La guerre hors limites des Colonels Qiao et Wang
Par Olivier Kempf
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Cet ouvrage est très connu des stratégistes contemporains, depuis sa parution en France en 2003, à partir d’une première édition chinoise de 1999. D’une certaine façon, il est devenu un classique et les fiches de lectures des « classiques », surtout quand on les lit longtemps après (dix ans donc), ne doivent pas écrire les mêmes choses qu'au moment de leur parution. Autant une fiche de lecture contemporaine s’attachera à présenter l’ensemble de la pensée de l’auteur, autant une fiche de lecture tardive cherchera à déterminer les idées qui demeurent (la permanence et donc la pertinence) et donc leur capacité à traverser le temps. Autrement dit, à être réellement un classique. C'est l'objet de ce billet.
Une des qualités tient également qu’on tenait là un ouvrage d’auteurs chinois contemporains, préalable à l’émergence chinoise que nous constatons depuis le mitan des années 2000. Avoir accès à une pensée orientale, donc « exotique » par rapport au mainstream anglo-saxon, voici un premier atout. Lire en plus une œuvre de stratégie venant du pays que chacun pressent, d’une façon ou d’une autre, comme le nouveau challenger, voici le deuxième atout. Deux avantages structurels, donc, qui demeurent largement, mais qui ne sauraient abuser le stratégiste. Au fond, la contingence ne l’intéresse pas forcément.
Or, il faut bien convenir que cet ouvrage est réellement novateur. Certes, il s’attache à démonter la notion de « Révolution des affaires militaires ». Les plus jeunes ne savent pas à quel point, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, on nous a bassiné les oreilles avec cette RMA. Et il a fallu le traumatisme du 11 septembre pour que l’intérêt change et qu’on parle d’asymétrie et de contre-insurrection.
Or, le livre des colonels Qiao et Wang a l’immense mérite intellectuel tout d’abord de se départir de la vision américaine de la RMA (et notamment ses deux caractéristiques, d’être technologique et d’être militaire) pour montrer qu’il y a une RMA plus large. C’est la guerre hors limite, qui inclut la guerre militaire et la guerre non-militaire. Celle-ci comprend tout ce qu’on a pu parfois désigner sous le terme d’opérations autres que la guerre. Mais nos auteurs en ont une compréhension très extensive : guerre économique, guerre financière (ils écrivent après la crise asiatique de 1997), guerre terroriste (Ben Laden et les attentats de 1993 et 1998 sont régulièrement évoqués, et présentés avec une vision prophétique si l’on songe que le texte date de 1999), guerre informatique, guerre médiatique, autant de nouveaux théâtres d’opération qui nécessitent une métastratégie pour opérer dans cette « guerre omnidirectionnelle ».
S’il n’y avait que ça cela suffirait à placer QIao et Wang dans la catégorie des stratégistes réellement novateurs.
J’ai apprécié aussi quelques citations et réflexions.
- « Le champ de bataille sera partout » (39)
- Sur l’informatique dans la guerre : « Quelque soit l’importance de l’informatique, elle ne peut entièrement supplanter les fonctions et les rôles de chaque technique en soi. Par exemple, un chasseur F 22, qui est déjà totalement informatisé, reste un chasseur et le missile Tomahawk un missile, et on ne peut les mettre dans me même sac sous le nom d’armes informatiques » (47). « La « guerre par ordinateur » et la guerre « de l’information » au sens étroit sont deux choses totalement différentes. La première désigne les différentes formes de guerre qui sont rehaussées et accompagnées par l’informatique, alors que la seconde désigne principalement une guerre où l’informatique est utilisée principalement pour obtenir ou détruire des renseignements ». (47)
- A propos de la guerre asymétrique, opposant le combattant high-tech au guérillero rustique, « on risque d’en arriver au point où personne ne réussit à se débarrasser de l’autre » (53)
- « L’arme nucléaire nous oblige à nous demander si nous avons vraiment besoin d’armes hyperdestructrices » (59). « Les armes adoucies représentent le dernier choix conscient de l’humanité (…) Toutefois, une arme moins meurtrière demeure une arme et ce la ne veut pas dire que son efficacité s’en trouve réduite sur le champ de bataille » (61)
- « Ce qui différencie principalement les guerres contemporaines des guerres du passé, c’est que dans les premières, l’objectif affiché et l’objectif caché sont souvent deux choses différentes » (73)
- Luddendorf : « la théorie de la guerre totale qu’il mit en avant visait à fusionner en une seule entité le champ de bataille et les éléments en dehors du champ de bataille » (75)
- Evoquant l’espace nanométrique, eg le cyberespace, il laisse « augurer la réalisation du rêve de l’humanité : une guerre sans hommes ». « La guerre de réseau (…) deviendra uen réalité tangible. Elle sera extrêmement intense quoique presque sans effusion de sang. Ce type de guerre se déroulera parallèlement à la guerre traditionnelle » (78).
