vendredi, 19 février 2016
Luc-Olivier d'Algange : « Discours contre l'uniformisation des êtres et des choses »
Luc-Olivier d'Algange :
« Discours contre l'uniformisation des êtres et des choses »
Longtemps les formes furent honorées en ce qui les différenciaient les unes des autres. Les hommes trouvaient un bonheur à la fois sensuel et intellectuel à rendre hommage à ce qui se distingue. La diversité et la variation plaisaient à leurs regards. Par une attention et des attentions dévouées, ils aimaient à servir ce qui leur donnait à penser des nuances, la polyphonie, le versicolore, la multiplicité des styles, des genres et des états de conscience et d'être. Les Yézidis, par exemple, depuis des temps antérieurs au monothéisme, adoraient l'Ange-Paon, le messager qui diffracte et déploie en couleurs la lumière primordiale, et leur fidélité dans cette adoration leur vaut aujourd’hui, avec et après tant d'autres, d'être l'objet du ressentiment le plus vil et de la haine la plus obscure.
Notre monde n'est pas « mondialisé », il est globalisé, et cette globalisation est une extinction massive. Les langues, les peuples, les espèces, les paysages mêmes, disparaissent. Une architecture et des mœurs simplets et utilitaires se répandent partout, servis non par quelque fatalité de l'histoire mais par une âpre volonté vengeresse contre tout ce qui, dans les êtres et les choses, ne serait pas interchangeable.
L'interchangeable est non seulement la condition du fonctionnement du monde globalisé, mais, si l'on ose dire, en profanant un mot si noble, sa vocation. Ce monde fonctionne par l'interchangeable et pour l'interchangeable, c'est-à-dire contre le sentiment tragique qui accompagne la joie vivante du caractère irremplaçable des êtres et des choses, et cependant voués à la mort. Par la généralisation de l'interchangeable, les Modernes cultivent l'illusion de vaincre la mort en nous précipitant dans un monde à sa ressemblance. Ainsi veut triompher la sécurité fallacieuse de l'ennui, en se départissant d'un même mouvement du tragique et de la joie.
Je ne puis me défendre de l'idée que le sous-titre de ce discours, qui va au plus urgent, ne vaut que s'il découvre son avers logique. Ce discours contre l'uniformisation des êtres et des choses est d'abord, en amont, par essence, un éloge des formes des êtres et des choses. L'uniformisation à laquelle nous assistons n'est pas même la réduction des formes à une forme mais la destruction de la forme en soi, la poussée, la « ruée vers le bas », selon l’expression de Léon Bloy, vers un informe, une confusion morose, qui rendrait à jamais impossible l'essor vers l'au-delà de la forme, cette toute-possibilité de toutes les formes.
Notre temps est en proie à cette rage, à cet activisme planificateur qui emprunte tout autant à la technique et à la finance qu'au fondamentalisme religieux, au littéralisme obtus. Dans un cas comme dans l'autre, la surface uniformisatrice despotise au détriment de la profondeur d'où naissent les formes, c'est dire au détriment des êtres et des choses, au détriment de l'âme des hommes et de l'Âme du monde.
Notre civilisation est notre monde particulier, le point à partir duquel nous allons vers le monde en général, comme le monde va vers nous. Dans une civilisation morte ou moribonde, en proie aux affres pathologiques du reniement de soi-même et du dénigrement de son propre passé, ce n'est pas seulement une certaine forme de beauté qui est niée et détruite mais notre faculté de percevoir et d'aimer toute beauté, et à l'intérieur de cette faculté, un frémissement sensible, un vibrato, ─ cet accord entre les êtres et les choses qu'Hölderlin évoquait en écrivant: « L'homme habite en poète ».
Le reniement de sa civilisation, de son tradere n'est pas une ouverture à l'universel, mais, tout au contraire, enfermement dans la subjectivité et incarcération dans cette société de contrôle, cet individualisme de masse, qui réduit les êtres et les choses au plus petit dénominateur commun. Et qu'ont en commun tous les êtres et toutes les choses sinon de dépérir et de mourir ? La volonté uniformisatrice se révèle ainsi pour ce qu'elle est: une volonté de mort : « soumettre, selon la formule de Maurice Blanchot, à la toute-puissance de la mort ce qui ne se mesure pas en termes de pouvoir », ─ disons encore, en référence, et déférence, à René Guénon, ce qui ne se mesure pas selon le Règne de la Quantité.
