vendredi, 05 avril 2013
Entretien avec Alexandre Latsa
Entretien exclusif avec Alexandre Latsa, directeur du site "Dissonance"
- Bonjour M. Latsa, pourriez-vous nous raconter qui vous êtes et quelle est votre profession dans la vie quotidienne?
Je suis français et réside à Moscou depuis 5 ans. J’y dirige un petit cabinet de conseils en Ressources Humaines. Je suis également blogueur et dirige le site Dissonance. Je suis aussi analyste pour l’agence de presse RIA-Novosti ainsi que pour la radio d’état Voix de la Russie et intervient régulièrement dans les médias russes ou étrangers.
- Vous avez écrit un livre sur la Russie de Vladimir Poutine. Pourriez-vous nous faire part de votre analyse de ce remarquable personnage politique? Quel(s) aspect(s) vous attire(nt)-il(s) en sa personnalité et en sa politique? Est-ce pour vous une personnalité de rang historique? Et comment vous jugez l'époque Poutine par rapport aux époques Gorbatchev et Eltsine?
Il me semble tout d’abord que Vladimir Poutine est, et de très loin, le plus grand leader politique européen actuel. C’est un grand visionnaire et quelqu’un qui a un plan politique à très long terme pour la Russie. Il me semble donc qu’il s’agit d’un leader historique de la trempe d’un De Gaulle par exemple. Ensuite le personnage en lui-même est fascinant, c’est un ancien des services secrets reconverti dans la politique, ce qui fait de lui un personnage atypique et en total décalage avec les profils des hommes politiques ouest-européens par exemple.
La période Poutine (2000 à nos jours) est une période qui je crois restera cruciale dans l‘histoire de la Russie. L’administration Poutine a en effet réussi à reconstituer l’état (qui avait quasiment disparu durant le début des années 90) et à permettre au pays de retrouver des indicateurs économiques, sociaux, humains, moraux normaux. Enfin, et peut être surtout, la Russie est de retour comme un acteur de premier plan sur la scène régionale mais aussi sur la scène internationale.
- Peut-on parler d'une profonde crise entre les générations en Russie? Comment jugez-vous l'importance de l'opposition contre Vladimir Poutine? Est-ce uniquement un instrument de l'Ouest afin d'affaiblir l'état russe, ou est-ce plutôt l'expression d'une crise plus profonde à l'intérieur de la Russie? Que trouvez-vous du scénario de votre homonyme, l'expert allemand Alexander Rahr, pronostiquant une nouvelle révolution d'octobre en Russie dans son dernier livre, Der kalte Freund?
Fondamentalement les Russes sont désintéressés de la vie politique, cela à cause notamment de la chute de l’URSS et des terribles années 90 ou la politique (et donc les politiques) ont été totalement décrédibilisés. La grande majorité des citoyens est aujourd’hui simplement sans illusions sur la politique et les politiciens. Pour de nombreux russes le vote Poutine signifie simplement le vote pour un système global, fonctionnel qui permet l’amélioration de la situation économique et de leur cadre de vie. Cette majorité silencieuse est souvent la moins politisée mais c’est elle qui soutient le pouvoir en place.
A coté, il n’y a pas une opposition mais des oppositions. Une opposition est dans le système et l’autre est hors système. La première comprend des grands partis politiques comme le parti communiste ou le parti nationaliste LDPR. Ces partis participent activement à la vie politique du pays. La seconde est l’opposition non parlementaire, dite de rue. En son sein il y a 3 grandes tendances: une tendance libérale, bruyante et concentrée dans certains milieux urbains et modernes mais qui n’a aucun soutien électoral réel, une aile nationaliste dure et enfin une aile radicale de gauche.
Les gens qui ont manifesté dans les rues étaient sincères ou alors sincèrement anti-Poutine et en ce sens je ne crois pas que ce soit le fait d’une manipulation occidentale. Cela est peut être différent en ce qui concerne certains dirigeants politiques de cette opposition minoritaire de rue, dont les liens avec des réseaux étrangers et occidentaux sont avérés, j’ai beaucoup écrit à ce sujet sur mon blog (ici, la ou la).