- « La guerre a tendance à se civiliser » (80)
- « Désormais, les soldats n’ont plus le monopole de la guerre » (84)
- « Cette perspective a conduit à revoir l’affirmation selon laquelle « la guerre, c’est de la politique avec du sang ». L’objectif de la nouvelle guerre « consistera plutôt à utiliser tous les moyens possibles – avec ou sans la force des armes, avec et sans la puissance militaire, avec et sans victimes – pour obliger l’ennemi à satisfaire son intérêt propre ». (95)
- « Aussi puissant soit-il, un pays comme les Etats-Unis a besoin de l’appui de ses alliés » (102)
- « La transformation de l’alliance en union libre marqua la fin d’une époque, c’est-à-dire celle des alliances fixes, inaugurée par la signature de l’alliance entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie en 1879. Avec la fin de la guerre froide, la période où les alliances se formaient sur la base de l’idéologie touchait à sa fin, et les alliances d’intérêt prirent le dessus ». « Le phénomène des alliances continuera évidemment à exister mais le plus souvent ce ne seront que de lâches coalitions d’intérêts à court terme ». « Le fondement principal de toute alliance sera l’intérêt et non la morale ou l’éthique ». (104).
- « … des alliances tacites qui ne sont en aucune façon fortuites » (105)
- « Les chars doivent peiner constamment pour surmonter le coefficient de friction de la surface de la terre » (115). Hélicoptères : « … leur excellente mobilité suffisant à compenser le défaut de n’avoir pas de blindage lourd » (115)
- « Il n’est plus possible de gagner une guerre sans faire intervenir la force des médias » (120).
- « La sécurité nationale fondée sur le régionalisme est de toute évidence obsolète » (169). « La vision de la défense nationale comme principal objectif de sécurité apparaît assez dépassée » (170).
- « La guerre ne sera même plus la guerre. C’est-à-dire que ni l’ennemi, ni les armes, ni le champ de bataille ne seront ce qu’ils furent. Rien n’est sûr. Seule certitude, l’incertitude. L je jeu a changé. Dans cette situation aux incertitudes multiples, il va nous falloir définir une nouvelle règle du jeu (…), un produit hybride… » (200)
- « Savoir si l’on a pensé à combiner le champ de bataille et le non-champ de bataille, le guerrier et le non-guerrier » (201).
- « Toutes les victoires ne sont pas le fruit de la surprise » (241)
- « Nous ne pensons pas que toutes les guerres doivent progresser graduellement jusqu’à ce que l’accumulation débouche sur le « moment décisif ». Nous pensons que le moment peut être créé » (272)
- A propos des divisions de la stratégie : « Concrètement, cette division st la suivante : Grande guerre –politique guerrière. Guerre –stratégie. Campagne- art opérationnel. Combat- tactique. » (273). Ceci devra être repris pour bine comprendre les notions de « grande stratégie », mais aussi les impasses des expressions successives de « défense nationale » et récemment de « défense et sécurité nationale ».
- « Dans la guerre hors-limite, c’est la réflexion qui prime sur la méthode, laquelle vient en second » (275)
- « La différence, c’est qu’aujourd’hui pour défaire le nœud gordien, il n’y a pas que l’épée » (298).
- « Le résultat, c’est que tout en réduisant l’espace du champ de bataille au sens étroit, nous avons transformé le monde entier en un champ de bataille au sens large » (298)
- A propos du mot de Clemenceau, « L’histoire des cent dernières années nous a toutefois montré que confier la guerre aux seuls politiciens n’était pas non plus la solution idéale du problème » (299)
Ainsi, un livre nécessaire et qui demeure tout à fait pertinent, quinze ans parès sa parution.
Egéa