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mardi, 30 avril 2024

Actualité géopolitique: Robert Steuckers répond aux questions d'Al Jazeera

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Actualité géopolitique: Robert Steuckers répond aux questions d'Al Jazeera

Propos recueillis par Hafsa Rahmouni

Voir aussi: https://www.aljazeera.net/politics/2024/4/25/

Iran et Israël

Comment voyez-vous l’attaque iranienne contre Israël ? Quelles sont ses conséquences politiques et militaires pour les pays de la région ?

Je replace cette attaque dans un contexte historique très large, très ancien. Le stratégiste américain Edward Luttwak prétendait qu’en Méditerranée orientale, les Etats-Unis, suite à la Grande-Bretagne, étaient les héritiers des stratégies romaines et byzantines. L’Iran, dans cette perspective, demeure l’héritier de l’empire perse. Israël relève alors, comme le soulignait notamment Arnold Toynbee, d’une judaïté hérodienne, alignée sur les desiderata impériaux de Rome et sert à empêcher tout l’arrière-pays mésopotamien et perse de se projeter vers la Méditerranée, désormais « Mare Nostrum », non plus d’un Empire romain ou d’une Italie mussolinienne, mais d’un hegemon américain, foncièrement étranger à l’espace méditerranéen, d’un point de vue anthropologique et religieux. La redistribution des cartes, depuis la consolidation de la Russie par Poutine, depuis la présence russe en Syrie, depuis la volonté chinoise de parachever le projet « Belt and Road » fait qu’une entité sioniste-hérodienne devient une gêne pour les dynamiques nouvelles. Les puissances maritimes anglaise, puis américaine, ont une stratégie récurrente : occuper les terres qui se trouvent à l’extrémité intérieure des mers intérieures. Le Koweit dès 1910 pour empêcher l’Empire ottoman d’exploiter sa fenêtre sur le Golfe et sur l’Océan Indien (chasse gardée des Britanniques à l’époque). Les Pays Baltes au moment de la révolution bolchévique de 1917 puis lors de l’effondrement de l’Union Soviétique. La Géorgie à l’extrémité orientale de la Mer Noire, etc. Israël a reçu pour fonction de garder la côte la plus orientale de la Méditerranée au bénéfice de Londres d’abord, de Washington ensuite.

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L’Iran, et derrière lui, la Russie et la Chine, contestent cette fonction et verraient plutôt l’espace qui va d’Antioche à Gaza (voire à Suez) comme un tremplin vers la Méditerranée. Les questions qui sont ouvertes depuis la riposte iranienne sont les suivantes :

  • Le rejet des règles diplomatiques, théorisé et appliqué par les penseurs et les praticiens de l’idéologie néo-conservatrice américaine, est désormais suivi d’effets et plus seulement de paroles.
  • L’Iran renforce ses alliés sur la ligne Syrie/Yémen, écornant de la sorte les structures et entités hérodiennes.
  • L’audace de l’Iran laisse supposer qu’il a désormais les moyens de faire face à Israël, puissance nucléaire. La donne changerait alors du tout au tout.

À votre avis, pourquoi les États-Unis et l’Europe cherchent-ils à décourager Israël de répondre à l’Iran ?

Vu le nombre de zones de conflit potentielles, les Etats-Unis craignent l’hypertrophie impériale soit savent que la prochaine présidence américaine sera trumpiste donc isolationniste et que le bellicisme de Biden ne pourra pas se déployer à temps soit entendent gagner du temps pour consolider leur front anti-russe de l’Arctique à la Mer Noire soit savent que l’Iran dispose dorénavant des moyens de se sanctuariser. Dans ce scénario très inquiétant, l’Europe sera en quelque sorte le dindon de la farce :

