mardi, 06 février 2007
Yin et Yang dans la révolution conservatrice
Dr. Peter BAHN
Du Yin et du Yang dans la révolution conservatrice allemande
La "Révolution Conservatrice" en Allemagne, la consistance conceptuelle de ce phénomène politico-philosophique, l'actualité de sa réception et les problématiques complexes et implicites qu'elle soulève: voilà les thématiques centrales du dernier numéro de la revue Wir Selbst, dirigée depuis 1979 par Siegfried Bublies. Tous les aspects de cette ³Révolution conservatrice² sont abordés, sous tous les angles, au départ de toutes les expériences personnelles, au-delà de toutes les apologies ou les démonisations qui se sont succédé au fil des temps.
Toutes les contributions de ce numéro de Wir Selbst quittent résolument les terres infertiles du moralisme qui condamne en bloc cette RC, sous prétexte qu'elle constituerait les prolégomènes du nazisme ou d'une idéologie et d'un pouvoir non-démocratiques encore à venir. Elles vont bien plutôt à l'essentiel: le terme même de ³Révolution conservatrice² est-il vraiment adéquat pour décrire le phénomène ou, mieux, l'ensemble des phénomènes qu'il prétend assembler? Cette RC est-il un phénomène fermé sur lui-même et fermé au monde, si bien qu'un seul concept suffise à la définir de façon cohérente?
Henning Eichberg, qui a rédigé l'essai le plus long et le plus fouillé de ce dossier, part du principe que le concept de ³Révolution conservatrice² est en soi dépourvu de sens (Unsinn) et accepte pour une bonne part l'argumentation qu'avait déployée Stefan Breuer en 1993 (cf. dans ce numéro de Vouloir l'article de Karlheinz Weissmann). Pour Eichberg comme pour Breuer, le concept de RC n'est pas ³opérationalisable² dans le discours politique. Armin Mohler avait lancé le vocable de ³RC² dans le débat mais en restant au niveau de l'histoire des idées. En 1994, en publiant le premier volume du Jahrbuch der Konservativen Revolution, Theo Homann et Gerhard Quast ont continué dans cette voie, inaugurée depuis plus de quarante ans par Mohler. Eichberg, lui, veut quitter le terrain de l'histoire des idées et se placer à un niveau plus concret ‹de son point de vue‹ en traitant cette problématique sous l'angle de l'histoire sociale, ce qui n'a été guère apprécié jusqu'ici dans les rangs des sectataires de la RC. Pour Eichberg, dès que l'on se réfère au concret, le concept de ³Révolution conservatrice² s'effrite et s'effiloche. Contre les idéologies conservatrices-révolutionnaires, qu'il juge abstraites, Eichberg oppose ³les potentialités historiques des nationalismes réellement existants², lesquelles sont, pense-t-il, des concrétudes. Eichberg élabore des typologies d'acteurs, qui échappent ainsi manifestement au corset du concept de RC auquel nous nous étions progressivement habitués. Cela signifie-t-il la fin de la ³Révolution conservatrice²?
Eichberg fait donc référence aux peuples concrets, aux mouvements concrets, aux figures réelles et vivantes; en bref, il réhabilite la vie concrète, plurielle, bigarrée, pleine et épaisse. Il revendique les droits de la vie contre les schématismes de l'histoire des idées et des dossiers poussiéreux. Avec son vocabulaire dense, il affirme les droits des lignes courbes, des courants de force qui émergent, disparaissent et réémergent, des jets de vie, contre les hyper-simplifications du ³rectilignisme², des angles droits, des tiroirs à fiches des bibliothécaires. Il se range du côté de la Vie, du Concret, contre les constructions abstraites des historiens des idées et, c'est justement, en prenant et en affirmant haut et fort cette option, qu'Eichberg se pose comme un défenseur typique et décidé de ce qui a fait à mon sens la quintessence de la RC, à travers tous ses courants et ses variantes.
