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mardi, 15 septembre 2020

L’Affaire Navalny : « Les Bonnes Questions »

par Héléna Perroud*
Ex: https://geopragma.fr

Un opposant russe des plus médiatiques, une dose de novitchok, une jeune femme russe de Londres – Maria Pevchikh – qui vient encore épaissir le mystère et une crise internationale aigüe. La fin de l’été a vu un bien étrange événement se produire en Russie. Le 20 août, alors qu’il rentrait d’un déplacement en Sibérie en lien avec les élections russes du 13 septembre, Alexey Navalny a été pris d’un malaise à bord du vol Tomsk-Moscou. L’avion s’est posé en urgence à Omsk pour qu’il puisse au plus vite être pris en charge par des médecins. Plongé dans le coma, c’est là qu’il a reçu les premiers soins. Puis à la demande de sa famille, dès le 22 août, il a été transféré par un avion privé médicalisé à Berlin, au désormais fameux hôpital de la Charité. Le 2 septembre, alors que les médecins russes n’avaient pas décelé d’empoisonnement, le porte-parole du gouvernement allemand annonçait qu’un laboratoire miliaire allemand avait retrouvé des traces de « novitchok » dans son sang. La chancelière Angela Merkel faisait une déclaration solennelle dans la foulée pour condamner « l’agression » dont avait été victime Navalny sur le sol russe.

A première vue les analyses russes et allemandes du même patient ne concordent donc pas. La vérité médicale se fraiera peut-être un chemin ; les médecins russes ont gardé des échantillons prélevés sur leur patient d’Omsk et ont proposé le 5 septembre, par la voie du président de l’ordre des médecins, le Dr Leonid Rochal, de travailler avec leurs collègues allemands au rétablissement de Navalny ; à quoi sa femme a répondu sèchement qu’elle ne souhaitait aucune collaboration de la partie russe.  

Ce qui est manifeste en revanche, c’est le retentissement géopolitique d’ores et déjà considérable de cette affaire et le regard accusateur porté par une bonne partie du monde occidental vers le Kremlin sommé de s’expliquer.

Depuis près d’un mois beaucoup de choses ont été dites et écrites et chacun essaie de comprendre qui est derrière cet « empoisonnement » – si les faits sont établis. Dès le 21 août, l’ambassadeur aux droits de l’homme François Croquette écrivait : « Nous savons qui est le coupable » – égrénant les noms d’Anna Politkovskaïa, Alexandre Litvinenko, Natalia Estemirova, Boris Berezovsky, Boris Nemstov, Serguei Skripal, Piotr Verzilov pour finir avec Alexey Navalny. Derrière chacun de ces noms il y a pourtant des réalités différentes et les amalgamer n’aide pas à comprendre la situation actuelle. Le 23 août, une émission allemande – « Les bonnes questions » – était plus explicite encore et n’en posait qu’une : « était-ce Poutine ? ». Depuis nombre de chefs d’Etat, les pays du G7, le secrétaire général de l’OTAN se sont tous exprimés sur le sujet et certains réclament de nouvelles sanctions à l’encontre de la Russie. Curieux qu’un tel emballement n’ait pas suivi la mort atroce de Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul en octobre 2018…

Sans doute, à ce stade, l’affaire Navalny soulève-t-elle plus de questions qu’elle n’apporte de réponse. Encore faut-il essayer de poser les bonnes, en prenant en compte le contexte russe et international. On peut les résumer autour de trois interrogations simples : pourquoi lui ? pourquoi maintenant ? pourquoi le novitchok ? 

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Pourquoi Navalny ?

Incontestablement charismatique et courageux, Alexey Navalny est présenté par les média occidentaux comme « l’opposant n° 1 à Poutine ». Les médias officiels russes le qualifient généralement de « blogueur » et jusqu’à ces dernières semaines ne mentionnaient que rarement son nom. Il a fallu attendre les déclarations allemandes du 2 septembre pour que le principal journal télévisé « Vremia » évoque le sujet (même si d’autres émissions de la première chaîne avaient évoqué plus tôt son « malaise »).

