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vendredi, 19 janvier 2007

M. Pizani: Le Goff et les usuriers

Aux origines de la pieuvre capitaliste

Le Professeur Le Goff nous décrit la pratique des usuriers au Moyen Age

par Mario PIZANI

Nous ne disons rien de neuf en affirmant que l'usure est l'un des principaux instru-ments du pouvoir mondialiste, avec l'arme nucléaire et les mass-media. Presque tous les pays du tiers-mon-de gémissent sous le poids des intérêts exorbi-tants que leur im-posent le capitalisme financier et ses ten-tacules, parmi lesquelles le Fonds Mo-né-taire International (FMI). Les pays dits "en voie de développement" sont en réalité des pays main--tenus dans le sous-développement à cause de l'obligation qu'ils ont contractée de payer des intérêts sur les "dons" géné-reusement octroyés par le monde "avancé". Nous vivons donc le pa-radoxe suivant: des pays potentiellement très ri-ches sont con-damnés à trimer sans relâche dans le seul but d'enrichir l'oligarchie financière de l'Oc-cident capitaliste. Dans la plupart des cas, les pays endettés sont obligés de faire des conces-sions politiques pour obtenir simplement que soient prolongées les échéan-ces dans le paie-ment de leurs in-térêts. Ils vivent dans la spirale per-verse d'un asservissement constant: écono-mique, poli-tique et culturel. Dans un pays comme la Bo-livie, qui recèle d'immenses richesses mi--nières, les paysans sont obligés de cul-tiver et de vendre de la cocaïne pour le bé-néfice des narco-trafiquants afin de ne pas crever de faim. Au Bré-sil, le peuple doit "manger" la forêt amazonienne pour pou-voir payer les intérêts de ses emprunts.

Le responsable de ces tragédies ou des consé-quen-ces écologiques qu'aura le déboi-se-ment de la forêt amazonienne, c'est le sys-tème démo-capi-taliste, reflet de l'usuro-cratie mondiale. En effet, si la haute finance internationale (avec ses multi-na-tionales, le FMI, etc.) représente la forme ulti-me de l'é-volution capitaliste, la démocratie libé-rale en représente la facette politique. La dé-mo-cratie moderne (qui n'a plus rien à voir avec la véritable démocratie des cités grecques ou des tribus celtiques et germaniques) est aux mains des manipulateurs de la pensée qui contrôlent les masses grâce aux moyens d'informations (et, en effet, leur contrôle exi-ge des investissements im-menses).

Les partisans doivent savoir comment est né le capitalisme

Historiquement toutefois, ce mécanisme de con-trôle n'est pas né avec les révolutions amé-ri-caines et françaises de la fin du 18ième siècle, avec leurs idées laïques, progressistes et ma-té-ria-listes. Le terrain avait été préparé depuis long-temps: une tendance mercanti-liste et bourgeoise s'était incrustée dans le mental des peuples eu-ropéens, creusant ainsi le sillon dans lequel allait éclore le ca-pitalisme.

Pour nous, partisans, il est donc absolument es-sentiel de savoir comment est né le capi-talisme, non pas sur le plan technique ou idéologique, mais sur le plan spirituel. S'il n'y avait pas eu une volonté d'ordre psy-cho-logique à s'enrichir, à faire de l'argent pour le plaisir de faire de l'ar-gent, à valoriser l'avaritia  condamnée par toute la so-ciété médiévale, jamais on n'aurait pu justi-fier les principes du capitalisme et jamais on n'aurait utilisé les nouvelles découvertes et inventions dans un sens utilitaire, écono-mis-te et indivi-dua-liste.

Pour étayer toute recherche sur la psy-chologie de la mentalité capitaliste, le petit livre du grand historien et médiéviste fran-çais Jacques Le Goff est véritablement fon-damental. Références:

Jacques Le Goff,
La bourse ou la vie. Economie et religion au Moyen Age,
Hachette (Coll. "Textes du XX° siècle"), Paris, 1986, 126 pages, 52 FF.

