En grec, le mot πλεονεξία ou pleonexia, est formé de pleon (plus) et echein (avoir), qui signifie littéralement, « avoir plus », « vouloir toujours plus ». Synonyme d’une avidité excessive, à laquelle on associe parfois de la convoitise, de l’avarice et de la cupidité, le terme fut vulgarisé par le législateur athénien Lycurgue (890-824 av. J.C.) et il est fort utilisé dès la naissance de la philosophie.
La pléonexie est le désir de l’excès, de l’hubris. De prendre plus. Terme qui dit l’envers d’une éthique de la juste mesure, de la mesure mesurée. Mot-signe du débordement. Les sagesses antiques ont tenté de conjurer les effets de la cupidité. Ainsi, “quand je tue, je suis dans la voie de la pléonexie“, nous dit Aristote.
La pléonexie, c’est la part maudite de tous les excédents: excédents de force, de puissance, d’énergie dans un monde fatigué par la contemplation honteuse de son pouvoir de production.
Pour les Grecs anciens, l’âme d’en bas (epithumia), était le siège des passions, situé dans le ventre. A travers les dialogues de Platon, on rencontre toutefois des défenseurs de cette âme d’en bas. Dans le « Gorgias », le sophiste Callicles soutient la nécessité de céder à l’âme viscérale, de réaliser toutes ses passions à n’importe quel prix à l’instar des animaux.
Un autre acteur du livre II de « La République », Glaucon, prend le parti de l’âme basse ; mais Socrate le pousse à se demander jusqu’où la passion peut conduire et Glaucon indique dans sa réponse qu’elle conduit à la pléonexie. Elle conduit donc à l’avidité avec, en grec, une connotation d’injustice, d’actions accomplies au détriment des autres.
Avoir plus de biens, de jouissance, de pouvoir. Cette quête est au service de l’amour de soi de l’orgueil, la concupiscence etc. Platon expose la nécessité de prohiber la pléonexie afin d’édifier une cité juste. Il pense, en poussant Glaucon a quia, avoir démontré les dommages engendrés par la pléonexie.
Cette sagesse aura valeur de vérité jusqu’au XVIIIème siècle seulement car à cette époque, au seuil de notre modernité, l’Ancien Régime maîtrisait les pulsions égoïstes des individus au moyen des deux grands récits constitutifs de la métaphysique occidentale: celui du monothéisme, venu de Jérusalem, et celui du logos (la raison), venu d’Athènes, soit la collaboration de Jésus et de Socrate.
Avec saint Augustin, puis Pascal, Nicole, Boisguilbert et Calvin, la notion d’individu émerge progressivement. Si le primat de l’âme haute est réaffirmé par les Lumières allemandes (Aufklärung), il ne le sera pas par les Lumières anglaises (Enlightement), ainsi que l’indique ce dialogue à distance entre Smith et Kant:
1764: Adam Smith, père du libéralisme: « Tout a un prix » (une valeur d’échange)
1785: Emmanuel Kant: « Tout a ou bien un prix ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent; en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité ».
De quelle pensée Kant et Smith procèdent-ils ?
Pour Smith, la règle est la sauvegarde égoïste des intérêts personnels. Pour Kant, la règle est altruiste : l’impératif catégorique inclut la considération de l’autre. Pour Kant, il faut se donner une loi (régulation). Pour Smith, il s’agit de laisser faire (dérégulation)
S’il est évident que Kant est un héritier des théories religieuses comme de la pensée grecque, l’on sait moins que Smith reprit en les nuançant, les thèses du néerlandais Bernard Mandeville.
En tant que médecin, Mandeville avait constaté que beaucoup de symptômes du corps et de l’esprit provenaient d’une répression des pulsions. Il en conclut qu’en libérant les instincts, on favorisait la santé mentale. Il voulut extrapoler cette découverte au corps social et publia à cette fin sa « Fable des Abeilles » dont le titre original est « The Fable of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits ».
Sa thèse principale est que les actions des hommes ne peuvent pas être séparées en actions nobles et en actions viles, et que les vices privés contribuent au bien public tandis que des actions altruistes peuvent en réalité lui nuire.
