mardi, 16 septembre 2025
Paléotrumpisme et néotrumpisme
Paléotrumpisme et néotrumpisme
Daniele Perra
Après la trahison substantielle des revendications antisystème lors de la première expérience trumpiste (l’administration du magnat new-yorkais a agi dans une continuité quasi totale avec celle de ses prédécesseurs sur le plan géopolitique et, sur certains aspects, a même préparé le terrain pour son successeur), la machine de propagande s’est vue obligée de doter le message du candidat républicain d’une nouvelle « virginité ». Cette fois, libéré de l’inspiration pseudo-religieuse « à la QAnon » (une opération psychologique au succès indéniable, vu l’influence qu’elle a eue aussi sur de larges secteurs de la droite et une partie de la gauche européenne), le message trumpiste semble s’orienter vers des voies bien plus pragmatiques, visant une forme de techno-mercantilisme postmoderne qui fascine (et pas qu’un peu) les courants prométhéens de la droite occidentale, ainsi que certains représentants de l’ultra-capitalisme mondialisé.
Dans un article publié sur son site graymirror.substack.com, sous le titre emblématique Gaza and the laws of war, l’ancien programmeur informatique de la Silicon Valley (et aujourd’hui activiste politico-idéologique) Curtis Yarvin défend la nécessité de laisser à Israël toute liberté d’agir (comme bon lui semble) dans la bande qu'est le territoire palestinien. À l’IDF devraient être attribués les mêmes pouvoirs dont bénéficiaient les Britanniques sur le mandat de Palestine (y compris celui de déplacer massivement une partie de la population). Selon lui, ce serait la seule manière de mettre fin, en un temps relativement court, à un conflit qui pèse directement sur les épaules des contribuables américains [1].
Au final, le prix que paierait le peuple palestinien ne serait que celui de quelques « transferts de propriété » aux nouveaux colons sionistes. Ainsi, la « Nouvelle Gaza », construite par l’homme d’affaires judéo-américain Jared Kushner (gendre de Donald J. Trump), deviendrait une sorte de « Los Angeles de la Méditerranée »: « une ville qui vaudrait six mille milliards de dollars » et qui rendrait millionnaires les Palestiniens eux-mêmes (sic !). En effet, tous ceux qui accepteraient volontairement d’abandonner leurs maisons en front de mer (une « zone côtière très précieuse », selon Kushner) seraient récompensés et pourraient enfin s’installer massivement à Dubaï [2].
À cette fin, Yarvin (photo) ne se limite pas à interpréter le conflit en termes purement monétaires, en termes de flux de capitaux avant tout (ce qui, d’ailleurs, n’a rien d’original de la part d’un « penseur » américain), mais il s’aventure également dans des questions relatives à la tactique militaire, exprimant son enthousiasme pour la soi-disant « doctrine Dahiya » de l’armée israélienne. Cette doctrine, élaborée par le général Gadi Eisenkot (photo) au début des années 2000, prévoit la destruction systématique de toutes les infrastructures civiles (écoles, hôpitaux, centres de loisirs, etc.) qui pourraient de quelque manière être liées aux groupes de Résistance (Hamas et Hezbollah en premier lieu).
Cette « doctrine » fut utilisée, avec peu de succès à vrai dire, lors de la « guerre des 33 jours » au Liban en 2006. Ciblant directement les infrastructures civiles, l’objectif serait de mettre la pression sur l’ennemi et de pousser les civils survivants à fuir afin de pouvoir, ensuite, attaquer la même cible (et les militaires à proximité) avec plus de force. La « doctrine Dahiya » est donc intrinsèquement liée à l’idée de « recours disproportionné à la force » sur laquelle repose une grande partie de la stratégie militaire sioniste actuelle.
Les idées de Yarvin font écho à celles présentées par J. D. Vance (le sénateur de l’Ohio choisi par Donald J. Trump comme vice-président dans la course à son second mandat présidentiel). En effet, Vance a déclaré en juillet dernier qu’Israël devrait mettre rapidement fin au conflit dans la bande de Gaza afin de pouvoir se concentrer (avec les monarchies sunnites participantes aux « Accords d’Abraham ») sur la menace iranienne [3].
