jeudi, 09 janvier 2014
Les tabous de la gauche radicale
Les tabous de la gauche radicale
Le livre qu’Aurélien Bernier vient de publier aux éditions du Seuil, La gauche radicale et ses tabous, est un livre qui a une place importante dans le débat qui s’annonce sur les élections européennes de ce printemps 2014. Ce livre s’inscrit par ailleurs à la fois dans un courant d’idées, celles qui sont exprimées par une « gauche de la gauche » qui se réclame de l’idée nationale, et dans une œuvre personnelle. Aurélien Bernier a déjà publié Comment la mondialisation a tué l’écologie en 2012, livre important par son analyse sur l’interaction du « mondial » avec le « national » et le « local », et surtout Désobéissons à l’Union européenne (aux Éditions des Mille et Une Nuits). Ce dernier livre a pu passer pour une sorte de bréviaire des militants du Front de Gauche. Il a aussi publié en 2008 Le Climat, Otage De La Finance – Ou Comment Le Marché Boursicote Avec Les “Droits À Polluer” toujours aux Éditions des Mille et Une Nuits. Son nouvel ouvrage s’inscrit donc dans cette double trajectoire et pose des questions qui seront fondamentales lors des élections européennes.
Une question décisive
La première, celle qui domine toutes les autres, peut se résumer ainsi : pourquoi en France le Front national explose-t-il au niveau électoral alors que le Front de Gauche stagne ? Il note, d’ailleurs, que ceci n’est pas propre à la France, et se retrouve dans un certain nombre de pays Européens. La crise, qui aurait dû fournir le terreau rêvé au développement des forces de la gauche réelle, car il n’est plus possible d’appeler le « parti socialiste » un parti de gauche (même si des militants de gauche peuvent encore s’y perdre), favorise plus des partis soit venus de l’extrême droite, soit populiste (on pense au M5S de Beppe Grillo en Italie). Dans les réponses qui sont fournies dans le livre, deux me semblent fondamentalement juste : la vision d’un « anti-fascisme » qui confond les genres et les époques et empêche de raisonner et, surtout, la négation de ce que représente le sentiment national. Je l’ai dit publiquement à un journaliste du Monde il y a de cela plusieurs années, paraphrasant Lénine : la haine de la Nation est l’internationalisme des imbéciles. En un sens, tout est dit. L’obsession de « revivre les années trente » pousse un certain nombre d’esprits mal avisés à refuser de dire publiquement des choses qu’ils pensent pourtant de peur d’être assimilés au Front national, parti qu’ils assimilent – très à tort d’ailleurs – au NSDAP. Ceci les conduit, par étapes successives à rejeter l’idée de Nation au prétexte qu’elle pourrait donner naissance au nationalisme. On se demande alors pourquoi ces braves gens prennent encore le train (le train fut l’un des éléments cruciaux du génocide commis par les Nazis) ou l’avion, qui fut utilisé pour lancer les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Bref, on peut s’étonner de cette prévention devant ce qui est pourtant une réalité comme les trains et les avions. À moins que le confort personnel ne prime, bien sûr, sur la cohérence et la logique du raisonnement…Il ne faut pas se tromper d’époque ! Le raisonnement d’Aurélien Bernier est ici clair et parfaitement convaincant.
Le livre est organisé autour d’une introduction, réellement passionnante et qui pose justement les principales questions, et de deux parties qui traitent d’une part de l’historique de la montée électorale du Front national (1984-2012) et de la crise de la gauche radicale, et d’autre part de ce que l’auteur appelle les « trois tabous » de la gauche, soit le tabou protectionniste, le tabou européen et le tabou de la souveraineté nationale et populaire. Il y a là une progression de l’instrument (le protectionnisme) vers une notion fondamentale (la Nation). Il conclut alors sur les nouvelles coupures politiques, ce qu’il appelle le « néo-réformisme » et les « néo-révolutionnaires » et fait de la question des institutions européennes (l’UE) l’un des points clefs de ces nouvelles coupures. Cet ouvrage s’achève sur deux annexes, l’une consacrée à la « chronique d’un renoncement » qui porte sur une analyse des positions du PCF de 1997 à 1999, et l’autre consacrée à l’analyse des résultats électoraux comparés du Front national et de la gauche radicale (et désormais seule gauche réelle en France). La seconde annexe est cependant de loin la plus intéressante, car elle montre bien l’évolution de ces résultats, et comment le vote pour le Front national est en train de perdre sa dimension de protestation pure et devient, progressivement, un vote d’adhésion. Mais il y manque des cartes pour parfaire cette démonstration, car le point frappant dans l’évolution des résultats électoraux du Front national est leur évolution géographique. Il faut ainsi noter le recoupement avec les régions dévastées par le chômage[1]. La première annexe est elle aussi intéressante, mais elle est bien trop descriptive. Elle manque en réalité son sujet : comment le PCF, un parti qui n’a jamais fait une analyse de fond du stalinisme et du soviétisme, s’est-il rallié à l’européisme. Aurélien Bernier laisse entendre que ce ralliement a été largement opportuniste, mais rien n’est moins sûr. Le lien consubstantiel du PCF avec une idéologie totalisante