  • Elle sera laissée seule face à la Russie avec une opinion publique qui n’est pas vraiment intéressée à déclencher un conflit en dépit de la propagande éhontée débitée par le quatrième pouvoir médiatique, de plus en plus démonétisé. En plus, ses arsenaux sont vides.
  • L’objectif non déclaré des Américains est d’affaiblir définitivement l’Europe en l’opposant à la Russie dans une guerre d’usure de longue durée qui paralysera Moscou sans la terrasser. Cette guerre empêchera la soudure de la grande masse eurasienne justement en un lieu qui est une « région-transit » ou « gateway region » telle l’Ukraine. Au Levant, la guerre de Syrie, qui n’est pas terminée, la présence d’un Israël hérodien, une longue guerre d’usure empêchera la côte orientale de la Méditerranée d’être la fenêtre vers l’Ouest des arrière-pays mésopotamien, iranien, indien et chinois.  L’Europe sera à nouveau enclavée, courant ainsi le risque d’imploser.

Comment expliquez-vous, d'un point de vue stratégique, le double standard occidental dans l'escalade iranienne avec Israël. Alors que l'Occident n'a pas condamné le bombardement par Israël du consulat iranien à Damas, qui constitue une violation flagrante du droit et des normes internationales, les Occidentaux pays sont venus défendre Israël politiquement et militairement lorsque l’Iran a répondu de la même manière à Israël ?

Le double standard est un fait qui ne date pas d’hier. L’hypocrisie est un mode de gouvernement occidental, propre au binôme idéologique qui structure la pensée anglo-saxonne : la fusion entre la rage puritaine d’un protestantisme sectaire et dévoyé et le libéralisme moralisant de Locke. A cette fusion entre religiosisme délirant et libéralisme irréaliste s’ajoutent les délires de la pensée révolutionnaire française. Ces tares anciennes ont été actualisées par le néolibéralisme et le néoconservatisme américains, importés en Europe depuis l’avènement de Margaret Thatcher au poste de premier ministre au Royaume-Uni en 1979. Lors de l’agression contre l’Irak, les néoconservateurs bellicistes américains proclamaient que les Européens étaient des lâches, des « fils de Vénus et non de Mars » parce qu’ils préconisaient des solutions diplomatiques. Depuis lors, les hommes politiques européens, qui pariaient sur les ressorts de la diplomatie traditionnelle, ont été progressivement vidés du pouvoir en Europe sous la pression des services américains : Sarközy a rejoint l’OTAN, que De Gaulle avait quittée dans les années 1960 ; la France est devenue le troisième pilier du Gros-Occident au lieu de mener une politique autonome. Avec Macron, qui est un « Young Global Leader », l’alignement est total au détriment du peuple français, mis au pas à coups de matraque, de grenades de désencerclement, etc.

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L’attaque d’Israël contre le consulat iranien à Damas est une étape supplémentaire dans le déni de diplomatie et dans le non respect des conventions internationales, préconisés par l’idéologie néoconservatrice ou « kaganiste » (les thèses de la famille Kagan, dont fait partie Victoria Nuland). Cette attaque, avec l’assaut contre l’ambassade du Mexique en Equateur, constitue une première, inaugure un nouveau mode de fonctionnement. Les règles ne seront plus respectées désormais et un pesant silence médiatique s’abattra sur les entorses aux conventions diplomatiques tandis que les Etats ou les régimes considérés comme ennemi du trinôme occidental (France, Etats-Unis, Royaume-Uni) et des Etats vassalisés tenus en main par les « Young Global Leaders » ou figures assimilées, devront subir toutes les avanies sans avoir le droit de s’exprimer ou de se défendre.

Politique européenne

Quel est l’impact attendu de la montée de l’extrême droite en Europe et de ses chances aux prochaines élections sur la politique étrangère de l’Union européenne ?