À ce sujet, il est intéressant de noter que parmi les principales références idéologiques de Vance figure le journaliste Sohrab Ahmari (photo - ancien rédacteur du Wall Street Journal). Fils d’Iraniens sécularisés et anti-khomeynistes, il a émigré aux États-Unis alors qu’il était adolescent et, après avoir d’abord adhéré à certains groupes trotskystes, a fini par passer dans le camp néoconservateur (Après tout, il s’agit du même parcours suivi par le père idéologique du néoconservatisme, l’Américain Irving Kristol, de confession israélite, qui, à partir de positions trotskystes défendues en 1960, a commencé à élaborer les thèses néoconservatrices dans certaines revues liées à la communauté juive nord-américaine). Ahmari, après avoir voté pour Hillary Clinton en 2016, a opté pour un changement de cap décisif, voyant en Donald J. Trump la seule chance de sauvegarder l’hégémonie mondiale américaine [4].
Il n’est donc pas surprenant qu’une autre référence idéologique de J. D. Vance soit Patrick Deneen, qui a théorisé un « ordre mondial américain post-libéral »: c’est-à-dire un ordre qui ne dépasse pas l’hégémonie mondiale des États-Unis (Donald J. Trump lui-même a défendu la nécessité d’imposer des droits de douane élevés — comme de véritables armes — à ceux qui n’utilisent pas le dollar comme monnaie de référence pour le commerce international) [5], mais qui la réajuste simplement selon de nouveaux axes.
Il semble que Yarvin ait eu une influence notable sur la « vision du monde » particulière de Vance. Sa « pensée » mérite donc une brève analyse. Descendant d’une famille de communistes juifs (du côté paternel), Yarvin aime, par suite, se définir comme « communiste juif » [6], bien qu’il soit considéré à juste titre comme le père théorique des courants néoréactionnaires et des soi-disant « Lumières noires » (dark enlightenment). Au centre de la pensée de Yarvin se trouve le concept de « monarchie profonde » (deep monarchy), qui s’oppose directement à celui d’« État profond » (le fameux « deep State »).
Selon l’ancien programmeur informatique, la démocratie libérale actuelle n’a plus de sens, puisqu’elle s’est transformée de fait en une forme d’oligarchie (et jusque-là, il est difficile de lui donner tort). À son avis, ce modèle devrait être dépassé d’abord par une forme d’administration dirigée par un « directeur général » (un « CEO », Yarvin utilise toujours des termes « entrepreneuriaux ») qui jouerait effectivement le rôle de « dictateur » et qui ferait table rase des vestiges de « l’État profond » (ce devrait être la tâche de Donald J. Trump, personnalité dotée d’indéniables capacités entrepreneuriales). Ensuite, le « dictateur-CEO » devrait quitter ses fonctions ou assumer lui-même le rôle de monarque et donner naissance à une monarchie postmoderne (sans désignation divine) qui se comporterait comme une « entreprise dotée de souveraineté », basée sur une sorte de « camaraderie techno-entrepreneuriale » et destinée à maximiser les profits et ses propres ressources.
Il convient ici de souligner quelques points. Tout d’abord, le succès de la pensée de Yarvin auprès de la droite occidentale (et/ou « occidentalisée ») est en partie aussi le fruit d’une inévitable erreur de traduction qui conduit de nombreux « non-initiés » à associer le terme anglais « corporations » au corporatisme d’inspiration médiévale européenne ou, même, au fascisme.
En réalité, Yarvin, selon ses propres dires, l’utilise simplement au sens de société/entreprise. Et il n’a aucun problème à se définir comme un « austro-mercantiliste » disciple de Ludwig von Mises (lié donc aux prémisses théoriques de cette école autrichienne qui, avec son individualisme méthodologique — aux côtés du contractualisme, du scepticisme et de l’utilitarisme — représente l’un des quatre courants théoriques du libéralisme économique).