Toute qualité, toute distinction, est résistance à cette usure programmée en accéléré, et cette distinction n'est pas seulement un « pour soi » ou un « pour les nôtres », elle n'est pas seulement un culte du Moi ou du Nous, mais la sauvegarde de la possibilité pour les hommes de n'être pas seulement des unités interchangeables, des monnaies d'échange, des choses destinées à disparaître une fois convertie en « croissance économique », dans l'indifférence générale.
Être attaché à sa langue, à son tradere, ─ qui rendra possible précisément toutes les traductions, ─ n'est pas une volonté restrictive mais un consentement à ce qui est, un éclore qui s'ouvre à d'autres éclosions, une voie vers l'universel qui emprunte des sentes réelles, parfois difficiles et escarpées, et non ces « autoroutes de l'information » parcourues par des hommes abstraits dans des espaces et des temporalités abstraites, devant des écrans, hors du monde.
Quiconque demeure fidèle à sa tradition se trouve accusé, s'il se trouve être français et européen, d'être nationaliste, européocentriste, voire xénophobe ou raciste. Cependant nous ne disons pas que notre tradition est au centre du monde, supérieure en vertu d'on ne sait quels critères, mais qu'elle est en notre cœur et que nous sommes dans son cœur, non par choix mais par ces grandes évidences méconnues, dont la première est que nous écrivons en français.
Les Modernes ont cette passion, nier l'évidence. Tout leur semble mieux que le donné, et c'est ainsi qu'ils veulent un monde où tout s'achète parce que tout est destiné à être mis en vente. Tout leur est préférable au réel, et c'est ainsi qu'ils se précipitent dans le monde virtuel. Tout leur est plus cher que ce qui est, et c'est ainsi qu'ils rêvent de devenir des machines, c'est-à-dire d'être à la fois morts et perpétuels, immortels et sans âme.
Il n'y a pas, comme le disent les imbéciles ou les faux naïfs, un bon ou un mauvais usage de la technique. La technique est, par essence, la mise en œuvre de cette volonté d'ôter l'âme du corps afin que celui-ci puisse devenir une machine immortelle, autrement dit une mécanique morte, et donc inusable, en parfait état de fonctionnement.
Ce qui vaut pour l'individu vaut pour le collectif. L'extinction des civilisations a cet horizon : le fonctionnement parfait, la transparence parfaite (sauf pour les affaires étrangères et financières!), le contrôle parfait enfin débarrassé de ces folklores, mythes, symboles, légendes, singularités, nuances et distinctions auxquels les hommes furent tant attachés depuis des millénaires et pour lesquels ils inventaient des formes dissemblables, des caractères irréductibles, des œuvres et des styles immédiatement reconnaissables.
Ce monde uniformisé est ce monde où plus rien ne sera reconnaissable, ─ un monde où il n'y aurait plus rien à reconnaître en amitié, en sapience ou en gratitude, un monde sans mystère, sans missions de reconnaissance, où il n'y aura plus rien à découvrir ou à dévoiler, un monde sans Eros et sans herméneutique, un monde pornographique et puritain, un monde non de recoins rêveurs et de dons impondérables, mais de grandes surfaces régies par la Loi du Marché, un monde où la flamme de la chandelle qu'évoquait Bachelard n'aura plus de sens ni de lueur pour personne.
Nous écrivons dans la pénombre, cette pénombre qui nous rend indistincts et presque indiscernables mais qui, cependant, laisse à nos regards le loisir d'apercevoir le tremblement des flammes lointaines ou oubliées qui portent les noms des dieux et des Muses et s'incline sous le souffle comme la salutation angélique que Dante reçut de Béatrice. Nos ressouvenirs sont des ressacs. Un Grand Large scintille du fond de nos mémoires, l'âme odysséenne nous revient dans cette épiphanie d'eau et de lumière qu'avive le cours de nos phrases françaises.
L'âme est une chose vague mais les formes où elle se manifeste sont précises, et cette précision, en retour, est au principe d'une songerie et d'une interprétation infinie. La plus infime, la plus fugitive apparence, dans l'instant exact où notre attention s'en saisit, tient en elle, distincte, un reflet d'éternité qui irise d'un insondable mystère les choses les plus familières : un paysage d'enfance, une rivière, un peuplier, un puit, une poignée de mûres, un scarabée ou un lézard, la buée sur une vitre. Notre âme s'éveille au contact de l'Ame du monde, là où elle se manifeste, chatoyante et versicolore, dans la nuance ou le contraste, délicate ou violente, ─ avivée.
