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mardi, 01 août 2023

Qu'est-ce que la géopoétique ? - Partie 2

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Qu'est-ce que la géopoétique ?

Partie 2

Partie 1: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2023/07/29/qu-est-ce-que-la-geopoetique-premiere-partie.html

Source: https://katehon.com/ru/article/chto-takoe-geopoetika-chast-2

La géopoétique n'a pas encore été définie comme une discipline à part entière. Elle s'oppose donc à la géopolitique comme une sorte d'alternative humaniste à la géopolitique, souvent comme une tentative de réunir l'homme et la nature afin d'éviter une future catastrophe causée par l'homme.

On peut également affirmer que le concept de "géopoétique" n'est en aucun cas une définition scientifique, mais un terme trompeur, c'est-à-dire une sorte d'aimant sonore qui a une ressemblance extérieure avec les termes. Cependant, en déchiffrant le mot "géopoétique" à partir du grec, on peut identifier les sèmes suivants à l'intérieur du mot : "geos" - "terre" + "poétique" - "art, création". Il s'agit donc d'une discipline esthétique qui comprend la compréhension artistique du développement des territoires géographiques et des paysages, la compréhension de leur sphère mythique et épique, ainsi que des œuvres multigenres, la compréhension de l'influence mutuelle du monde de la géographie et du monde de la littérature (ainsi que du monde de l'art), et la généralisation des phénomènes susmentionnés.

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La géopoétique s'articule autour de quatre axes principaux :

    Artistique

Il s'agit de textes littéraires, souvent fondés sur l'épopée ou le mythe, qui décrivent de manière métaphorique la relation à la Terre en tant que planète. Elle peut également être considérée comme un reflet littéraire du mouvement ésotérique New Age.

En ce qui concerne les représentants de la géopoétique artistique, il convient de distinguer deux figures monumentales qui ont influencé le développement de la géopoétique en général.

Il s'agit tout d'abord de l'auteur du terme "géopoétique", le Français Kenneth White. K. White, en homme honnête, a admis que la paternité du terme lui avait été injustement attribuée et qu'il n'avait fait qu'exprimer des idées qui s'étaient déjà retrouvées dans divers contextes littéraires et scientifiques. En 1989, Kenneth White a fondé l'Institut international de géopoétique afin de faire progresser la recherche dans le domaine interculturel et transdisciplinaire qu'il avait développé au cours de la décennie précédente.

En octobre 2005, Kenneth White a donné une série de trois conférences dans le cadre du projet géopoétique : "North Atlantic Investigations", "Returning to Territory" et "Feeling the Far North". Mais l'œuvre la plus monumentale de White est  Le Plateau de l'Albatros. Introduction à la géopoétique, 1994). En ce qui concerne la géopoétique, Kenneth écrit dans Le Plateau de l'albatros... : "Il conviendrait peut-être de décrire comment et quand le concept est apparu au cours de mon travail. L'idée n'avait pas encore pris forme, mais le mot a commencé à se glisser dans mon discours et dans mes écrits dès la fin des années 1970. Il semblait capable de relier de nombreuses significations différentes, qui n'étaient pas entièrement définies. On m'a récemment suggéré que le mot avait déjà été utilisé dans des contextes littéraires et scientifiques. Je ne l'oublierai pas. Mais ce que je préconise, ce n'est pas le droit d'inventer le terme, mais son interprétation poétique. Non pas le mot, mais la libération d'un nouveau sens. Ce sens a pris forme dans mon esprit et s'est incarné lors d'un voyage que j'ai effectué le long de la côte nord du golfe du Saint-Laurent en 1979. Je cite mon carnet de notes de l'époque : "Les eaux de la baie m'ont attiré vers la vaste étendue blanche du Labrador. Un nouveau mot est apparu dans mon cerveau : géopoétique. Comme une exigence d'aller au-delà du texte historique et littéraire pour trouver la poésie du vent et la capacité de penser comme le flux d'une rivière. Qui vit ? Telle est la question. Ou peut-être est-ce un appel. Un appel qui vous attire vers l'extérieur. De plus en plus loin. Si loin que vous cessez d'être la personne que vous connaissiez si bien auparavant et que vous devenez juste une voix, une voix sans nom, qui raconte les innombrables merveilles du nouveau monde. Bien sûr, il faut que cela arrive. Peut-être déjà ici et maintenant...".

Kenneth White est l'auteur de vingt-cinq essais, quatorze textes en prose et plus de vingt textes lyriques.

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La deuxième figure n'est pas seulement l'auteur, mais aussi le traducteur Vassili Golovanov, qui a présenté de nombreuses œuvres de White en russe et est devenu son disciple en Russie. Vassili a commencé sa carrière avec le livre "Tachanki s Yuga", consacré à l'histoire du mouvement insurrectionnel makhnoviste (en Ukraine pendant la guerre civile russe, ndt). Avec R. Rakhmatullin, A. Baldin, D. Zamyatin et V. Berezin, il a été membre du groupe de recherche littéraire "Putevoy Zhurnal", dont l'action la plus marquante a été l'expédition "Aux ruines de Tchevengur". Vassili a écrit ce qui suit sur la géopoétique : "Le terme "géopoétique" est souvent utilisé ces derniers temps et s'est déjà séparé du terme familier de "géopolitique". Une clarification s'impose. La géopoétique n'est pas dérivée de la géopolitique comme une sorte de rime conditionnelle, et encore moins comme un concept pris à l'opposé. Le projet géopoétique est le résultat d'une recherche indépendante, de véritables voyages qui se sont déroulés dans une réflexion polyvalente. L'un des fondateurs de la nouvelle discipline, l'écrivain écossais Kenneth White, qui vit et travaille en France et parcourt le monde, a d'abord défini le champ d'intérêt de la géopoétique dans le cadre de la géographie existentielle. Ainsi, commençant le jeu avec son propre nom (White), il construit l'image-archétype de "l'espace blanc", incluant l'ancien nom de l'Écosse - Alba, développant parallèlement des motifs celtiques dans l'interprétation de la couleur blanche comme centre de la palette universelle, et trouve à la fin un certain module d'ordonnancement de l'espace, l'échelle blanche de White (les tautologies sont inévitables).

