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vendredi, 19 janvier 2007

Citoyenneté roaime et "origo"

Citoyenneté romaine et "origo"

par Frédéric KISTERS

Suite à la guerre des alliés (81-89), la citoyen-neté fut octroyée aux hommes libres d'Italie. Apparut alors un problème épineux: le Ro-main était lié à deux droits, celui de la Cité aux sept collines et celui de son lieu d'origine (origo).  Les conflits d'autorité proliférèrent après les guerres d'Octave et d'Antoine dont l'Empire est issu. Le prince concéda la ci-toyenneté à ses vétérans, des provinciaux ou des "polis" pérégrines. Les nouveaux "Ro-mains" demeuraient citoyens de leurs com-mu-nautés d'origine mais, curieusement, étaient libérés de toutes obligations fiscales en-vers celles-ci comme envers Rome. Ainsi naquit une caste de privilégiés provinciaux qui accapara les magistratures rémunéra-toires; par exemple, en Cyrénaïque, deux-cent quinze "Romains" contrôlaient les tri-bunaux, se présentant tour à tour comme ju-ges, accusateurs ou témoins, selon l'affaire (1).

Comment se concilièrent les différentes cou-tumes de l'Empire? Pour répondre à cette ques-tion, nous effectuerons un petit périple his-toriographique de Mommsen à nos jours. L'extension de la citoyenneté romaine attei-gnit son optimum avec la constitution anti-nonienne de 212; nous évoquerons les rejail-lissements de ce texte.

A l'aurore fut Mommsen... Il y a un siècle, ce génie très, trop, systématique exposait sa théo-rie de l'origo  dans la troisième édition de son Rechtsstaat.  Selon lui, la citoyenneté ro-maine eut été incompatible avec toute autre. Le Carthaginois qui recevait le droit de cité romaine cessait par là même d'être Cartha-ginois. Inversément, un Romain n'obtenait pas une citoyenneté pérégrine sans qu'il ne per-dît la sienne. Auguste aurait par la suite rendu conciliable la citoyenneté ro-maine avec les autres droits de cité, qu'ils fussent latins, pérégrins ou autonomes. Ainsi, sous le prin-cipat, notre susdit Carthaginois aurait pu de-venir Romain tout en restant Carthaginois (2).

Depuis, les découvertes épigraphiques, papyrologiques ou archéologiques ont démenti la théorie de l'éminent historien allemand, qui, d'ailleurs, en ce cas précis, ne se basait sur nul document (il n'empêche que le Rechts-staat  reste, sur bien des points, un outil pré-cieux, un monument et non un céno-taphe; son raisonnement pêchait par son caractère universel et absolu; Mommsen pen-sait selon les catégories de son temps, qui sont encore souvent les nôtres); à son sens, la souve-raine-té était un concept totalitaire et, conséquem-ment, deux droits de cité (d'Etat) ne pouvaient que s'exclure, que l'un s'assujettissât à un au-tre, même aussi émi-nent que Rome, était impossible (3). Plus sou-vent qu'à leur tour, les historiens du XIXième siècle, et souvent les érudits plus proches de nous, sont restés interdits devant le portail de la pensée tudes-que!

La table de Rhosos nous a sauvegardé un tex-te qui octroyait à Seleukos, un général qui avait participé à toutes les campagnes d'Octa-ve, la citoyenneté romaines et quelques privi-lè-ges dont l'un concerne particulière-ment no-tre sujet: il aurait pu requérir, à son choix, devant un tribunal de sa nation, un tribunal romain ou le tribunal d'une ville libre. Le privilège (le choix de ses juges!) eût été exhorbitant s'il n'avait été limité: soit Seleukos ne le détenait que pour les litiges commis pen-dant son absence (durant une campagne militaire) soit il n'aurait été va-lable qu'à titre de défendeur. Il appert que notre général et ses descendants, pour trai-ner quelqu'un en justice, devaient s'adresser aux tribunaux lo-caux, donc malgré qu'ils devinssent cito-yens romains, ils demeuraient soumis aux lois nationales; au plus, dispo-saient-ils d'un re-cours devant les magistrats romains (4). De même, une ville, née et cons-tituée en dehors de l'orbe romaine, accédant au statut de mu-nicipe ou de colonie romaine, conservait sa cou-tume et ses cadres adminis-tratifs (5).