Il n’existe pas une seule « extrême-droite », au singulier : ce qui est rassemblé arbitrairement sous ce vocable constitue un ensemble kaléidoscopique et hétéroclite de réactions diverses à l’encontre ou en faveur de l’Occident et de l’OTAN. On peut raisonnablement prévoir une montée des partis populistes de droite aux prochaines élections européennes mais la question réelle qui devrait être posée est la suivante : ces formations diverses se retrouveront-elles dans les mêmes groupes ou agiront-elles en ordre dispersées au sein de groupes différents dans le futur Parlement européen ? Le critère de différenciation est à l’évidence la position des uns et des autres face à l’OTAN, aux Etats-Unis, à la Russie et à la guerre en Ukraine. On constate que Giorgia Meloni s’est entièrement alignée sur la politique de l’OTAN, alors que cela n’avait pas été dit lors de sa campagne électorale. On pouvait même croire qu’elle allait favoriser une politique italienne indépendante en Méditerranée. Le Rassemblement National français, au cours de ces deux dernières années, semble suivre la même politique et on peut imaginer, d’ores et déjà, qu’il s’alignera sur la politique suivie par Meloni en Italie, de même que « Reconquête », le mouvement d’Eric Zemmour et Marion Maréchal qui, subitement, et contrairement aux thèses défendues dans le cadre de son institut politique, l’ISSEP, se met à prendre des positions hostiles à la Russie dans le conflit ukrainien, espérant sans doute former un groupe assez vaste avec des bellicistes de droite d’Europe orientale, jugés partenaires plus convenables que les neutralistes allemands ou autrichiens. La germanophobie pathologique est toujours vivace en France, de même que l’inhabilité à comprendre ce qui est différent des manies ou des institutions de l’Hexagone.

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En Allemagne et en Autriche, au contraire, les positions neutralistes, différentes des positions de l’OTAN, s’affirment dans les rangs des partis populistes, l’AfD et la FPÖ. Cette dernière partage également des positions communes avec les Hongrois de Orban (qui sont dans le groupe du PPE) et les Slovaques de Fico et Pellegrini. On peut penser que la Lega italienne de Salvini, elle, s’alliera aux Allemands et aux Autrichiens, compensant ainsi la perte, pour le groupe « Identité et Démocratie », des élus du Rassemblement National. Si tous ces partis gagneront immanquablement des voix en juin prochain, ils ne se retrouveront pas dans les mêmes groupes et ceux qui rejoindront les positions de Mesdames Meloni, Le Pen et Maréchal voteront en faveur des politiques américaines (et woke), avec les Libéraux, la gauche socialiste, les conservateurs pro-OTAN, les écologistes de Cohn-Bendit et le PPE. Les autres seront isolés ou n’auront pas assez de poids pour faire valoir leurs positions neutralistes.

Avec la fin du soutien économique des pays africains (anciennes colonies), la guerre en Ukraine et l’impact de ce qui se passe au Moyen-Orient… Comment évaluez-vous les performances de l’Europe jusqu’à présent ?

On ne peut pas parler de performances quand on évoque l’Europe actuelle. La France s’est rendue odieuse en Afrique en tentant d’imposer aux peuples de ce continent des politiques néolibérales et woke qu’ils ne pouvaient accepter. Le coup le plus dur que Paris a dû encaisser a été la perte du Niger, d’où provient l’uranium qui fait fonctionner les centrales nucléaires françaises, donnant à la France un atout énergétique important, lui permettant de vendre (très cher) de l’énergie à d’autres pays d’Europe.

La colonisation indirecte de l’Afrique permettait aussi l’exploitation de pays d’Europe. La guerre en Ukraine a brisé définitivement tous les espoirs de constituer ce que Gorbatchev avait appelé la « Maison commune ». Les événements actuels du Levant, en Syrie et à Gaza, ne permet aucun harmonie en Méditerranée. Aucune de ces nouvelles donnes ne joue en faveur de l’Europe réelle. Tous ces événements contribueront à affaiblir l’Europe encore davantage voire à la faire imploser définitivement. Alignée sur les Etats-Unis, elle n’a aucune chance de se développer, d’entrer dans les dynamiques à l’œuvre ailleurs dans le monde, alors qu’elle y aurait tout intérêt.

