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mercredi, 13 janvier 2010

Le crépuscule de l'axe Washington-Moscou

eltsine_boris.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1992

Le crépuscule de l'axe Washington-Moscou

 

par Wolfgang STRAUSS

 

Camp David, dans les montagnes enneigées du Maryland. 1er février. Le Russe fête son anniversaire. L'Américain lui offre des bottes de cow-boy. Ils s'appellent mutuellement «ami George» et «ami Boris». Le soir, ils signent une déclaration. «La Russie et les Etats-Unis ne se considèrent plus comme des adversaires potentiels. A partir d'aujourd'hui, leurs rapports se caractériseront par l'amitié et le partenariat, se baseront sur la confiance réciproque et le respect mutuel, ainsi que sur un engagement conjoint pour faire avancer la démocratie et la liberté économique».

 

Au même moment, à Moscou, couverte de neige, une vieille femme verse le contenu de son porte-monnaie sur le comptoir d'une boulangerie d'Etat. Ses yeux expriment la crainte et la honte. «Je vous en prie, donnez-moi du pain, autant que vous le pouvez». Mais les piécettes qu'elle a secouées hors de son porte-monnaie ne sont que des kopeks. Quand cette pauvre vieille s'est mise en route, ce matin-là, elle avait 40 roubles. Elle les a dépensés pour s'acheter du charbon et des pommes de terre. «Excusez-moi, je n'ai rien de plus...».

 

Dans le point 5 de la déclaration commune, on lit: «Nous entreprendrons tous les efforts nécessaires pour promouvoir partout dans le monde les valeurs de la démocratie, que nous partageons, la primordialité du droit, le respect des droits de l'homme, y compris des droits des minorités». Mais la déclaration ne parle pas du droit des hommes à mourir dans la dignité...

 

En effet, à Saint-Petersbourg, la plupart des retraités ne peuvent payer leur propre enterrement. Car il faut 5000 roubles, pour offrir au défunt des obsèques simples, sans luxe. Une couronne bon marché coûte de 300 à 500 roubles. Enfin, il faut 1200 roubles pour la tombe. Les plus pauvres doivent enterrer les leurs comme au temps de l'encerclement par la Wehrmacht. Sans la moindre pelletée de terre, les corps sans vie sont abandonnés en lisière des cimetières, enveloppés dans un drap.

 

«Je ne suis pas venu, pour tendre la main» a dit Eltsine aux milliardaires américains. Devant le numéro 26 de la perspective Koutouzov, une longue file de citoyens russes se forme devant les vitrines du premier magasin d'alimentation privé du quartier. Ces citoyens ne tendent pas la main; ils se contentent d'ouvrir les yeux. Très grand. Ils voient toutes les sortes de saucissons imaginables, du pudding en poudre, des pâtes, des saucisses allemandes, du chocolat français, du lard, du jambon en boîte, de la limonade, du fromage, du lait en conserve. Les badauds n'achèteront rien car ils ne peuvent rien acheter. 160 roubles pour 300 grammes de jambon; 290 roubles pour un kilo de salami. Les deux amis de Camp David ont parlé de «liberté économique»...

 

«Tout homme doit vivre comme une grande flamme claire et brillante, étinceller autant qu'il le peut»: tel est la devise que s'est donné Boris Eltsine. Et il a ajouté: «A la fin, cette belle flamme s'éteint. Mais il valait mieux qu'elle fut grande, qu'elle ne fut pas petite et misérable».

 

La flamme chiche des petits, des sans-grade de toutes les Russies, a déjà commencé à s'éteindre. Le 27 janvier 1992, on pouvait lire dans la Pravda: «En Suède, c'est l'individu qui est l'objet premier des préoccupations de l'Etat, l'individu dans ce qu'il a de particulier. Nos premiers pas vers le capitalisme, eux, se caractérisent par la plus sauvage des inhumanités. Le pouvoir politique n'entreprend rien pour freiner ce délire de pillage, ce besoin maladif d'amasser. Comment expliquer alors qu'il ait toléré des mesures anti-populaires comme l'augmentation des prix des crèches et jardins d'enfants, des vêtements d'enfants, des colonies d'été? Sans vergogne, le gouvernement fait disparaître les conditions de survie des plus pauvres et des malades. Jadis, les pauvres se maintenaient en vie avec du pain, des pommes de terre, du charbon, des carottes et des saucisses. Aujourd'hui, avec ce qu'il reste dans leur porte-monnaie, ils ne peuvent plus rien acheter. Le prix de la bière, du repas principal de midi, vient de décupler. Pour le travailleur du bas de l'échelle, les très petites joies de la vie quotidienne ne sont plus possibles: on les lui a volées».

