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vendredi, 16 décembre 2022

Dostoïevski antimoderne et fantastique dans Le Crocodile

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Dostoïevski antimoderne et fantastique dans Le Crocodile

Le texte est enfin proposé en langue italienne par les éditions Adelphi, sous la direction de Serena Vitale.

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/107166-dostoevskij-antimoderno-...

Fëdor Dostoïevski est un maître incontesté de la littérature moderne, ainsi qu'un annonciateur prophétique, avec Nietzsche, du nihilisme qui se déploiera pleinement au 20ème siècle. En 1865, un an après avoir publié l'extraordinaire Les carnets du sous-sol, il publie un écrit à la fin incertaine et suspendue, intitulé Le Crocodile. Le texte est enfin proposé en langue italienne par la maison d'édition Adelphi, sous la direction de Serena Vitale (pp. 97, euro 12,00). Il s'agit d'une nouvelle "anormale", qui ne s'aligne pas, en termes de forme et de contenu, du moins à la première approche superficielle, sur les grands romans de l'écrivain russe. Dans ces pages, Dostoïevski présente, de manière exaltante, en amusant et en divertissant le lecteur, une histoire fantastique, un récit qui remet en question les certitudes de tout réalisme, tant d'un point de vue gnoséologique que littéraire.

Le Crocodile de Fédor Dostoïevski

1292535.jpgIl utilise un nouveau langage, inhabituel dans la littérature russe (et autre) de la seconde moitié du 19ème siècle, grâce auquel dans l'histoire : "les anneaux de la conséquentialité sont desserrés et l'indigence du déterminisme causal est démasquée" (p. 97). L'auteur va au-delà du logocentrisme, montrant, en fait, que l'humour et la facétie sont capables, paradoxalement, de réfuter les certitudes apodictiques, ubi consistam de la pensée moderne et positiviste. La disparition des certitudes, nous dit l'écrivain, ouvre le doute universel, la suspension du jugement. C'est pourquoi les vicissitudes du protagoniste du Crocodile n'ont pas de conclusion réelle et congrue. La fin reste inconcevable, indéterminée, comme il en va du projet de vie de tout homme. Le récit se déroule à Saint-Pétersbourg, une ville qui vit sur l'abîme du possible, où tout peut arriver, même l'impensé. Dans une boutique du Passage, la première élégante galerie marchande de la Russie tsariste qui, à l'instar des Passages parisiens évoqués par Benjamin, était censée célébrer les gloires du capitalisme galopant, un exemple de la "préhistoire de la modernité", un Allemand expose au public, moyennant paiement d'un ticket, un animal exotique, un crocodile.

Le fonctionnaire ministériel de bas rang, Ivan Matveič, arrogant, imbu de sa personne, comme tout progressiste qui se respecte, décide d'accompagner, avec un ami (le narrateur), sa femme Elena Ivanovna, représentante typique de la nouvelle bourgeoisie et cliente des magasins du Passage, pour une visite de l'étrange animal. Matveič taquine le nez du crocodile avec son gant et le crocodile, en réaction, attrape l'homme et n'en fait qu'une bouchée. Alors que les personnes présentes discutent entre elles pour savoir s'il serait opportun d'ouvrir le ventre de l'animal et de libérer le malheureux, celui-ci affirme qu'il se trouve bien dans les entrailles du crocodile et annonce sa décision catégorique de rester là où il est. Il croit, en effet, que loin de la société et de ses amusements, il peut devenir un grand réformateur politique, proclamant qu'il veut devenir le "nouveau Fourier". De grandes foules, bien sûr, dès le lendemain, pour voir le "monstre" et de grosses recettes pour le propriétaire. Pendant les visites, le protagoniste ne fait que radoter sur le sort progressif de l'humanité et de la patrie russe.

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Il est probable qu'avec ce personnage, Dostoïevski a parodié Tchernyševski et les penseurs "révolutionnaires" de l'époque en laquelle il vivait. En bref, l'écrivain, reprenant des motifs du Nez de Gogol, préfigure le triomphe de la bourgeoisie, le culte du profit, et photographie de manière humoristique et déconstructive le "nouveau monde" qui s'annonce, selon lui, sous le trait du "monstrueux". Le crocodile n'est pas simplement un "méfait", comme l'auteur voudrait nous le faire croire, mais, note Vitale, une histoire de cupidité et de mesquinerie. Le propriétaire allemand de l'animal se préoccupe, en bon bourgeois, "de l'animal uniquement parce qu'il est une source de profit" (p. 93). L'épouse du malheureux fonctionnaire, séductrice et fatale: "elle semble pleurer surtout parce qu'elle sait que les larmes lui font du bien et bientôt [...] elle trompe son mari " (p. 93). Le fonctionnaire ministériel auquel son ami s'adresse pour obtenir de l'aide et des conseils "ne devient plus aimable qu'après que les sept roubles que [...] Matevič lui a fait perdre aux cartes lui ont été rendus" (p. 93). Malgré le triomphe imminent du monde bourgeois, le Saint-Pétersbourg de ces pages, une ville animée par la nomenklatura, dans laquelle les hiérarchies n'ont qu'une fonction formelle et non substantielle, plane la possibilité de l'impossible. Dans celui-ci, tout peut arriver, indiquant, entre autres, que le cours de l'histoire n'est jamais nécessaire, prédéterminé par le triomphe du Zeitgeist. Matevič est l'incarnation du formalisme bourgeois de l'époque, puisque, immédiatement après avoir été avalé par le " monstre ", il déclare: "Ma seule préoccupation est de savoir comment mes supérieurs vont le prendre" (p. 94).

Le Crocodile n'est pas une simple pierre d'achoppement sur le chemin de la pensée de Dostoïevski. C'est précisément en tant qu'"exception" qu'il condense l'antimodernisme de l'auteur qui, dans les œuvres considérées comme "majeures", prendra des traits slavophiles et "anti-papistes". Au-delà, l'écrivain montre, notamment dans les dialogues hilarants des personnages (l'humour, à ce niveau de subtilité herméneutique et dévoilante, ne nous semble reconnaissable dans la littérature moderne que dans Le Cercle de Pickwick de Dickens) que la "fantaisie" est l'outil vers lequel se tourner pour dépasser le monde "monstrueusement" construit par l'utilitarisme. Le Crocodile est un livre divertissant et, pour cette raison, un livre puissant.

*Le Crocodile de Fëdor Dostoïevski, Adelphi (édité par Serena Vitale)

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