Par Gersende Bessède
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La rentrée littéraire a ceci de commun avec les foires au vin de la grande distribution, qu’en dehors de faire survivre une presse subventionnée, à bout de souffle, incapable de servir autre chose que des cépages surexploités, elle permet d’écouler à bon compte et sournoisement des infâmes piquettes, des vins bouchonnés, quelques vieux domaines madérisés, des jeunesses déjà séchées de platitudes et de noyer le chaland en recherche de grands crus sous le tsunami des références (pas moins de 590 livres en librairie pour cette rentrée 2016.)
Difficile donc, de s’y retrouver sans y perdre son latin de chai, si l’on veut trouver un beau vin subtil, corsé et revigorant pour chasser le spleen de ce début d’automne.
Les Verticaux de Romaric Sangars (éditions Léo Scheer) est de ceux-là. Goûtons donc ce Château-Sangars.
Respirons d’abord son bouquet. Oui, respirons, c’est le mot qui convient. Dès les premiers mots, ses effluves hypnotiques gonflent notre cage thoracique asphyxiée du souffle « d’or de mille grandeurs détruites. »
Examinons la robe ensuite. Rubis intense, profond, soyeux, déployant l’amplitude de sa rythmique pneumatique, étirant ses gradations rutilantes, la phrase s’étire avec splendeur. Nous savons déjà à ce stade que nous n’avons pas affaire à une cuvée fatiguée de la phrase, dont nos contemporains sont pourtant si friands. Impossible de résister à l’avidité de plonger enfin les lèvres dans le vers.
Alors, plongeons. Dans le corps de la verticalité.
« Comme je le lui exposais, c’était par le truchement d’une oeuvre que j’avais, quant à moi, voulu m’éprouver. Me forger en forgeant un style, me purger des scories en limant des phrases, me tatouer l’âme de myriades de mots. Mais ce transfert avait globalement échoué et je crachais ma limaille amère. Emmanuel me donnait cependant l’exemple d’une exigence presque frénétique. Lui n’était revenu de rien, il ignorait tout compromis, sa jeunesse était intacte. Mieux : elle était armée. À juste trente ans, nous étions encore des jeunes gens pour cette époque rapide en surface mais lente en profondeur, et nous étions donc toujours en âge de soulever des questions comme celle-ci : comment dresser une vie au sein d’un tel limon ? Comment conférer à l’existence ne serait-ce qu’une forme acceptable ? L’aube nous surprit en révélant dans une lumière hésitante l’épais nuage de fumée où nous parlions toujours. Notre colloque improvisé s’acheva sur un tour paradoxal. « En fin de compte, affirmai-je à Emmanuel en le quittant, nous vivons une ère formidable puisque le simple fait de se tenir droit relève de l’héroïsme. »
Vincent Revel, pigiste réfractaire au néant ricaneur du monde qui l’entoure et à la vocation d’écrivain, anesthésiée par la torpeur amniotique du néant contemporain, va voir les laves refroidies de ses volcans intérieurs en sommeil, ranimés par la rencontre de deux êtres impitoyablement verticaux.
Lia Silowsky. La Femme, celle qui va permettre au narrateur de sortir par le haut de « l’interchangeabilité mécanique où pourrit l’univers », et de la routine tiède des amours « sans enjeu ». Rencontre nerveuse, charpentée, dont Vincent va tirer pendant un temps un épanouissement analgésique de l’âme. « Au fond, ils se retrouvaient tous deux sur l’axe vertical : lui tout entier dans l’élan de se hisser ; elle douchée d’éclats d’en haut. Et c’était sans doute sur cette dimension que se jouait la rupture décisive, signifiante, qui, à mes yeux, les liguait ensemble à rebours du monde tel qu’il s’était vautré dans la plus vertigineuse platitude. » En présence de Lia, le vin se fait suave, moelleux, capiteux, l’intimité sexuelle virilement poétique.
Le breuvage se charpente avec le moine-soldat, le chevalier incarnat et incarné, Emmanuel Starck. Apparition stratosphérique, cyclone magnifique tranchant le train-train superficiellement routinier des creuses soirées parisiennes. Dans son sillage, reviennent les guerriers, Guynemer, les chevaliers croisés, les samouraïs. Avec lui, Vincent, lamentablement échoué sur le champ de bataille de la modernité va apprendre à se redresser. Un objectif : « armer ma bouche » pour l’un, « mourir en souriant » pour l’autre.
Et saboter sans pitié la Laideur : la marchandisation des âmes et des paysages, la vulgarité publicitaire, l’art factice, le festivisme multiculturel et l’absolue bêtise déracinée de leurs contemporains.
Les fantômes de Tzara et des surréalistes les accompagnent dans leurs premières actions : choquer les démagogues sinistres des happenings d’art contemporain, trônant au milieu de leurs détritus déconstruits, en égorgeant un lapin, par exemple.
Mais, vite, l’attentat surréaliste connait ses limites. Il se dissout dans la gélatine absorbante du subversivement correct, cher à l’époque.
Il faut frapper plus fort. Plus durement. Boire plus (on boit beaucoup dans Les Verticaux…heureuse coïncidence) et radicaliser l’ivresse des hauteurs : « au fond, l’héroïsme est une ivresse, une ivresse plus profonde que celle qu’allouent les stupéfiants et les alcools, non pas une ivresse d’aliénés, mais une ivresse souveraine, non plus un gaspillage, mais un don soudain de soi. »
Le vin s’intensifie en bouche. L’action s’accélère. D’onirique, le terrorisme devient pyromane, explosif. Des bâches publicitaires drapant d’un linceul boutiquier les monuments de Paris, aux cérémonies niaiseuses célébrant le vivre-ensemble, il ne restera rien.
Mais l’explosion calorifère consumera aussi Notre-Dame des Hauteurs, Lia, perdue irrémédiablement dans une folie pythonisse. Consumera les amis complices, ralliés à la cause lors d’un sabbat churchillien, et les larmes du vin se répandront sur la terrasse des buveurs, quand se fera exploser, le faux-prophète sobre du néant aride, chevalier-toc du désert métaphysique, parodie obscène des anciens ordres européens. Consumé aussi, le Templier vengeur, croisé implacable du châtiment nécessaire et définitif pour les vendus à l’ennemi.
Mais.
Régénéré, Vincent. Relevé. Debout. Entrant enfin en littérature. Enfin en guerre véritable.
Le lecteur, lui, ivre de joie intérieure, terminera sa bouteille de Chateau-Sangars, « dos au soleil » tel Guynemer avant l’attaque. Redressé. Enfin vertical.
En murmurant :
« Nous sommes cachés dans les ruines du futur. »
- Romaric Sangars, Les Verticaux, éditions Leo Scheer, septembre 2016.
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