Comment voyez-vous l'expansion du groupe BRICS et son programme déclaré visant à former un axe ou un bloc international pour faire face à l'hégémonie américaine sur le système international et à démanteler le système unipolaire en un système multipolaire ?

L’existence du groupe BRICS est un fait. Qui demeurera incontournable. Les objectifs de ce groupe de grandes puissance économiques et de pays émergents, voire de pays-continents, sont de développer un commerce intensif inter-BRICS, selon des règles qui ne sont pas celles instaurés à l’ère néolibérale occidentale, commencée en 1979. Ce commerce doit tenter d’échapper au maximum aux fausses règles néolibérales (occidentales), notamment en accentuant le processus de dédollarisation, auquel l’Europe devrait à terme se joindre, di moins si elle parvient à se débarrasser de la dictature néolibérale actuellement en place dans la Commission de Bruxelles. L’Europe, surtout après le Brexit, devrait retourner à des politiques de semi-autarcies, telles celles qui ont toujours été préconisées par les grands économistes concrets et non idéologisés.

Ces économistes font partie d’une catégorie de penseurs que d’aucuns avaient baptisée « hétérodoxes », soit des penseurs qui ne sont pas réductionnistes dans leur approche de l’économie. Ils s’inscrivent dans des histoires nationales ou continentales particulières, ayant développé dans un contexte précis, des pratiques spécifiques, adaptées au temps et à l’espace, comme, par exemple, l’économie chinoise actuelle, post-maoïste, est adaptée à la tradition impériale de l’Empire du Milieu et à la pensée confucéenne, tout en se souvenant des règles de l’économiste allemand du 19ème siècle, Friedrich List, par ailleurs inspirateur du Kuomintang. La bataille à engager est la bataille contre les errements de l’idéologie irréaliste du libéralisme pur, dégagé de l’histoire réelle et des institutions concrètes des peuples.

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Voyez-vous que les pays économiquement émergents comme la Chine, la Russie, l'Inde et le Brésil suivent un système économique différent de celui dans lequel évoluent l'Occident, notamment l'Amérique et l'Europe, et quelles sont les différences entre eux ? Lequel est le plus capable de rivaliser et de sauver l’économie mondiale ?

Les pays émergents, surtout la Chine et l’Inde, peuvent parier sur un marché intérieur suffisamment vaste, vu leur poids démographique. L’Occident connaît un ressac démographique préoccupant. Actuellement, la Chine semble être l’Etat-Civilisation le plus dynamique, pariant justement sur une pratique préconisée jadis par Friedrich List : développer les infrastructures de transport sur la masse continentale eurasienne, grâce au projet dit « Belt and Road ». Si nous voulions schématiser, nous dirions que l’Occident repose sur une logique thalassocratique, sur une logique fluide, tandis que les puissances émergentes, que sont la Russie, la Chine, l’Inde et l’Iran, reposent sur une logique continentale, ancrée dans la vaste territorialité eurasienne. La logique thalassocratique de l’Occident ne peut survivre que si la logique continentale est entravée, si les communications terrestres sur le vaste espace eurasien sont bloquées. L’Europe n’a aucun intérêt à ce que triomphe la logique thalassocratique : si tel est le cas, l’Allemagne en est déjà la première victime.

Le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 & 2, qui amenaient le gaz du Nord-Est de la Russie (zone arctique), déséquilibre totalement le dynamisme légendaire de son industrie, étouffée désormais par le prix exorbitant de l’énergie. Le ressac de son commerce avec la Chine fera que cette industrie périclitera encore davantage. Le très récent voyage du falot Chancelier Scholz à Pékin a bien montré que les anciens gouvernements Merkel puis surtout l’actuel gouvernement « feu tricolore » a fait fausse route sur toute la ligne, à cause des écologistes délirants, qui font la politique américaine qui a toujours visé le démantèlement des structures industrielles européennes, surtout les allemandes. En France, Macron a vendu les fleurons de l’industrie française au Etats-Unis (Alstom, etc.). Les pays émergents des BRICS en Eurasie doivent éviter cette logique délétère : c’est la raison pour laquelle la propagande occidentale (made in USA) leur colle l’étiquette désormais infâmante d’ « illibérale ».