L'existence des divers droits locaux fut bien établie par Arango Ruiz, Taubenschlag et Schönbauer, quoique le premier considérât qu'ils ne subsistaient que par la grâce d'une "tolérance" romaine. Notre auteur, plus ju-riste qu'historien, commit les mêmes fautes que Mommsen; il considéra que l'Edit de Caracalla supprimait toutes les coutumes lo-ca-les (6). Or, une lettre de Gordien III, dé-cou-ver-te à Aphrodisias, donnerait raison à ses contradicteurs: l'empereur s'y référait aux se-natus-consultes et aux constitutions de ses prédécesseurs afin de donner aux cou-tumes locales la valeur de loi (7).

Taubenschlag a étudié le problème pour l'E-gypte, région où la documentation papyro-lo-gique abonde. Les citoyens romains sont gé-né-ralement cités dans les papyrus avec la mention de la tribu romaine à laquelle ils étaient rattachés (tout citoyen romain était d'of-fice rattaché à l'une des trente-cinq tribus romaines, même s'il habitait au fin fond de l'I-bérie ou de la Cappadoce). Un nouveau ci-toyen romain originaire d'Alexandrie se di-sait Alexandrinam civitatem romanam;  un Grec s'affirmait par exemple Hermopolites et Romaios.  L'empereur pouvait concéder la ci-toyenneté romaine mais nous ne connaissons aucun cas où il octroya le droit d'origo; com-me si la première dépendait de la souve-rai-ne-té éminente d'un demi-dieu et que la se-conde fût issue de la terre et du sang (8).

Autre preuve d'une matérialité incontestable (elle est en bronze!): la table de Banasa (Ma-roc), découverte en juillet 1957: 53 lignes cou-chées, d'une lecture certaine. La plaque, des-ti-née à l'affichage, concernait l'accès à la ci-to-yenneté romaine d'une famille berbère de la tribu des Zegrenses, les "Julianus". Nos nou-veaux citoyens, auparavant justiciables selon la coutume de leur tribu, traiteraient do-réna-vant leurs affaires, au privé comme au pénal, devant des magistrats romains. Ils auraient eu la capacité de tester, de recevoir des legs romains, d'acheter des terres dans l'ager pu-blicus.  Ils acquerraient une égalité formelle par rapport aux Romains de souche. Perdaient-ils pour autant leurs anciens droits? Non. Seston déduisit quatre consé-quences de ce texte:
1) Une loi garantissait l'existence des droits coutumiers; ils n'existaient donc pas, par le sim-ple effet de la tolérance romaine, comme l'affirmait un peu trop péremptoirement Aran-go Ruiz, qu'infirma par la suite le do-cu-ment d'Aphrodisias.

2) Le citoyen n'était pas nécessairement, com-me on l'a cru longtemps, le civis d'une cité puis-que nos Juliani étaient originaires d'une fa-mille de nomades ou de semi-no-mades.

3) Il n'existait pas de contradiction entre droit d'empire et droits locaux.

4) Le quatrième point nous amène à parler du fameux édit de Caracalla: sa clause de sau-vegarde était une garantie que rien ne serait changé pour le nouveau citoyen, en raison de sa nouvelle dignité (9).
 

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Du texte de la constitution antinoninienne, nous ne possédons qu'une laconique note d'Ul-pien: "Ceux qui vivent dans le monde ro-main ont été faits citoyens romains par une constitution de l'empereur antonin" (10)! Les chercheurs ont même hésité sur la datation du texte: été ou automne 213 pour Seston (11), entre mars et juillet 212 pour Follet (12). Longtemps, ils espérèrent posséder une copie qui eût été couchée, sur le Papyrus Giessen 40, document fameux qui suscita moultes interprétations et lectures (13); actuellement, si les érudits ne s'entendent pas sur la nature exacte du document (copie, préface, commen-taires,...), ils s'accordent toutefois pour dire qu'il ne s'agit pas du texte original de l'édit de Caracalla. Malgré cela, on peut aborder le document en tant que tel, comme source indi-recte. Jacques propose la formulation sui-vante du contenu du texte: "Je donne à tous les pérégrins qui sont dans le monde (oe-kou-mène) le droit de cité des Romains sans dé-tri-ment pour les droits de leurs commu-nautés, les déditices mis à part" (14).

Pour évaluer la portée de la décision de Cara-cal-la, il nous faudrait connaître le nombre d'esclaves et de déditices; le statut des pre-miers nous est connu, non leur nombre; celui des seconds est fort mystérieux. Les dé-ditices classiques étaient des esclaves flétris par une condamnation; même affranchis, la ci-to-yen-ne-té leur restait interdite. Les dédi-tices péré-grins étaient constitués par les peuples vain-cus (15); en Egypte, l'infâmie de leur con-di-tion était sanctionnée par un impôt supplémen-taire (16). Tout aussi inexplicable est la présence de pérégrins dans l'Empire après 212 (17).

