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lundi, 10 octobre 2022

La crise ukrainienne ne concerne pas l'Ukraine mais l'Allemagne

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La crise ukrainienne ne concerne pas l'Ukraine mais l'Allemagne

par Michael Whitney

Source: http://www.cese-m.eu/cesem/2022/09/la-crisi-ucraina-non-riguarda-lucraina-ma-la-germania/?fbclid=IwAR2o2pWcMrLESb5XOqV795oxH7T6JsQE_51pig15Cy6FOYLiDstPOQdXErw

En ce qui concerne le sabotage du gazoduc Nordstream, nous vous proposons cet article prémonitoire qui date de février 2022. 

"La raison primordiale qui a conduit les États-Unis à mener des guerres pendant plus d'un siècle - la Première et la Seconde guerres mondiales et la Guerre froide - a été la relation qui existait entre l'Allemagne et la Russie, car unies, elles sont la seule force qui pourrait nous menacer . Npus avons agi pour faire en sorte que cela ne se produise pas". 
George Friedman, PDG de STRATFOR au Conseil des affaires étrangères de Chicago.

La crise ukrainienne n'a rien à voir avec l'Ukraine. Il s'agit plutôt de l'Allemagne et, en particulier, d'un gazoduc qui relie l'Allemagne à la Russie, appelé Nord Stream 2. 

Washington considère le gazoduc comme une menace pour sa primauté en Europe et a tenté de saboter le projet à chaque étape de sa mise en oeuvre.

Néanmoins, Nord Stream est allé de l'avant et est maintenant entièrement opérationnel et prêt à être utilisé. Une fois que les autorités régulatrices allemandes auront fourni la certification finale, les livraisons de gaz commenceront. Les foyers et les entreprises allemands disposeront d'une source fiable d'énergie propre et bon marché, tandis que la Russie verra ses revenus gaziers augmenter considérablement.

C'est une situation gagnant-gagnant pour les deux parties. L'establishment de la politique étrangère américaine n'est toutefois pas satisfait de ces développements. Ils ne veulent pas que l'Allemagne devienne de plus en plus dépendante du gaz russe, car le commerce crée la confiance et la confiance conduit à l'expansion du commerce. 

À mesure que les relations s'intensifient, davantage de barrières commerciales sont supprimées, les réglementations sont assouplies, les voyages et le tourisme augmentent et une nouvelle architecture de sécurité se met en place.

Dans un monde où l'Allemagne et la Russie sont amies et partenaires commerciaux, il n'y aurait pas besoin de bases militaires américaines, pas besoin d'armes et de systèmes de missiles coûteux de fabrication américaine, et pas besoin de l'OTAN.

En outre, il ne serait pas nécessaire de négocier des accords énergétiques en dollars américains ou de stocker des obligations du Trésor américain pour équilibrer les comptes.

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Les transactions entre partenaires commerciaux pourraient être effectuées dans leurs monnaies nationales, ce qui ne manquera pas de précipiter une forte baisse de la valeur du dollar et un déplacement spectaculaire du pouvoir économique.

C'est pourquoi l'administration Biden s'oppose à Nord Stream. Ce n'est pas seulement un pipeline, c'est une fenêtre sur l'avenir ; un avenir dans lequel l'Europe et l'Asie se rapprocheront dans une zone de libre-échange de grandes dimensions qui augmentera la puissance et la prospérité mutuelles, laissant les États-Unis à l'extérieur de cette dynamique.

Le rapprochement entre l'Allemagne et la Russie marque donc la fin de l'ordre mondial "unipolaire" que les États-Unis ont supervisé au cours des 75 dernières années.

Une alliance germano-russe constitue donc une menace qui accélérera le déclin de la superpuissance, laquelle s'approchera alors de l'abîme.

C'est pourquoi Washington est si déterminé à faire tout son possible pour saboter Nord Stream et maintenir l'Allemagne dans son orbite. 
C'est, pour les Etats-Unis, une question de survie.

C'est là que l'Ukraine intervient. L'Ukraine est "l'arme de choix" de Washington pour torpiller Nord Stream et creuser un fossé entre l'Allemagne et la Russie. La stratégie est tirée de la première page du manuel de politique étrangère des États-Unis, sous le titre : Diviser pour régner.

