Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 07 mai 2022

Article 11 ou article 89 ?

phpMhzq0N.jpg

Article 11 ou article 89 ?

par Georges FELTIN-TRACOL

Plusieurs polémiques fomentées par la médiacratie ont marqué la récente campagne de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle. L’une d’elles portait sur l’intention de la candidate Marine Le Pen à recourir à l’article 11 de la Constitution afin de modifier la loi fondamentale et de consacrer la supériorité juridique de la législation française sur les traités internationaux et les tribunaux supranationaux. Immédiatement, maints juristes, universitaires et plumitifs ont lancé un procès virtuel pour viol de la Constitution, car l’article 89 aurait la prééminence sur l’article 11.

L’article 89 appartient à lui tout seul au titre XVI qui s’intitule « De la révision ». Rédigé en cinq alinéas, il énonce d’abord que « l’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement ». La révision « doit être votée par les deux Assemblées en termes identiques ». Son adoption définitive peut suivre deux procédures distinctes, soit l’approbation par référendum, soit le « Parlement convoqué en Congrès » à Versailles vote la révision à « la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés ».

La convocation de l’Assemblée nationale et du Sénat en Congrès se concevait à l’origine pour des révisions secondaires. Force est de constater que sur les vingt-quatre révisions depuis 1958, vingt-et-une ont été entérinées selon cette procédure. L’esprit initial de 1958 est bel et bien détourné au profit des combinaisons politiciennes. Pour preuve, la dernière révision en 2008 voulue par l’ineffable Sarközy ne passe qu’avec deux voix d’avance dont celle du socialiste Jack Lang. L’année suivante, il devient « émissaire spécial du président de la République » à Cuba et en Corée du Nord.

La réunion en Congrès représente une solution de facilité qui enjambe la souveraineté du peuple. Sa généralisation reporte dans les faits la souveraineté nationale des électeurs français vers leurs seuls représentants. On voit ici toute l’ambivalence de la Constitution de la Ve République dont le premier alinéa de l’article 3 stipule pourtant que « la souveraineté nationale appartient au peuple, qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Si le Congrès repousse la révision, le référendum est-il encore possible, quitte à recommencer le parcours législatif préalable ? On peut le penser, car le peuple arbitrerait le différend entre le chef de l’État et le Congrès. Le président de la République pourrait-il aussi employer dans ces circonstances l’article 11 ?

En 1958, cet article stipulait que « le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux Assemblées, publiées au Journal Officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics ». Le 31 juillet 1995, suite aux demandes insistantes du président de l’Assemblée nationale Philippe Séguin, Jacques Chirac, tout juste arrivé à l’Élysée, fait réviser la Constitution. Le Congrès supprime les dispositions transitoires et la référence à la Communauté (l’ancien empire colonial français), modifie le régime de l’inviolabilité parlementaire, établit la session parlementaire ordinaire unique et étend le champ d’application du référendum prévu à l’article 11 « aux réformes relatives à la politique économique, sociale et environnementale et aux services publics ». On remarquera le caractère flou de la rédaction.

arton1964.jpg

ob_5ad571_20180810-203919.jpg

L’usage de l’article 11 a soulevé et soulève toujours des palabres interminables entre constitutionnalistes qui baignent souvent dans le parlementarisme béat le plus rance. En 1962, Charles De Gaulle l’applique pour imposer aux parlementaires récalcitrants l’élection au suffrage universel direct du président de la République. Premier opposant à De Gaulle, le président du Sénat, le radical Gaston Monnerville, parle alors de « forfaiture ». Le Conseil constitutionnel s’interroge longuement sur la régularité du recours à cet article. Après d’âpres débats, il transmet un avis confidentiel au président qui condamne le procédé. En revanche, l’institution concède en public aux Français le soin de trancher. L’approbation populaire couvre finalement la manœuvre et fonde un précédent constitutionnel interrompu en 1969.