Si une approche quantitative semble impos-si-ble, nous évaluons toutefois l'ampleur de la me-sure. Tout d'abord, nous sommes certains qu'elle eut des effets immédiats, par exemple, à Athènes, le nombre de nouveaux citoyens (que l'on repère facilement car ils prirent pres-que tous le nom de la gens Aurelia) sur les listes d'éphèbes augmentent de manière prodigieuse (18). Du reste, nous citerons Sher-win-White qui, selon nous, dans son sty-le romantique, exprima parfaitement la révo-lu-tion qu'occasionna l'édit de Caracalla: "L'em-pire serait agité de convulsions, brisé, ébranlé partiellement ou totalement, progres-sivement, mais il resterait quand même une conception de l'unité et de la grandeur de Ro-me, qui inspirerait les hommes à vouloir ras-sembler les morceaux. L'importance de Ca-ra-calla, c'est, qu'en complétant le proces-sus amorcé depuis un siècle, il hissa la maiestas populi Romani  sur la base la plus large qui soit. L'élément unificateur qui rap-prochait les constituants très divers de l'Empire, c'é-tait l'intérêt commun dans Rome; l'édit de Ca-racalla identifiait l'ensemble de la popu-lation de l'Empire à Rome et fournissait de la sorte le fondement juridique qui developpera ultérieurement l'idée de Romania. La chose pou-vait appa-raître malhabile à l'époque et sans doute un peu prématurée mais elle était incontesta-blement grandiose; son importance est appa-rue au moment des invasions, lors-que les habitants de l'Empire, voyant ce qui les diffé-renciaient des barbares, savaient qu'ils étaient les vrais Romani, et non seule-ment tels par simple courtoisie" (19).

Ici s'achève notre petit périple; nous osons croi-re que notre quête ne fut point divagation. L'existence de la double citoyenneté est bien établie; évidemment l'historien n'imagine pas avec exactitude comment les anciens vé-curent cette situation, écartelés entre une ci-to-yenneté romaine commune à presque tous les hommes libres, et une origo  qui les enra-cinait en leur terroir, en une culture natale. Pour la première, il aurait sacrifié sa vie, la se-conde dominait, envahissait sa vie quotidien-ne; pourtant, l'Empire était présent près de sa domus:  ses ma-gistrats es-sai-maient dans les provinces, l'armée gardait ses fron-tiè-res, la culture se diffusait au sein de la no-bi-litas.  Le sentiment de la différence, qu'é-vo-que Sherwin-White, fut admirablement ex-pri-mé dans les lettres de Sidoine-Apollinaire (20).
 

Frédéric KISTERS.

Notes:


(1) François JACQUES & John SCHEID, Rome et l'intégration de l'Empire (44 av. J. C. - 260 ap. J.C.), tome I, Les structures de l'Empire romain, Paris, PUF, 1990, pp. 211-212; F. DE VISSCHER, Les édits d'Auguste découverts à Cyrène, Paris, Les Belles Lettres, 1940.
(2) Theodor MOMMSEN, Le droit public romain, trad. de Paul Frédéric GIRARD, 3ième éd., Paris, Ernest Thorn, 1889, t. VI, 1, p. 145; t. VI, 2, pp. 265-268; t. VI, 2, pp. 329-332.
(3) F. DE VISSCHER, Le statut juridique des nou-veaux citoyens romains et l'inscription de Rhosos, in L'Antiquité classique, t. XIII, 1944, pp. 13-18; complète et précise dans F. DE VISSCHER, Les édits d'Auguste...,  op. cit., pp. 108-118.
(4) F. DE VISSCHER, Le statut juridique des nou-veaux citoyens romains et l'inscription de Rho-sos, in L'Antiquité classique, t. XIII, 1944, pp. 21-32 (restitution du texte); t. XIV, 1945, pp. 29-35 (nature et caractère du document; entre 34-36 ap. J.C.), pp. 35-48 (privilèges de Seleukos); pp. 49-59 (exploitation du document).
(5) F. DE VISSCHER, Le statut..., Ant. cl., op. cit., t. XIV, 1945, pp. 57-58. Voir aussi Dieter NÖRR, Imperium und Polis in der Hohen Prinzipatszeit, 2ième éd., Munich, Beck, 1969, pp. 123 (Mün-che-ner Beiträge zur Papyrusforschung und Antiken Rechtsgeschichte, Heft 50) qui se départit fort bien des concepts juridiques modernes.
(6) ARANGO-RUIZ, Storia del diritto romano, 7iè-me éd., Napoli, Dott. Eugenio Jovene, 1957, pp. 338-341 et notes ajoutées à la 7ième éd., pp. 424-427, dans laquelle il répond aux thèses de E. SCHÖN-BAUER, Deditizien, Doppelbürgerschaft und Per-so-na-li-tätsprinzip, in Journal of Juristic Papyrolo-gy, t. VI, 1952, 17 ff.; id., Rechtsentwicklung in der Kaiserzeit, in Journal of Juristic Papyrology, t. VII-VIII, 1954, 107 ff et 137 ff.; id., Municipia und Coloniae in der Prinzipatszeit, in Anzeiger der Österreichischen Akademie der Wissen-schaf--ten in Wien, Philos. Hist. Klasse, n°2, 1954, 34 ff.
(7) Erwin KENAN, Joyce REYNOLDS, A Letter of Gordian III from Aphrodisias in Caria, in Jour-nal of Roman Studies,  t. LIX, 1969, pp. 56-58.
(8) Raphaël TAUBENSCHLAG, The Law of Gre-co-Roman Egypt in the Light of the Papyri 332 BC - 640 AD, 2ième éd., Varsovie, Panswowe Wydaw-nic-two Naukowe, 1955, pp. 586-595, avec un abon-dant appareil critique, vieilli pour les tra-vaux mais non pour les papyrus.
(9) William SESTON, Maurice EUZENNAT, La citoyenneté romaine au temps de Marc-Aurèle et de Commodeet après la Tabula Banasitana, in Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, nov.-déc. 1961, pp. 317-321 et in Scripta varia. Mélanges d'histoire romaine, de droit, d'épigraphie et d'histoire du christianisme, Rome, Ecole française de Rome, 1980, pp. 77-84 (Coll. de l'Ecole française de Rome, 43).
La table comprend trois textes:
- Une lettre de Marc-Aurèle et Lucius Verus au procurateur de Maurétanie Tingitane, Coédius Ma-ximus en réponse à la demande du Zegrensis Julianus (168-169 ap. J.C.).
- Marc-Aurèle et Commode répondent à la requête d'Aurélius Julianus (sans doute fils de Julianus le Zegrensis) et écrivent au procureur Vallius Maximiamus. Le Berbère demandait la citoyen-neté pour lui-même, sa femme et ses enfants. L'Em-pereur demanda un complément d'in-for-ma-tion, entre autres choses, l'âge de l'éventuel béné-ficiaire (an 177).
- Extrait des régistres impériaux, douze signa-tures apposées au bas de l'acte (6 juillet 177).
- Un certain nombre d'éléments nouveaux furent apportés par A.N. SHERWIN-WHITE, The Ta-bula of Banasa and the Constitutio An-to-ni-nia-na, in Journal of Roman Studies, LXIII, 1973, pp. 86-98.
(10) Ulpien, Digeste,  1, 5, 17.
(11) William SESTON, Marius Maximus et la date de la Constitutio Antoniniana, in Mélanges d'archéologie, d'épigraphie, d'histoire, offerts à Jé-rôme Carcopino, Paris, 1966, pp. 877-888 ou Scripta Varia,  pp. 65-76.
(12) J. FOLLET, Athènes au IIième et au IIIième siècle. Etudes chronologiques et prosopogra-phi-ques, Paris, Les Belles Lettres, 1976, pp. 64-72.
(13) C. SASSE, Literaturberichte zur Constitutio Antoniniana, in Journal of Juristic Papyrology, t. 14, 1962, 109 ff; t. 15, 1965, 329 ff; a compté 90 études!
(14) F. JACQUES, J. SCHEID, op. cit., p. 284.
(15) GAIUS, Institutes, I, pp. 13-15.
(16) TAUBENSCHLAG, op. cit., p. 588.
(17) F. JACQUES, J. SCHEID, op. cit., p. 285.
(18) J. FOLLET, op. cit., pp. 63-107. Le nombre des Aurelii était infime avant 210-211; ils apparte-naient le plus souvent à quelques grandes fa-mil-les qui avaient acquis la citoyenneté romaine. Après 212, leur nombre s'accroît prodigieusement.
(19) SHERWIN-WHITE, The Roman Citizen-ship, Oxford, Clarendon Press, 1939, pp. 223-224. L'auteur a sorti une nouvelle édition; id., The Roman Citizenship,  2ième éd., Oxford, Claren-don Press, 1983; pour notre sujet, voir pp. 297-386.
(20) Sidoine Apollinaire, Epistolae et Carmina, éd. Chr. LUETJOHANN et corr. B. KRUSCH, Berlin, 1887 (MGH, Auctores antiquissimi, VIII). 
 

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Écrit par : ANTIRACKET | vendredi, 19 janvier 2007

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