Peut-être que la chose la plus marquante qui distingue récemment l’Occident est la protection du phénomène de l’homosexualité et du transgenre par les systèmes au pouvoir, les organisations internationales et les institutions de la société civile ? Selon vous, pourquoi l’Occident cherche-t-il à imposer cette approche à la majorité de l’humanité qui rejette cette approche anormale ?

Remontons à l’histoire des idées au 18ème siècle, période où se sont affirmées les idéologies occidentales, qui atteignent leur apex aujourd’hui, basculant dans le délire, tout en exigeant que la planète entière y participe également. De l’Angola à la Papouasie et du Kirghizistan au Pérou, tous les peuples sont contraints par l’idéologie dominante occidentale d’adopter le délire LGBTiste et woke. Au 18ème siècle, les diverses variantes de l’idéologie des Lumières, qui, par convergence, génèreront l’occidentalisme actuel, postulait un individu isolé, détaché de tout contexte social (Locke, Rousseau).

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Les variantes, aujourd’hui refoulées des Lumières, qui n’ont pas conduit à cet occidentalisme pernicieux contemporain, voyait un homme ancré dans une famille, un clan (asa’biyya en arabe), un peuple, une histoire, une tradition littéraire et religieuse (Herder). Nous assistons aujourd’hui à la rage des idéologues des Lumières libérales qui entendent parachever leur programme en brisant les ressort de la famille traditionnelle en stigmatisant le couple hétérosexuel et la parentalité bienveillante qu’il est censé générer. La rage woke, quant à elle, cherche à briser tout ancrage des hommes concrets dans l’histoire, dans la religion, dans la tradition, en détruisant les statues commémoratives, en interdisant la lecture des classiques de la littérature, en détruisant les humanités gréco-latines (socle de l’Europe), en incendiant des églises (comme partout en France à l’heure actuelle, y compris la cathédrale de Paris), etc.

Cet occidentalisme destructeur entend généraliser cette rage iconoclaste à l’ensemble des civilisations de la planète. Ces autres civilisations ne l’acceptent pas : qu’elles soient portées par des milliards de personnes comme en Chine ou en Inde (Bharat) ou qu’elles soient plus modestes en dimensions, comme en Afrique où les peuples commencent à se souvenir des Empires Songhai, de la civilisation indigène de l’Ethiopie, etc.

Guerre d'Ukraine

Pourquoi l’intérêt international pour la guerre en Ukraine a-t-il diminué après qu’elle ait longtemps dominé l’actualité ? Y a-t-il un changement dans la politique des États-Unis et de l’Europe en faveur de la guerre ?

La guerre en Ukraine a été manigancée pour créer le chaos en Europe et pour ruiner la locomotive industrielle allemande. Elle a été également conçue pour bloquer les dynamiques eurasiennes en un point crucial, soit à l’endroit où convergent les routes plurimillénaires de la grande masse territoriale eurasienne. La Crimée a été longtemps la porte ouverte de l’Europe à la Chine, l’aboutissement des routes de la Soie médiévales où les comptoirs italiens réceptionnaient les denrées dont l’Europe avait besoin. La fleuve Don est lié à la Volga qui mène à l’Arctique et à la Baltique (donc à l’Europe allemande et néerlandaise de la Mer du Nord), d’une part, et à la Caspienne, donc à la Perse et à Bagdad, d’autre part. L’archéologie découvre actuellement que, dès le néolithique, les multiples parties de l’Eurasie ont toujours été en rapports assez étroits entre elles. Le commerce de l’ambre liait la Baltique et la Mer du Nord à l’Egypte. Des artefacts en or ou en lapis lazuli, trouvés en Europe et datant de la protohistoire, sont faits au départ de matériaux provenant d’Asie centrale (via les cultures d’Andranovo et de Yamnaya) ou de l’Afghanistan actuel.