C'est sur le modèle de la très antique sagesse taoïste, propre de la philosophie chinoise, que va et vient la pensée, selon la symbolique du Yin et du Yang. Le Yang masculin, clair, limpide, et le Yin féminin, sombre, se complètent dans une harmonie qui les englobe tous deux et les fait se compénéter. C'est pourquoi le noir se trouve dans le blanc et que le blanc contient toujours du noir. On peut dire que c'est sur ce mode-là aussi que l'ensemble des idées et des courants qui a été résumé sous l'étiquette de ³Révolution conservatrice² transcende ses contradictions. C'est ainsi, effectivement, que se complètent, et, mieux, se conditionnent mutuellement ligne courbe et ligne droite, peuple et Etat, matrie et patrie, révolte et ordre, col bourgeois et veste militaire, troupe joyeuse et désordonnée du Wandervogel et colonne disciplinée de la Reichswehr ou des milices para-militaires. Le noir est aussi blanc, quelque part, et le blanc est également noir, d'une certaine façon. Les contradictions s'aplanissent dans une unité supérieure, et ce n'est qu'ensemble qu'elles donnent un tout unifié. Ce tout unifié, ce biotope ramifié et en soi interdépendant à l'instar d'une forêt, n'est pas une accumulation hasardeuse et arbitraire d'arbres bien concrets mais une entité autonome constituant un ordre supérieur: il s'agit de le reconnaître, car ainsi on ouvre une voie qui nous permettra de mieux comprendre ce phénomène qu'a été la RC.
Mais quelle est la quintessence, le dénominateur commun, qui a rapproché Jungkonservativen et folcistes, nationaux-révolutionnaires et liguistes, tant sur le plan des idées que sur le plan social, si on tient compte de la dimension vitale qu'avance Eichberg, pour tenter d'y voir clair dans les différences et les détails qui ponctuent ces diverses visions et options divergentes? Est-ce bien le postulat de la VIE, est-ce bien le droit de la VIE à s'exprimer sans détours qui est la quintessence de cette RC? Et contre qui ou quoi ce droit de la Vie s'insurge-t-il? Qu'est ce qui menace le déploiement de la Vie, qu'est-ce qui étouffe les flux et les forces de la nature? Qu'est-ce qui déforme les manifestations de la pulsion créatrice, immanente en ce monde?
Aujourd'hui, la réponse est encore plus claire qu'à l'époque de la République de Weimar, que pendant l'entre-deux-guerres ou qu'à la fin des années quarante, quand Mohler élaborait son travail de conceptualisation de la RC. C'est la mise du monde en calculs, la soumission brutale et sans merci de la vie concrète, de la nature concrète aux impératifs de l'économie et de la rationalité économique, si bien que le primat de l'économie passe au-dessus de toute autre considération.
La ³Révolution conservatrice² peut être définie et interprétée comme une révolte de la Vie contre le viol de la terre par l'économicisme. Cette révolte s'est dressée contre les diverses formes d'économicisme dans les années 20; elle s'est exprimée sous des modalités fort différentes, parfois dans des perspectives contradictoires, mais toutes ces différences et ces divergences rejettaient le ³juste milieu² imposé après 1918. Eichberg le souligne avec beaucoup d'à-propos: en dépit de toutes les différences habituellement remarquées, toutes les catégories idéaltypiques, dans les multiples courants de la RC, ont toutefois un point commun: aucune d'entre elles ne pense ni n'agit au départ de catégories où règne le primat de l'économie. C'est cela qui distingue ces écoles ou ces individualités des marxistes et des libéraux et qui les rapproche volens nolens des anarchistes, des adeptes de doctrines ésotériques, des réformateurs pragmatiques de la vie quotidienne (Lebensreformer) et aussi, il faut l'ajouter, des nationaux-socialistes. Eichberg perçoit parfaitement cette proximité, que le militant d'un parti de droite ou d'un cénacle rêvant de la Tradition ou de la monarchie refuse presque toujours de percevoir. En soulignant cette proximité, Eichberg élargit considérablement le champs de nos investigations et nous interdit tout enfermement.