Il est vrai qu’il s’est fait connaître du grand public à travers la dénonciation de la corruption des élites dirigeantes via le site internet de sa fondation de lutte contre la corruption, FBK, et le combat politique, à travers un parti rebaptisé récemment « La Russie du futur ». La seule élection à laquelle il a pu se présenter jusqu’à présent – élection du maire de Moscou en septembre 2013 – avait été prometteuse : 27% des voix, en deuxième position derrière le maire sortant Sobianine, élu au premier tour avec 51% des voix. Condamné depuis dans des affaires qu’il dénonce comme politiques, il est aujourd’hui inéligible jusqu’en 2028. Les deux candidats à l’élection présidentielle russe de 2018 les plus proches de ses positions, Sobtchak et Iavlinski, ont réuni respectivement 1,7% et 1% des voix, loin derrière Poutine réélu avec 76% des voix, et loin derrière le candidat communiste arrivé second avec 11%. Il avait d’ailleurs été à ses débuts un compagnon de route de Iavlinski dans son parti d’opposition Iabloko, dont il avait été exclu en 2007 à cause de prises de position jugées trop nationalistes. Il avait en effet participé au mouvement de « La Marche russe », ouvertement anti-caucasienne. Dans un spot publicitaire pour le moins étrange il assimilait les Tchétchènes à des insectes nuisibles et suggérait de les éliminer à coup de fusil.

S’il est momentanément hors du jeu électoral à titre personnel, il reste néanmoins très présent sur la scène politique russe. A la veille de son malaise il venait de réaliser des enquêtes filmées d’une trentaine de minutes chacune sur les « élites » politiques de Sibérie. Les deux premières, l’une sur Novosibirsk – « Qui a pris le contrôle de la capitale de la Sibérie et comment la libérer ? » – l’autre sur Tomsk – « Tomsk aux mains de la mafia des députés » – ont été mises en ligne début septembre et ont déjà recueilli près de 10 M de vues. Un film consacré à Dmitri Medvedev en 2017 (« Ne l’appelez plus Dimon ») a, lui, recueilli plus de 36 M de vues et a contribué à ternir l’image du premier ministre d’alors. L’impact de ses prises de position n’est donc pas négligeable, même si son passage par le World Fellows Program de Yale en 2010 le classe, pour une partie de l’électorat russe, dans le camp des « agents américains ».

Pourquoi maintenant ?

L’affaire Navalny se déclenche un an tout juste après l’assassinat, dans un parc berlinois, d’un Géorgien d’origine tchétchène considéré comme terroriste en Russie, qui avait déjà créé des tensions entre la Russie et l’Allemagne. Et 80 ans jour pour jour après l’assassinat de Trotsky à Mexico. Sans chercher de parallèles historiques qui n’ont sans doute pas lieu d’être, il faut néanmoins replacer cet événement dans son contexte immédiat. 

Sur le plan intérieur russe on peut retenir au moins trois éléments importants.

Les élections régionales, qui ont lieu le 13 septembre, mobilisent 40 millions d’électeurs, appelés à voter pour élire des gouverneurs et des parlements régionaux. En vue de cette échéance Navalny et ses partisans ont initié la campagne du « vote intelligent », pour faire barrage aux candidats du parti au pouvoir, Russie Unie. L’an dernier de semblables élections avaient été marquées par de grandes manifestations à Moscou suite au refus des autorités d’enregistrer certaines candidatures de la mouvance de Navalny et une volonté, de la part des candidats du pouvoir, de se détacher de l’étiquette « Russie Unie ». A l’heure où ces lignes sont écrites les résultats ne sont pas connus mais se liront forcément à l’aune de l’affaire Navalny.

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Par ailleurs on assiste depuis deux mois à une mobilisation sans précédent dans l’Extrême-Orient russe, dans la ville de Khabarovsk, depuis l’arrestation du gouverneur de la région le 9 juillet dernier. Placé en détention provisoire à Moscou, Sergueï Fourgal se voit soupçonné de complicité de meurtre dans une affaire qui remonte à plus de 15 ans. L’intéressé a pourtant siégé pendant des années comme député à la Douma. Très bien élu en septembre 2018 au poste de gouverneur contre le candidat de Russie Unie, affilié au LDPR du nationaliste Jirinovski, enfant du pays et apprécié localement, il est largement soutenu par la population qui organise des rassemblements pour demander sa libération. 