Washington doit créer la perception que la Russie représente une menace pour la sécurité de l'Europe.

Tel est l'objectif.

Ils doivent montrer que Poutine est un agresseur sanguinaire dont le tempérament n'est pas digne de confiance. À cette fin, les médias ont été chargés de répéter sans cesse : "La Russie prévoit d'envahir l'Ukraine". Ce qui n'a pas été mentionné, c'est que la Russie n'a envahi aucun pays depuis la dissolution de l'Union soviétique, et que les États-Unis ont envahi ou renversé des régimes dans plus de 50 pays au cours de la même période, et que les États-Unis maintiennent plus de 800 bases militaires dans des pays du monde entier.

Rien de tout cela n'est rapporté dans les médias, l'accent étant mis sur le "méchant Poutine" qui a massé quelque 100.000 soldats le long de la frontière ukrainienne, menaçant de plonger toute l'Europe dans une nouvelle guerre sanglante.

Les sanctions économiques rebutent les Allemands qui y voient un signe d'ingérence étrangère. "Pourquoi les États-Unis s'immiscent-ils dans nos décisions en matière d'énergie ?", demande l'Allemand moyen. "Washington devrait s'occuper de ses propres affaires et rester en dehors des nôtres". 
C'est exactement la réponse que l'on attend de toute personne raisonnable.

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Ensuite, il y a celle-ci, publiée par Al Jazeera :

"Les Allemands en majorité soutiennent le projet, seules certaines parties de l'élite et des médias sont contre le gazoduc....".

Plus les États-Unis parlent de sanctionner ou de critiquer le projet, plus il devient populaire dans la société allemande, a déclaré Stefan Meister, expert de la Russie et de l'Europe de l'Est au Conseil allemand des relations étrangères." ("Nord Stream 2 : Pourquoi le gazoduc russe vers l'Europe divise l'Occident", AlJazeera)

Ainsi, l'opinion publique est résolument du côté de Nord Stream, ce qui contribue à expliquer pourquoi Washington a décidé d'adopter une nouvelle approche.

Les sanctions ne fonctionnant pas, l'Oncle Sam est passé au plan B : créer une menace extérieure suffisamment importante pour que l'Allemagne soit obligée de bloquer l'ouverture du pipeline. Franchement, cette stratégie sent le désespoir, mais on ne peut s'empêcher d'être impressionné par la persévérance de Washington. Ils sont peut-être menés de cinq points dans le bas de la neuvième manche, mais ils n'ont pas encore jeté l'éponge. Ils lui donneront une dernière chance et verront s'ils peuvent faire des progrès.
La chancelière allemande a été stupéfaite par les commentaires de Biden qui ne faisaient manifestement pas partie du script original. Néanmoins, Scholz n'a jamais accepté d'annuler Nord Stream et a même refusé de mentionner le gazoduc par son nom. Si Biden pensait pouvoir se débarrasser du leader de la troisième plus grande économie du monde en le coinçant dans un forum public, il s'est trompé.

L'Allemagne reste déterminée à lancer Nord Stream, sans tenir compte des répercussions potentielles dans la lointaine Ukraine. Mais cela pourrait changer à tout moment.

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Après tout, qui sait quels incitants Washington pourrait prévoir dans un avenir proche ? Qui sait combien de vies ils sont prêts à sacrifier pour creuser un fossé entre l'Allemagne et la Russie ? Qui sait quels risques Biden est prêt à prendre pour ralentir le déclin de l'Amérique et empêcher l'émergence d'un nouvel ordre mondial "polycentrique" ? Tout peut arriver dans les semaines à venir. Tout ce que vous pouvez imaginer.

C'est à Scholz de décider comment résoudre cette question. Mettra-t-il en œuvre la politique qui sert le mieux les intérêts du peuple allemand ou succombera-t-il aux pressions incessantes de Biden ?

Tracera-t-il une nouvelle voie qui renforce les nouvelles alliances dans le trépidant corridor eurasien ou apportera-t-il son soutien aux folles ambitions géopolitiques de Washington ?

Acceptera-t-il le rôle fondamental que pourra jouer l'Allemagne dans un nouvel ordre mondial - dans lequel de nombreux centres de pouvoir émergents partageront équitablement la gouvernance mondiale et dans lequel les dirigeants resteront fermement attachés au multilatéralisme, au développement pacifique et à la sécurité pour tous - ou cherchera-t-il à soutenir le système d'après-guerre en lambeaux qui a clairement dépassé sa durée de vie ?

