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dimanche, 01 juin 2025

Tristan et Iseut et la naissance de l’Occident

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Tristan et Iseut et la naissance de l’Occident

Claude Bourrinet 

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528

L’Occident celtique a porté à un point d’incandescence une mystique de l’existence, mêlant dans des récits lumineux la source païenne à la source chrétienne.

Disons tout de suite qu’il est vain de se demander si les œuvres qui sont nées de cette fusion brûlante furent païennes, ou chrétiennes. Cette dichotomie appartient à l’homme moderne. Les hommes du moyen âge, surtout au XIIe siècle, acceptaient sans trop de trouble les deux canaux de l’imagination. Ils avaient souvent le sentiment d’évoluer dans un univers où se produisaient volontiers des miracles, des « merveilles », et le surnaturel investissait le naturel. Du reste, dans la Bible, les « monstres », les phénomènes étranges ne sont pas rares, surtout si des légendes populaires se sont greffées au corpus judéo-chrétien. Les apparitions de fées, de fantômes, de bêtes bizarres, n’étaient pas considérées comme des phénomènes anormaux. On adhérait avec foi et enthousiasme à des images mentales qui donnaient à l’existence une saveur et une densité que nous avons perdues.

De même ne faut-il pas traduire en langage moderne les conceptions que l’on avait de la mort, de l’amour-passion, des règles sociales. Il est vain de chercher dans les récits de cette époque une matière sociologique pour comprendre les créations qui en auraient résulté. Qu’importe de savoir que les Celtes vivaient et dormaient en commun, dans de grandes salles ! Quelle importance, pour le « sen » (le sens) ?

La vie d’un homme, alors, affleurait au monde de l’au-delà, et l’on ignorait à quel moment il pouvait passer de l’une à l’autre.

Tristan et Iseut est sans aucun doute la légende (« ce qui se lit ») qui cristallise toutes ces tendances.

CVT_Le-roman-de-Tristan_7844-486747020.jpegOn a du roman de « Béroul » (dont on ne sait pas grand-chose, seulement deux occurrences d’un nom : « Berox », aux vers 1268 et 1790) qu’un unique manuscrit amputé du début et de la fin. On suppose même qu’il y eut deux auteurs. On distingue une partie, probablement écrite vers 1165-1170, et une autre, vers 1190.

On notera que c’est la période où écrivit Chrétien de Troyes, qui aurait même commencé ses chefs d’œuvre par un roman del roi Marc et d'Ysalt la blonde, roman perdu.

Pourtant, Chrétien est présumé avoir rejeté l’amour courtois, fondé sur le principe de l’adultère. Serait-ce la raison de la disparition du roman ?

Il est nécessaire de s’interroger sur la nature romanesque de l’œuvre de Béroul.

D’abord, n’oublions pas que tout livre, en ce temps, est lu à haute voix, sa réalité est perçue comme une « performance » orale, peut-être en partie gestuelle (comme des parties de la messe). La voix devait être articulée, le texte, scandé, comme dans une cérémonie, un rituel. De même le souffle devait-il être pris en considération, et accentué. Dans la vision théologique que l’’on a alors, il est d’une importance capitale : le pneuma, le souffle de Dieu, est aussi Verbe, Énergie. Celle-ci insuffle toute la création, qui octroie à la nature, aux êtres, à tout ce qui est, un support. Elle est l'acte (energeia, Ἐνέργεια ), couplée à la puissance (dynamis), et, au-delà du physis, de la natura, permet de fonder sa pensée.

Le cercle des lecteurs (famille, clan, visiteurs) a un rôle primordial dans la mise en scène de la lecture. Il est le réceptacle qui provoque tension, concentration, dramatisation, communion, émotions. L’homme médiéval éprouve une grande sensibilité, parfois hyperbolique. Il devait se passer, lors de lectures telles que celle de Tristan et Iseut, quelque chose d’analogue avec les grand-messes wagnérienne, mais en plus intime, cela va de soi.