Le Goff explique comment a surgi le chan-cre de l'usure au Moyen Age. En page 10 de La bourse ou la vie,  on peut lire: "L'usure est l'un des grands problèmes du XIII° siècle... Un nouveau système économique est prêt à se former, le capitalisme, qui né-cessite sinon de nouvelles techniques, du moins, pour démarrer, l'usage mas-sif de pratiques condamnées depuis toujours par l'Eglise". Les règles religieuses et la culture européenne de l'époque permettent le prêt (à condition qu'il soit à bas intérêt) mais condam-nent simultanément l'usure pro-pre-ment dite par-ce qu'elle favorise un enrichissement illicite de l'individu qui ne produit rien directement pour la com-mu-nauté. Par ailleurs, elle cause la ruine de ceux qui ont un besoin urgent d'argent liquide. L'usure, pour l'esprit médiéval, n'est donc pas un péché comparable aux autres. Son installation dans la société, sa banalisation, créera les conditions d'éclosion du capita-lisme.

Parlant de l'usurier, Le Goff nous explique qu'il est difficile de comprendre aujourd'hui les en-jeux sociaux et idéologiques qui se sont noués au-tour de ce Nosferatu du précapita-lisme. Il était considéré par nos ancêtres comme "un vampire doublement effrayant de la société chrétienne, car ce suceur d'ar-gent est souvent assimilé au Juif déicide, in-fanticide et profanateur d'hostie" (p. 10). En effet, la pratique de l'usure, prohibée pour les chrétiens, a été, pour les Juifs, l'unique mode de pouvoir social réel qui leur a été permis d'exercer. Bien sûr, il y avait beau-coup de non-Juifs qui vivaient également de l'usure, refusant de prendre en compte les interdits religieux et politiques. Face au dan-ger du capitalisme sous sa forme usuraire, la société médiévale réagissait vigoureusement tant sur le plan doctrinal et re-ligieux que sur le plan culturel et politique. L'Egli-se a tou-jours condamné l'usure sur base de mul-ti-ples décisions conciliaires et des écrits des Pè-res de l'Eglise.

Devant l'augmentation du danger, les inter-dits se firent plus fréquents et pressants. On constatait que l'usure jetait sur la paille un grand nombre de paysans, ce qui favorisait un dépeuplement des campagnes et fragi-lisait tout le système écono-mique de l'é-po-que. Le Goff poursuit sa démons-tra-tion: "L'an-tijudaïsme de l'Eglise se durcit et, dans la société chrétienne, du peuple aux prin-ces, l'antisémitisme ‹avant la lettre‹ ap-paraît au XII° et surtout au XIII° siècle" (p. 39). Les peuples se mettent à confondre Juifs et usuriers. La gravité et l'urgence du problème apparaît clairement dans un décret du IV° Concile du La-tran de 1215: "Voulant en cette matière empê-cher les Chrétiens d'être traités inhumainement par les Juifs nous décidons [Š] que, si, sous un prétexte quelconque des Juifs ont exigés des Chré-tiens des intérêts lourds et excessifs, tout commerce des Chrétiens avec eux sera interdit jusqu'à ce qu'ils aient donné satis-fac-tion" (cité par Le Goff, p. 39).

L'usurier ne preste aucun travail utile à la communauté

Pour illustrer les condamnations successives de l'usure sur le plan religieux, nous avons l'em-bar-ras du choix. Avant toute chose, l'usurier est con-sidéré comme un voleur qui vit du turpe lu-crum  (vice du lucre). L'usure est perçue comme un péché "contre na-ture": l'argent doit servir de moyen d'é-chan-ge. Un point c'est tout. S'il est prêté et génère de la sorte un surplus d'argent, c'est contraire à l'ordre naturel, donc à Dieu (se-lon le principe Natura, id est Deus).  Tous les théologiens de l'époque sont d'accord: "Que vend-il [l'usurier], en effet, sinon le temps qui s'écoule entre le moment où il prête et celui où il est remboursé avec in-térêt?" (p. 42).