Une chose est sûre, ce que l'Allemagne décidera nous affectera tous.

Cet article a été initialement publié dans The Unz Review .

Michael Whitney est un célèbre analyste géopolitique et social basé dans l'État de Washington. Il a commencé sa carrière de journaliste indépendant en 2002 avec un engagement pour un journalisme honnête, pour la justice sociale et la paix mondiale. Il est associé-chercheur au Center for Research on Globalization (CRG).

mardi, 13 novembre 2018

Les relations internationales dans un monde multipolaire

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Les relations internationales dans un monde multipolaire

par Hans Köchler*

Ex: http://www.zeit-fragen.ch

Afin d’éviter tout malentendu, il est judicieux d’entreprendre d’abord une clarification concernant la formulation du sujet qui m’a été assigné «Les relations internationales dans un monde multipolaire». Pour le terme «international», c’est assez simple. Il faut cependant souligner spécifiquement ce qu’on entend par ce terme «interétatique», puisque qu’en allemand «nation» a encore une autre signification. Il s’agit donc des relations entre les Etats et implicitement, de celles entre les peuples et les individus. Cela n’entre pas en contradiction avec le fait que l’Etat obtienne sa légitimité du statut souverain du citoyen dans l’action commune.

«L’avantage décisif de la configuration multipolaire – plutôt complexe, il faut le reconnaître – est que chaque acteur, indépendamment de sa taille et de son pouvoir, a une marge de manœuvre – on pourrait aussi dire un espace de liberté – relativement plus grande que dans l’ancienne configuration unipolaire. Pour les Etats de moindre importance, un cadre multipolaire constitue clairement une meilleure garantie pour la sauvegarde de leur indépendance, qu’un système hégémonique ou aussi bipolaire.»

«Multipolaire» et «multilatéral»

Cependant, la notion de «multipolaire» nécessite d’être expliquée de manière plus précise. Il ne faut pas la confondre avec la notion de «multilatéral». Cette dernière se rapporte à la forme ou plutôt à la méthode de l’action en politique extérieure des Etats, alors qu’au contraire l’adjectif «multipolaire» met l’accent sur la configuration de pouvoir entre les Etats. Ce sont deux niveaux de compréhension totalement différents de l’application de cette notion. Les accords, par exemple, peuvent être soit bilatéraux, soit multilatéraux; ils ne peuvent cependant jamais être unilatéraux, puisque on ne peut conclure un accord avec soi-même. Les sanctions peuvent être unilatérales, si elles sont imposées par une seule partie, soit par un seul Etat, soit par un groupe ou une organisation d’Etats. Les sanctions ne deviennent des mesures de contrainte collectives, donc multilatérales, que si elles sont dispensées par le Conseil de sécurité des Nations Unies au nom de tous, donc au nom de la communauté des nations. On peut donc dire qu’un Etat agit dans un certain cas, de façon multilatérale, c’est-à-dire, qu’il prend des décisions en commun avec d’autres Etats, ou alors, dans un cas isolé ou de façon générale, il peut également agir de façon unilatérale.


Il en va tout autrement avec l’adjectif «multipolaire». A un moment donné, la configuration de pouvoir au niveau global ou régional peut être unipolaire, bipolaire ou multipolaire. Ici, il n’est pas question – tout autrement qu’avec «unilatéral», «bilatéral» ou «multilatéral» – du nombre des Etats trouvant un accord au sujet de mesures particulières, mais du nombre de pôles de pouvoir au niveau global. Juste un indice pour préciser cette différence: dans un ordre multipolaire, un Etat peut – s’il le souhaite – agir de manière unilatérale, s’il pense être assez puissant pour le faire. S’il n’y a qu’un seul centre de pouvoir, l’Etat dominant sera constamment tenté d’agir comme il le désire, sans rechercher l’entente avec les autres Etats, puisqu’il n’existe aucun contrepoids à son pouvoir. Dans une telle configuration, il peut cependant de son propre chef également agir de manière multilatérale, c’est-à-dire, accorder sa position avec d’autres Etats – s’il en ressent la magnanimité ou – selon le point de vue – suffisamment d’indulgence.