Je pense qu’il n’y a aucun choc de génération en Russie tout du moins entre la sphère politique et la jeunesse et cela pour deux raisons. Tout d’abord l’élite russe est très jeune et de nombreux acteurs de la sphère politique ou de gouvernance ont tout juste la 40aine. Ensuite, tant que le développement économique s’accroit, il me semble qu’il n’y a donc dans ses conditions aucun risque de révolution en Russie.
Par contre le rapide développement du pays à entrainé que certaines parties du pays soient modernisées et d’autres beaucoup moins. Par conséquent la Russie reste un pays ou se côtoient tant le 19ième, le 20ième et le 21ième siècle et en ce sens il y a entre les gens de Moscou et ceux du Caucase par exemple de réels différences de mode/type de vie.
Je n’ai pas lu le dernier livre d’Alexandre Rahr et ne sait pas de quoi il parle exactement.
- Y-a-t'il vraiment une crise démographique, et, si oui, est-elle incontournable?
La crise démographique russe est quasi surmontée mais ses conséquences sont à venir.
Le nombre de naissances s’est effondré après la chute du monde soviétique et la période libérale des années 90 (et l’effondrement économique lié) a accentué cette tendance. Dans le même temps la mortalité a explosé et par conséquent la population a diminué malgré l’immigration due au retour de nombreux russes ethniques des républiques soviétiques vers la Russie.
Dès les années 2000 le nombre de naissances a commencé à remonter, et cette hausse des naissances s’est accélérée après 2005 avec l’instauration de mesures natalistes mais aussi le retour de la confiance envers un environnement économique national stabilisé et en amélioration permanente.
L’immigration de résidence à elle diminuée pour se stabiliser et depuis 2009 la population russe augmente. Un historique des ratios naissances/décès est consultable ici.
En 2012 le nombre de naissances a augmenté et a équilibré le nombre de décès. 2013 devrait sans doute voir une hausse naturelle de population pour la première fois depuis 1991.
- Tournons vers la politique extérieure: comment ressentez-vous la récente crise financière chypriote et le rôle qu'ont joué les Russes, d'une part, et les Européens (càd surtout les Allemands), de l'autre part? Y-a-t'il un avenir pour une forte alliance entre l'Union européenne et la Russie, ou est-ce que les Russes misent sur une "'après-UE" et un système bilatéral de relations franco-russes et/ou germano-russes?
En effet la Russie a de fréquents problèmes de fréquences avec l’UE. A contrario les relations bilatérales avec les nations européennes se passent vraiment bien. Vous citez le cas de l’Allemagne mais c’est pareil avec la France, l’Italie ou la Serbie par exemple.
L’affaire Chypriote ne devrait pas arranger la situation des relations entre Moscou et l’UE puisque les mesures totalitaires de Bruxelles et du FMI vont aboutir à ce que la Russie perde énormément d’argent dans cette affaire Chypriote. J’ajoute que la manière dont les mesures ont été imposées à Chypre sans que la partie russe ne soit informée (alors que c’est son argent qui était visé par les mesures de la Troïka) me semble relever de l’agression financière plus que de la maladresse.
La relation Russie / UE doit cependant a ce jour être envisagée de façon pragmatique, la Russie a presque la moitie de ses réserves de change en euros et l’Europe reste son principal client énergétique a ce jour.
- Comment évaluez-vous la politique russe vis-à-vis de "l'étranger proche": peut-on parler d'un succès et d'un build-up de pouvoir politique, économique et militaire, ou est-il plutôt un échec? Quels sont les atouts de la Russie pour les Européens?
Il me semble que la Russie est en voie de normalisation de ses relations avec les voisins, encore une fois ces processus ne se font pas instantanément et ne peuvent être mis en place que par un état souverain, or la reconstruction de l’état russe est récente.