Il en découle que son « projet monarchique », auquel il rattache l’idée d’« illuminisme noir », vise en fait seulement à donner une structure autocratique au dit libéralisme économique : une sorte de « capitalisme absolu » garanti par le « souverain entrepreneurial ». Deuxièmement, sa vision monarchique-sociétale-financière, bien que dépourvue d’inspiration religieuse, ne semble pas du tout différente du messianique qu'implique la vision d'un « Royaume d’Israël », un royaume que la doctrine rabbinique elle-même veut purement terrestre. Ce n’est pas un hasard si Yarvin, tout en déclarant ne pas croire en Dieu, mais seulement en la physique (on retrouve ici une idée que Carl Schmitt avait associée tant au libéralisme qu’au marxisme-léninisme : réduire le gouvernement à une forme de science exacte, confiée à des spécialistes sélectionnés de façon scientifique), s’identifie aux préceptes de l’orthodoxie juive qui imposent « d’écouter et d’agir ». En elle, en effet, le point central n’est pas de croire en Dieu, ce n’est pas la foi, mais simplement l’exécution des actions requises (même si elles impliquent l’extermination de personnes sans défense).
Troisièmement, il devrait s'avérer assez difficile d’associer les concepts de l’individualisme méthodologique de l’école autrichienne à des formes de « camaraderie » (même exprimées en termes entrepreneuriaux), de corporatisme ou de collectivisme, même si Yarvin estime que « maximiser les profits et les ressources » de la « monarchie/société » équivaut à garantir le « bien commun ».
Enfin, il est nécessaire d’ouvrir une brève parenthèse sur le concept de « Lumières noires », qui rappelle, d’une certaine manière, l’idée du « Soleil Noir » des SS himmlériens, bien que totalement dépourvue de son message spirituel. À la théorie astronomique du Soleil Noir (c’est-à-dire l’existence d’une étoile effondrée de couleur rouge-brun et de petite taille qui perturbe occasionnellement le système solaire), on a attribué dans certains milieux allemands une signification mystique-ésotérique qui la reliait à la présence/absence d’un Dieu caché, déchu et détrôné. On peut trouver des exemples similaires dans diverses civilisations traditionnelles: l’Atoum égyptien, père des dieux de l’Ancien Empire, qui devint le soleil du monde souterrain suite à l’arrivée de Rê (le « soleil de midi »); le titan Cronos/Saturne, détrôné par son fils Zeus/Jupiter; Apollon, qu’Otto Rahn, chercheur SS, associait à l’Apollyon de l’Apocalypse de saint Jean et donc à Lucifer (l’ange déchu, le prince des ténèbres) [7].
Mircea Eliade avait déjà souligné l’existence, dans les civilisations traditionnelles d’Eurasie, d’une grande variété de mythes, rites et symboles impliquant plus ou moins clairement la coincidentia oppositorum, la présence de deux divinités opposées ou, même, la parenté entre le Dieu suprême et son rival (le Diable). Souvent, ils étaient présentés comme coéternels, tandis que dans d’autres cas, Dieu semblait incapable d’achever la création sans l’aide du Diable [8].
En ce sens, le luciférisme doit être compris comme une sorte de sentiment de vengeance émanant d’un Dieu détrôné; un renversement des valeurs religieuses traditionnelles au nom du retour au mythe originel. C’est la revanche du titanisme sur les dieux olympiens; la revanche de l’ange déchu sur le Dieu suprême. Ce n’est pas un hasard si l’idéologue du mouvement Azov ukrainien, Olena Semenyaka (un mouvement idéologique et militaire qui, bien qu’il soit un « idiot utile » de l’atlantisme, se réfère symboliquement de diverses manières à l’expérience des SS), s’appuyant sur une interprétation inadéquate de la pensée nietzschéenne, a souvent parlé de la « volonté de puissance luciférienne » comme « sentiment métaphysique de liberté absolue » et comme instrument idéologique d’opposition aux modèles de valeurs dominants dans les sociétés occidentales actuelles.
Le problème fondamental de telles constructions idéologiques réside dans le fait qu’elles ne comprennent pas que le « luciférisme élitiste » peut difficilement vaincre une construction sociale qui est déjà « luciférienne » dans ses fondements mêmes. En d’autres termes, il s’agit d’une simple contradiction dans les termes.