L'inlassable discours du pédagogisme contre « l'élitisme intellectuel » censé perpétuer, par l'héritage, les inégalités sociales, est le principal moteur des inégalités dénoncées. Si l'on n'offre plus le meilleurs à tous, on le réserve à quelques-uns, non les meilleurs mais les mieux protégés, qui, au demeurant, n'en feront souvent rien de bien audacieux ni de bien créateur. On voit sans peine que cette idéologie a pour dessein premier d'abolir toute inégalité qui ne soit pas d'argent ; elle est au service de ce pouvoir ultime et exclusif qui voit d'un mauvais œil, pour le moins, toute excellence dont les origines et la fin lui échapperaient et dont surgiraient des formes individuelles et collectives irréductibles à la pure circulation monétaire qui permet aux malins de se servir au passage.
Ces jeunes gens ignorants de la culture dont ils héritent, ces connectés globaux, ces distraits perpétuels auxquels l'usage de leur propre langue n'est plus transmis, ne recevront jamais le secours d'Epictète ou de Marc-Aurèle pour échapper au pouvoir sur lequel ils ne peuvent rien ; jamais Hölderlin ou Nerval ne viendront leur dire l'enchantement et la profonde vertu d'habiter en poète ; jamais Nietzsche ou Artaud ne viendront briser la prison des signes et les dissuader d'être les parfaits agents de la Machine et de bien dociles consommateurs.
Disposés pour eux, voici un monde binaire, profondément déprimant, réduisant toute pensée en moraline inepte, l'affect au « pour » ou « contre » téléguidés, la sensation à l'agréable ou au désagréable primaires, toute poésie à la publicité et toute politique à la « force de vente ». La modification ainsi opérée n'est pas seulement politique mais intime au plus intime : la gratitude s'y tourne en ressentiment et le bonheur d'être en amertume. Les facultés cognitives et sensibles s'y étiolent, les paysages intérieurs s'amenuisent et le discours, s'il est encore possible, se rabougrit à des actes d'accusation contre les rares esprits demeurés, tant bien que mal, quelque peu libres et audacieux.
L'Universel lui-même, tant évoqué en prétexte à ces arasements, devient hors d'atteinte du seul fait qu'il ne peut se comprendre qu'à partir d'une forme mise en analogie avec d'autres formes, ─ la destruction des formes distinctes établissant non l'universalité mais la confusion des formes, leurs décombres, d'où surgissent comme des figures cauchemardesques, « zombifiées », si l'on ose dire, les caricatures des identités niées. Ainsi que l'écrivait Dominique de Roux « Nous en sommes là ».
L'uniformisation, qui est bien le contraire de l'universel, n'aboutit pas même à cette utopie triste d'une ressemblance pacifiée de tous les êtres humains sous l'éclairage exclusif de la Finance et de la Technique mais à un chaos qui délivre ce dont la Finance et la Technique sont les masques acceptables, ─ à savoir une régression vers le culte des Érinyes et le règne des Titans, ─ qui sera celui des hommes sans visage.
Cependant, contre cet activisme planificateur, un recours existe bien, et se laisse dire en ce seul mot latin que nous évoquions, tradere, autre dit la Tradition en action, l'acte d'être de la Tradition, qui n'est pas, au contraire de la ressassante modernité, commémorative ou muséologique, mais variation, cours scintillant qui, à chaque instant, garde la mémoire de sa source, qui est hors du temps.
L'hors du temps dans le Temps, la corolle qui s'ouvre amoureusement dans l'intime de l'instant, la perspective à perte de vue, le Grand Large soudain offert sur la rive conquise, précèdent la conscience que nous en avons et ce que nous pouvons en dire. Ils sont littéralement attente, attention, fraîcheur soleilleuse, éclatante, qui veille derrière les apparences ternies. Cet hors du temps revient en nous comme un ressac porté par le ressouvenir.
Une inimitié profonde et chargée de sens, l'une des rares à n'être ni vaine, ni circonstancielle, ni fallacieuse, est celle qui oppose, de tous temps et en toute contrée, les hommes de la planification et les hommes du ressouvenir. Ce n'est pas tant que les hommes de la planification ne se souviennent de rien mais ce dont ils se souviennent, et qui les encombre, ils veulent s'en venger, en détruire les traces dans le présent afin d'instaurer leur pouvoir sans conteste et sans rien qui demeurât dans les êtres et les choses pour voir de loin.
Le planificateur veut le tout du pouvoir sur ce « tout » qui doit être planifié pour que sa seule volonté puisse y régner. Rien ne lui semble plus détestable que ce qu'il nomme les « survivances » ou les « archaïsmes », ─ ces mots désignent ce qu'il y a pour lui de plus odieux, alors que, dans leur stricte acception, ils disent simplement ce qui survit et ce qui vient de l'origine.