La culture militaire des thalassocraties veut actuellement des guerres courtes, d’un an ou moins. La guerre d’Ukraine est entrée dans sa troisième année. La dynamique est bloquée. Le peuple ukrainien est saigné à blanc. Sur le terrain, la situation est figée comme pendant de longues années lors de la Première Guerre Mondiale. La Russie a tenu bon et restera apparemment  dans les régions russophones de l’Est et du Sud de l’ancienne Ukraine soviétique. Le scénario prévisible est le suivant : les oblasts conquis par l’armée russe feront partie de la Fédération de Russie ; l’Occident empêchera la conquête d’Odessa (on évoque aujourd’hui l’entrée d’unités françaises dans la ville ou aux abords de celles-ci, information à vérifier) ; l’Occident tentera de gagner du terrain en Mer Noire (vieux but de guerre britannique), en tentant de satelliser la Géorgie et l’Arménie ; l’OTAN a profité du conflit ukrainien pour transformer la Baltique en un lac otanien, l’Europe perdant du même coup la possibilité d’élargir au départ des deux Etats neutres (Suède et Finlande) une zone non alignée sur l’ensemble du continent ; le conflit ukrainien a permis d’ouvrir un vaste front qui part de l’Arctique et s’étend jusqu’à la Mer Noire, menace les ports russes de Mourmansk et Arkhangelsk (vitaux lors de la Deuxième Guerre Mondiale) et la ville de Saint-Pétersbourg, toute proche de la frontière finlandaise.

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L’OTAN a ainsi gagné plusieurs atouts territoriaux et stratégiques : le conflit ukrainien peut donc désormais être gelé. Il s’agit désormais de se maintenir en Méditerranée orientale, d’isoler la base russe sur le littoral syrien, de s’imposer à la Turquie qui joue aujourd’hui une politique néo-ottomane originale et en porte-à-faux par rapport à l’OTAN, de vider l’abcès palestinien à Gaza et de consolider un Etat hébreux hérodien (au service d’un Empire américain de l’Ouest, présenté par le stratégiste Edward Luttwak comme néo-romain ou néo-byzantin, dont le but est de maintenir éloigné le pôle perse des BRICS).

La destruction de Gaza a aussi, très probablement, pour but de faire de ce territoire le terminal méditerranée d’un « Canal Ben Gourion », relié à la Mer Rouge (Golfe d’Akaba) et censé doublé le Canal de Suez. Ce Canal devrait alléger le trafic de celui de Suez et être relié à un projet alternatif au projet chinois « Belt and Road », d’une part, et au projet des Russes, Iraniens et Indiens, baptisé « International North South Economic Corridor », reliant Mumbai en Inde aux ports iraniens et, de ceux-ci, à la Caspienne et au Caucase pour aboutir à la Baltique et à la Mer Blanche. L’importance de ce projet occidental relativise le conflit bloqué d’Ukraine.

Après deux ans de guerre en Ukraine, comment voyez-vous son issue sur le plan stratégique ? La victoire de Poutine lors d'un nouveau mandat présidentiel aura-t-elle un impact sur l'évolution du conflit entre l'Occident et la Russie ?

Sur le plan stratégique, l’Occident américain qui a éliminé le non-alignement suédois et finlandais en Europe du Nord, permis à l’OTAN de faire pression sur la Russie de Mourmansk à Saint-Pétersbourg et à Kaliningrad/Königsberg, devrait se satisfaire de ces avancées, très avantageuses. Sur le terrain, dans le Donbass, à Luhansk, en Crimée, etc., il est prévisible que l’Occident accepte une solution coréenne avec un nouveau Rideau de Fer à l’Est du Dniepr. Le poutinisme n’aura pas été vaincu ni éliminé comme certains l’avaient espéré. Quant à l’après-Poutine, qui arrivera inéluctablement, rien ne permet de le deviner.