En effet, pour paraphraser à nouveau Schmitt, la modernité elle-même s’est construite autour d’un « changement de paradigme »: la domination centrale de la société prémoderne (la religion) a été remplacée par une domination périphérique, celle de la technique, qui est rapidement devenue religion. Une religion construite sur la prémisse que tous les problèmes seront résolus par la technique et le progrès infini. Il semble donc, pour le moins, difficile d’espérer une nouvelle affirmation du titanisme alors qu’en réalité, nous y sommes déjà plongés.
En ce sens, Yarvin a le « mérite » de ne pas recourir au mythe. Il sait parfaitement que le Dieu de la Modernité relève des Lumières dans leur version qui est le courant techno-scientifique. Il ne s’y oppose pas par « une inversion de ses valeurs », mais simplement par une accélération absolutiste. Sa pensée, par conséquent, se définit (à raison ?) comme « néoréactionnaire », dans la mesure où elle n’est en rien réactionnaire, mais très « progressiste » ; tout comme les « néofascistes » ou « néonazis » actuels ne sont en rien ni « fascistes » ni « nazis ».
La « monarchie profonde » de Yarvin, comme nous l'avons déjà mentionné, se résume simplement à l’affirmation utopique d’un « Nouveau Royaume d’Israël » ultramécanisé et fondé sur la domination des plus avancés technologiquement sur les autres. Encore une fois, rien de particulièrement original dans une pensée américaine.
On a dit qu’il n’est pas réactionnaire, mais absolument « progressiste », aussi parce que Yarvin s’est déclaré favorable au droit des personnes de même sexe de se marier. Parmi les financiers de sa start-up informatique Tlon figure Peter Thiel, célèbre investisseur américain du secteur, chrétien évangélique convaincu mais homosexuel assumé, ainsi que membre actif du Groupe Bilderberg, avant-garde atlantiste fondée par la CIA et le MI6.
Yarvin aurait déclaré à une autre personnalité liée à la soi-disant « droite alternative », l’activiste Milo Yiannopoulos (photo - également ouvertement homosexuel, déjà connu pour avoir affirmé que les aventures amoureuses entre adolescents et adultes peuvent être une expérience mutuellement bénéfique) [9], que Thiel, défenseur de la libération de la technologie des contraintes bureaucratiques et gouvernementales qui la musèlent, aurait été son disciple. Inutile de préciser que Thiel fut le principal financier de la campagne électorale de J. D. Vance en 2022.
À ce stade, il ne reste plus qu’à examiner le domaine purement géopolitique. Dans ce champ, Yarvin suggère plus qu’il n’affirme. On n’y retrouve pas les références du trumpisme bannonien originel au « choc des civilisations », au danger que représentent pour l’hégémonie américaine l’alliance islamo-confucéenne et l’unification de l’espace allant de l’Europe centrale et orientale à la Chine. Cependant, son interprétation du conflit en Ukraine est assez intéressante. Il le définit comme un « conflit cinétique », au sens où son issue finale dépend exclusivement de l’action humaine et peut donc se terminer de manières diamétralement opposées [10]. Or, Yarvin soutient que le résultat de ce conflit déterminera l’avenir des États-Unis: soit ils persisteront sur leur trajectoire descendante (où le nationalisme libéral-démocratique les a conduits), soit ils se transformeront en «TurboAmerica»: une puissance capable de guider le monde selon de nouveaux principes.
C’est ici qu’entrent en jeu les soi-disant « isolationnistes » classiques d’un certain trumpisme. Selon Yarvin, les États-Unis devraient se comporter avec l’Europe de la même manière que la Grande-Bretagne s’est comportée avec l’Amérique dans les premières décennies du 19ème siècle. À son avis, les Britanniques furent les véritables promoteurs de la soi-disant « doctrine Monroe ». Celle-ci était totalement fonctionnelle aux intérêts de Sa Majesté, car, à un moment où Londres jouissait encore d’une hégémonie thalassocratique absolue, elle sanctionnait l’impossibilité pour la Couronne d’Espagne de récupérer son « empire ». De même, une solution adéquate du conflit en Ukraine (au sens de faire porter les coûts à l’Europe, tout en s’assurant que Poutine ne puisse pas nuire aux intérêts des États-Unis) pourrait garantir aux États-Unis un autre siècle (si ce n’est plus) de domination mondiale sans rival.