Plus généralement les élections de septembre ont lieu dans un climat social tendu qui s’est installé après la réforme des retraites à l’automne 2018 et sans embellie réelle depuis. Il est vrai que le referendum sur la Constitution a été largement remporté par Poutine le 1er juillet dernier (74%). Outre quelques réformes de fond, il a été pour lui une façon d’arrêter le compte à rebours jusqu’à un départ qui n’est plus annoncé en 2024, même si rien ne dit qu’il se présentera effectivement à sa succession à ce moment-là. En revanche sa popularité a connu une forte érosion depuis sa réélection de 2018 d’après diverses analyses sociologiques qui toutes concordent. Selon le centre indépendant Levada 56% des Russes le choisiraient comme président aujourd’hui, contre plus de 70% à la veille de la présidentielle il y a 2 ans. Certains sociologues estimaient au début de l’été que le climat était propice à des mobilisations plus fortes encore qu’à l’hiver 2011-2012. Des analystes russes voyaient même un possible coup de force en gestation, qui aurait contraint Poutine à accélérer le calendrier en janvier dernier par l’annonce du referendum et le changement de gouvernement que rien ne laissait prévoir.

Sur le plan international l’affaire Navalny s’inscrit dans un contexte de percée diplomatique de la Russie. Au début du mois d’août le Kremlin a annoncé la mise au point d’un vaccin contre le coronavirus, Sputnik V, prenant la tête de la course au vaccin qui oppose un certain nombre de pays et des intérêts financiers puissants. Dès cette annonce une vingtaine de pays aurait déjà pré-commandé 1 milliard de doses aux Russes et ce chiffre se monterait à une trentaine de pays aujourd’hui. Sans même mentionner sa diplomatie active vis-à-vis de l’iran, de la Turquie, de la Libye et de la Syrie, où elle est un appui de poids pour les pays européens, en Europe elle-même, la Russie continue dans la voie de la consolidation. Dans la foulée de l’entrevue de Brégançon l’an dernier, et d’un échange fructueux fin juin par visioconférence, les présidents russe et français devaient poursuivre leur dialogue constructif par un déplacement de Macron en Russie d’ici la fin de l’année ; une réunion des ministres de la défense et des affaires étrangères était prévue pour ce 14 septembre. Depuis début août également, dans la foulée des élections biélorusses du 9, donnant une nouvelle fois Loukachenko largement vainqueur (80%), mais cette fois largement contestées par la population, Moscou tente de gérer les désaccords de Minsk avec l’obsession de ne pas répéter le scénario ukrainien. Même si Loukachenko n’est certainement pas le partenaire idoine pour Poutine, les deux pays sont liés depuis plus de 20 ans par une union d’Etats et la Russie se trouve en première ligne dans la gestion de cette crise « interne », où la voix des pays voisins de la Biélorussie, membres de l’UE et de l’OTAN que sont la Pologne et la Lituanie, se fait entendre avec force.

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Mais c’est avec l’Allemagne – premier partenaire économique européen de la Russie – que les relations sont les plus fortes et c’est là que l’effet immédiat de l’affaire Navalny est le plus dévastateur, avec pour cible le gazoduc Nord Stream 2. Initié par le chancelier Schröder en 2005,  qui suit toujours activement le projet, construit à 95%, il n’a jamais été vu d’un bon oeil par les Etats-Unis qui cherchent à récupérer le marché européen du gaz. Depuis son arrivée au pouvoir Trump n’a cessé de faire pression sur Merkel pour qu’elle renonce à Nord Stream 2, usant de sanctions contre les entreprises qui travaillent sur le chantier. Début août encore, trois sénateurs américains proches de Trump adressaient aux dirigeants de la société du port de Sassnitz, base logistique du chantier du gazoduc – et circonscription électorale d’Angela Merkel – un courrier comminatoire : « Si vous continuez d’apporter soutien, aide logistique et services au projet Nord Stream 2, vous exposez votre entreprise à la destruction financière. » La réaction allemande assimilait alors ces agissements à du chantage. Aujourd’hui, de nombreuses voix s’élèvent en Allemagne pour arrêter le projet de gazoduc, sur fond de succession annoncée de Merkel en 2021.

