisons Jean-Marie Delarue, ce document ne manque pas d'écorner certains passages controversés du schéma national du maintien de l'ordre (SNMO) publié en septembre 2020 ou de la proposition de loi Sécurité globale présentée un mois plus tard (pour la deuxième fois).

RT.com/France

https://francais.rt.com/france/86282-relations-entre-pres...

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RWANDA

Que s’est-il passé au Rwanda le 6 avril 1994 ? Vidéo avec Charles Onana

Le 6 avril 1994, l’avion Falcon 50 transportant deux chefs d’État africains, leurs collaborateurs et trois Français, membres de l’équipage, est abattu par un missile SAM 16 au-dessus de l’aéroport de Kigali. Cet acte est reconnu par l’ONU comme « l’événement-déclencheur » du génocide au Rwanda. Depuis plus de 20 ans, ses auteurs ne sont ni arrêtés ni jugés. Toutes les enquêtes menées par l’ONU, la justice belge, espagnole et française sont sabotées et en proie à de fortes pressions politiques. Interview de Charles Onana, Docteur en sciences politiques et spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs et des conflits armés, auteur de « Enquêtes sur un attentat. Rwanda, 6 Avril 1994 » aux éditions L’Artilleur.

Sud Radio

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SECURITE

L’inexorable ascension des drones

A moins d’avoir vécu coupé du monde ces dix dernières années, plus personne ne s’étonne de la présence des drones, que ce soit auprès des particuliers, des professionnels ou des armées. Ils sont de plus en plus nombreux, et utilisés pour toujours plus de tâches. Relativement économiques – si l’on met à part la catégorie des drones militaires de plusieurs tonnes, – ils sont assez faciles à piloter et leur emploi est bien plus souple qu’un avion ou un hélicoptère piloté. De plus, ils peuvent être utilisés dans des endroits dangereux sans risquer la moindre vie. Le marché civil des drones est en croissance exponentielle depuis une dizaine d’années et devrait dépasser les 8 milliards de dollars par an à l’horizon 2022, tous marchés confondus

CF2R.org

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