Notes :
[1] Voir Gaza and the laws of war, 3 abril 2024, www.graymirror.substrack.com .
[2] Ibidem.
[3] Voir Vance: Israel should finish war as quickly as possible, partner sunni states against Iran, 16 julio 2024, www.timesofisrael.com .
[4] Voir The seven thinkers and groups that have shaped JD Vance’s unusual worldview, 18 luglio 2024, www.politico.com .
[5] Voir Trump wants huge tariff for dollar defectors, fewer US sanctions, 13 settembre 2024, www.bloomberg.com .
[6] Voir Interview with Curtis Yarvin, 15 noviembre 2023, www.maxraskin.com
[7] M. Zagni, La svastica e la runa. Cultura ed esoterismo nella SS Ahnenerbe, Mursia, Milano 2011, p. 385.
[8] M. Eliade, Mefistofele e l’Androgine, Roma 1971, p. 77.
[9] Voir Yiannopoulos quits Breitbart, apologies for uproar year-old comment, 21 febrero 2017, www.nbcnews.com .
[10] Voir Ukraine, the tomb of liberal nationalism, 15 febrero 2024, www.graymirror.substrack.com .
Source: https://www.eurasia-rivista.com/paleotrumpismo-e-neotrump...
16:59 Publié dans Actualité | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, trumpisme, états-unis, curtis yarvin | |
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jeudi, 21 juillet 2022
Curtis Yarvin et les Hobbits
Curtis Yarvin et les Hobbits
par Joakim Andersen
Source: https://motpol.nu/oskorei/2022/07/13/yarvin-och-hoberna/
Les néoréactionnaires étaient l'un des nombreux courants de valeur dans le milieu plus large qui a donné naissance, entre autres, à l'alt-right, notamment pour leur analyse de la société et leurs tentatives d'influencer des sections de l'élite par le biais d'arguments et de carrières (résumées dans les mots "devenir digne", digne d'assumer la responsabilité de la civilisation occidentale). Il est difficile d'imaginer la néoréaction sans l'homme qui se cache derrière le pseudonyme de Mencius Moldbug.
Dans Rising from the Ruins, j'ai lié la néo-réaction à "la strate émergente d'ingénieurs, d'innovateurs et de programmeurs informatiques", dont il n'est pas rare qu'ils aient un passé libertaire mais qui sont conscients des lacunes du libertarisme. Moldbug, en fait Curtis Yarvin, était l'un d'entre eux. Sur le blog Unqualified Reservations, il présente des penseurs comme Carlyle, Mosca, Filmer, de Jouvenel, don Colacho, von Kuehnelt-Leddihn, Burnham et Froude, influencés stylistiquement notamment par le premier cité de ces auteurs. Il a identifié la "cathédrale" comme l'équivalent contemporain de l'église médiévale, le véritable détenteur du pouvoir avec des ramifications dans les universités et les médias ainsi que dans l'État et les entreprises prétendument privées. Il a analysé les États-Unis comme une société de castes, avec des Brahmanes, des Vaisyas, des Dalits, des Helots et des Optimates (simplifié : PMC/"universitaires" au sens large, roturiers, minorités du ghetto, Mexicains et restes de l'élite WASP), et a identifié l'alliance des Brahmanes, des Dalits et des Helots contre les Vaisyas et les Optimates dans laquelle "l'importation d'électeurs Morlock" était une caractéristique. En bref, c'était une connaissance intrigante avec plusieurs analyses utiles.
