mercredi, 03 juin 2015
Quatre nuances du dernier Houellebecq
Quatre nuances du dernier Houellebecq
par Georges FELTIN-TRACOL
La parution du nouveau roman de Michel Houellebecq, Soumission, a suscité de vifs débats, preuve que son auteur a visé juste et fort. En écrivant cette fiction politique, il pressentait que « ce roman suscitera peut-être des polémiques chez ceux qui gagnent leur vie en polémiquant, mais sera perçu par le public comme un livre d’anticipation, sans rapport réel avec la vie (1) ».
La majeure partie des controverses concerne la victoire des islamistes à la présidentielle de 2022. Si certains s’indignent de cette hypothèse qui fracasse leur bel enthousiasme républicain, d’autres s’en réjouissent en espérant que cette éventualité réveillera dès à présent les Français de racines européennes, ces « Français de souche » qui n’existeraient pas d’après l’incroyable sentence d’un tribunal pour qui cette qualification ne couvre « aucune réalité légale, historique, biologique ou sociologique (2) ».
La violence des réactions confirme que « ses livres relèvent de la santé publique (3) » parce que « Houellebecq utilise la cendre du marché pour nous entraîner dans des romans éblouissants (4) ». Pourvu d’un style moins terne, moins austère, que dans Les Particules élémentaires (5), Soumission comporte quatre niveaux de compréhension. La plus lisible se concentre sur le héros, François. Ce quadragénaire, expert de l’œuvre de Joris-Karl Huysmans, enseigne à La Sorbonne et traîne en permanence la victimisation surmoderne du libéralisme, cette « idéologie des individus libres luttant tous contre tous (6) ». Vivant dans une morne existence casanière, François dépense son temps entre ses cours de littérature, des loisirs marchands aliénants et ses amours éphémères avec quelques-unes de ses étudiantes. Il symbolise surtout une dépolitisation accomplie, conséquence inéluctable de l’ignorance de l’histoire : « Je ne connaissais au fond pas bien l’histoire, au lycée j’étais un élève inattentif et par la suite je n’avais jamais réussi à lire un livre d’histoire, jamais jusqu’au bout (p. 104). » François agit en véritable monade solitaire, en indéniable atome social. Tant envers Myriam, sa jeune amante juive qui va bientôt s’installer en Israël, qu’envers les prostituées sollicitées (Nadia, Babeth, Rachida et Luisa), voire à l’égard de Sylvie, la dernière compagne de son père défunt ou au moment de la brusque disparition de sa mère à Nevers, le héros exprime un détachement constant qui le ballote d’événement en événement. En Occidental atteint d’épuisement existentiel propre à la logique libérale, François se trouve par conséquent « incapable de fournir un sens, une voie à la réconciliation de l’individu avec son semblable dans une communauté que l’on pourrait qualifier d’humaine (7) ». Après un séjour ennuyeux dans un monastère au cours duquel à rebours du parcours de Huysmans, il perd les ultimes bribes d’une foi chrétien déclinante, il semble finalement éprouver dans l’islam un confort global qui ne le ferait « rien à regretter (p. 300) ».
La deuxième approche du roman est politique. Réélu en 2017 face à Marine Le Pen, François Hollande poursuit son impéritie gouvernementale si bien que cinq ans plus tard, son candidat, Manuel Valls, et celui de l’U.M.P., Jean-François Copé, revenu d’entre les morts, sont évincés du second tour au profit d’une Le Pen qui culmine à 34,1 % et de Mohammed Ben Abbes, le candidat de la Fraternité musulmane (22,3 %).
Fondée en 2017, « la Fraternité musulmane avait veillé à conserver un positionnement modéré, ne soutenait la cause palestinienne qu’avec modération, et maintenait des relations cordiales avec les autorités religieuses juives. Sur le modèle des partis musulmans à l’œuvre dans les pays arabes, modèle d’ailleurs antérieurement utilisé en France par le Parti communiste, l’action politique proprement dite était relayée par un réseau dense de mouvements de jeunesse, d’établissements culturels et d’associations caritatives (pp. 51 – 52) ».
Pendant l’entre-deux-tours, Ben Abbes bénéficie du soutien officiel du P.S., de l’U.D.I. et de l’U.M.P. au nom d’un front républicain élargi qui l’emporte de peu. En contrepartie, il nomme François Bayrou à Matignon. Si le nouveau président concède aux vieux partis décatis les ministères économiques et financiers, son mouvement se réserve l’enseignement qui s’islamise ainsi très vite. Largement financée par les pétromonarchies du Golfe, La Sorbonne n’accepte plus qu’un personnel musulman d’origine ou bien converti. Les autres sont mis d’office en retraite avec une forte pension. Nouveau président de La Sorbonne et futur ministre, le Français d’origine belge Robert Rediger, devenu une décennie plus tôt musulman, est un ancien identitaire, auteur d’une thèse sur Guénon lecteur de Nietzsche, ce qui est incongru quand on connaît l’antinomie des deux personnages, met en parallèle la soumission de l’homme à Allah avec la soumission volontaire de la femme envers l’homme développée dans Histoire d’O de Pauline Réage alias Dominique Aury. En adoptant l’islam, Rediger prend surtout acte de l’agonie d’une certaine civilisation européenne.