Cette année-là, Charles De Gaulle soumet au référendum par l’article 11 son projet de création des régions et du changement du statut du Sénat. La victoire du non entraîne sa démission immédiate. Pour lui, le chef de l’État dialogue en permanence avec le peuple français par un usage fréquent aux référendums. Premier responsable du devenir de la nation, il arbitre entre le gouvernement, le Parlement, les corps intermédiaires, les forces vives et les électeurs. Dans cette logique, un désaveu suppose le départ inévitable du président de la République. L’article 11 établit donc un mécanisme plébiscitaire qui s’inscrit dans la tradition politique bonapartiste.

Cet égard envers la volonté populaire souveraine ne peut qu’irriter les politiciens ainsi que les officines de l’« État profond » qui organisent le Système, d’où le verrouillage institutionnel qui suivra quelques décennies plus tard. Un putsch jurisprudentiel s’opère dans le cadre de la répartition complaisante du contrôle de constitutionnalité entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État. Le Conseil constitutionnel considère bientôt que l’article 11 ne peut pas servir à la révision de la Constitution, car il ne concerne que les projets de loi ordinaires et organiques. Quant au Conseil d’État, il s’assure que la révision ne place pas la France en contradiction avec ses engagements internationaux, vérifie que les mesures envisagées sont de niveau constitutionnel et signale qu’une disposition contreviendrait à l’esprit des institutions, porterait atteinte à leur équilibre ou méconnaîtrait une tradition républicaine constante. En 1998, ce même Conseil d'État réaffirme de manière implicite, à l'occasion d'une décision touchant à la notion de référendum, que l'article 11 ne sert pas à modifier la Constitution. On comprend mieux pourquoi, malgré la victoire du non au traité constitutionnel européen de 2005, Jacques Chirac resta à l’Élysée jusqu’à la fin de son mandat.

La limitation du champ d’application de l’article 11 amoindrit la fonction présidentielle désormais subordonnée aux nombreuses combines des députés et des sénateurs. Cette restriction jamais entérinée par une loi quelconque empêcherait par ailleurs la convocation de toute assemblée constituante demandée par Jean-Luc Mélenchon, La France insoumise et l’Union populaire. Le Conseil constitutionnel  invaliderait très certainement  une loi organique invitant les électeurs à participer aux modalités constituantes. N’oublions jamais qu’en matière référendaire, le Conseil constitutionnel est consulté par le chef de l’État sur l’organisation des opérations du référendum, sur la conformité des opérations électorales, la prise en compte des réclamations contre le déroulement référendaire qui pourrait l’amener à annuler le scrutin, et à proclamer les résultats. Les populistes de droite et les wokistes islamo-gauchistes doivent prendre en considération ce blocage constitutionnel.

S’affranchir de la tutelle pesante du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État qui méprisent les libertés françaises comme on l’a vu avec les incroyables régressions liberticides pendant la crise covidienne obligerait le chef de l’État à conduire un coup d’État et à dissoudre les principales institutions, ce qui supposerait au préalable l’entière loyauté de la haute-administration, de la magistrature et des forces de l’ordre. Cette décision exceptionnelle devrait ensuite être soumise au peuple qui, en cas de rejet, provoquerait le départ immédiat en exil de son auteur. Les royalistes ont l’habitude de dire que « la République gouverne mal, mais se défend bien ». Ce bref éclairage institutionnel en est un magnifique exemple. Plutôt que de vouloir rénover la baraque, ne faudrait-il pas la laisser s’effondrer ? Attendons les fracas de l’histoire et soyons prêts à l’impensable...