Il est révélateur que Kenneth White lui-même définisse les limites de l'application de son outil non pas tant dans l'espace (accrétion à l'ouest, par l'ouest), mais dans le temps. Les limites de son "White" sont le Nouveau Temps, qui a commencé au moment de la découverte de l'Amérique, le Nouveau Monde. Maintenant que le Nouveau Temps s'est épuisé dans l'hypertrophie du comptage, de la technologie numérique, de l'application verbale de la postmodernité, et ainsi de suite, White part à la recherche du temps suivant. Dans ce contexte, son module White prend une projection historiosophique".

    Projectif

Comme son nom l'indique, cette orientation est basée sur une sorte de projet ou d'expérience, appliquée à des projets culturels et scientifiques, à de nouveaux mythes paysagers et territoriaux ou à la révision artistique d'anciens mythes.

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Cette orientation est le résultat du Forum de la culture contemporaine du Bosphore, anciennement dirigé par Igor Sid (non seulement le modérateur du projet, mais aussi l'auteur du livre "Geopoetics"). Selon I. Sid : "La géopoétique est un nouveau concept international qui acquiert les caractéristiques d'un terme scientifique et couvre les formes les plus diverses d'interaction créative de l'homme avec l'espace géographique, les territoires et les paysages : voyage méditatif, littéraire-artistique, projectif-appliqué, recherche et autres. Dans la définition scientifique la plus générale, la géopoétique est "le travail sur les images et/ou les mythes du paysage-territoire (géographique)".

    Scientifique

Cette orientation est associée à l'étude de la poétique, aussi bien des territoires locaux que de la considération à grande échelle. Elle occupe à juste titre une place importante dans le travail d'analyse des philologues et des critiques littéraires. Parmi les érudits célèbres qui ont apporté une contribution significative dans ce domaine, citons : M. L. Gasparov, V. I. Shirina, A. A. Korablev, V. V. Abashev, N. I. Polevoy, Y. M. Lotman et V. M. Guminsky. Bien entendu, cette liste de chercheurs en géopoétique n'est pas exhaustive, mais ce sont ces scientifiques qui ont été à l'origine de cette orientation.

En outre, la direction de la géopoétique scientifique, en tant que direction formée, a été initiée en 1996 par le Club géopoétique de Crimée, qui a organisé la première (1996) et la deuxième (2009) conférences internationales sur la géopoétique.

    Négatif

Il s'agit de la littérature dite dystopique qui traite des catastrophes causées par l'homme. C'est un concept proposé par le groupe de recherche Lausanne-Sorbonne des slavistes (Edouard Nadtochy, Anastasia de la Fortel, Anne Coldefi-Focard) "sur la base d'une synthèse de toutes les déterritorialisations locales dépourvues de mémoire et de signification sociale - qu'il s'agisse des "non-lieux" de l'urbanisme, qu'il s'agisse de l'"abandon" industriel, des sites de catastrophes naturelles et technologiques, des anomalies naturelles, ou des sites de tourisme noir tels que les camps abandonnés, les prisons et les lieux de mort de masse".

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Un exemple frappant de cette orientation peut être donné par des œuvres telles que : "Tchernobyl" de E. Liverbarrow, "Kholochye. Chernobyl saga" de V. Sotnikov, "Dyatlov Pass, or the Mystery of the Nine" de A. Matveev.

L'image esthétique dans la géopoétique

Dans leurs travaux, V. V. Abashev et M. P. Abasheva ont donné la définition la plus objective de l'image géopoétique, à savoir : "L'image géopoétique est une "image symbolique du territoire dans son ensemble", dans laquelle "le territoire, le paysage <...> sont compris comme une instance significative dans la hiérarchie des niveaux du monde naturel et deviennent des sujets de réflexion esthétique et philosophique <...> le paysage est conceptualisé <...> et ses caractéristiques dominantes font l'objet d'une compréhension symbolique". En d'autres termes, l'image géopoétique n'est pas seulement un constructeur de la conceptosphère de l'auteur, mais aussi une image du monde, de l'expérience de l'humanité, de l'expérience de l'interaction entre l'homme et l'espace - et tout cela passe par la réflexion de l'auteur et l'hyperbolisation subjective des sensations dans le texte.

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La colline de Svyatogor

Comme exemple de géopoétique dans la littérature russe, j'aimerais citer la figure de Velemir Khlebnikov et ses essais. Mais avant cela, je tiens à préciser que la fonction esthétique du langage est liée à l'attention portée à la forme linguistique/parole du texte. Les œuvres littéraires classiques sont construites sur le principe de la politesse linguistique (c'est-à-dire sans éclats et sans insultes, sans vocabulaire prétentieux et vulgaire), et si elles contiennent des jargonismes, des pléonasmes et un vocabulaire stylistiquement réduit, leur utilisation justifie le fragment artistique. Par exemple, pour créer l'image d'un héros antisocial.

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Mais il est important de se rappeler que si le lecteur ne comprend pas la langue de l'œuvre, ne comprend pas la forme, il ne sera pas en mesure d'évaluer le sens et le poème lui semblera mauvais, car l'esthétique de l'œuvre sera fortement réduite. Par exemple, le poème de Velimir Khlebnikov:

Nous sommes des enchanteurs et des churrays.