Ensuite la Russie a 20.622 km de frontières terrestres avec 14 pays ce qui rend la gestion de l’étranger proche autant complexe qu’essentielle, le tout au cœur de ressentis postsoviétiques qui n’ont sans doute pas tendance à permettre de régler sereinement des situations complexes.
Il me semble que cependant les choses sont en bonne voie et notamment via l’union douanière au sein de l’Eurasie et de l’ancien espace soviétique.
En ce qui concerne l’Europe il me semble que la Russie est le réservoir énergétique nécessaire à l’Europe mais la Russie en outre a un formidable potentiel militaire. Enfin, a mon avis, la Russie représente surtout un réservoir de valeurs pour une Europe en manque d’idées et visiblement de ressources pour affronter ce siècle. A ce titre le modèle de société (conservatisme – Religion- souveraineté) qui se dessine en Russie pourrait être un modèle pour les pays d’Europe de l’ouest, qui drivent l’Europe et l’UE.
- Comment évaluez-vous l'OCS?
L’OCS me semble être un mécanisme de coopération régional ayant sans doute vocation à étendre sa sphère d’influence, tant géographique que sur le plan des domaines d’intervention. En outre cette structure fonctionne sur un binôme Russo-chinois qui me semble dynamique et prometteur. La visite du nouveau président chinois en Russie confirme que la coopération entre ces deux pays va s’accentuer dans tous les domaines et tous les territoires, notamment en Arctique. Il me semble que cela confirme les pires scénarios géopolitiques américains mais il faudrait sans doute envisager à terme un axe européen à cette structure, pourquoi pas au sein d’un mécanisme continental et européen à bâtir, mais dont les russes ont déjà proposé le squelette via le projet de Traité sur la sécurité Européenne
- En Russie, il y une tradition métapolitique importante, dite "eurasiste": que pensez-vous d'elle et de ses protagonistes? Ont-ils un vrai projet pour la Russie et le monde?
Oui cette tradition eurasiste existe et est très importante. Elle augmente sans doute au fur et à mesure que la Russie est déçue par l’Ouest et que celui-ci n’apporte plus de modèle jugé adéquat ou fonctionnel. Cet horizon eurasien est interprété et interprétable de différents manières, mais il me semble qu’il se développe en réaction à l’inévitable destin occidental que certains ont presque fatalement envisagé pour la Russie.
Il me semble que la Russie est une puissance eurasiatique car son territoire est majoritairement en Asie, car sa sphère d’influence et une partie de son étranger proche est en Asie centrale, car elle souhaite augmenter la part de ses échanges économiques avec l’Asie et enfin surtout car de l’objectif déclaré de ses élites est le développement de son territoire a l’est: en Sibérie et en Extrême orient.
Je crois donc que c’est la que se situe la clef de l’avenir de la Russie et aussi la réalisation de cette Eurasianité: dans le développement d’une nouvelle Russie tournée vers l’Est de son territoire, plus que peut être simplement tournée vers l’Asie en tant que tel.
- Dernière question: vous habitez en Russie: peut-on la décrire comme un pays européen ou un pays asiatique? Certains Russes nous disent l'un, d'autres, souvent jeunes, nous disent l'autre.
Il me semble que la Russie est plus européenne qu’asiatique en ce sens que l’héritage spirituel et religieux russe est majoritairement le christianisme Byzantin et que la population dominante en Russie est majoritairement de souche slave. La Russie est donc évidemment plus proche de la Bulgarie ou de la Serbie que de la Chine.
Maintenant je crois que la Russie n’est ni complètement l’Europe ou l’Asie, elle est avant tout une civilisation à part entière dont le modèle n’est pas établi mais en cours de définition. En ce sens, il me semble que l’histoire de ce pays est passionnante car ouverte, tout y est encore possible, le pire comme le meilleur.
- Merci beaucoup pour l’interview, M. Latsa !
00:15 Publié dans Actualité, Affaires européennes, Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : politique internationale, alexandre latsa, russie, europe, affaires européennes, eurasie, eurasisme | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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