 

Et Eltsine est revenu les mains vides de Camp David. Il est revenu dans une Russie condamnée à l'isolement. Sans rémission. «Nous avons besoin d'argent et d'aide pour parfaire nos réformes. Si ces réformes échouent en Russie», a dit Eltsine lors d'une rencontre de trois heures avec les représentants de l'économie américaine à New York, «la conséquence sera une nouvelle guerre froide, qui pourra très vite se transformer en une guerre chaude». Après cette rencontre, le Président russe a dit: «Très étonnante, l'attitude de ces pays qui ne font guère plus que parler».

 

Mais qu'attendait-il, au fond, d'un pays qui glisse inexorablement vers la crise économique, qui est miné par les faillites, les cessations d'activité, les fermetures d'entreprises, les licenciements en masse?

 

Pour guérir l'économie russe, plusieurs recettes pouvaient être appliquées. On n'en a appliqué qu'une seule: la libéralisation des prix. Conclusion: sont au pouvoir en Russie, ceux qui veulent faire du pays une deuxième Amérique et qui, en conséquence, copient le modèle américain.

 

Or le problème numéro un en Russie, c'est la distribution du pain. Pour les Russes, le pain signifie davantage qu'un aliment de base; le pain est une assurance-vie, un élément de la dignité. Le pain a un caractère sacré. Dans les régions industrialisées, on ne le vend plus que sur présentation d'un bon d'achat. Avant la libéralisation des prix, une miche de pain coûtait 80 kopeks; en janvier, le prix est monté à 4,20 roubles; en mars, il fallait payer le double. Officiellement, seul le pain le plus simple, noir, est encore vendu au prix contrôlé; mais on ne le trouve plus nulle part.

 

Pour une brique de beurre, il fallait donner, fin février, 120 roubles; pour un kilo de viande, 120 roubles. Or les retraitées veuves ou célibataires perçoivent, dans les grandes villes, une retraite de 185 roubles par mois. Bien sûr, elle ne meurent pas de faim; mais on ne peut pas parler d'une vie... Les fonctionnaires à la pension ont le droit d'acheter aux prix subventionnés. Mais à quoi cela leur sert-il, si les réserves de marchandises subventionnées sont épuisées depuis longtemps? «90% des habitants ne peuvent plus payer leur nourriture, leur électricité et leur loyer», constatait Sobtchak, le maire de Saint-Petersbourg dès janvier.

 

Eltsine reproche à son cabinet de ne pas avoir pris des mesures en faveur des pauvres. Son représentant, Routskoï, exige sans arrêt que l'on proclame l'«état d'urgence dans le domaine économique» et réclame une guerre de l'Etat contre les spéculateurs.

 

L'époque où Moscou vivait sur le dos de l'ensemble du pays est bien révolu. A cette époque, les provinciaux prenaient les magasins moscovites d'assaut pour obtenir viande ou vêtements. Aujourd'hui, c'est l'inverse: les Moscovites se rendent dans les bourgs et les villages de province. Sur le marché, règne la loi de la jungle.

 

Sonia Margolina, écrivain à Moscou, a rencontré son ancien professeur. Celle-ci se plaignait: «On a promis une aide à notre école contre la famine: mais rien n'est arrivé. Les parents des élèves téléphonent tous les jours parce qu'ils croient que les enseignants ont volé les boîtes de conserve; ils ne peuvent plus imaginer qu'il existe des citoyens qui ne volent pas» (cf. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 8 février 1992). Seuls 6 à 7% des colis de vivres arrivent à destination. Déjà à l'aéroport, le vol sauvage et le vol organisé commencent, à peine les conteneurs sont-ils ouverts. 80% des envois caritatifs venus d'Allemagne disparaissent dans les réseaux mafieux du marché noir. La caricature du capitalisme pillard, que les communistes avaient décrit aux Russes pendant des décennies, est devenu réalité à Moscou et dans les grandes villes de la CEI.