Trois questions déterminantes concernant le sujet

Après cette clarification, nous pouvons rentrer in medias res, dans le vif du sujet. Comme je vois la chose, il y a trois questions déterminantes concernant le sujet – comment avancer au niveau international dans un monde multipolaire:

  1. Quelle est la marge d’action des acteurs étatique dans une constellation multipolaire, induisant idéalement, mais non nécessairement, aussi un équilibre de pouvoir multipolaire?
  2. Quelle est la particularité des relations internationales, lorsqu’il y a plus de deux pôles de pouvoir, c’est-à-dire, quelle en est la différence d’avec une configuration unipolaire ou bipolaire?
  3. Quelles sont les perspectives d’avenir de l’action interétatique dans un contexte multipolaire – ou, très concrètement, hic et nunc: comment passer d’une configuration unipolaire à une configuration multipolaire?

Le monde est dans une phase transitoire

Je pense qu’il est clair pour nous tous que le monde se trouve actuellement dans une telle phase transitoire et que nous nous trouvons pour l’instant dans une sorte de mélange hybride. L’ordre mondial n’est plus exclusivement unipolaire, mais il n’est pas non plus entièrement multipolaire. Il est évident qu’une telle époque de bouleversements comprend pour tout le monde de l’instabilité et des risques. Il y a cependant encore une autre incertitude. Dans cette phase transitoire, il est tout à fait possible que se forme une nouvelle bipolarité – par exemple «Etats-Unis – Chine». Il n’est pas possible de donner une évaluation exacte du parallélogramme des forces globales en présence.

Rétrospective historique

Afin de comprendre correctement la situation actuelle et estimer d’une manière réaliste les chances et les perspectives de l’action étatique, il faut effectuer une brève rétrospective historique. Au cours des siècles depuis le début de l’organisation étatique, les relations internationales ont essentiellement été des démonstrations de force régies par la loi du plus fort. Il n’y avait à cela aucun cadre (légal) normatif. Pour décrire cette situation, il y a en allemand une expression adaptée: l’«anarchie de la souveraineté».


Dès le XVIIe siècle, et surtout depuis le Traité de Westphalie qui mit fin à la guerre de 30 Ans, on a essayé de formuler des règles du jeu pour les relations interétatiques – et cela dans une sorte de cadre multipolaire. Mais ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que sont apparus les prémisses d’une codification universelle des règles devant être suivies par les Etats, ou plus exactement des règles que les Etats se sont volontairement engagés à respecter. On pourrait citer en exemples la Sainte-Alliance qui fit suite aux guerres napoléoniennes ou – à la fin du XIXe siècle – l’unification par les Conventions de La Haye et enfin, au siècle dernier déjà, la mise en forme d’un statut pour l’organisation nommée Société des Nations, devenue – après une autre guerre mondiale – l’Organisation des Nations Unies. Mais on doit admettre qu’il n’existe, à l’heure actuelle, aucun système de règles pour la mise en application homogène et généralisée de normes internationales sur lesquelles on se soit mis d’accord. Finalement, tout au long des siècles, le progrès a seulement consisté à continuellement préciser et à codifier davantage ces règles et principes.

Potentiel de la Realpolitik et le cadre légal

Ainsi, en ce qui touche au positionnement de chaque Etat dans la communauté mondiale, les relations internationales sont définies, aussi au début de notre millénaire, par une sorte d’interaction entre deux facteurs: d’une part, le potentiel de la realpolitik et d’autre part, le cadre légal. On ne peut considérer aucun de ces aspects isolés l’un de l’autre.
Passons ensuite au potentiel de realpolitik: on entend par là la capacité d’un Etat à exprimer ses intérêts vitaux – soit, à l’américaine «the national interest». Ceux-ci sont déterminés d’une part par les paramètres économiques, militaires et technologiques, donc selon le potentiel de pouvoir effectif d’un Etat. Entretemps, il est devenu à la mode d’y adjoindre l’aspect de «soft power». D’autre part, il dépend aussi du savoir-faire tactique et diplomatique d’un Etat, de la manière dont il s’investit concrètement – avec le potentiel de pouvoir dont il dispose – dans les divers débats et de sa capacité à participer à l’articulation mutuelle des intérêts, ou à négocier ses intérêts avec les autres sur la base de la réciprocité. Cette habileté diplomatique – comme on peut l’observer dans les politiques d’alliance d’un Etat – fait essentiellement partie de la force de realpolitik et se joint donc au potentiel effectif du pouvoir. Le rôle joué par Talleyrand lors du Congrès de Vienne en est un exemple particulièrement frappant: il était le représentant de la France postnapoléonienne – le perdant de la guerre! – et malgré le potentiel de pouvoir radicalement réduit de son pays, il a été capable de jouer un rôle tout à fait décisif dans les pourparlers.