Par exemple, dans le domaine économique, il dit qu’un libertin agit par vice, mais que « sa prodigalité donne du travail à des tailleurs, des serviteurs, des parfumeurs, des cuisiniers et des femmes de mauvaise vie, qui à leur tour emploient des boulangers, des charpentiers, etc. ». Donc la rapacité et la violence du libertin profitent à la société en général.
Cette conception heurta l’opinion publique et l’homme fut diabolisé mais ce qui pouvait être recevable dans sa pensée fut repris et amendé par Smith qui, d’une part le critique, d’autre part reprend sa thèse.
C’est donc à partir du XVIIIème siècle qu’une nouvelle histoire commence à s’écrire pour l’humanité: celle du libéralisme. Ce nouveau discours, Dany-Robert Dufour le nomme de façon pertinente le « récit du Divin Marché » car les théories de Mandeville selon qui « les vices privés font la vertu publique » trouveront un écho littéraire dans l’œuvre du Marquis de Sade, selon lequel c’est le vice qui favorise le bonheur.
Nous y reconnaissons la thèse de Mandeville: les vices privés favorisent le bien public. Avec « le divin Marquis », tombait à son tour le premier des interdits augustiniens, celui qui portait sur la passion des sens ; de même l’âme viscérale de la sagesse grecque, prenait, dans un renversement spectaculaire, la première place.
Aujourd’hui la pléonexie se manifeste au grand jour dans notre société de consommation moderne, elle est caractéristique du désir absolu de possession et d’accumulation matérielle, sans prise en compte des éventuelles conséquences (matérielles, économiques, sociales, environnementales…) et sans considération aucune pour les autres, l’environnement et la société dans son ensemble.
Ceci étant l’individualisme n’est pas le problème, ce serait même la solution, à condition de redonner à ce terme sa vraie définition : programme des Lumières qui visait à former des êtres capables de penser et agir par eux-mêmes, et d’éprouver de la sympathie pour les autres. Le problème vient de l’égoïsme, encouragé par la propagande médiatico-publicitaire qui stimule les passions et les pulsions d’individus prolétarisés par la consommation.
En effet la pléonexie est encouragée par le flot de publicité qui nous inonde en tentant de nous faire croire que notre bonheur se réalise dans l’acquisition de biens. Nous voilà pris dans un engrenage de besoins à satisfaire sous peine de se voir dévalorisé et n’être plus bon à rien, privé de pouvoir d’achat.
Mais l’avidité revêt divers masques sous lesquels elle poursuit son entreprise délétère non seulement sur les biens matériels mais aussi sur les biens culturels, affectifs, relationnels, spirituels. . .
C’est de règne de la démesure et de la surenchère, du toujours plus ; plus d’émotion, plus de pathos, plus d’information, d’excitation, de sensationnel, d’effets spéciaux, de gros budget, de mise en scène spectaculaire. Là où le silence, l’évidence, l’émotion vraie se suffit à elle-même, le fragile édifice est dénaturé par une avalanche d’artifices qui cache mal une angoisse à exister.
Si des images de toute-puissance ont contribué à toutes les formes de fascismes et d’autoritarismes privés et sociaux que nous connaissons, si le marxisme a versé, lui aussi, dans le totalitarisme, le libéralisme pouvait apparaître comme libérateur ainsi que semble promettre son nom.
En réalité, l’ère libérale instaure une nouvelle oppression qui menace notre époque. Smith ayant pris l’avantage sur Kant en ce qui concerne l’évolution de nos sociétés à partir du XVIIIème siècle, R.D.Dufour, après avoir dénoncé les abus de ce que, par commodité, on peut nommer l’ordre ancien, justifie la nécessité d’un « droit de retrait » vis-à-vis de l’hégémonie du « Marché » et du récit qu’il nous impose.
C’est que de nouveaux abus -sans toujours, remarquons-le en passant, se substituer aux anciens-, pèsent sur ce qu’il est convenu de nommer la post-modernité. Et l’injonction essentielle dont nous charge le « Divin Marché » est celle de la jouissance sans limite dans la pléonexie.
Dany-Robert Dufour, “L’individu qui vient… après le libéralisme”, Denoël, 2011, 385 p.
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