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 31, mise en ligne le 3 mai 2022 sur Radio Méridien Zéro.

samedi, 17 avril 2021

L'énigme Pompidou-De Gaulle

K9nMhiM1SA0.jpg

L'énigme Pompidou-De Gaulle

Par Arnaud TEYSSIER
Editions PERRIN, 2021, 362 pages

Par Maxime Tandonnet

Source: Compte vk de Jean-Claude Cariou

A l’heure où la France sombre dans un authentique chaos politique dont nul ne voit l’issue, le livre de M. Arnaud Teyssier, L’énigme Pompidou-de Gaulle est l’occasion d’un retour sur les fondamentaux de l’histoire politique récente de notre pays. Cet ouvrage passionnant tient à la fois du récit et de la réflexion fondée sur d’abondantes références historiques et littéraires. Aujourd’hui, les noms de ces deux hommes d’Etat renvoient, l’un comme l’autre, à l’image d’une période révolue de stabilité, de fierté et de grandeur nationale. Comment en sommes nous arrivés-là? ne manque t-on de s’interroger à l’issue de la lecture captivante de ces 400 pages.

Tous deux proviennent d’horizons bien différents. L’un natif de Lille en 1890, a grandi « dans un milieu familial de vieille bourgeoisie dominée par la passion de la France et la foi dans la providence. » L’autre « petit-fils de paysans d’Auvergne », ayant vu le jour en 1911 dans une famille d’instituteurs qui « mêlaient dans un commun attachement la patrie et la République ». Leur alliance s’est enrichie de leurs différences, le premier animé par un sens aigu de la tragédie de l’histoire et l’obsession du destin national, le second fidèle à une forme de bons sens terrien et de nonchalance naturelle. Mais ces différences, source de leur entente, portaient en germes les fractures à venir… Tous deux partageaient en revanche les mêmes convictions sur l’autorité de l’Etat et un patriotisme intransigeant.

dgp.jpg

Le tandem qu’ils ont formé pendant près de vingt ans est né dans des conditions improbables. Georges Pompidou agrégé de lettres modernes, marié à Claude et épicurien, n’a pas pris part à la résistance et ne fit pas partie des compagnons historiques de l’auteur de l’Appel du 18 juin. Par l’intermédiaire d’un camarade de la rue d’Ulm et proche du Général, René Brouillet, il entre au cabinet du chef du gouvernement provisoire à la Libération. Il n’a à l’époque quasiment aucun contact direct avec de Gaulle: « Le premier vrai contact en tête-à-tête se fait, assez classiquement, à l’occasion d’une permanence, un samedi après-midi. Pompidou est surpris par la bienveillance du personnage, alors qu’il s’attendait à plus de rugosité... » Le chargé de mission se fait remarquer par la clarté des notes qu’il rédige. Sans être directement mêlé à l’aventure du RPF (le parti gaulliste de 1947 à 1953), il devient peu à peu l’homme de confiance du Général dans sa traversée du désert, le trésorier de la fondation Anne de Gaulle (sa jeune fille handicapée), puis en 1948, son chef de cabinet, en charge par exemple des relations avec les éditions Plon pour la publication des Mémoires de Guerre.

Après un passage au Conseil d’Etat puis à la banque Rothschild, Pompidou est rappelé par le Général revenu au pouvoir en juin 1958 comme président du Conseil de René Coty. Comme directeur de cabinet à Matignon, il prend une part active aux travaux constitutionnels en vue de la rédaction de la future Ve République. Après la promulgation de la Ve République, retour à la banque tout en se maintenant au service du nouveau président de la République, qui le charge de missions sensibles telles que certains contacts avec les rebelles algériens. En 1962, à l’issue de la signature des accords d’Evian qui accordent l’indépendance algérienne, le Général le nomme Premier ministre avec l’objectif de mettre en œuvre sa volonté de modernisation de la France.