Des principes légalement codifiés plutôt que l’«anarchie des souverainetés»

Le deuxième facteur important, outre le potentiel de la realpolitik, est le cadre légal. A cet égard il y a une différence fondamentale avec l’époque pré-moderne de l’anarchie des souverainetés. Alors que les conflits d’intérêts précédents prenaient un tour essentiellement belliqueux, ils peuvent à présent être négociés selon des règles précises – depuis que les principes légaux sont codifiés dans des accords. La structure des normes interétatiques toujours plus complexe devrait offrir – tout au moins selon sa conception – de la sécurité à l’acteur étatique de deux façons: d’une part dans la vie réelle, on pourrait aussi dire, au sens physique – en tant que protection des attaques et interventions contre sa souveraineté. C’est, par exemple, l’importance des dispositions dans la Charte des Nations-Unies ou, auparavant, dans le Pacte Briand-Kellog. D’autre part, l’ensemble codifié des normes devrait offrir un genre de sécurité de planification – selon le principe de la bonne foi. Un Etat doit pouvoir être sûr que les autres Etats agissent également selon le système de règles sur lequel il y a eu accord préalable.

Le dilemme des Nations Unies

Ce deuxième facteur – le cadre légal – n’est toujours pas entièrement développé. Il reste abstrait, si l’on ne le considère pas en rapport avec le potentiel de la realpolitik. A quoi servent les plus belles règles – sur le papier –, si un Etat n’est pas en mesure d’exiger leur respect face à d’autres acteurs potentiellement plus forts. Voilà en quoi consiste exactement, depuis sa fondation, le dilemme de l’Organisation des Nations Unies en tant que garant du droit et de la paix au niveau mondial.

L’unipolarité rend le cadre légal presque totalement inefficace

Les deux facteurs – le potentiel de la realpolitik et le cadre légal – sont mis en œuvre différemment selon la structure du système international (unipolaire, bipolaire, multipolaire). Quand l’un des deux domine – dans une situation d’unipolarité – les facteurs que j’ai mentionnés dans le second point – le cadre légal – demeurent en grande partie sans effet. Dans une telle configuration, ce sont avant tout les petits et moyens Etats qui y perdent leur marge de manœuvre – ce que nous avons tous pu observer durant les dernières décennies – par exemple, dans l’ordre bipolaire de la guerre froide. Dans des conditions d’unipolarité, l’Hégémon s’en tiendra au cadre légal uniquement tant que celui-ci ne s’oppose pas à ses intérêts vitaux. Pour illustration, on pourrait renvoyer à la politique de Donald Trump. La résiliation unilatérale par les Etats-Unis du traité conclu avec l’Iran a démontré de façon drastique aux gens de bonne foi les conséquences d’une politique unilatérale. Lorsqu’un Etat se sent si puissant qu’il pense ne pas devoir prendre en considération les intérêts d’autrui, alors il est capable d’ignorer les engagements des résolutions obligatoires du Conseil de sécurité des Nations-Unies ou ceux conclus par un précédent gouvernement, dans le cas où le gouvernement en poste pense qu’une telle position correspond mieux à ses intérêts nationaux.


Dans une configuration unipolaire, ce ne sont, pour les membres de la communauté internationale, pas tant les normes formellement en vigueur qui comptent, mais leur positionnement en realpolitik: soit en tant que vassal de l’Hégémon – ce qui a été, par exemple, pendant longtemps le rôle de l’Allemagne à l’égard des Etats-Unis – ou dans une tentative de se regrouper avec d’autres Etats. Nous en trouvons un exemple pour ce cas, dans les formes transnationales de coopération, comme par exemple les BRICS ou les initiatives au niveau régional telle l’Organisation de coopération de Shanghai. Il s’agit là d’une coordination politique entre Etats sympathisants dans le but de résister à la pression de l’Hégémon.