En même temps, Moldbug avait aussi des défauts. Dans Rising from the Ruins, j'ai résumé son objectif comme étant "une privatisation de la politique, de nombreux États étant en fait des sociétés avec des conseils d'administration", un scénario assez peu pertinent pour les vaisyas. Cela signifie également que "la politique est subordonnée à la logique de l'économie, de sorte que la vision du monde hautement politique n'est paradoxalement pas politique du tout". La transcendance ainsi que la Gemeinschaft manquaient dans l'idéologie matérialiste, en comparaison avec le marxisme matérialiste similaire, il y avait également d'autres lacunes. Par exemple, l'économie était un domaine que Moldbug prenait pour acquis, il écrivait rarement sur l'histoire du capital, et son analyse des castes n'était pas une analyse directe des classes. Là où Marx voyait explicitement la classe ouvrière comme le sujet révolutionnaire, ou encore implicitement comme la force sociale qui porterait son mouvement au pouvoir, Moldbug était plus diffus, s'adressant plutôt aux dissidents au sein de la caste des brahmanes. Ce qui en soi était précieux, mais en même temps, comme mentionné ci-dessus, il y avait des éléments dans ses écrits qui rendaient plus difficile une alliance avec les vaisyas et le poids politique que cela aurait pu offrir.
Quoi qu'il en soit, Moldbug avait plusieurs points forts et la néo-réaction au sens plus large n'a pas rarement développé ses idées de manière à minimiser les points faibles. Même après son retour sous son propre nom, Yarvin valait la peine d'être lu. Il a notamment abordé le terme de droite profonde et a souligné que l'art était crucial pour le changement, "toutes les révolutions commencent par une rupture fondamentalement esthétique. La première étape d'une révolution culturelle est la naissance d'une nouvelle école artistique".
Le dernier texte de Yarvin, intitulé You can only lose the culture war, n'a pas été accueilli aussi positivement. Ce n'est pas surprenant, surtout compte tenu de l'appel. Yarvin qualifie les deux camps de la guerre culturelle de hobbits et d'elfes, assimilant les hobbits au peuple et les elfes aux élites. Les hobbits, selon Yarvin, ne peuvent que perdre la guerre culturelle. Si, par contre, ils gagnent, ils ne font que mettre en colère les elfes et subir plus tard leur courroux. Par conséquent, les Hobbits doivent abandonner la guerre culturelle et se concentrer sur la politique. La guerre culturelle est un mieux, si elle est laissée aux dissidents elfiques que Yarvin nomme les "elfes noirs". Il se compte parmi eux.
Le texte contient de précieuses informations. Yarvin conseille aux Hobbits d'agir de manière stratégique plutôt que réactive, ce qui est logique pour quiconque défie le pouvoir. Il identifie également l'existence d'une opposition "intra-elvienne" et donne à ses membres des conseils d'organisation. Les recommandations sur la meilleure façon pour les "elfes noirs" de mener leur guerre culturelle et d'amener les autres elfes à changer de camp contiennent également quelques pépites, telles que "la transgression à la mode, et non les bombes, les balles ou même les lois, est l'offensive dans la guerre culturelle. En allant trop loin avec tous ces trucs fous, en généralisant les idées chics de 1972 en 2022, les hauts elfes se sont montrés extraordinairement vulnérables à une offensive". Les elfes éveillés semblent de plus en plus incapables de créer de l'art (le nœud de la tactique de Yarvin est toutefois de savoir s'ils sont désormais capables d'apprécier la culture apolitique).
En même temps, il y a des défauts dans le texte. Certains de ces défauts sont présents dans les textes de Yarvin depuis l'époque où il se faisait appelé Moldbug, d'autres défauts semblent plus récents. Les catégories sont l'un de ces replis conceptuels. Autrefois, il parlait de castes, maintenant les "éloi" et les "Américains" de Moldbug sont devenus des "elfes" et des "hobbits". Il y a plusieurs défauts similaires. Les elfes ne régnaient pas sur les hobbits dans les œuvres de Tolkien ; les hobbits étaient tout à fait capables de se gouverner eux-mêmes et de se défendre. De plus, le terme "elfes" évoque des associations qui sont discutables en termes de strates managériales dont parle Yarvin. En outre, il convient d'éviter les dichotomies telles que "elfes contre hobbits", car il n'existe rarement que deux côtés ou alternatives.