Charmant là, charmant ici,

Ici un churakhar, là un churakhar,

Ici un churil, là un churil.

De la churinya les yeux de la churinya.

Il y a un churavel, il y a un churavel.

Charari ! Churari ! Churel !

Charel ! Charesa et churesa.

Et churaisya et charelsya.

Bien que la poésie de Khlebnikov exclue presque la fonction esthétique de la langue russe, ses essais conservent un intérêt territorial et des analyses approfondies. Ses essais "La colline de Svyatogor" (1908) et "Sur l'élargissement des limites de la littérature russe" (1913) sont un reflet vivant de la direction artistique de la géopoétique. Ainsi, dans le premier essai, Khlebnikov estime que la poésie est : "La slavité russe a fait écho aux voix étrangères et a laissé muet le mystérieux guerrier du nord, le peuple-mer".

"Et l'on ne devrait pas reprocher au grand Pouchkine lui-même qu'en lui les nombres sonores de l'être du peuple - le successeur de la mer, remplacés par les nombres de l'être des peuples - obéissant à la volonté des anciennes îles ? <...> Tout moyen ne veut-il pas aussi être une fin ? Ce sont les voies de la beauté du mot, différentes de ses buts. L'arbre de la haie donne des fleurs et lui-même. <Et resterons-nous sourds à la voix de la terre : "Donnez-moi une bouche ! Donnez-moi une bouche !" Ou resterons-nous les oiseaux moqueurs des voix occidentales ? <...> Et les rusés Euclide et Lobachevsky n'appelleront-ils pas onze vérités impérissables les racines de la langue russe ? Ils verront dans les mots les traces de l'esclavage de la naissance et de la mort, appelant les racines - Dieu, les mots - l'œuvre de la main de l'homme. <...> Et si la vie et l'existence dans la bouche de la langue du peuple peuvent être comparées à la dolomie d'Euclide, alors le peuple russe ne peut-il pas s'offrir le luxe, inaccessible aux autres nations, de créer une langue - comme la dolomie de Lobachevsky, cette ombre de mondes étrangers ? Le peuple russe n'a-t-il pas droit à ce luxe ? L'intelligence russe, toujours avide de droits, renoncera-t-elle à ce qui lui est donné par la volonté même du peuple : le droit de créer des mots ? <Qui connaît le village russe, connaît les mots formés par l'heure et vivant le siècle du papillon de nuit". En d'autres termes, Khlebnikov a littéralement appelé la poésie "la voix du territoire/paysage".

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Dans l'essai "Sur l'élargissement des limites de la littérature russe" (1913), V. Khlebnikov ne se contente pas de parler de la poésie comme d'une voix du territoire/paysage. Khlebnikov a non seulement fait appel aux travaux de l'un des premiers géo-descripteurs, N. M. Przhevalsky, mais il a également écrit: "En Russie, on a oublié l'État de la Volga - l'ancien Bolgar, Kazan, les anciennes voies vers l'Inde, les relations avec les Arabes, le royaume de Biarm. Le système d'appanage, à l'exception de Novgorod, de Pskov et des États cosaques, est resté en dehors de son champ d'action. Elle ne remarque pas chez les Cosaques le plus bas degré de noblesse, créé par l'esprit de la terre, qui rappelle les samouraïs japonais. Dans certains endroits, elle fait l'éloge du Caucase, mais pas de l'Oural et de la Sibérie avec l'Amour, avec ses légendes les plus anciennes sur le passé des gens (Orochons). La grande frontière des 14ème et 15ème siècles, où se sont déroulées les batailles de Kulikovo, Kosovo et Grunwald, ne lui est pas du tout connue et attend son Przewalski". En d'autres termes, il a directement déclaré que différentes parties de la Russie "attendent leur Przewalski".

Aujourd'hui, pour comprendre la géopoétique du texte régional, les ouvrages consacrés au Nord russe, à la Crimée, à la Transouralienne (Oural, Sibérie, Altaï) ont fait l'objet des recherches les plus approfondies.

mercredi, 21 septembre 2016

Kenneth White et la géopoétique

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Kenneth White et la géopoétique

par Laurent Margantin

Ex: http://www.lerecoursauxforets.org

Pour White, à la base de toute culture, il y a une poétique, qui est une "pratique fondatrice". "Dans la culture grecque classique, si la politique est une préoccupation première, la culture n’existerait pas, ne respirerait pas sans la poésie océanique d’Homère : l’agora est baignée de ses vagues" . Dans la culture chinoise, il y a le Livre des odes, et à côté de la pensée confucianiste centrée sur des questions éthiques, il y a l’espace poétique ouvert par des poètes errants inspirés par le bouddhisme et le taoïsme. Dans notre culture moderne toutefois, la poétique n’est qu’une "discipline" reléguée au fond des universités, et qui n’intéresse que les spécialistes du langage voire de la métrique.

white-1.jpgPour White, à la base de toute culture, il y a une poétique, qui est une "pratique fondatrice". "Dans la culture grecque classique, si la politique est une préoccupation première, la culture n’existerait pas, ne respirerait pas sans la poésie océanique d’Homère : l’agora est baignée de ses vagues." Dans la culture chinoise, il y a le Livre des odes, et à côté de la pensée confucianiste centrée sur des questions éthiques, il y a l’espace poétique ouvert par des poètes errants inspirés par le bouddhisme et le taoïsme. Dans notre culture moderne toutefois, la poétique n’est qu’une "discipline" reléguée au fond des universités, et qui n’intéresse que les spécialistes du langage voire de la métrique.