Stratégie d’accès au pouvoir dans le domaine purement militaire

Parmi les options de la realpolitik, il y a aussi la possibilité que certains Etats poursuivent une stratégie d’accès au pouvoir dans le domaine purement militaire, notamment en recourant à des armes de destruction massive. Cela signifie, on a pu l’observer tout récemment avec l’exemple de la crise au sujet de la Corée du Nord. Concernant la problématique des armes nucléaires dans le contexte de la realpolitik, il existe également une intéressante – et sibylline – étude («Advisory Opinion») de la Cour de justice internationale qui a évoqué le tabou de la question de l’admissibilité des armes nucléaires dans sa réponse à la question qui lui avait été posée à ce sujet par l’Assemblée générale, à savoir si, dans un cas où il s’agit de la survie d’un Etat en tant que tel, la question de l’utilisation d’armes de destruction massive ne devait pas être considérée autrement que seulement sur un plan formel (uniquement aux termes de la loi).

Davantage de marge de manœuvre dans un ordre multipolaire

Les options – brièvement esquissées – d’action des Etats dans le contexte unipolaire contiennent déjà en elles-mêmes les prémisses de l’émergence d’un ordre multipolaire dans lequel plus de deux centres de pouvoir négocient les règles du jeu des relations internationales et articulent ensuite leurs intérêts dans le cadre de ces règles. Il est évident que dans un tel cadre l’acteur indépendant – en comparaison du scénario unipolaire – possède une marge de manœuvre clairement plus étendue. Il n’est plus alors livré, pour le meilleur et pour le pire, à la volonté d’un Hégémon, mais peut articuler ses intérêts en coopération avec d’autres acteurs, ce qui lui ouvre toujours plusieurs options. Il peut rejoindre un groupement régional ou en créer un autre, ou participer à un forum de coopération transnational. Mentionnons comme exemples, les BRICS ou le G20. Un Etat peut également se positionner en tant que médiateur neutre, comme le démontre manifestement la politique extérieure de la Suisse. Dans une constellation bipolaire, comme durant la guerre froide, cette politique peut cependant développer une plus importante efficacité. (Cela correspond aussi à l’expérience de la diplomatie autrichienne jusqu’à son entrée dans l’Union européenne.)

Aucune obligation à participer à un des centres du pouvoir

Dans cette comparaison des différents types d’ordre universel, il est important de souligner que la multipolarité ne veut pas dire que chaque Etat aurait l’obligation de se joindre à l’un des centres du pouvoir existant (et donc de se soumettre) – et que de cette façon, les petits Etats seraient pour ainsi dire marginalisés. La multipolarité signifie au contraire l’existence de plusieurs pôles de pouvoir pouvant se former autour d’Etats indépendants, mais aussi autour de groupements d’Etats ou d’organisations interétatiques ne s’étendant pas nécessairement au monde entier. Là aussi, il y a pour un Etat indépendant la possibilité fondamentale de s’abstenir ou de décider de façon autonome s’il nécessite une sécurité supplémentaire en intégrant une organisation existante ou non. Il y a donc une large marge d’appréciation et de manœuvre diplomatique. Les petits Etats ne sont donc pas contraints à se joindre à un groupe de pays.


L’avantage décisif de la configuration multipolaire – plutôt complexe, il faut le reconnaître – est que chaque acteur, indépendamment de sa taille et de son pouvoir, a une marge de manœuvre – on pourrait aussi dire un espace de liberté – relativement plus grande que dans l’ancienne configuration unipolaire. Pour les Etats de moindre importance, un cadre multipolaire constitue clairement une meilleure garantie pour la sauvegarde de leur indépendance, qu’un système hégémonique ou aussi bipolaire.


Même si dans une configuration à deux pôles de pouvoir des Etats neutres avec un bon savoir-faire diplomatique parviennent dans des cas isolés, à avoir un «poids» plus considérable que dans un contexte multipolaire, il y a, vu les conditions structurelles de cet équilibre de pouvoir, toujours un danger accru d’être aspiré dans la domination régionale d’un des deux pôles ou alors d’être repoussé dans l’«arrière-cour» d’une des superpuissances. Les risques sont donc plus élevés que de se placer dans le cadre d’une multitude d’Etats se trouvant en concurrence ou en coalition et s’inscrivant avec dynamisme dans le polygone des forces continuellement changeantes.