 

En Russie, plus aucune autorité ne demeure intacte; plus aucune autorité n'est en mesure de répartir correctement et de façon efficace les marchandises disponibles ou venues de l'Ouest. Les planifications du transport par route ou par air ne servent à rien: aucun horaire ne peut être tenu à cause de la pénurie de carburant. Les gens attendent des journées entières dans les gares ou les aéroports, que leur train ou leur avion arrivent. «Les chefs des républiques et les parlements gouvernent vaille que vaille, alors que toutes les structures du pouvoir se disloquent. Mais ils sont dépassés par des chefs locaux, des chefs tribaux, des responsables du parti ou des princes auto-proclamés. Dans la CEI, une décision politique ne vaut que pour quelques jours, dans un rayon de quelques centaines de kilomètres. Les gens font ce qu'ils veulent» (Süddeutsche Zeitung, 1 février 1992).

 

Ebranlé par l'effondrement spirituel et moral dans sa vieille patrie, le germaniste russe et israëlite Lew Kopelew vient de revenir de Russie. Cet émigré, qui vit à Cologne, cet ami et compagnon de combat de Sakharov, ne comprend plus comment tourne le monde. Les ensembles chorégraphiques sont dissous, les théâtres ferment, des institutions culturelles vieilles de plusieurs siècles cessent leurs activités, les artistes sont jetés à la rue. Depuis que règne la «liberté dans le domaine artistique». Conclusion de Kopelew: «N'est pas nécessairement bon, ce qui était interdit hier».

 

Son compatriote Viktor Konyetski donne lui aussi son diagnostic: l'âme russe est horriblement malade, le désorientement et la haine se répandent comme un feu de brousailles; les vieilles icônes sont flétries, brisées, et l'occidentalisation avance à grands pas: «Le Yakoute affamé, qui croupit dans sa hutte sale, entendra bientôt de la musique rock à la télévision et y verra de jeunes femmes le cul tout nu. Alors, enflammé par la colère, il prendra sa fourche ou son fusil» (Lettre internationale, Berlin, n°15, 1991).

 

Alexandre Zinoviev, le géant de la satire, dans son exil munichois, ne prononce que des mots de dégoût, en voyant comment ses compatriotes affamés changent de paradigmes. Avec la même âpreté de fauve, explique-t-il, la même mentalité grégaire qu'au temps de Staline, ils donneront leur cœur à une nouvelle idéologie, le lui jetteront en pâture: cette idéologie est le capitalisme, qu'ils voudront total et suicidaire, à la mode russe. La conséquence: un égarement massif des sens; une schizophrénie collective, culminant dans l'idéalisation du matérialisme occidental (cité par Arnulf Barning, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 24 décembre 1991).

 

Malheureusement, les idées nobles de l'Europe occidentale ne pénètrent que très lentement en Russie, constate le Patriarche Alexis II. Après l'effondrement du bolchévisme démoniaque, la Russie ne s'est pas connectée aux sources limpides de l'Europe, mais à ses égoûts. Ce Savonarole slave, revêtu du blanc qui sied aux patriarches, ne mâche pas ses mots: «La sous-culture du rock, de la toxicomanie, ces attitudes superficielles dictées par les médias, sont-ce là des valeurs dignes d'être désirées? L'occidentalisation de notre mode de vie, auquel nous assistons aujourd'hui, n'a que très peu de choses en commun avec l'humanisme et le christianisme». Et le Patriarche ajoute qu'un élément essentiel de cette occidentalisation est le «dégoût et la haine pour tout ce qui relève de l'histoire nationale» (Der Spiegel, n°30/1991; Moscow News, n°8/1991).

 

Pour l'intellectuel russe qu'est le Professeur Anatoli Outkine, qui enseigne la littérature américaine à l'Académie russe des sciences, l'occidentalisation équivaut à une commercialisation de la vie intellectuelle. Le capitalisme américain, en niant toute forme de spiritualité, nie la culture nationale. «Comme la Russie s'est tournée vers le capitalisme, la pensée, à son tour, est devenue marchandise (...) La capacité la plus importante des intellectuels russes, servir un idéal, lui faire don de soi, n'est pas une valeur demandée dans un monde de pure accumulation» (Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22 janvier 1992).

 

La Russie décohoit-elle au rang d'une colonie américaine? Le Ministre des Affaires Etrangères américain, Baker, vient en effet de visiter les républiques de la CEI comme un inspecteur. «Dans une économie intégrée englobant toute l'Europe, notre Russie aurait le rôle d'un fournisseur de matières premières bon marché et servirait de dépôt pour les résidus de toutes les technologies qui polluent l'environnement», a déclaré le propre ministre de la privatisation, Anatoli Tchoubaï, nommé par Eltsine mais retourné par cette vision apocalyptique. La politiques des investissements devra être sévèrement contrôlée, a exigé Tchoubaï en janvier, pour éviter que le capitalisme multinational étranger «n'achète de gros morceaux de l'économie russe pour un salaire de misère».