L’ouvrage de M. Teyssier souligne l’étrange paradoxe de la personnalité et du parcours de Georges Pompidou. Ce dernier n’avait rien d’un carriériste forcené. Porté par l’estime que lui vouait le Général – pour ses capacités intellectuelles, sa loyauté et son sens de l’Etat – cet amoureux passionné de la vie n’a pas cherché le destin qui le conduisait ainsi au sommet du pouvoir même s’il a pris goût à la politique. Ce qui sidère dans son comportement, c’est la fermeté de son caractère, y compris face à son mentor. Son intelligence, sa culture son épicurisme aussi, étaient à la source d’un certain fatalisme, source lui-même d’indépendance d’esprit. Or, le Général voulait près de lui un homme de caractère capable de lui tenir tête . « Il ne semble à aucun moment craindre de livrer sa pensée. C’est sans doute ce qui le fait tant apprécier de De Gaulle. » Ainsi, le livre s’attarde sur un épisode clé de leur relation. Quand le Général de Gaulle envisage de laisser exécuter Jouhaud, l’un des généraux putschiste de 1961 condamné à mort par une juridiction d’exception, Pompidou s’y oppose et le menace de démissionner si la peine est appliquée. Le Général finit par céder…

unnamdgppp2.jpg

Pourtant, l’alliance de deux personnalités exceptionnelles ne survivra pas à la fin de règne compliquée du Général. Une divergence fondamentale les oppose sur la « participation » [des salariés à la direction de leur entreprise] dont le Général veut faire l’axe de son second mandat (à partir de 1966). Pompidou qui y voit un risque pour le développement des entreprises, freine des quatre fers. « Le projet qui m’a été montré hier, de ce que vous aviez l’intention de déclarer au parlement ne va pas assez loin, à beaucoup près », écrit le chef de l’Etat à son premier ministre. La révolte étudiante de mai 1968 aggrave les malentendus. Le Général reproche à Pompidou un manque de fermeté qui conduira à l’éviction de Matignon de ce dernier dans des conditions confuses. Leur différence de caractère et de sensibilité ressort à cette occasion, envenimant leurs désaccords. Pompidou « introduit une dimension affective dans un univers – celui du gouvernement et du pouvoir – où il devrait savoir que de Gaulle ne prend jamais en compte les sentiments personnels. »

L’auteur consacre enfin de longues et passionnantes pages à l’affaire Markovic, cet effroyable scandale (à connotation sexuelle) mettant en cause Claude, l’épouse de l’ancien Premier ministre qui poussa ce dernier aux portes du « désespoir« . Pompidou reproche amèrement au général son manque de réactivité tout en suspectant certains compagnons de ce dernier d’y avoir trempé. De Gaulle n’y voyait que des racontars et reprochait à son ancien bras droit d’y attacher trop d’importance – signe à ses yeux d’une forme de faiblesse. Enfin, l’une des dernières et plus graves sources de griefs entre eux: les déclarations de Georges Pompidou le 17 janvier à Rome, puis le 12 février 1969 à Genève, laissant entrevoir la perspective de sa candidature aux présidentielles (dans l’hypothèse, sous entendue, d’une démission du Général). De Gaulle y vit l’une des raisons de son échec au référendum du 27 avril 1969 qui l’a contraint, comme il l’avait annoncé, à quitter l’Elysée.

A l’issue de ce périple au cœur de l’histoire orageuse d’une décennie de « grandeur« , il convient de citer la lumineuse conclusion de l’auteur: « Retour à la case départ. En pis? Cette comédie s’est rejouée sous la Ve République, à partir du milieu des années 1980, lorsque les partis politiques, à la faveur des cohabitations et d’une décentralisation perversement conçue, ont laissé la vraie politique en jachère. François Mitterrand avait tendu un piège aux héritiers du gaullisme, un piège métaphysique qui allait permettre de réinstaller la IVe République au cœur de la Ve mais dans des conditions pires encore dès lors que le pouvoir serait désormais protégé de l’instabilité par des institutions qui avaient été détournées de leur raison d’être: faites pour décider, trancher, gouverner, elles sont devenues l’ultime protection d’un pouvoir irrésolu qui n’ose plus se mettre en jeu par le référendum. Désormais, la stabilité est partout mais l’autorité n’est à nouveau nulle part. »

Maxime Tandonnet