Il est assez symptomatique que, dans un numéro récent du Magazine littéraire consacré à la " nouvelle poésie française ", aucune place n’ait été faite à un courant fort et vivant de l’écriture poétique contemporaine apparu dans les années quatre-vingt. Certes, le phénomène n’est pas spécifiquement " français ", il a plutôt une vocation européenne et internationale, dans l’esprit de cette Weltliteratur que Goethe appelait de ses voeux. De plus, le fondateur de ce courant est Ecossais, et vit à l’écart des groupes consacrés par un certain milieu littéraire. Cette absence révèle cependant la nature de l’activité poétique en France aujourd’hui, qui s’attache avant tout à des questions formelles et à des jeux de langage en se désintéressant la plupart du temps des questions de fond concernant le rôle essentiel que peut jouer la poésie au sein d’une culture vivante, et sa capacité à générer un rapport au monde inédit, inconnu. Bref, l’absence de la géopoétique dans le paysage poétique français tel qu’il est représenté par les médias culturels est éloquente. Elle nous amène à penser qu’on voudrait bien que la poésie continue d’exister selon des critères nationaux, et sans se mêler véritablement de certaines questions extérieures à son champ, scientifiques et philosophiques ; qu’il faudrait, pour écrire de la poésie reconnue, être un bon formaliste, et ne pas trop s’aventurer hors de frontières tracées par la critique. Pourtant, même si les questions de style et d’écriture sont importantes, et même essentielles, il n’en demeure pas moins vrai que tout grand poème doit communiquer le sens d’un monde, et offrir une connaissance inédite du réel. C’est ce qu’avant Kenneth White un esprit comme Francis Ponge affirmait, tout en se défiant de la forme " poème ", pour lui impossible. Poème voudrait dire lyrisme - oui, mais lequel ? Le lyrisme à l’eau de rose, ou une parole énergique, riche en matières, cherchant une forme nouvelle pour contenir et articuler des énergies ? Ici il s’agit de voir comment un auteur apparu dans les années soixante, en pleine "nouvelle poésie française", a tâché d’ouvrir un nouvel espace, qualifié de géopoétique.

*

C’est en 1989 que Kenneth White a fondé l’Institut international de géopoétique. Dans le texte inaugural de l’Institut on peut lire ces lignes qui résument pour une bonne part tout le travail antérieur de White : "Ce qui marque cette fin du XXe siècle, au-delà de tous les bavardages et de tous les discours secondaires, c’est le retour du fondamental, c’est-à-dire du poétique. Toute création de l’esprit est, fondamentalement, poétique. Il s’agit de savoir maintenant où se trouve la poétique la plus nécessaire, la plus fertile, et de l’appliquer. Si, vers 1978, j’ai commencé à parler de "géopoétique", c’est, d’une part, parce que la terre (la biosphère) était, de toute évidence, de plus en plus menacée, et qu’il fallait s’en préoccuper d’une manière à la fois profonde et efficace, d’autre part, parce qu’il m’était toujours apparu que la poétique la plus riche venait d’un contact avec la terre, d’une plongée dans l’espace biosphérique, d’une tentative pour lire les lignes du monde." Dans la suite de ce texte, White ouvre un espace de prospection inédit, dans lequel " se rencontrent des penseurs et des poètes de tous les temps et de tous les pays ". Sont cités les noms d’Héraclite ("l’homme est séparé de ce qui lui est le plus proche"), de Hölderlin ("poétiquement vit l’homme sur la terre"), de Wallace Stevens ("les grands poèmes du ciel et de l’enfer ont été écrits, reste à créer le poème de la terre"), mais aussi du taoïste Tchouang-Tseu et du poète japonais Matsuo Bashô. On est bien loin - et cela donnera peut-être un peu le vertige à nos "nouveaux poètes français" - d’un contexte national et historique quelconque.

Ce texte inaugural de l’institut est en quelque sorte un " condensé " de toute la démarche géopoétique, et de tout le parcours de Kenneth White. On y retrouve le désir de dépasser la "littérature", une dimension culturelle internationale, et surtout une orientation que l’on peut qualifier de philosophique, ce qui manque avant tout à la culture contemporaine.

*

Kenneth White est né en 1936 à Glasgow, mais, raconte-t-il, ses parents ont senti assez tôt le besoin de quitter la métropole pour aller s’établir à Fairlie, petit village situé sur la côte ouest de l’Ecosse. Déjà la sortie d’un contexte : historique et économique (la réalité fortement industrielle de Glasgow décrite dans un chapitre du premier livre publié de White, En toute candeur), mais aussi culturel : c’est là, face à la mer et à l’île d’Arran, que l’esprit formé à la culture chrétienne s’ouvre à la beauté du monde, faisant naître le besoin d’un espace de réflexion inédit où cette expérience d’ouverture au-dehors soit exprimée et conçue comme l’origine de ce qu’on pourrait appeler une "culture à venir".

wh-2.jpgA dix-huit ans, White revient à Glasgow pour étudier. Mais très vite l’espace de prospection intellectuelle s’étend à un champ géographique plus vaste, comme en témoigne le parcours biographique et universitaire de White : après quelques années d’études à l’Université de Glasgow (littérature, philosophie et latin), il part pour l’Allemagne (Münich), où il découvre Jaspers, Husserl et surtout Heidegger. Puis il passe plusieurs années en France, où il s’installera (il vit actuellement en Bretagne).