La balle est dans le camp des Européens : accepteront-ils encore longtemps les politiques suicidaires que préconisent les services américains, tolèreront-ils encore longtemps les errements des « Young Global Leaders » qui les ruinent ? Aucun sursaut ne semble se dessiner à l’horizon, aucune généralisation des politiques de résistance de la Hongrie et de la Slovaquie n’est à l’ordre du jour ailleurs en Europe, surtout en France et en Allemagne (malgré les suggestions de l’AfD à droite et du parti de Sahra Wagenknecht et Oskar Lafontaine à gauche). Cependant, c’est en Europe de l’Ouest que le sursaut devra se produire.

Tout lecteur arabe de ces lignes doit se mettre en tête que l’Europe n’est pas nécessairement l’Occident : celui-ci découle, idéologiquement, de deux ou trois matrices perverses : le calvinisme hollandais, le puritanisme cromwellien puis américain, l’idéologie révolutionnaire française. L’Espagne catholique, le prussianisme luthérien, l’indépendantisme irlandais, le neutralisme suédois, les héritages de l’Empire austro-hongrois, le confédéralisme suisse, les innombrables ressources de l’Italie, les traditions de l’Europe orthodoxe et l’héritage gréco-romain ne participent pas des trois matrices occidentales et recèlent, s’ils le voulaient, toutes les recettes, tous les remèdes, pour guérir de la maladie occidentale.

 

Akhand Bharat. Grande Inde

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Akhand Bharat. Grande Inde

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/akhand-bharat-velikaya-indiya

À la surprise générale, l'Inde est aujourd'hui l'économie qui connaît la croissance la plus rapide. Le PIB du pays a augmenté de 8,4% en 2023. D'ici 2027, elle deviendra la troisième économie mondiale. Si cette tendance se poursuit, l'Inde a des chances de dépasser les États-Unis et même la Chine dans les années 2030.

L'Inde est un leader tant sur le plan démographique que sur celui des technologies de l'information. La diaspora indienne contrôle désormais un segment important de la Silicon Valley, et le premier ministre britannique est un Indien de souche, Rishi Sunak, tout en étant un libéral-mondialiste. Il est intéressant de noter que Vivek Ramaswamy, un influent politicien conservateur du Parti républicain américain, fervent partisan de Trump, également d'origine indienne, est l'antipode idéologique complet de Sunak. Quoi qu'il en soit, les Indiens montent partout au créneau.

Nous avons affaire à un phénomène entièrement nouveau - la naissance d'un nouveau centre du monde se déroule sous nos yeux. L'Inde doit une grande partie de son succès au nouveau tournant politique qui a suivi l'arrivée au pouvoir du parti conservateur Bharatiya Janata Party. En réalité, l'Inde moderne a été fondée par un autre parti, de gauche et progressiste, le Congrès national indien, lors de la décolonisation. Bien sûr, la plus grande valeur pour les Indiens après l'indépendance était la libération des effets du colonialisme, mais l'Inde est restée membre du Commonwealth postcolonial des Nations, dominé par les Britanniques et s'est fermement accrochée à la démocratie installée par les Britanniques, se targuant même d'être "la plus grande démocratie du monde". Le Congrès s'est contenté de donner au pays une indépendance politique vis-à-vis de ses anciens maîtres, mais a accepté d'imiter le paradigme sociopolitique, économique et culturel de l'Occident.

Le monopole du Congrès sur le pouvoir en Inde a d'abord été ébranlé par la victoire d'un parti conservateur alternatif de droite, le Bharatiya Janata Party, lors des élections de 1996 à la chambre basse du Parlement (Lok Sabha). Ce parti est lui-même issu du mouvement extrêmement conservateur Rashtriya Swayamsevak Sangh, créé en 1980.