Michel Houellebecq se montre vipérin pour François Bayrou et Jean-Marie Le Pen qui sont loin d’être de ses crétins très nombreux à grouiller dans le microcosme politicien. D’ailleurs, si le ralliement des partis du Système à un candidat islamiste contre le F.N. est plausible, la personne adéquate pour personnifier cette collusion ne serait pas l’actuel maire centriste de Pau, mais bien plutôt un autre centriste, l’actuel maire de Drancy, Jean-Christophe Lagarde, par ailleurs président de l’U.D.I., qui s’acoquine déjà avec des minorités ethno-religieuses pour mieux contrôler son territoire.
Le troisième sens se veut économique. Conservateur illibéral, Houellebecq imagine que la situation économique de la France s’améliore rapidement sous la présidence de Ben Abbes. Les courbes parallèles de la délinquance et du chômage s’effondrent parce que son gouvernement revalorise l’artisanat et le travail manuel, abaisse l’obligation scolaire à douze ans, augmente massivement les allocations familiales et réduit largement le budget de l’Éducation nationale sinistrée. Conservateur, ce programme s’apparente à bien des égards à celui du F.N. en 2002 quand il proposait le salaire familial afin de permettre « la sortie massive des femmes du marché du travail (p. 199) ». Mohammed Ben Abbes correspondrait à un islamiste de marché (8). Cependant, avec un étonnement certain et probablement conseillé par son ami, l’économiste Bernard Maris, on apprend que le nouveau président islamiste français est aussi « influencé par le distributivisme (p. 201) ». Houellebecq définit cette théorie comme « une philosophie économique apparue en Angleterre au début du XXe siècle sous l’impulsion des penseurs Gilbert Keith Chesterton et Hilaire Belloc. Elle se voulait une “ troisième voie ”, s’écartant aussi bien du capitalisme que du communisme – assimilé à un capitalisme d’État. Son idée de base était la suppression de la séparation entre le capital et le travail. La forme normale de l’économie y était l’entreprise familiale; lorsqu’il devenait nécessaire, pour certaines productions, de se réunir dans des entités plus vastes, tout devait être fait pour que les travailleurs soient actionnaires de leur entreprise, et coresponsables de sa gestion (p. 202) ». Or le distributivisme n’est pas qu’anglais; il doit aussi beaucoup à Jacques Duboin (9). Houellebecq le pense. Sortir du paradigme libéral ne sera que bénéfique.
La dernière approche procède de la vision géopolitique présidentielle qui entend relancer la « grande politique arabe de la France (p. 158) ». Nullement hostile à l’Union européenne, elle cherche seulement (et ontologiquement) à la réorienter en direction du Sud et du bassin méditerranéen en favorisant l’adhésion du Maroc, de la Turquie, puis des autres États du pourtour. « Son modèle ultime, au fond, c’est l’empereur Auguste; ce n’est pas un modèle médiocre (p. 160). » Ben Abbes estime que « la reconstruction de l’Empire romain était en marche (p. 198) ». Il réaliserait ainsi le vieux dessein des sultans ottomans : prendre Rome après Constantinople !
Par delà les tempêtes médiatiques, Soumission est un roman riche en sens. Michel Houellebecq conçoit avec sérénité l’islamisation de la société hexagonale. Pour lui, « c’est un processus spirituel, un changement de paradigme, un retour du religieux. Donc, je ne crois pas à cette thèse du “ Grand Remplacement ”. Ce n’est pas la composition sociale de la population qui est en question, c’est son système de valeurs et de croyances (10) ». Il observe qu’« un courant d’idée né avec le protestantisme, qui a connu son apogée au siècle des Lumières, et produit la Révolution, est en train de mourir. Tout cela n’aura été qu’une parenthèse dans l’histoire humaine. Aujourd’hui l’athéisme est mort, la laïcité est morte, la République est morte (11) ». Mieux, Houellebecq pense qu’« un compromis est possible entre le catholicisme renaissant et l’islam. Mais pour cela il faut que quelque chose casse. Ce sera la République (12) ».
Dans l’interrègne en cours fleurissent des valeurs concurrentes. C’est stimulant à la condition expresse que les Européens conscients de cette transition redécouvrent les plus vieilles racines de leur mémoire et retrouvent l’horizon réenchanteur du tragique.
Georges Feltin-Tracol
Notes
1 : Michel Houellebecq, « La République est morte », entretien dans L’Obs, le 8 janvier 2015.
2 : Décision de la 17e chambre correctionnelle de Paris du 19 mars 2015.
3 : Bernard Maris, Houellebecq économiste, Flammarion, 2014, p. 23.
4 : Idem, p. 49.
5 : Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Flammarion, 1998.
6 : Bernard Maris, op. cit., p. 49.
7 : Bernard Maris, « Dernier rempart contre le libéralisme », dans Le Sens du combat, Flammarion, 1996, p. 52.
8 : cf. Patrick Haenni, L’islam de marché. L’autre révolution conservatrice, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2005.
9 : cf. Jean-Paul Lambert (sous la direction de), Le socialisme distributiste. Jacques Duboin 1878 – 1976, L’Harmattan, 1998.
10 : Michel Houellebecq, « La République est morte », art. cit.
11 : Idem.
12 : Id.
• Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, 300 p., 21 €.
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