Les années parisiennes (1959-63) seront riches en révélations et en réalisations : c’est là qu’il découvre les surréalistes (après avoir beaucoup travaillé sur Rimbaud) et s’intéresse à la pensée orientale ainsi qu’aux cultures dites primitives. Les étudiants de la Sorbonne où il est lecteur d’anglais publient ses premiers poèmes sous le titre Wild Coal (souvenir de ses lectures géologiques en Ecosse), dont certains seront repris dans En toute candeur. Pendant quelques années, il travaille comme assistant à l’Université de Glasgow, puis ensuite de nouveau en France, à Pau, dans les Pyrénées, avant d’être prié par les autorités universitaires d’aller voir ailleurs, juste après les événements de 68 (on lui reprochait en fait un certain anticonformisme, qui s’était traduit par la création d’un groupe d’étudiants et d’enseignants autour d’une revue - Feuillage -, et l’application d’une pédagogie qui n’avait que peu à voir avec la tradition universitaire française, assez rigide et scolaire, encore plus dans les années 60). Une vingtaine d’années plus tard, il sera nommé à la chaire de poétique du vingtième siècle de l’Université de la Sorbonne, où il dirigera des séminaires de recherche autour de la pensée orientale, des auteurs anglais et américains modernes (Whitman, Thoreau, Pound, Mac Diarmid, etc.), fidèle à une pédagogie extravagante, transnationale et transculturelle ! White a toujours pratiqué trois écritures, et il s’en explique : la prose narrative (ce qu’il appelle le "voyage-voyance", récit d’une expérience et non fiction), le poème, et l’essai. Le poème est la pointe de la flèche, qui va droit au but, mais avant cela, pour acquérir assez d’énergie et de matière, il faut parcourir les chemins du monde et de la pensée. D’où la nécessité de voyager, pour ouvrir un espace de sensation et de respiration. D’où la nécessité d’analyser (White pratique la "culturanalyse"), qui doit permettre d’ouvrir peu à peu un espace conceptuel plus riche que le nôtre, qui s’effondre chaque jour un peu plus dans le bruit et la bêtise.

*

"La beauté est partout" : Loveliness is everywhere. Ce sont les premiers mots d’un poème de Kenneth White que j’aimerais citer en entier :

La beauté est partout

Même

sur le sol le plus dur

le plus rebelle

la beauté est partout

au détour d’une rue

dans les yeux

sur les lèvres

d’un inconnu

dans les lieux les plus vides

où l’espoir n’a pas de place

où seule la mort

invite le cœur

la beauté est là

elle émerge

incompréhensible

inexplicable

elle surgit unique et nue -

à nous d’apprendre

à l’accueillir

en nous

Ce sentiment de la beauté exprimé dans "Le grand rivage" est véritablement à la base de la géopoétique. Dans le premier livre de Kenneth White, En toute candeur (sans doute celui qui m’est le plus cher car il y évoque les prémisses de son travail), on peut lire : "Ce n’est pas la communication entre l’homme et l’homme qui importe, mais la communication entre l’homme et le cosmos. Mettez les hommes en contact avec le cosmos, et ils seront en contact les uns avec les autres" . Or White évoque l’origine du mot grec cosmos, étroitement lié à la notion de beauté, et il appartient lui-même à toute une lignée culturelle anglo-américaine - on peut penser à Shaftesbury en Angleterre, mais aussi à Emerson, Thoreau, Whitman en Amérique - pour laquelle expérience esthétique et sensation du monde sont inséparables, et fusionnent dans l’écriture poétique. Dans ce cadre-là, l’écriture engage l’écrivain et le lecteur dans un tout autre espace que le seul " espace littéraire ", cloisonné, renfermé sur son propre questionnement, et ouvre la conscience à la possibilité d’un champ existentiel nouveau. La poésie n’est pas simplement affaire de mots et de "style" (celui dont se parent les dits grands écrivains comme de plumes de paon), mais une affirmation du "corps-esprit" dans un monde donné, monde fondé justement sur le refus du poétique et la négation de la beauté (et même de l’idée de beauté).

wh-3.jpgLa géopoétique "dénote" donc dans un contexte culturel - surtout celui de la fin des années quatre-vingt - au sein duquel comptent avant tout les grands solipsistes et les contempteurs de la condition humaine que sont Beckett, Cioran ou bien Ionesco, auteurs qui, pour un certain milieu littéraire, sont indépassables. Se mettre à l’écart de ce courant intellectuel très coté - Valéry parlait non sans raison de "Bourse de l’Art" - était s’exclure soi-même du monde littéraire et de ses pratiques, ce qu’avait fait d’ailleurs White assez tôt.

L’œuvre de Kenneth White et la géopoétique bien comprise conduisent à un travail sur soi, travail d’abord solitaire, à l’écart de tout groupe, et sur plusieurs niveaux : travail primordial d’attention aux choses, sans lequel rien n’est possible (phase de silence) ; déconditionnement culturel (critique de toutes les valeurs sociales et religieuses) ; et puis travail sur le langage évidemment, vers une clarification de l’écriture (toutefois ouverte à une complexité élémentaire). Dans un second temps, une fois ce travail personnel engagé, des ramifications se font, un réseau naît et se forme peu à peu. C’est ce réseau - ou cet "archipel", pour reprendre un terme cher à White - qu’a permis de constituer l’Institut international de géopoétique. Dès la création de l’Institut de géopoétique, des connexions se sont faites entre les disciplines. Dans le premier numéro des Cahiers de géopoétique, on trouve une contribution d’un océanographe, Frédéric Ibanez, celle d’un biologiste, Alain Sournia, un article philosophique de Georges Amar, une étude de White sur Lapérouse, et des textes poétiques de Thoreau, Gary Snyder ou de Jean Morisset, par ailleurs géographe… De cet ensemble se dégage une nouvelle cohérence basée toute entière sur une poétique, car il existe entre les sciences, la philosophie et la poésie, n’en déplaise à Sokal et Brikmont, d’autres ponts que ceux de la simple analogie (parfois gratuite en effet) : l’homme de sciences peut avoir sa propre expérience poétique, et le poète peut s’intéresser aux sciences, ce qui peut les réunir est une expérience de la beauté de monde et une langue commune, qui elle n’est pas donnée d’avance. Exclure cela d’un revers de main polémique, c’est nier l’importance d’œuvres comme celles de Novalis ou de Goethe, qui essayèrent justement de dépasser le cloisonnement entre les disciplines, en vue d’une poétique nouvelle.