Pour le planificateur, le monde doit être littéralement aplati, réduit à cette surface où bâtir de « grandes surfaces » désorientées. Son adversaire premier est la hiérarchie (au sens étymologique, hiéros et arché) qui ordonne le monde par le sacré et le principe, en gradations infinies, et d'abord en nous-mêmes.
La destruction de cette hiérarchie intérieure a pour première conséquence la prolifération des fausses hiérarchies extérieures : un monde de petits chefs, de guichetiers, d'escrocs où la Loi du Marché désigne ses exécuteurs préférés, c'est-à-dire, et là encore au sens étymologique, les plus ignobles. Là où les états, obéissant naguère encore aux logiques de la souveraineté, veillaient, par le Droit, à sauvegarder le bien public, ils cèdent désormais et font servir le Droit au secours de ceux qui nous volent et nous dépouillent, autrement dit ces chancres que sont les banques. La conséquence n'en est pas seulement macro-économique, mais intime, et profondément démoralisante. Ni l'héritage, ni le fruit du travail n'appartiennent plus vraiment aux individus et aux peuples mais à des instances anonymes, abstraites et incertaines.
Face à ces ennemis sans formes, les formes semblent devoir capituler, et jusqu'aux formes formatrices : celles de la langue. Entre les jargons financiers, juridiques ou universitaires, que l'on peut regrouper sous le terme générique d'enfumage, et le babil débilité commun où le vocabulaire s'est réduit en peau de chagrin au milieu d'une syntaxe effondrée, notre langue natale ne survit que par la fervente fidélité de quelques-uns.
Cette fidélité n'est pas seulement fidélité au parler de nos ancêtres, fidélité aux belles œuvres, fidélité « logocratique » pour reprendre la formule de George Steiner, mais encore fidélité aux êtres que nous écoutons et auxquels nous parlons, et déférence à l'égard des choses que nous nommons. Sauvegarder sa langue natale n'est pas seulement un projet linguistique mais ontologique : ce que nous sommes dans notre relation au monde, avec la toute-possibilité.
Il n'y a rien de bien surprenant à ce que la Machine de guerre uniformisatrice se soit d'abord appliquée à saper les fondements de l'usage poétique et sapientiel de notre langue, ─ laquelle contient en elle tous les recours et toutes les puissances de résistance et de rébellion. Telle phrase de Valery Larbaud dispose du pouvoir d'aller directement à l'âme française et à l'éveiller ; encore faut-il pouvoir l'entendre, encore faut-il porter en soi un assez vaste silence pour qu'elle nous advienne.
Naguère, les totalitaires pensaient ingénument se débarrasser des œuvres en brûlant des livres. Depuis, la méthode s'est perfectionnée à fabriquer les conditions où ces livres deviendront incompréhensibles, hors d'atteinte, dans une humanité à laquelle rien de ce qu'ils évoquent ne parlera plus, ni la vigueur ironique des héros de Stendhal, ni les mystères des filles du feu nervalienne, ni la liberté d'allure de Paul Morand, ni la gnose poétique de Henry Bosco qui roule dans les rivières de la nuit et dans les orages entre les arbres.
Ce qui est ôté à ceux qui sont réduits à ne plus jamais les entendre, ce ne sont pas des objets d'art, des témoignages du passé, une bibliothèque, mais des possibilités d'être, ─ qui sont autant de Châteaux Tournoyants qui élèvent les cœurs et résistent à l'uniformisation du monde.
Luc-Olivier d'Algange ─ Extrait de Intempestiva Sapientia suivi de L'Ange-Paon
Éditions Arma Artis, 2016.
11:02 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : philosophie, luc-olivier d'algange | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Cette belle démonstration est un constat sans appel de notre monde actuel qui ne communique que par la parodie, l'intimidation et le mensonge par omission!
Elle a fait des 7 péchés capitaux des valeurs omniprésentes par l'inversion des sens qui devient sens unique à capital négociable en bourse!
Tabula rasa ou terre brûlée,c'est la fuite en avant à la vitesse de la lumière prométhéenne sans repos ni soucis du "quand dira t-on" puisqu'on ne peut plus rien dire ni réfléchir,mentir seulement!
"C'en est fait " et ainsi soit-il,le monde se croyait à l'abri sous le ciel alors qu'il ne l'est pas sous terre et ne l'a jamais été en surface..Un autre constat effrayant....!!
Écrit par : spirit | dimanche, 10 avril 2016
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