Le gros problème, cependant, est l'imprécision des termes. Les elfes et les hobbits sont utilisés d'une manière qui suggère que les elfes sont à la fois l'"équipe bleue" de la guerre culturelle, l'élite de la société américaine et la classe dirigeante (ainsi que des strates non spécifiées dans les États fascistes historiques). Une définition aussi large passe à côté des fissures entre et au sein de ces différents groupes, fissures qu'il est crucial d'identifier et d'utiliser. La veine dialectique de Yarvin laisse ici quelque chose à désirer. La présentation des "elfes" comme un bloc homogène signifie en même temps qu'ils sont présentés comme presque omnipotents. Les conseils donnés par Yarvin semblent donc mieux adaptés aux dissidents d'une société stable et totalitaire à l'image de l'Union soviétique, où la désillusion au sein de la nomenklatura a contribué à la chute du mur. En même temps, on peut se demander ici si l'historiographie idéaliste de Yarvin est toute la vérité ; il y avait aussi un élément selon lequel le capitalisme et le nationalisme étaient perçus comme plus rentables pour certaines parties de l'élite de l'Est.
Au passage, nous notons également la difficulté pour l'"équipe rouge", les Hobbits, de séparer la guerre culturelle de la lutte politique. Par exemple, si un grand nombre de Hobbits considèrent l'avortement comme un meurtre, c'est une question qui mobilisera leurs électeurs. Yarvin minimise ici le lien organique entre le groupe, la culture et les valeurs. Il minimise également les éléments des élites établies et alternatives qui sont présents dans "l'équipe rouge", malgré le fait qu'elle soit effectivement le groupe subordonné à court terme.
Ni Clarence Thomas, ni Elon Musk, ni Donald Trump ne doivent être considérés comme des hobes si "hob" est une catégorie issue des études d'élite plutôt qu'un euphémisme pour "équipe rouge". Nous revenons ici à une autre critique de Rising from the Ruins, à savoir "l'absence des kshatriyas, la caste des guerriers, dans l'analyse néoréactionnaire des États-Unis. L'armée est un facteur important dans le pays, et à long terme, un coup d'État militaire n'est pas une impossibilité à mesure que le système se détériore. On peut noter que les militaires sont largement recrutés dans les milieux Vaishya, mais aussi de plus en plus dans les milieux Dalits et Helots." Yarvin n'est pas un guerrier au sens de l'équation personnelle, cela peut signifier qu'il passe à côté de l'importance du facteur militaire en général et de l'importance du facteur thumotique pour les "hober". Incidemment, cela signifie que "hober" est un mauvais choix de nom pour un groupe qui comprend beaucoup de ploucs et de militaires (pourquoi pas "rohirrim" ?).
Le conseil de Yarvin est donc mauvais pour deux raisons. Premièrement, ils sont fondés sur une analyse incorrecte de la situation historique. L'establishment n'est pas aussi uni et fort qu'il le dépeint ; au contraire, nous sommes proches d'une situation pré-révolutionnaire et de crises massives. Il ne s'agit pas de l'Union soviétique sous Staline, mais d'une URSS advenue bien plus tard. Les "Elfes noirs" devraient envisager la création d'alliances, de "blocs historiques", avec les Hobbits plutôt que de travailler uniquement en interne, bien qu'il s'agisse bien sûr d'un jugement individuel. Mais le conseil est mauvais pour une autre raison aussi, il ne sera pas adopté par le public cible. C'est plutôt le martelage de la faiblesse et de l'incapacité des Hobbits qui provoque leur thumos relativement plus élevé. Ce que cela pourrait accomplir, cependant, c'est de faire perdre à certains "elfes noirs" leur foi dans les hobbits en tant qu'alliés, et de faire en sorte que certains "elfes" ordinaires se sentent flattés et plus sûrs d'eux (et peut-être plus ouverts au message de Yarvin en général ?). Il s'agit, en somme, d'un texte quelque peu étrange, analytiquement et linguistiquement un recul partiel par rapport aux hauteurs de Moldbug, et quant au motif, un mystère. Ce n'est pas mauvais, cependant ; Yarvin pose encore des questions très pertinentes sur la stratégie et la collaboration au-delà des frontières de castes, entre autres choses. Si elle s'adresse réellement aux "elfes" et vise à les amener à entamer la transformation en "elfes noirs", elle est également fascinante sur le plan métapolitique, mais nous ne pouvons que deviner à ce sujet.
21:11 Publié dans Actualité | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : curtis yarvin, mencius moldbug, idéologie, états-unis | |
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