jeudi, 23 octobre 2008
Les frères Cioran et le passé gardiste
Les frères Cioran et le passé “gardiste”
Quand il voulait susciter le scepticisme des Parisiens, Emil Cioran se plaisait à dire que l'une des plus belles villes du monde était Sibiu/Hermannstadt. Et il pensait que Paris était devenue un “garage apocalyptique”. De Sibiu, il disait à ses interlocuteurs étonnés: «C'est une ville vraiment extraordinaire». Il aimait évoquer le temps où il habitait cette cité transylvanienne, proche de la frontière qui séparait l'empire des Habsbourg du Royaume balkanique de Roumanie: «Il y avait là-bas trois nationalités (l'allemande, la hongroise et la roumaine) qui vivaient en parfaite convivialité. Cet fait m'a marqué pour toute ma vie, car, depuis, je ne parviens pas à vivre dans une ville où l'on ne parle qu'une seule langue, car je m'y ennuie tout de suite».
C'est à l'âge de dix ans qu'Emil Cioran arrive à Sibiu/Hermannstadt, après avoir pleuré pendant tout le trajet parce que son père, le Pope orthodoxe Emilian, l'avait arraché au paradis de son enfance, afin qu'il puisse poursuivre des études. Ce paradis, c'était le village de Rasinari. Mais l'écrivain dira plus tard: «Après Rasinari, Sibiu est la ville que j'ai aimée le plus».
Le puiné du Pope Emilian Cioran, Aurel, aujourd'hui octogénaire, habite encore à Sibiu. C'est un avocat à la retraite. Mais s'il n'avait pas pu devenir avocat, il serait devenu moine; ce fut son frère Emil qui l'en dissuada. Un soir, après le repas, Emil l'invita à une promenade dans les bois qui s'étendaient au-delà de la ville de Sibiu et jusqu'à six heures du matin, à force d'arguments de tous genres, il démontra à Aurel qu'il fallait qu'il renonce à cette idée de se faire moine. Plusieurs années plus tard, Emil regretta d'avoir eu cette importante conversation avec Aurel; il confessa qu'en cette circonstance toute l'impureté de son âme s'était manifestée et que son acharnement n'était que le seul fruit de son orgueil. Il dit: «J'avais l'impression que tous ceux qui ne se soumettaient pas à mes argumentations démontraient qu'ils n'avaient rien compris».
Donc, au lieu de se retirer dans un monastère, Aurel s'en alla étudier la jurisprudence à Bucarest, dans la même institution où Emil s'était inscrit en philosophie et lettres.
Les deux frères se sont retrouvés ensemble sur les bancs des mêmes auditoires, où le philosophe Nae Ionescu donnait ses leçons. C'était une sorte de Socrate pour les générations des années 30 et il a formé des intellectuels qui très vite acquerront une réputation mondiale, comme Mircea Eliade, Constantin Noica et Emil Cioran.
Ce dernier, m'a raconté son frère Aurel, se rendait régulièrement aux cours de Nae Ionescu, même après avoir terminé ses études universitaires. Un jour, alors que la leçon était finie, le professeur a demandé aux étudiants: «Voulez-vous que je vous parle encore de quelque chose?». Emil s'est levé et a demandé: «Parlez-nous de l'ennui». Alors Nae Ionescu a appronfondi la thématique de l'ennui pendant deux heures. Une autre fois, le Professeur Ionescu a demandé à Emil Cioran de lui suggérer un thème à développer au cours de sa leçon; Cioran l'invita à parler des anges. Dans une faculté dominée par le rationalisme, seul Nae Ionescu pouvait se permettre de traiter de thèmes spirituels, parce que, comme l'a défini Eliade, il était “un logicien terrible”.
Immédiatement après la guerre, Aurel Cioran fut reconnu coupable d'avoir milité au sein du “Mouvement Légionnaire” et condamné à sept années de prison; sa sœur Gica reçut une peine analogue. Contrairement à Emil, qui s'est dissocié publiquement dans les années 60 de son propre passé de sympathisant de la Garde de Fer, Aurel revendique avec fierté l'option militante de sa jeunesse. Il a rencontré le “Capitaine” Codreanu dans des camps de travail légionnaires, où les jeunes réalisaient des travaux d'utilité publique négligés par le gouvernement.
Emil Cioran lui aussi fut fasciné par la figure de Codreanu; pour la Noël 1940, il écrivit un “profil intérieur” du Capitaine, dont on donna lecture à la radio à l'époque du gouvernement national-légionnaire. Dans ce texte, Cioran disait: «Avant Corneliu Codreanu, la Roumanie était un Sahara peuplé... Il a voulu introduire l'absolu dans la respiration quotidienne de la Roumanie... Sur notre pays, un frisson nouveau est passé... La foi d'un homme a donné vie à un monde qui peut laisser loin derrière lui les tragédies antiques de Shakespeare... A l'exception de Jésus, aucun autre mort ne continue à être présent parmi les vivants... D'ici peu, ce pays sera guidé par un mort, me disait un ami sur les rives de la Seine. Ce Mort a répandu un parfum d'éternité sur notre petite misère humaine et a transporté le ciel juste au-dessus de la Roumanie». Par ailleurs, quelques années auparavant, Emil Cioran avait écrit que “sans le fascisme l'Italie serait un pays en faillite”; ou encore: “dans le monde d'aujourd'hui, il n'existe pas d'homme politique qui m'inspire une sympathie et une admiration plus grande que Hitler”.
On peut penser que les prises de position du Cioran de ces années-là, en dépit de ses abjurations ultérieures, seront tôt ou tard utilisée pour démoniser son œuvre, pour lui faire en quelque sorte un procès posthume, semblable à celui que l'on a intenté contre Mircea Eliade. Quand j'évoquai cette éventualité, Aurel Cioran a perdu pendant un instant son calme olympien pour manifester une grande indignation et stigmatiser la mafia qui se livrait à de telles profanations. Au cours de ces derniers mois, a-t-il ajouté, une campagne de diffamation s'est déroulée en Roumanie contre la mémoire de Nae Ionescu, précisément parce qu'il fut le maître de toute cette jeune génération intellectuelle qui sympathisait avec le “Mouvement Légionnaire”.
De fait, à peine sorti de la maison d'Aurel Cioran, j'ai trouvé sur une échope trois éditions récentes de Nae Ionescu: un recueil de conférences tenues par le professeur en 1938 dans le pénitentier où il était enfermé avec toute l'élite du “Mouvement Légionnaire”. Parmi les internés, il y avait aussi Mircea Eliade. Emil Cioran était en France depuis un an.
Claudio MUTTI.
(article paru dans le quotidien indépendant L'umanità, 22 février 1996; trad. franç. : Robert Steuckers).
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