Ni Etat mondial, ni gouvernement mondial

Dans le monde multipolaire de l’avenir se dessinant d’ores et déjà, il y a l’opportunité pour chaque Etat d’affirmer sa souveraineté dans la coopération librement négociée sur la base de la réciprocité avec les autres pays. Malgré la grande fluctuation – il faut en convenir – de cette configuration, il s’agit probablement de la meilleure option que la formation d’un Etat mondial dont le quotidien politique – si j’ose ironiquement m’exprimer ainsi – serait structurellement absolument semblable aux conditions dans un ordre mondial unipolaire. L’Hégémon imposant sa volonté à tous les Etats, serait, au sein de la construction d’un Etat planétaire, remplacé purement et simplement par une sorte de gouvernement mondial qui absorberait la diversité des peuples et des cultures par son exercice de son pouvoir central. Il y a là une forte ressemblance structurelle avec l’unipolarité.


Pour terminer, permettez-moi mon ceterum censeo, en dernier ajout. L’ONU, l’Organisation des Nations-Unies fondée à la suite de la Seconde Guerre mondiale, ne pourra survivre en tant que projet mondial que si elle fait son deuil de l’idée d’un gouvernement mondial exercé par un Conseil de sécurité doté de plein-pouvoirs dictatoriaux et qu’elle réussit à se transformer en un cadre normatif et organisationnel pour un nouvel équilibre multipolaire des pouvoirs. La subordination persistante de la communauté mondiale à la volonté des cinq Etats les plus puissants de l’époque – c’était la multipolarité de 1945! – est, au sein du nouveau cadre se dessinant actuellement, un anachronisme dangereux pouvant finalement faire éclater tout le système.    •
(Traduction Horizons et débats)

 
Hans Köchler

Hans Köchler a été de 1990 à 2008 directeur de l’Institut de philosophie de l’Université d’Innsbruck. Aujourd’hui, il est président du Groupe de travail autrichien pour la science et la politique, co-président de l’Académie inter­nationale de philosophie et président de l’International Progress Organization qu’il a fondée en 1972. On ne peut ici rappeler que quelques-uns des points marquants de l’activité débordante de Hans Köchler.
Les axes de recherche de Köchler sont, entre autres, la philosophie juridique, la philosophie politique et l’anthropologie philosophique, dans lesquelles ses résultats de recherche scientifique convergent sur de nombreux points avec les vues du cardinal polonais Karol Wojtyla, devenu plus tard le pape Jean Paul II.
Hans Köchler s’est fait connaître dès le début des années soixante-dix par de nombreuses publications, des voyages, des rapports, et par sa participation, au sein de diverses organisations internationales, à un dialogue des cultures, en particulier le dialogue entre le monde occidental et le monde islamique. En 1987, le professeur Köchler a lancé, en collaboration avec le lauréat du prix Nobel Sean McBride l’«Appel des juristes contre la guerre nucléaire» et a en conséquence contribué à une expertise, selon laquelle la Cour de justice internationale a établi que l’éventuelle utilisation d’armes nucléaires était incompatible avec le droit international public.
Hans Köchler a toujours pris position sur la question de la réforme des Nations Unies et a exigé leur démocratisation. Il a, en particulier, également pris position sur la question de la concrétisation du droit international, et s’est en cela opposé à une instrumentalisation politique des normes du droit international. Faisant partie des observateurs envoyés au procès de Lockerbie par Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations Unies, il a rédigé un rapport critique, paru en 2003 sous le titre «Global Justice or Global Revenge? International Justice at the Crossroads». Son impression était que le procès de Lockerbie s’était déroulé sous influence politique, et il en retirait l’exigence d’une séparation des pouvoirs ainsi qu’une totale indépendance de la juridiction pénale internationale.
Le texte que nous reproduisons ici est la version autorisée d’un discours donné par M. Köchler lors du colloque de septembre «Mut zur Ethik», le 1er  septembre 2018 à Sirnach en Suisse.