Tenant compte de ces parallèles, il nous montre comment des hommes classés à gauche ont parfois théorisé le même anti-économicisme que certains de leurs adversaires classés à droite; Eichberg nomme Landauer (cf. également les travaux de Thierry Mudry, notamment son article sur "Gustav Landauer" dans l'Encyclopédie des ‘uvres philosophiques, PUF, 1992), Paasche (cf. Vouloir n°28-29), de Theodor Lessing (réédité à Munich par l'éditeur Matthes & Seitz et cité par R. Steuckers dans son article sur "Alfred Schuler" dans l'Encyclopédie des ‘uvres philosophiques, op. cit.). Ces mêmes linéaments se retrouvent aussi chez certains nationaux-socialistes, comme Alfred Rosenberg voire Heinrich Himmler (sur son appartenance aux ³Artamanen², cf. les articles de Beate-Sophie Grunske et de Jan Creve dans Nouvelles de Synergies Européennes, n°19/1996).
Ne pas s'arrêter aux contradictions (apparentes), accepter l'histoire dans sa totalité, comme Eichberg nous le demande avec raison, car il y a le Yin et le Yang, dans le noir, on découvre du blanc, et dans le blanc, du noir. Mais l'intention essentielle des tenants de la RC était de placer les priorités ailleurs que dans l'économie, soit dans la Vie réelle (celle du corps humain, des agrégats démographiques et du donné naturel dans son ensemble), dans les prises de position politiques, dans les réflexions et les idées où il s'agit de ne pas se laisser dominer et guider, même à son insu, par l'idéologie économiciste ambiante, portée par le libéralisme actuel; cet anti-économicisme exclut donc de cette famille que l'on a nommée à tort ou à raison ³révolutionnaire-conservatrice², certains conservateurs établis qui veulent à tout prix conserver des structures obsolètes et vermoulues (les ³Strukturkonservativen²), les ³nationaux-libéraux² pour qui le nationalisme n'est qu'un ornement ou un opium pour le bon peuple, voire certains jeunes gens qui se proclament depuis la chute du Mur et la fin de la RDA ³quatre-vingt-neuvards² et qui, par pure esthétisme, mêlent à quelques résidus épars d'idéologèmes ³révolutionnaires-conservateurs², à quelques références à Benn ou à George, à Jünger ou à Heidegger, une sorte de mauvais cocktail idéologique tiré de l'esclavage mass-médiatique permanent dans lequel ils sont plongés depuis leur plus tendre enfance, où l'attitude du yuppy ou du cocooniste actuel domine et oblitère tout autre comportement.
L'équipe rédactionnelle de Wir Selbst espère, en publiant son dossier et surtout la longue polémique de Henning Eichberg, relancer le débat afin que l'on n'en reste pas à un simple stade esthétique, mais que l'on réétoffe les éléments d'anti-économicisme de la RC et qu'on les couple à des idéologèmes anti-économicistes provenant d'autres horizons que ceux de la RC. Celle-ci ne doit pas devenir un réservoir de dogmes figés, ni être rejetée en bloc sans le moindre esprit critique. Notre époque est celle où le système économiciste n'a peut-être pas triomphé mais où il s'accroche, têtu, au risque de devenir hargneux et coercitif: tirant sans doute ses dernières cartouches, ce système veut à tout prix imposer aux peuples du monde entier ses non-valeurs et son ordre, ses habitudes et ses illusions, ses certitudes et ses concepts abstraits, tout en voulant ³libérer² l'humanité toute entière de ses réflexes religieux, moraux, politiques, éthiques et identitaires. Ce danger nous montre qu'il est désormais impératif de revenir à des corpus philosophiques, à des attitudes mentales, à des réflexes politiques, toutes tendances confondues, qui permettraient aux citoyens de s'armer contre le danger d'uniformisation planétaire qui les guette. Aux projets des hommes de calcul, il conviendra bien vite d'opposer des ³programmes-contrastes², plus substantiels. Dans la formulation de ces programmes, les idées de la RC nous fourniront non des recettes toutes faites, mais des impulsions fructueuses.
Peter BAHN.
(article tiré de Wir Selbst, 1/1996; adaptation franç.: R. Steuckers).
06:10 Publié dans Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les commentaires sont fermés.