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vendredi, 24 octobre 2008

R. De Felice et l'histoire du fascisme italien

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Renzo de Felice et l'histoire du fascisme italien

 

 

Dans la nuit du 25 au 26 mai 1996, après une semaine d'agonie, le grand historien italien Renzo de Felice a rendu l'âme. Il avait 67 ans. La maladie le minait depuis quelque temps, mais son caractère naturellement réservé n'avait rien laissé transparaître de son état de santé fort précaire.

 

Avec lui disparaît de la scène culturelle italienne non pas un très grand historien, mais, aux yeux de bon nombre de commentateurs, l'unique historien digne de ce nom de l'après-guerre en Italie. Pour toutes sortes de motifs bien connus  —ceux-là même qui sont à la base de l'immense travail de Renzo de Felice—  ceux qui se sont occupés de l'histoire récente dans notre pays l'ont fait en s'idntifiant à des passions jamais apaisées; ils étaient mus soit par un idéalisme authentique soit par le désir et la néces­sité de se justifier eux-mêmes ou de justifier l'ordre des choses né à Yalta.

 

Comme on avait pu le prévoir, quand Renzo de Felice est mort, il a récolté dans les médias un succès formidable, celui-là même qui lui fut refusé de son vivant: disons que tous, détracteurs compris, ont exalté l'œuvre de de Felice avec cette magnanimité satisfaite et cette condescendance généreuse que l'on accorde volontiers à ceux qui ne pourront plus jamais apporter la réplique.

 

Pourtant, on lui en a reproché des “fautes” à de Felice: il a eu l'audace inouïe de consacrer son existence toute entière à la reconstruction objective, rigoureuse et scientifique d'une période de l'histoire considé­rée par la plupart de nos contemporains comme le “trou noir” de l'histoire italienne depuis l'unification du pays. De Felice a commencé cette reconstruction par une biographie de l'acteur politique principal de cette période controversée. Nous étions en 1965: De Felice n'avait que 36 ans et était déjà en mesure de proposer une approche absolument révolutionnaire de la figure de Mussolini.

 

Né à Rieti en 1929, De Felice s'inscrit dans les années 50 à l'Institut Italien d'Etudes Historiques fondé à Naples par Benedetto Croce après la défaite italienne de 1945. A cette époque, le jeune de Felice était marxiste, en profondeur et avec l'enthousiasme de l'étudiant. Ses premiers textes ont été consacrés au mouvement jacobin en Italie à la fin du 18ième siècle; il a ensuite consacré trois volumes monographiques à cette idéologie de gauche, ainsi qu'une anthologie et une série d'articles fouillés, de notes et d'essais, parus dans diverses revues historiques. Comme le dit Giuseppe Galasso, ce travail sur le jacobinisme “est bien plus important en quantité que ce que la majeure partie des spécialistes de ce domaine ont pu­blié non pas en une quinzaine d'années, comme de Felice, mais en toute une vie de labeur”.

 

Le directeur de l'Institut était alors Federico Chabod (à qui nous devons les remarquables Leçons sur le fascisme, aujourd'hui un peu trop souvent oubliées, et prononcées à la Sorbonne de Paris en 1947; elles sont aujourd'hui publiées chez Einaudi). Chabod était un historien illustre, un anti-fasciste qui a lutté dans les rangs des partisans du “Parti d'Action”; élève de Croce et de Volpe, Chabod fut le premier en Italie à abandonner l'“histoire justicière” pour lancer l'“histoire justificatrice” et réclamer la réconciliation des ad­versaires d'hier. Réalisme lucide! Le marxiste de Felice a saisi au bond la leçon de Chabod et la met en pratique dès 1956, au moment où la révolution hongroise scinde en deux camps les gauches euro­péennes. De Felice développe alors une critique de l'historiographie marxiste, en utilisant les méthodes et les grilles d'interprétation de l'école libérale (de Croce). Il se consacre à un essai fondamental sur "l'histoire des Juifs italiens sous le fascisme” (qui paraîtra chez Einaudi en 1961). Pour la première fois, un historien avance l'hypothèse  —qui s'avèrera par la suite substantiellement exacte—  de la profonde différence entre la politique raciale nationale-socialiste et celle du fascisme italien. De Felice souligne avec courage le silence complice de l'Eglise catholique et publie une liste nominative de politiciens en vue dans cette Italie des années 50 qui, sous le fascisme racisant (à partir de 1938), avaient été des antisé­mites déclarés et actifs. De Felice commence alors une carrière fulgurante mais aussi hérissée de difficul­tés. Le jeune professeur doit affronter les contestations des étudiants et l'ostracisme de ses collègues.