Il ne faut surtout pas plaquer sur cette ritualisation du texte les représentations modernes de l’acte de lecture (silencieuse depuis la fin du moyen âge) et de réception modernes. La création de ce second monde qu’engendre le livre n’est pas encore littérature. La littérature naît quand l’acte de lire devient individuel, et orienté vers la conscience du lecteur, qui produit dans sa conscience singulière, par un acte qui mêle la graphie et l’imagination, un univers de substitution à sa propre vie. Les représentations qui naissaient de la lecture, au XIIe siècle, avaient de grande chances d’être communes. La question touche à la fonction de cette « construction », qui ressemble à celle de Dieu faisant surgir du néant, par le Verbe, la Création. La vision de cette dernière n’a fait, au fil du temps, que se réduire, comme peau de chagrin, à la mesure de cet atome qu'est l’individu.

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Les « romans » (récits en langue romane, faut-il le rappeler ?), à l’origine, ne sont pas des objets triviaux. Il est même permis de penser qu’ils se situent à la frontière entre le profane et le sacré. C’est le cas de ceux de Chrétien de Troyes. Sa dernier œuvre, Le Conte du Graal, est un récit initiatique. Le Graal fait office d’idéal, de finalité d’un pèlerinage aux sources de la vie, qui est esprit, mais aussi d’emblème de tout un courant mystique qui, au fond, ne s’est pas encore éteint, puisque le thème de la Queste guide encore d’innombrables récits, même aujourd’hui.

Le Roman de Tristan et Iseut, à ce titre, est d’une perfection jamais égalée. Beaucoup le considèrent comme le symbole et le début de la civilisation occidentale, par son élan vital puissant allié à la pulsion de mort la plus radicale, ainsi que par sa fascination océanique de l’infini et de l’amour. Par lui, on atteint les sommets de l’âme enlacée au corps, au seuil de l’éblouissement divin, qui les emportent en effaçant, par l’extase, toutes les oppositions qui meurtrissent l’existence terrestre. Comme l’écrit Marcel Schneider, auteur d’un splendide « Wagner », aux éditions du Seuil, « d’une main qui n’a pas tremblé, [Tristan et Iseut] ont tracé la courbe de la passion la plus aventureuse, la plus destructrice et la plus pure. Amour et mort, corps et âme, destin et volonté, Dieu et ses créatures, tous les contrastes ont été réunis à jamais, une fois pour toutes – et jamais plus. »

Il est fascinant de suivre les traces de cette merveille dans la littérature. De la Princesse de Clèves à Manon Lescaut, du Rouge et le Noir à Carmen, d’Atala aux romans de Gracq, en passant par Nadja et les surréalistes, si l’on s’en tient au domaine français, on trouve l’amour et la mort, la vacuité tragique de la vie et l’aspiration à l’infini, la confrontation au monde mesquin de ce que les adeptes de la Fin’amor appelaient les Losengiers, les jaloux, les mesquins, les « vieux ».

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Et, bien évidemment, le Mage de Bayreuth est sans doute celui qui en a retrouvé, à la perfection, l’âme.

Cependant – et nous laisserons de côté les versions qui suivirent celle de Béroul, au XIIIe siècle, et qui sont en quelque sorte des dégradations trop humaines du mythe, Wagner a changé ce qui constitue probablement l’épisode capital de la légende. Dans la version princeps de Béroul, la servante Brangien  se trompe, et verse dans la coupe le philtre d’amour, destiné au roi Marc et à la fiancée que lui mène Tristan, au lieu d’un breuvage inoffensif, infusant ainsi aux héros l’amour-passion et la mort. En revanche, pour Wagner, l’amour est né dès le premier regard. Il humanise, psychologise le mythe. Or, nous savons, nous, comme les Indiens, que le hasard est toujours l’instrument préféré des dieux. Le coup de dés est aussi le coup de la grâce. Un André Breton le savait bien, qui en fit le fil aventureux de la Quête surréaliste, et un leitmotive de son beau roman, Nadja.