Il devenait évident qu’à travers les Cahiers un nouveau champ culturel était en train de se constituer et allait s’étendre, ce à quoi travailla Kenneth White en organisant des rencontres et des colloques, qui firent l’objet de publications à part. Mais dès 1992 le besoin se fit sentir d’ "archipéliser" l’Institut, et des ateliers de géopoétique virent le jour, à partir de contacts antérieurs entre Kenneth White et certains de ses lecteurs et amis. L’un des premiers centres fut l’Atelier du Héron en Belgique, puis le centre géopoétique de Belgrade, l’Atelier d’Aquitaine à Bordeaux et le centre écossais à Edinburgh. Il existe à présent une douzaine de centres à travers le monde.

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Plus on approfondit l’œuvre de Kenneth White et le concept de géopoétique, et plus on se rend compte que celui-ci participe d’un courant profond de la culture occidentale, que des esprits comme White, mais aussi Caillois, Ponge ou bien encore Segalen ont repris et continué, et qui a surgi deux siècles plus tôt, justement en Allemagne. La géopoétique est sans aucun doute l’héritière directe de ce courant culturel exceptionnel dont il reste à mesurer la force et l’ampleur (ce qui sera fait une fois que la culture secondaire de l’époque se sera définitivement épuisée et qu’on aura vraiment remis en cause les compartimentages universitaires). Une nouvelle cartographie culturelle est en cours, dont les grandes lignes de force sont déjà plus ou moins connues.

wh-4.jpgQu’est-ce qui ne va pas, dans notre "culture" ? Dans un entretien, White dit, "pour parler rapidement", qu’il est parti de ce que Freud appelle le "malaise dans la civilisation" (das Unbehagen in der Kultur). Et il ajoute : "Ce malaise est toujours là, même si notre société essaie de le couvrir de bruits, même si on peut avoir l’impression que bientôt les esprits seront tellement "informatisés" qu’ils ne penseront plus rien. Moi, j’éprouvais un malaise, une angoisse, je me sentais étouffer dans un état de choses. J’ai essayé de sortir." Ce malaise culturel actuel, White en voit les sources dans deux grandes cultures - et en cela il est bien sûr nietzschéen : le christianisme et le rationalisme occidental. White critique ces systèmes de pensée de l’intérieur, puisqu’il a été plongé pendant toutes ses années d’enfance dans la culture chrétienne, et qu’il s’est intéressé de près à la philosophie européenne. La critique de la religion ne le conduit pas vers le nihilisme le plus "classique" (perte de toutes les valeurs, relativisation postmoderne de toutes les cultures), et d’un autre côté sa critique du rationalisme ne le mène pas vers un "irrationalisme" qui serait l’expression d’une nouvelle religion ou d’un lyrisme débridé. Bien au contraire. Il s’agit plutôt d’éviter tous les écueils rencontrés par une pensée qui s’opposerait ou "réagirait", pensée qui ne dure jamais parce qu’elle ne fonde rien.

White cherche à dépasser la scission homme-monde (il critique fortement la rupture opérée par la théologie chrétienne entre la matière et l’esprit, et celle que l’on trouve chez Descartes entre la "chose pensante" et la "chose étendue"), et il cherche à dépasser également une scission arbitraire entre pensée et sensation, raison et intuition, poésie et science (scission caractéristique de notre culture). Il s’intéresse aux sciences (souvent plus qu’à la dite poésie actuelle), mais critique les excès de la science, le technicisme (ou soi-disant Progrès) qui ravage la planète aujourd’hui. Il étudie le bouddhisme, mais ne veut pas de "bouddhôlatrie" (refusant avec Nietzsche le "bouddhisme sentimental" qui allait, prédisait le philosophe, submerger l’Europe). Disons qu’il cherche une raison étendue par la sensation, par l’expérience du monde, et que d’un autre côté il travaille à une poésie informée par la réflexion philosophique voire épistémologique, et même par l’expérience mystique, qui s’accomplit la plupart du temps au-delà des discours et débats, et qui peut être aussi un moyen de se "déconditionner", de sortir d’un contexte intellectuel étouffant, et d’atteindre une vision plus large. La question qui revient toujours chez White comme chez l’un des écrivains qui a le plus compté pour lui, Henry David Thoreau, est la suivante : qu’est-ce qu’une réelle connaissance, c’est-à-dire qu’est-ce que la connaissance d’un homme habitant dans son corps et son esprit la Terre, après que tous les "grands récits" (chrétien et humaniste) se sont écroulés ? "Thoreau disait que "le vrai homme de science" connaîtra la nature mieux que les autres, non pas grâce à des techniques, à des méthodes (notre obsession), mais grâce à son "organisation plus fine". Pour Thoreau, la science, c’est-à-dire la connaissance, impliquait la capacité de sentir, goûter, voir, entendre d’une manière accrue. Pour lui, "l’homme le plus scientifique" serait l’homme le plus "sain", l’homme le plus "amical" (c’est-à-dire capable de sym-pathie, au sens fort), il posséderait une "sagesse indienne" plus parfaite. C’est cette augmentation de l’être liée à un assouplissement et un affinement du discours que j’appelle la biocosmopoétique. Nous avons pris le chemin inverse - vers la myopie, l’insensibilité, l’application limitée et la pensée bornée" .

