Il y a plus de cent ans, le 12 septembre 1919, l’écrivain, dandy, aviateur et héros de la Grande Guerre Gabriele D’Annunzio se lançait dans une entreprise politique qui constituerait son plus grand œuvre : la prise et l’occupation pendant quinze mois de la ville de Fiume au bord de l’Adriatique. Peuplée d’italophones en centre-ville mais entourée de paysans slavophones, la ville s’appelle aujourd’hui Rijeka en Croatie. Dès 1918, elle fait l’objet d’un vif contentieux entre l’Italie victorieuse de la Première Guerre mondiale et le jeune royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes (future Yougoslavie) parrainé par la République française.
Chantre de l’interventionnisme aux côtés de l’Entente afin de reprendre les terres irrédentes à l’Autriche-Hongrie, Gabriele D’Annunzio enrage de la passivité de son gouvernement. Aidé par des déserteurs, des aventuriers, des futuristes, des nationalistes et des syndicalistes-révolutionnaires, il tente et réussit un audacieux coup de force. Or le quinquagénaire a bien des qualités, mais pas celles d’être un homme d’État. C’est ce que décrit avec verve et inspiration Olivier Tosseri dans un livre qui complète le formidable À la fête de la révolution de Claudia Salaris (Le Rocher, 2006).
La « Régence italienne du Carnaro » sera revendiquée plus tard autant par le fascisme mussolinien que par les ZADistes de Hakim Bey alias le New Yorkais Peter Lamborn Wilson, le théoricien anarchiste de la TAZ (Zone temporaire autonome). Fiume demeure toujours l’unique exemple paradoxal d’un État national-libertaire. « Gabriele aura beau y vanter son “ bolchevisme latinisé ” et se présenter à Albert Londres comme un “ anarchiste de droite ”, il n’en demeure pas moins un conservateur, qui n’a aucun désir de voir s’instaurer la dictature du prolétariat (p. 195) ». Il en découle que la révolution « de Fiume ne se fera pas au profit du citoyen bourgeois de 1789, ni ne satisfera le camarade ouvrier de 1917. La figure du “ travailleur ”, le véritable détenteur de la souveraineté, est exaltée, avec un profond bouleversement du rapport à la propriété. La Charte du Carnaro la “ considère comme une fonction sociale, non comme un droit absolu ou un privilège individuel. C’est pourquoi le seul titre légitime de propriété sur n’importe quel moyen de production ou d’échange est le travail qui rend la propriété elle-même fructueuse pour le bénéfice de l’économie générale ”. Une définition tout aussi révolutionnaire que l’abolition des privilèges ou l’expropriation des moyens de production, mais surtout qui anticipe les excès et les dérives de la financiarisation de l’économie (pp. 195 – 196). »
Ce rejet de la lutte des classes influencera ensuite les réflexions non-conformistes des décennies 1920 et 1930. Bien qu’impressionniste et guère théorisé, la référence au « travailleur » retentit comme un écho précoce aux préoccupations de Georges Valois tant dans sa brève période fasciste que dans sa longue période de réaliste républicain-syndicaliste. On retrouvera le concept en 1932 dans l’essai éponyme inclassable d’Ernst Jünger.
L’aventure de Fiume restera cependant un exemple voyant ainsi que la matrice idéale de toutes les expériences de troisième voie (ou, plus généralement, de recours alternatif) au XXe siècle sur tous les continents. Olivier Tosseri a bien compris l’importance de cet événement dont les effets les plus inattendus allaient retentir dans l’histoire européenne des trois décennies suivantes.
Georges Feltin-Tracol
• OLIVIER TOSSERI, La folie D’Annunzio. L’épopée de Fiume (1919 – 1920), Buchet – Chastel, 2019, 267 p., 20 €.
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