Le résultat, c'est que l'individu qui ne preste au-cune activité utile à la communauté vit de la sueur de ses victimes. Aujourd'hui, c'est chose ordinaire pour toutes les grandes ban-ques du monde capitaliste. Dans l'Eu-ro-pe médiévale tradition-nel-le, c'était un crime contre la nature, un "mi-racle diabolique". Dante a condamné les usuriers parce qu'il pé-chaient contre la nature, tandis que Tho-mas d'Aquin abordait le problème du point de vue social: "Recevoir une usure pour de l'ar-gent prêté est en soi injuste: car on vend ce qui n'existe pas, instaurant par là mani-festement une inégalité contraire à la justice" (cité par Le Goff, p. 29). La théologie (qui, au Moyen Age, constitue l'idéologie de l'Euro-pe féodale) n'accorde aucu-ne circonstance atténuante. S'alignant sur la tri-partition pro-pre à la société indo-européenne tradition-nelle, Jacques de Vitry affirmait que "Dieu a ordonné trois genres d'hommes", les pay-sans/travailleurs, les chevaliers et les clercs "mais le diable en a ordonné une quatrième, les usuriers. Ils ne participent pas au travail des hommes et ils ne seront pas châtiés avec les hommes, mais avec les démons" (cité par Le Goff, pp. 60/61). Traduit en langage contem-po-rain, cela signifie que l'usure n'est pas une simple "déviation" sociale mais est, par sa nature même, un crime contre toute la communauté.

Le Goff ne se contente pas de consacrer de nombreuses pages de son livre aux polémi-ques des théologiens et des docteurs contre l'usure; il nous rappelle aussi que les sou-verains et les hommes du peuple les détes-taient. Déjà les lois romaines et byzantines, de même que les lois germaniques, avaient fixé des limites aux intérêts. Charlemagne prohiba l'usure par son Admones-tio gene-ralis  tandis que "Philippe Auguste, Louis VIII et surtout Saint Louis (IX) édictèrent une législation très sévère à l'égard des usuriers juifs. Ainsi la répression parallèle du judaïsme et de l'usure contribua-t-elle à alimenter l'antisémitis-me naissant et à noir-cir encore l'image de l'usu-rier plus ou moins assimilé au Juif" (p. 40). Au niveau du menu peuple, l'usurier devient l'objet de l'hostilité et du mépris de toute la société: "L'historien d'aujourd'hui lui reconnaît la qua-lité de précurseur d'un système écono-mique qui, malgré ses injustices et ses tares, s'inscrit, en Oc-cident, dans la trajectoire d'un progrès: le capi-ta-lisme. Alors qu'en son temps cet homme fut honni, selon tous les points de vue de l'époque" (p. 45).

Dans une société qui n'admet la richesse indi-viduelle que si elle est obtenue par un labeur hon-nête ‹d'ordre spirituel, intel-lec-tuel ou phy-si-que‹  l'usurier sera souvent comparé aux bêtes féroces et aux animaux sordides, symbolisant sa voracité et le dés-honneur dans lequel il se vautre. Les légen-des populaires abondent, qui racontent l'hor-reur de la mort de l'usurier et sa dam-nation éternelle; le symbolisme de ces his-toires horri-bles, colportées au cours des siè-cles, est très évocateur.