C’est dans un écart total et passager - la cabane de Walden - que l’écrivain et charpentier américain Henry David Thoreau - aussi connu pour sa théorie et sa pratique de la "désobéissance civile" - a développé une conception de la connaissance radicalement nouvelle dans l’Amérique en proie comme l’Europe et bientôt l’Asie et le monde tout entier à la fièvre du Progrès. Dans les bois, Thoreau cherche une "pensée-sensation" ou ce que Coleridge appelle la "connaissance substantielle". La connaissance substantielle est "cette intuition des choses qui surgit quand nous nous trouvons unis au tout", tandis que la connaissance abstraite est l’image que se fait du monde une conscience séparée de celui-ci. "Cette "conscience séparée" ne peut donner lieu qu’à un langage mort, tout au plus utile pour la communication générale. La connaissance substantielle est, par contre, consubstantielle à l’être et donne lieu à un langage vivant qui est poésie. Elle constitue la seule véritable science (...)", écrit White dans L’esprit nomade. Pour Thoreau - et aussi pour White -, l’activité du poète peut conduire à une connaissance substantielle, si celui-ci sort d’un contexte culturel où la poésie et la science sont séparées. Il y a du "scientifique" chez Thoreau, mais en vue d’une écriture du monde qui dépasse la simple description ou l’observation. Il y a un "démon du savoir" chez lui, qui recueille lors de ses excursions toutes sortes d’observations concernant la faune et la flore, mais la forme de géo-gnosie qu’il recherche doit être aussi une "augmentation de la sensation de vie", exprimée dans une langue la plus simple et la plus incandescente possible. Et c’est bien le sentiment de la nécessité d’une langue, d’une langue poétique et ouverte au monde, qui, au fond, sépare le poète de l’homme de science.

figure-du-dehors-237814.jpgEn 1987, Kenneth White a publié un livre intitulé L’esprit nomade, qui est son deuxième essai publié après La figure du dehors. Pendant plusieurs années, White avait surtout fait paraître des poèmes et des récits de voyage (ou ce qu’il appelle des way-books). Or, pendant les années 80, est parue une série d’essais rédigés par quelqu’un qui se définit comme un "poète-penseur". Dans ce livre, L’esprit nomade (une partie de sa thèse d’Etat sur le nomadisme intellectuel), la dernière partie est intitulée "Poétique du monde", et le dernier chapitre de cette section "Eléments de géopoétique ". Deux années plus tard, en 1989, White fonde l’Institut international de géopoétique. A beaucoup d’égards, "Eléments de géopoétique" peut être considéré comme le "programme" de l’Institut, ramassé, résumé dans le texte inaugural. Un autre ouvrage fondamental pour aborder ce que White appelle aussi la "poétique du monde" est Le plateau de l’albatros, introduction à la géopoétique paru en 1994.

Pour White, à la base de toute culture, il y a une poétique, qui est une "pratique fondatrice". "Dans la culture grecque classique, si la politique est une préoccupation première, la culture n’existerait pas, ne respirerait pas sans la poésie océanique d’Homère : l’agora est baignée de ses vagues." Dans la culture chinoise, il y a le Livre des odes, et à côté de la pensée confucianiste centrée sur des questions éthiques, il y a l’espace poétique ouvert par des poètes errants inspirés par le bouddhisme et le taoïsme. Dans notre culture moderne toutefois, la poétique n’est qu’une "discipline" reléguée au fond des universités, et qui n’intéresse que les spécialistes du langage voire de la métrique.

Avons-nous même une "culture" d’ailleurs, une culture qui ne soit pas bien sûr un "produit de consommation courante" , fidèle en cela à l’esprit du temps ? On peut en douter, car il ne suffit pas d’accumuler les œuvres d’art et d’organiser des activités culturelles un peu partout pour qu’une société soit animée par une culture au sens fort du terme. " Pour qu’il y ait culture au sens fort du mot, écrit White, il faut que soit présent dans les esprits d’un groupe un ensemble de motifs et de motivations : lignes de force, "formes maîtresses", comme disait Montaigne, et cela, non au niveau du plus bas dénominateur commun ("sport", "loisirs", "distractions"), mais à un niveau qui incite la personne sociale à se travailler, à déployer ses énergies dans un espace exigeant. "

Toute culture a ce que White appelle un "motif unificateur". Mais toute tentative pour refonder une culture semble condamnée à échouer lorsqu’elle reprend des motifs épuisés : telle idole religieuse, tel personnage mythique ou historique, voire même tel principe abstrait (l’Homme) dans une conception de la culture tournée vers la fondation d’une polis moderne. "Si l’on se pose la question de savoir quel peut être un tel motif unificateur pour nous, aujourd’hui, dans le monde entier (puisque nous vivons maintenant, non plus à l’échelle de la tribu, ni même à l’échelle d’une nation, n’en déplaise aux nationalistes de tout poil, mais de la planète toute entière), je pense qu’une réponse s’impose : la terre même, sur laquelle nous tentons de vivre, et sans laquelle il n’y a pas de monde vivable."

Cette terre, il semble que même les érudits - dans un pays comme la France fortement conditionné par l’Université et marqué par un sens très étroit de la culture - soient en train de la redécouvrir. Je pense entre autres aux travaux très stimulants de géographes et philosophes comme Augustin Berque et Jean-Marc Besse, qui combinent érudition littéraire et connaissances scientifiques, contribuant ainsi à ouvrir un nouveau contexte culturel. On sent depuis environ une vingtaine d’années que ce manque d’une culture attachée à la réalité terrestre et à l’espace se fait cruellement sentir. Dans le domaine littéraire, des écrivains d’une génération précédente, comme Julien Gracq ou Philippe Jaccottet, en étant extérieurs au mouvement géopoétique, ont préparé le terrain. Cette nouvelle "géographie poétique", pour reprendre une expression de Novalis, ne demande qu’à être poursuivie et approfondie, dans un espace qui ne peut être seulement littéraire, mais qui engage un autre rapport au monde qui nous entoure, ici et maintenant.