favorisait ce ralliement à une autre idéologie totalisante, car l’européisme, il faut le dire haut et fort, constitue une idéologie totalisante qui peut donner naissance à des pratiques totalitaires. De ce point de vue, certaines des analyses faites par les auteurs du livre dirigé par Cédric Durand, En finir avec l’Europe, livre dont on a rendu compte sur ce carnet[2], sont autrement plus éclairantes. Penser qu’il y eut un « bon » PCF avant 1997 et un « mauvais » après 1999 est ainsi profondément trompeur. C’est oublier l’effet de repoussoir exercé par le PCF sous la direction de Georges Marchais sur une grande partie de la gauche, la poussant dans des bras d’un socialisme douteux. C’est oublier que l’enfermement idéologique, la stérilité des débats intellectuels, ont largement préparé le terrain au basculement idéologique du stalinisme vers l’européisme. L’incapacité, et même il faut le dire le refus obstiné, du PCF de procéder à une analyse réelle du soviétisme et du stalinisme dès les années 1980, et même les années 1970, ont sonné son glas comme parti de masse.
Les origines du néo-libéralisme
Ceci nous amène aux incomplétudes et erreurs qui peuvent se trouver dans cet ouvrage. Les moins importantes sont des erreurs qui sont le fait d’une méconnaissance de certains points. L’image d’un Hayek « inspirateur » de l’Union européenne est totalement fausse. On trouve d’ailleurs de nombreux Hayekiens dans les opposants, que ce soit à l’UE ou à l’Europe. De même, le « néo-libéralisme », n’est pas d’inspiration hayekienne, mais une évolution de la pensée néoclassique après le tournant des anticipations rationnelles, sous l’influence de trois auteurs, Lucas[3], Fama[4] et Sargent[5]. En fait, l’UE est bien plus néo-libérale (en particulier dans le domaine monétaire et financier) qu’elle n’est dans la continuité de Hayek[6]. Il est par contre très juste d’insister sur la nature profondément néo-libérale de l’UE, une nature qui ne se laissera pas amender en profondeur sans des ruptures institutionnelles fortes. De ce point de vue, on partage entièrement l’analyse d’Aurélien Bernier dans son ouvrage.
De même, dans le chapitre sur le « tabou du protectionnisme », on peut s’étonner de ce que le débat en dehors du Front de Gauche, ou de la mouvance Trotskyste, ne soit qu’a peine évoqué. Avec 11% des suffrages aux dernières élections présidentielles, le Front de Gauche est loin de représenter la société française. Le rôle d’Arnaud Montebourg dans ce débat n’est même pas évoqué. Je ne suis pas sans savoir, suite aux polémiques qu’ont déclenché mon ouvrage La Démondialisation[7] au sein de l’Extrême-gauche, que cette dernière peut être bornée et d’une rare mauvaise foi. Mais, j’ai toujours considéré ses critiques comme marginale et je suis bien plus attentif à la progression des idées protectionnistes dans l’ensemble de la société française. Sur ce point, le lecteur eut trouvé utile une réflexion sur les diverses couches et catégories du capitalisme français, en fonction de leur dépendance plus ou moins grande par rapport au marché intérieur ou aux marchés d’exportation.
L’analyse manquante de la nature du Front national
Ces critiques et remarques sont mineures. Elles n’enlèvent rien à l’intérêt ni à l’importance du livre. Par contre, il y a un manque dans l’ouvrage qui déséquilibre ce dernier et lui enlève une partie de la force de conviction qu’il pourrait avoir : c’est une analyse de l’évolution du Front national. Non pas une analyse des résultats électoraux. Celle-ci est faite, comme on a eu l’occasion de le montrer plus haut. Mais une véritable analyse de la nature sociale et idéologique du Front national, analyse qui – de concert avec celle des tabous de la gauche réelle – est seule capable d’apporter une réponse à la question sur laquelle s’ouvre ce livre. À plusieurs reprises Aurélien Bernier emploie l’expression « national-socialiste » pour désigner la nouvelle ligne du Front national[8]. Je le dis tout net, cette reductio ad Hitlerum de Marine le Pen est inutile, elle désarme la véritable critique, et elle est donc stupide du point de vue qu’adopte Aurélien Bernier par ailleurs dans son ouvrage, soit une critique de la posture anti-fasciste. Cela introduit même une redoutable incohérence dans son livre. La dialectique entre la nature sociale du Front national, son idéologie et son discours, doit donc être étudiée. Un parti qui est en train de s’enraciner dans la classe ouvrière (ou il est désormais le premier de tous les partis), dans les couches les plus populaires est amené à produire un nouveau discours. Ceci va se heurter aux représentations communes d’une partie de l’appareil de ce parti. Il sera intéressant d’analyser à cet égard quelle sera l’idéologie spontanée des jeunes cadres, recrutés depuis 2010/2011 que le Front national entend promouvoir. Les tensions qui peuvent en résulter peuvent faire sombrer le Front national, conduire à une scission, tout comme le faire évoluer vers quelque chose de complètement nouveau. C’est bien parce que nous ne sommes pas en 1930, point que l’on partage entièrement avec Aurélien Bernier, que nous ne pouvons pas savoir vers quoi va évoluer le Front national. Mais, ce qui est sur, c’est que ce n’est pas dans la passé que nous trouverons la réponse à cette question.