Malgré l'opprobre qui le couvre, l'usurier prend le pouvoir
en Occident

Mais, malgré tout, l'usurier réussira à se défaire de son image de marque pour le moins négative. L'Europe féodale avait deux ennemis: a) le com-munisme avant la lettre, porté par certaines sec-tes hérétiques et b) le capitalisme dont l'usurier fut le premier impulseur. Le premier fut éliminé relative-ment facilement tant sur le plan militaire que sur le plan social. Le second, en revan-che, évoluant sur des chemins plus subtils, parvient à survivre et à lancer un processus historique qui, aujourd'hui, vient d'atteindre son point culmi-nant avec la domination idéologique du mon-dia-lisme. Petit à petit, en effet, l'usurier est parvenu à tirer son épin-gle du jeu parce que des souverains et des hommes d'Eglise ont cru pouvoir ins-tru-mentaliser sa personne, à un moment de l'histoire où les tensions religieuses s'es-tom-pent. Ce qui a permis à l'usurier de sor-tir de son iso-lement. Le résultat actuel de cette mutation: un système capitaliste qui généralise l'usure à l'é-chelle de la planète; de ce fait, l'usure n'est plus l'¦uvre d'indi-vidus mais de ces pieuvres finan-cières mons-trueuses que sont les banques. Leurs tentacules enserrent tout: les petites et les mo-yennes entreprises en difficulté comme les gou-vernements et les Etats. Les victimes de l'usure sont désormais des peuples entiers. Le Goff si-gnale toutefois que l'aver-sion à l'endroit de l'u-sure, dans ses formes les plus intransigeantes, n'est pas morte au Moyen Age. Elle s'est re-vi-vifiée dans l'esprit du grand poète américain Ezra Pound, digne héritier de Dante et des po-lémistes médié-vaux (Le Goff reproduit deux de ses poèmes contre l'usure en annexe de son li-vre). Le Goff, parce que ce n'est pas directement son sujet, passe sous silence l'engagement po-litique de Pound pour le fascisme, son action à la radio, ses discours de propa-gan-de prononcés pendant la guerre, ses poé-sies politiques, la lon-gue persécution qu'il a endurée, son internement dans un asyle psy-chiatrique aux Etats-Unis, etc.

Tout cela concerne pourtant directement le pro-blème de l'usure. Pound a précisément ad-héré au fascisme parce qu'il voyait dans ce mou-vement une révolte résolument anti-usuro-cra-tique et considérait que les révolu-tions nationales-po-pulaires d'Europe cons-ti--tuaient les premiers re-vers réels infligés à l'usure internationale au cours de ces der-niers siècles.

Tirer les conclusions qui
s'imposent de l'histoire de l'usure

De tout cela, il convient de tirer quelques con-clusions utiles, afin de forger une stra-tégie révo-lutionnaire. D'abord, prenons ac-te du fait que l'u-sure est l'un des instruments essentiels qui ca-ractérisent l'impérialisme capitaliste. Ensuite, re-connaissons la nature éminement subversive, le caractère résolu-ment anti-naturel de l'usure à tou-tes les époques et en tous lieux. Enfin, dési-gnons l'usurocratie mondialiste comme notre en-nemi principal, comme un ennemi avec lequel aucun compromis n'est possible. En adoptant une telle ligne stratégique, nous reprenons deux flambeaux: celui de l'Eu-rope traditionnelle et ce-lui de l'Europe na-tionale-révolutionnaire.

Combattre l'usurocratie moderne, c'est se poser comme une double avant-garde: a) l'avant-garde de la sacralité (qui devrait sous-tendre la totalité du monde) et de la tra-di-tion contre le maté-rialis-me et le laïcisme et b) l'avant-garde des peuples oppressés du monde entier contre l'impéria-lis-me de la haute finance mondialiste. Les érudits mé-diévaux disaient de l'usure, parce qu'elle s'ali--mentait sans cesse, qu'elle était un crime qui ne s'interrompait jamais mais au con-traire se per-pé-tuait et s'aggravait chaque heu-re de la journée, chaque jour de l'année. L'usure "travaille" quand hommes et bêtes dorment, quand les champs s'épuisent. L'usure exige son tribut sans être sou-mise aux morsures du temps. L'usure gagne en dormant, aiguillonée par Satan: c'est son "mi-racle diabolique". Conclusion des auteurs mé-dié-vaux: "A péché sans arrêt et sans fin, châtiment sans trêve et sans fin" (cité par Le Goff, p. 32/33). Paraphrasons cet auteur anonyme du Moyen-Age à quelques siècle de distance, actualisons sa pa-role: "A crime sans repos et sans fin, guerre sans trêve et sans fin".

Marzio PISANI.
(texte tiré d'Avanguardia, n°51, septembre 1989; Adresse: Avanguardia, c/o Leonardo Fonte, Via Franchetti 61, I-91.100 Trapani, Italie).
 

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