Pourquoi le novitchok ?

La mention du novitchok par les officiels allemands le 2 septembre amène fatalement à faire un parallèle avec l’affaire Skripal. Là aussi, l’empoisonnement des Skripal père et fille, découverts sur un banc le 4 mars 2018, avaient eu lieu quelques mois avant la coupe du monde de football organisée par la Russie et 15 jours avant l’élection présidentielle… qui verra Poutine réaliser son meilleur score (76%). Comme les Britanniques en 2018, les Allemands ont fait savoir qu’ils ne pouvaient transmettre les résultats des analyses aux Russes, malgré une demande officielle des autorités russes. En revanche, comme en 2018, l’affaire a pu être portée devant l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques et prendre une dimension internationale, sortant d’un cadre bilatéral, germano-russe en l’occurence.

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Avant de connaître cette soudaine notoriété, le novitchok était apparu dans un article du NYT du 25 mai 1999 ; il y était question d’un accord signé entre Américains et Ouzbeks, à l’initiative du Pentagone, pour nettoyer l’usine d’armes chimiques située à Nukus, en Ouzbékistan… qui fabriquait le fameux poison au nom si russe. Il y était fait mention d’un chimiste militaire, Mirzayanov, qui avait fait défection après 25 ans d’ancienneté et avait parlé du novitchok aux Américains. On peut dès lors se demander si le novitchok reste bien une spécialité strictement russe. Enfin, le fait qu’un laboratoire militaire allemand ait fait cette découverte est sans doute gage de sérieux. Il faut toutefois rappeler que précisément en 1999, au mois d’avril, le ministre allemand de la défense d’alors avait annoncé avoir découvert le plan « Potkova », un document censé prouver l’épuration ethnique programmée par les Serbes, et qui avait servi de prétexte à l’intensification des bombardements. Un remarquable article du Monde diplomatique en avril 2019, 20 ans après les faits, reviendra sur ce « plus gros bobard du XXème siècle ».

Il est curieux en tout cas que, s’il est si dangereux, le novitchok n’ait pas fait d’autres victimes que Navalny. Curieux également que « de hauts responsables russes », s’ils avaient employé ce poison, l’aient sciemment laissé partir en Allemagne pour s’y faire soigner.

A qui profite l’affaire Navalny ? Difficile d’imaginer que d’une manière ou d’une autre elle serve la cause du Kremlin. En revanche, en Russie même, Poutine a des ennemis. Après l’assassinat de Nemtsov son service de sécurité a été fortement renforcé. Il est certain aussi que Navalny s’est attiré beaucoup d’ennemis par ses « enquêtes » qui mettent en cause des personnalités influentes. Comme le disait récemment un politologue russe, les moeurs au-delà de l’Oural, dans le monde des affaires, sont encore pour partie celles des années 90, une période sombre où les meurtres allaient bon train. Une conséquence déjà visible c’est que la partie de l’entourage du président qui le pousse à se détourner de l’Occident pour s’allier plus fortement à l’Asie se trouve aujourd’hui confortée par les réactions assez unanimes du camp occidental et mal reçues en Russie.

Sur la scène internationale cette affaire risque d’affaiblir pour un temps la position russe, au moment où le pays est engagé sur divers fronts, de la promotion de son vaccin à la Biélorussie en passant par « l’Orient compliqué ». Elle renforce tous ceux qui ne veulent pas, sur le continent européen, d’un axe fort Paris-Berlin-Moscou. Et très concrètement semble profiter, dans un premier temps, aux Etats-Unis.

Le temps semble bien loin où, il y a quelques semaines, les anciens alliés d’hier se congratulaient réciproquement pour le 75ème anniversaire de la fin de la deuxième guerre mondiale. Dans la dernière interview qu’il a donnée avant de quitter son exil américain, en 1994, Solenitsyne disait que si l’on regardait loin dans l’avenir, il voyait « une époque au XXIème siècle où l’Europe et les Etats-Unis auront grand besoin de la Russie en tant qu’alliée ». Manifestement, ce temps n’est pas encore arrivé.

*Héléna Perroud est membre du Conseil d’administration de Geopragma

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