Le problème de la souveraineté
Reste un problème ouvert : le rôle de la souveraineté nationale. Aurélien Bernier a, sur ce point, tendance à ne voir dans cette notion que le produit de la Révolution de 1789[9]. Ceci provient du fait qu’il n’a pas de théorie de l’origine des institutions. Il est typique que le chapitre qu’il consacre à ce problème soit celui qui tienne le moins bien ses promesses. On s’attendait à une réflexion sur l’origine des préventions d’une partie de la gauche vis-à-vis de la notion de souveraineté nationale. On ne trouve qu’une analyse des plus plates des discours instrumentaux. Pourtant, cette question est fondamentale. D’une part parce que sans souveraineté il n’y a pas de légitimité, et que la légitimité prime sur la légalité (point important dans notre relation avec l’Union européenne). C’est la souveraineté qui, dans les situations d’exception, fonde le droit et non l’inverse. Ensuite, parce que la création du cadre national, non pas tant du cadre géographique mais en tant que cadre politique, est bien antérieure à 1789. J’ai d’ailleurs eu sur ce point un débat animé avec Alexis Corbières du Front de Gauche. On ne peut comprendre la double menace constamment à l’œuvre contre la Nation à la fois de l’extérieur et de l’intérieur si on oublie que lors de sa constitution l’État-Nation s’est affirmé à la fois contre des micro-États (les seigneuries) et contre un pouvoir trans-national, celui de la Papauté. De ce point de vue, les cinquante années qui précédent la « Guerre de 100 ans » constituent l’entrée dans la modernité de la Nation française. De même, le compromis auquel on arrive à la fin des Guerres de Religion, compromis dont la nature réelle est donnée par l’œuvre posthume de Jean Bodin, l’Heptaplomeres, est fondateur de nos principes actuels de démocratie laïque. À cet égard, l’attaque contre le souverainisme d’un Jean-Pierre Chevènement[10] (terme que par ailleurs ce dernier récuse) est non seulement absurde mais ici encore stupide intellectuellement et politiquement. Le souverainisme est la base de la démocratie.
Il est dommage que ces erreurs et ces manques retirent de la force à un ouvrage important dans cette bataille qui s’annonce désormais capitale, celle des élections européennes du printemps 2014. Car, ce livre pose des questions clefs et devra donc être débattu.
[1] Voir par exemple « Deux Cartes », note publiée sur RussEurope, 30 décembre 2013, http://russeurope.hypotheses.org/1880
[2] Voir, « Europe : un livre, un sondage », note publiée sur RussEurope, 16 mai 2013, http://russeurope.hypotheses.org/1237
[3] Lucas, R.E., Studies in Business-Cycle Theory, Cambridge (Mass.): MIT Press, 1981. Idem, avec Sargent T.J, Rational Expectations and Econometric Practice, vol.1, 1981, 5th printing, Minneapolis: University of Minnesota Press.
[4] Fama, E., Eugène Fama, « The behavior of stock Market Prices », Journal of Business, Vol. 38, n°1, pp. 34-105, 1965. Fama, Eugene F. (September/October 1965). “Random Walks In Stock Market Prices”. Financial Analysts Journal Vol. 21 (N°5), pp. 55–59.
[5] Sargent, T.J., « Estimation of dynamic labor demand schedules under rational expectations », Journal of Political Economy, 86, p. 1009-1044, 1978.
[6] Sapir J., Les Trous Noirs de la science Économique, Albin Michel, Paris, 2000.
[7] Sapir, J., La Démondialisation, Paris, Le Seuil, 2011.
[8] Bernier A., La Gauche radicale et ses tabous, Le Seuil, Paris, 2014, p. 16.
[9] Bernier A., Op.cit, p. 18.
[10] Bernier A., Op.cit., p. 130.
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