 

Mais un miracle ne suffirait pas à sortir la Russie de l'embarras! L'un des grands espoirs des occidentalistes dans les années 89/90, co-auteur du «programme des 500 jours» de Chataline, Grigori Yavlinski est passé dans le camp anti-capitaliste. Cet Ukrainien, qui fit partie de l'ancienne équipe d'Eltsine, est aujourd'hui le directeur d'un centre privé de recherches en économie et en politique. Yavlinski est devenu sceptique et a dressé son bilan en 1992: la libéralisation des prix, lancée le 2 janvier, conseillée par les Harvard Boys, n'a réglé aucun problème; au contraire, elle a accéléré l'augmentation permanente des prix. Le rouble, à cause de l'hyperinflation, n'a même plus la valeur du papier sur lequel il est imprimé; il est houspillé par les devises étrangères, fléchit devant le dollar ou le DM, qui sont aujourd'hui les monnaies réelles de la Russie. L'industrie et la production n'ont pas accru leurs prestations; les stocks de marchandises et de réserves ont fondu (Moscow News, 2/92).

 

Mais la Russie russe est l'ennemie de l'Amérique; elle ne se soumet pas à la Doctrine Bush, qui parle des «droits de l'homme», d'«économie libre de marché» et de «démocratie parlementaire» pour mieux faire passer son impérialisme; elle perçoit un grand danger dans l'«Occident américanocentré» qui prend, en Russie, le relais du communisme (cf. Alexandre Douguine, dans éléments, n°73, 1992).

 

Eltsine a eu beau faire des salamalecs à Camp David et à New York; il s'y est humilié avec une intesité qui frise la folie mais l'Amérique n'a réagi qu'avec perfidie. «Tous les restes de l'hostilité du temps de la guerre froide» devront être éliminés, lisait-on dans la déclaration du 1er février. «A partir d'aujourd'hui, nous ne nous considérons plus comme des ennemis», a juré Eltsine. Il a même proposé un système de défense globale contre toutes les attaques atomiques potentielles, de conjuguer la technologie américaine, née du programme IDS, au savoir-faire russe pour élaborer un système de défense anti-missiles dans l'espace. Eltsine a même annoncé que la Russie était prête à mettre un terme à la fabrication des bombardiers stratégiques. Il s'est livré à le surenchère: «je considère que les Etats-Unis et les autres pays de l'alliance atlantique sont les alliés de la Russie».

 

Pourtant, le jour même où Eltsine déclarait en grande pompe devant le parlement de Russie que l'Amérique avait un intérêt vital au succès de ses réformes, le New York Times publiait un document émanant du Pentagone, où étaient esquissés des scénarios de crise pour les dix prochaines années. Point d'orgue de ces scénarios: une guerre entre l'Amérique et la Russie! Si l'armée d'un nouveau régime autoritaire et expansionniste russe pénétrait de force dans les Pays Baltes, l'Amérique, flanquée de ses tirailleurs sénégalais de l'OTAN, riposterait par des moyens militaires. Objectif: libérer la Lituanie en 90 jours (cf. Die Welt, 19 février 1992). Or une Russie «autoritaire», selon les bellicistes américains, serait une Russie comme le souhaite Alexandre Soljénitsyne, exilé dans l'Etat américain du Vermont.

 

Avec une clarté désarmante, le quotidien moscovite de gauche, libéral et pro-américain, Moskovskiye Novostii, esquisse les plans que concocte l'Amérique au sujet de la Russie. La soumission de la direction moscovite à l'alliance occidentale et l'adhésion potentielle de la Russie à l'OTAN ne sert qu'un seul objectif: «L'Ouest a besoin de la Russie, car elle est la clef de l'espace politique que constitue la CEI et parce qu'elle est le facteur principal dans toute politique de containment des menaces en provenance du continent asiatique». La Russie serait ainsi un bastion avancé, un territoire et une population sacrifiés, en cas de guerre entre l'impérialisme américain, d'une part, et le Japon, la Chine et le monde islamique, d'autre part. Le quotidien occidentaliste, sans honte, remercie l'Amérique du rôle humiliant qu'elle assigne à la Russie! «Selon toute vraisemblance, la Russie devra se satisfaire de ce rôle» (Moscow News, mars 1992). Mais dans le cas où éclaterait une seconde révolution russe, cette fois dirigée contre le policier du nouvel ordre mondial et contre l'idéologie occidentale aliénante, les Moskovskiye Novostii prophétisent une guerre au finish entre l'Amérique et la Russie. Après un changement de politique éventuel, après une redistribution possible des cartes du pouvoir à Moscou, la Russie ne serait plus, comme elle l'est aujourd'hui, «un allié de l'Ouest» mais un facteur de puissance «complexe, imprévisible, insupportable». Ce serait un Etat russe, non un laquais slave.