 

Pourtant de Felice ne faisait rien d'autre qu'appliquer à l'étude du fascisme et surtout à la biographie de Mussolini les mêmes critères d'objectivité que l'on acceptait unanimement en milieux académiques, à condition, bien sûr, que l'on ne veuille bien parler que des hérétiques dans la Prague du 15ième siècle, des luddistes anglais ou des suffragettes américaines. En revanche, tout ce qui s'est passé en Europe après 1789 ou en Italie après 1848 demeure rigoureusement tabou et ne peut être étudié selon ces cri­tères modernes de l'objectivité en sciences historiques. Les jeux sont faits une fois pour toutes, nous dit-on, on a déjà bien séparé le bon grain de l'ivraie et, de ce fait, vouloir en revenir aux faits (déjà acquis!) est condamnable et superflu, comme nous l'avait enseigné l'incendiaire de la bibliothèque d'Alexandrie. Il est dès lors préférable de se taire. Renzo de Felice ne l'a pas fait.

 

En Italie, on le sait, on ne peut dire du mal de deux choses seulement: la mamma et la résistance. Et pas nécessairement dans cet ordre. On peut donc imaginer le scandale lorsqu'en 1965 Renzo de Felice publie le premier de ses nombreux ouvrages dédiés à la vie et à l'œuvre de Mussolini. Ce n'était sans doute pas le bon moment, mais, finalement, il n'y aurait jamais eu de bon moment.

 

Pour notre bonheur, Renzo de Felice ne s'est jamais découragé: il a continué avec une objectivité obsti­née à explorer la vie de celui qui fut, pour le bien comme pour le mal, pendant vingt ans et non pendant un seul jour, le Duce des Italiens. Simultanément, de Felice opérait une “vivisection” des coutumes italiennes de cette époque fasciste en appliquant résolument à la recherche historiographique le critère de “falsification” que Popper appliquait en science pure: tout ce qui ne peut être contredit est nécessaire­ment faux, parce qu'“un système empirique doit pouvoir être confronté à l'expérience”.

 

Car telle est bien la “petite grande expérience” de de Felice: elle est petite parce qu'elle est d'une évi­dence déconcertante, mais, en même temps, elle est grande  —très grande—  parce qu'elle est inhérente à ce processus de refoulement collectif à l'œuvre en Italie dès le lendemain du 25 juillet 1943. Nier le fas­cisme, nier la personne de Mussolini en réduisant son rôle à celui d'un sombre hurluberlu: ce sont là des escamotages nécessaires pour légitimer, hier comme aujourd'hui, une république née dans les horreurs d'une guerre civile, mais surtout née de la médiocrité morale d'un roi fugitif, d'un général pusillanime et d'un peuple qu'il n'est pas difficile mais plus simplement inutile de gouverner (comme le disait Mussolini lui-même dans une phrase célèbre).

 

Créer et puis alimenter jusqu'aux limites du ridicule l'impossible mythe d'une Résistance: tel a été le but préconçu d'un Etat qui se débat dans les affres d'une longue agonie, où il ne survivra évidemment pas à lui-même. Renzo de Felice, avec le bistouri aiguisé de la recherche, en abandonnant les clivages parti­sans, avec la seule force d'une bonne connaissance de son immense documentation, faite de textes, té­moignages et preuves inédites et souvent occultées, a redonné une dignité à une période fondamentale de l'histoire italienne, en tenant et en consolidant ses positions; il a redimensionné toute une école de pensée. Ce fut une grande tâche.

 

Parmi ses nombreux élèves, il se peut que quelques-uns surpassent leur maître dans un avenir plus ou moins proche. Pour l'heure, ne nous faisons pas d'illusions: la mort prématurée de Renzo de Felice laisse un vide considérable, “incomblable” dans la vie culturelle. Et pas seulement en Italie.

 

Alessandra COLLA.

(article tiré d'Orion, n°5/1996; trad. franç. : Robert Steuckers).

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