Toutefois, White est très peu sensible à la "poésie du terroir" que l’on trouve parfois chez Heidegger, et se méfie d’un rapport à la nature trop sentimental. Il emploie surtout le terme "monde", qui ouvre un espace plus large, un horizon, et se dégage de tout sentimentalisme écologique ainsi que d’un attachement à la soi-disante pureté d’un lieu auquel l’individu devrait rester lié pour toujours, fidèle à une identité prédéterminée par d’autres (ancêtres, textes). Il faut évidemment aujourd’hui éviter à tout prix l’écueil de la "terre-terroir" et d’un attachement sentimental au sol, qui ne conduit, en termes culturels, qu’à du ressassement folklorique. Ecossais d’origine, White situe l’Ecosse dans un contexte plus large, l’origine étant elle-même mélange, et, d’une certaine manière, horizon. L’Ecosse, archipel initial, espace originellement pluriel et dont la géographie reste toujours complexe, à découvrir. Lieu où il ne s’agit pas de revenir, mais espace qu’il faut tenter de déployer, de projeter, espace en devenir.

wh-5.jpgComment peut se déployer pour nous aujourd’hui un "monde poétique" ? White insiste sur l’activité nomade, "dérivante", de celui qui cherche un tel monde. Il doit y avoir déplacement, autant physique qu’intellectuel. Il ne suffit pas de bouger, de faire des voyages, il faut aussi que l’esprit migre, et accède à un espace d’énergies au-delà de tous les bavardages nationaux et de tout ce qui enferme l’esprit dans des limites étouffantes. "Habiter la terre en poète", selon l’expression de Hölderlin, c’est habiter un espace large et chargé d’énergies, où des rapprochements entre les cultures les plus diverses peuvent avoir lieu d’une manière parfois surprenante. La géopoétique est en effet un rapport à l’espace terrestre fluide, itinérant, jamais figé, d’où la notion si importante que l’on trouve développée chez White de "nomadisme intellectuel", et l’exercice personnel du voyage transposé littérairement dans l’écriture de way-books. Sans nomadisme, l’art s’appauvrit, finit par être emprisonné dans des cadres conceptuels et esthétiques trop étroits et trop rigides. L’art a besoin d’un rapport à l’espace qui soit à la fois riche et ouvert autant sur le plan conceptuel (ouverture à d’autres esthétiques, à d’autres formes) que sur le plan physique : l’esprit doit pouvoir vivre au milieu d’un monde de formes en mouvement, et en harmonie avec un univers sensible aussi large que possible et dont la carte est toujours à reprendre. La géopoétique est un concept opérateur, écrit White, indissociable d’une volonté de briser un espace circonscrit par les idéologies, les croyances, les politiques culturelles nationales, afin d’ouvrir l’esprit de chacun aux mouvements, aux métamorphoses du monde, de ce monde qui est pour l’homme ce qu’il y a de plus proche et ce dont il est le plus séparé.

Dans un chapitre d’Eléments de géopoétique, White évoque ce qu’il nomme une "physique de la parole" : selon lui, c’est à travers l’expérience de l’écriture poétique que peut se déployer un monde. Cependant, écrit White, "presque tout, à "notre" époque, va à l’encontre de la possibilité d’un langage puissant et clair, capable de dire une présence et une transparence." C’est que la parole poétique doit non seulement se dégager des discours ambiants (politiques, économiques, médiatiques) qui tournent à vide et génèrent les pires catastrophes, mais elle doit aussi aller au-delà de ce qu’on entend par "poésie", souvent expression d’"artistes" obsédés par un style prétendument "littéraire" et par des problèmes intimes. White reconnaît une parole poétique authentique chez des esprits comme Walt Whitman, à la recherche d’un "style absolument limpide, telle la glace sans tain... clarté, simplicité, pas de phrases brumeuses ou entortillées.... la transparence la plus parfaite", ou encore chez Thoreau, dans son Journal (qui ne sépare pas la vie quotidienne de l’expérience poétique, et même tente de confondre les deux) : "Le premier jour d’avril il a plu et la glace a fondu. Tôt le matin, dans un épais brouillard, j’ai entendu une oie égarée voler au-dessus de l’étang et cacarder comme l’esprit même du brouillard."

C’est une "méditation du monde" que nous offre la parole poétique, lorsque celle-ci est soutenue, stimulée, engendrée par un rapport au réel, telle la géopoétique. Ecoutons-la.

P.-S.

WHITE VALLEY

Not much to be seen in this valley

a few lines, a lot of whiteness

we’re at the end of the world, or at its beginning

maybe the quaternary ice has just withdrawn

as yet

no life, no living noise

not even a bird, not even a hare

nothing

but the wailing of the wind

yet the mind moves here with ease

advances into the emptiness

breathes

and line after line

something like a universe

lays itself out

without doing too much naming

without breaking the immensity of silence

discreetly, secretely

someone is saying

here I am

here, I begin

LA VALLÉE BLANCHE

Peu de chose à voir dans cette vallée

quelques lignes, beaucoup de blanc

c’est une fin de monde, ou bien un commencement

peut-être le retrait des glaces du quaternaire

jusqu’à présent

nulle vie, nul bruit de vie

pas même un oiseau, pas même un lièvre

rien

que le vagissement du vent

pourtant l’esprit se meut ici à l’aise

avance dans le vide

respire

et ligne après ligne

quelque chose comme un univers

se dessine

sans trop vouloir nommer

sans briser l’immensité du silence

discrètement, secrètement

quelqu’un dit

je suis ici

ici, je commence

(Extrait de : Limites et marges, Mercure de France, 2000. Traduction : Marie-Claude White)