mardi, 12 novembre 2024
Le Grand Bleu, le film le plus profond
Le Grand Bleu, le film le plus profond
par André Waroch
Luc Besson n’a pas toujours été cette odieuse caricature de notre époque, faisant assaut de bien-pensance à chacune de ses interviews. Il a commis, alors même qu’il était déjà au faîte de sa gloire, ce film prodigieux qu’est Le Grand Bleu. Prodigieux à plus d’un titre : d’abord parce que son succès est né d’un gigantesque malentendu, peut-être orchestré par un service com’ magnifiquement inspiré, qui aurait réussi à faire croire aux spectateurs qu’ils allaient voir une ode à la nature et à la mer avec des gentils dauphins qui nagent dedans.
Il se peut que personne, en réalité, n’ait compris ce film, et même que Luc Besson lui-même n’ait pas compris le film qu’il avait réalisé.
Le Grand Bleu n’est pas une ode à la nature, encore moins à la mer. La mer, dans le film, est ignoble, horrible. C’est un monstre, d’un bleu métallique quand on la voit depuis la terre, et d’un noir total dès qu’on y plonge un peu profond. Un monstre qui commence par emporter le père de Jacques Mayol sous les yeux de son fils encore enfant, lors d’une scène terrifiante, puis, à la fin du film, son meilleur et son seul ami. Et qui finit, selon toute vraisemblance, par l’emporter lui aussi. Les dauphins qui l’appellent dans ses hallucinations ne sont que l’autre visage de la mort et du suicide.
Jacques Mayol est un homme brisé, un homme dont l’âge socio-affectif a été arrêté vers dix ans, un homme dont le père est mort alors même que sa mère, dont on ne saura rien d’autre, était déjà définitivement partie dans son pays d’origine, les Etats-Unis. De l’autre côté de l’Atlantique…
A ce stade, on pourrait s’attendre à ce que la suite du film ne soit qu’une pleurnicherie pré-féministe, en mettant, à la place d’une femme aux cheveux gras et au regard vide jouée par Elodie Bouchez, un homme-victime pareillement penché sur son nombril, son passé et ses souffrances.
Il n’en est rien. Absolument rien. Et, il faut rendre justice à Luc Besson, il déteste les pleurnicheries qui pleurnichent dans le vide pendant deux heures et demie. Il lui faut une histoire, un enjeu, de l’action. C’est son côté mec.
Celui qui va sauver l’histoire, celui qui, en réalité, enclenche tout l’histoire, c’est Enzo Molinari.
Enzo, qui a légué son prénom à une génération entière de beaufs français, est la caricature absolue du macho italien : c’est un colosse, sûr de lui, parlant très fort, aimant bien manger, bien boire et aimant les femmes. Mais tout cela, finalement, n'est que secondaire. Et cela pourrait même être ridicule et pathétique s’il n’y avait, au centre de cette identité masculine, ce qui constitue, plus que toute autre chose, la masculinité: l’esprit de compétition poussé jusqu’à son paroxysme, celui qui pousse les hommes à se mesurer entre eux pour savoir qui est le meilleur. Les plus masculins, les plus virils, les plus testostéronés d’entre eux, y sacrifient leur vie, qu’il s’agisse de leur vie privée, souvent catastrophique puisqu’ils la considèrent comme quelque chose de secondaire, ou de leur vie au sens littéral.
Jacques Mayol, à première vue, est le contraire absolu d’Enzo : il fuit le monde, il fuit les humains, il se réfugie dans l’illusion morbide qu’il pourrait un jour ne jamais remonter de ses escapades aquatiques. Il est timide, il parle doucement, n’ose pas conclure avec Rosanna Arquette qui n’attend que ça, puisqu’il n’a selon toute vraisemblance jamais eu aucune relation sexuelle. Normalement, un type comme ça est écrasé, humilié, balayé sans un regard et sans remords par les types comme Enzo.
C’est pourtant Enzo, qui n’a jamais oublié son ami d’enfance, qui vient lui-même le chercher, lors d’une scène centrale qui n’a pas été comprise comme telle, dans ce film que finalement, répétons-le avec insistance, aucune critique, aucun journaliste, aucun spectateur n’a compris.
Il ne vient pas le chercher pour lui demander ce qu’il devient, se remémorer les vieux souvenirs. Il vient le chercher pour lui proposer de participer au championnat du monde de plongée en apnée. Et, quand, Mayol lui demande pourquoi il fait ça, Enzo a cette réponse lumineuse, claire comme de l’eau de roche :
« parce que tu meurs d’envie de me battre ».
Voilà ce qui rattache Jacques Mayol au monde des hommes, au monde du masculin : l’esprit de compétition poussé jusqu’à ses dernières extrémités. Voilà pourquoi Enzo le respecte alors qu’il devrait le mépriser et l’écraser.
Osons l’anachronisme : Le Grand Bleu est un film masculiniste, c’est-à-dire uniquement préoccupé par l’exploration de la psyché masculine. Les femmes, évidemment, sont présentes, puisqu’il n’y a pas de masculin sans féminin, de même qu’il n’y a pas de ying sans yang.
Il y a les vraies femmes : la mère d’Enzo, qu’on aperçoit à peine, et Rosanna Arquette, qui s’est entiché de Mayol. Elle est américaine, comme sa mère, énième fausse coïncidence de ce film aux profondeurs psychanalytiques. Et - beaucoup l’ont constaté mais aucun n’a osé l’écrire – son visage ressemble littéralement à celui d’un dauphin. Le dauphin au sens strict du terme, annoncé par la com’ de l’époque comme un personnage fondamental du film, n’apparait qu’épisodiquement, et toujours comme un symbole. Mais un symbole de quoi ?
Le dauphin, comme Rosanna Arquette, comme la mer (homophone de mère dans la langue natale Luc Besson), est la personnification de l’élément féminin. On ne le voit jamais lors des compétitions. Il apparait toujours quand cesse la lutte, quand disparaît le monde des hommes.
Il y a dans l’âme de Jacques Mayol deux pôles qui se battent pour la victoire. D’un côté, le pôle masculin, c’est-à-dire la lutte pour le titre de champion du monde, le nombre de mètres qui restent pour battre le record, la concentration, les chiffres, les muscles saillants sous l’écume. De l’autre, l’élément féminin, et c’est là que les choses se compliquent. Car deux éléments féminins se font face : d’un côté, le féminin positif incarné par Rosanna Arquette, sincèrement amoureuse, se projetant sincèrement dans un avenir amoureux avec un homme qu’elle espère arracher à ses démons intérieurs, et qui lui annonce qu’elle est enceinte de lui.
De l’autre côté, le féminin négatif, c’est-à-dire la mer, qui répétons-le, n’est en aucun cas présentée sous un jour favorable. Elle est une étendue bleue et noire, glacée, menaçante, impitoyable, et ne réserve en définitive que la mort aux hommes qui y plongent. Les dauphins ne sont que des faux amis, des sirènes dont la fonction est d’arracher Jacques au monde humain et de l’attirer dans les profondeurs glacées, c’est-à-dire vers la mort, ce dont on a confirmation définitive lors de la dernière scène, proprement terrifiante malgré la musique poétique d’Eric Serra.
Ainsi la mer aura tué le père de Jacques, puis Enzo, puis Jacques lui-même.
Alors pourquoi certains présentent-ils encore Le Grand Bleu comme « une ode à la mer » ?
20:25 Publié dans Cinéma, Film | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, film, luc besson | | del.icio.us | | Digg | Facebook