 

Les forces pro-américaines en Russie paniquent. L'ennemi qu'elles désignent, c'est la «droite». Qu'elle soit nationale-bolchévique, qu'elle adhère au patriotisme populiste d'un Soljénitsyne, peu importe, les «démocrates» la classent, sans nuances, dans le tiroir de l'anti-démocratie, en sortant les accusations habituelles, en réitérant les soupçons bien connus, en ressortant les vieilles théories conspirationnistes. Les occidentalistes mettent en scène une véritable sarabande de sorcières. Mais quelles sont ces Cassandres, ces dénonciateurs officieux et officiels? D'abord Gorbatchev lui-même, depuis peu collaborateur permanent du New York Times. Ensuite, les médias russophobes de la côte Est des Etats-Unis (qui sont aussi germanophobes, anti-japonais, anti-arabes et anti-gaulliens, comme par hasard, ndlr), qui ne cessent d'avertir les bonnes âmes du danger que représenteraient les «forces dormantes de la réaction».

 

D'après l'ancien chef du KGB, Vadim Bakatine, néo-bolchéviks et néo-slavophiles se prépareraient très activement à provoquer un effondrement économique pour favoriser un changement de régime. La révolution sociale, qui pointe à l'horizon, pourrait culbuter la Russie dans le fascisme, pense un certain Professeur Obminski, expert ès-matières économiques au ministère russe des affaires étrangères. Des «mouvements nazis» russes, composés de très jeunes gens, augmenteraient leur audience (Süddeutsche Zeitung, 6 février 1992). Si Eltsine ne réussit pas, la «démocratie» ne triomphera jamais en Russie, prophétise le vice-président américain Don Quayle.

 

Dans la Russie qui s'effrite, il n'y a pas que le «somnambule qui erre entre deux mondes», c'est-à-dire Mikhaïl Gorbatchev, qui prononce de sombres oracles comme celui-ci: «Le nationalisme sauvage, vulgaire, incorrigible est extrêmement dangereux; une vague de nationalisme pourrait s'emparer du pouvoir» (Corriere della Sera, 8 février 1992). A la chasse aux sorcières dirigée contre les patriotes russes, participe aussi, depuis peu, un patriote russe, le Sauveur de la Russie en août 1991, Boris Eltsine. Il dit déjà sentir «dans nos cous le souffle chaud des porteurs de chemises rouges ou brunes», comme il l'a formulé à Paris (Die Welt, 7 février 1992).

 

La droite russe se défend. Elle passe à la contre-offensive. Elle est sur le point de se donner une idéologie, de forger sa propre vision de l'homme, de la liberté, de la société. Une vision qui n'a pas d'équivalent. Axe central de cette vision globale du monde et de la politique: le caractère eurasien de la terre russe, qui implique une géopolitique particulière. Cette droite réintroduit la géopolitique dans un discours grand-russe, eurasien.

 

L'ennemi désigné de cette droite qui se souvient brusquement des leçons de la géopolitique est le totalitarisme américain, la civilisation qui meurt très lentement du libéralisme. En décembre, l'envoyé spécial d'Eltsine, Igor Maximytchev, un occidentaliste, avait déclaré lors d'une conférence de presse à Berlin, que la Russie, en adoptant le libéralisme et en libéralisant les prix, «retournait à la civilisation mondiale»!

 

L'Amérique agit comme une thalassocratie. La Russie incarne la tellurocratie classique. Là-bas règnent les marchands, les capitalistes. Ici règnent les soldats et les paysans. Puissance maritime contre puissance continentale. L'Amérique est Carthage. La Russie est Rome. Carthage sombrera, lorsque la Quatrième Rome trouvera un Scipion l'Africain.

 

Wolfgang STRAUSS.

(texte issu de Staatsbriefe, n°3/1992; adresse: Dr. Hans-Dietrich Sander, Postfach 14 06 28, D-8000 München 5; abonnement annuel: DM 100,-; étudiants, lycéens, apprentis et soldats du contingent, DM 50,-).  

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