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Narendra Modi est devenu le premier ministre de ce parti en 2014 et le reste jusqu'à ce jour. Selon les analystes, Modi a toutes les raisons de conserver son poste lors des élections de 2024, qui ont débuté le 19 avril et se termineront le 1er juin.

Le règne du Bharatiya Janata Party et le charisme politique personnel de Modi ont fondamentalement changé l'Inde. D'ailleurs, sous Modi, le nom officiel de l'Inde a été remplacé par le nom sanskrit Bharat. Le fait est que Modi s'appuie sur une idéologie complètement différente de celle du Congrès national indien.

Au départ, la lutte de l'Inde pour son indépendance vis-à-vis des Britanniques s'est déroulée dans deux directions : l'une douce et pacifiste, incarnée par le Mahatma Gandhi, qui a misé sur la résistance non violente, et l'autre plus militante et intransigeante, représentée par des personnalités telles que le traditionaliste indien Bal Gangadhar Tilak, le fondateur du Rashtriya Swayamsevak Sangh, Keshav Hedgewar, et le nationaliste Vinayak Savarkar.

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Tilak, Hedgewar et Savarkar

Les Britanniques, au moment où ils s'en sont allés, ont discrètement confié le pouvoir en Inde (après avoir cédé un certain nombre de territoires habités par des musulmans - le Pakistan et le Bangladesh, ainsi que le Sri Lanka, le Bhoutan et le Népal) au Congrès, estimant que ce parti maintiendrait l'Inde dans la zone d'influence anglo-saxonne et la conduirait sur la voie de la modernisation et de l'occidentalisation (avec des spécificités régionales), c'est-à-dire qu'une certaine forme de contrôle colonial serait conservée.

En revanche, les principaux opposants au Congrès, dès le début de la lutte pour l'indépendance, estimaient que l'Inde n'était pas seulement un pays ou une ancienne colonie, mais le territoire d'une civilisation puissante et distincte. C'est ce que nous appelons aujourd'hui un État-civilisation. Cette idée a été formulée pour la première fois par Kanaiyalal Munshi et a été appelée "Akhand Bharat", "Inde indivise" ou "Grande Inde".

En 2022, Narendra Modi a fait de la "décolonisation de l'esprit indien" son principal objectif. Et devant nous apparaît aujourd'hui une Inde que nous ne connaissions pas du tout - une Inde conservatrice de droite, un État-civilisation védique, une Grande Inde engagée sur la voie de la souveraineté totale.

Bien sûr, un observateur superficiel remarquera une contradiction: l'Inde se rapproche géopolitiquement des États-Unis et d'Israël, elle est entraînée dans un conflit frontalier croissant avec la Chine (d'où la participation de l'Inde à plusieurs blocs régionaux anti-chinois tels que le QUAD, etc.), et les relations avec le monde islamique deviennent plus aiguës - tant à l'intérieur de l'Inde qu'à l'égard du Pakistan. Si les traditionalistes indiens veulent "décoloniser l'esprit indien" et lutter contre la civilisation matérielle occidentale, qu'ont-ils en commun avec les États-Unis ?

Pour lever cette ambiguïté, nous pouvons nous pencher sur l'histoire de la montée en puissance de la Chine moderne. Dès la fin des années 1970, les représentants du Conseil américain des relations extérieures (CFR), et en particulier Henry Kissinger, ont personnellement proposé à la Chine un partenariat bilatéral contre l'URSS, afin de briser définitivement le camp socialiste. La Chine, sous la direction de Deng Xiaoping, en a profité pour se transformer progressivement, en l'espace de 40 ans, d'un client économique des États-Unis, elle est devenue un puissant pôle indépendant avec lequel les États-Unis sont désormais entrés en concurrence et, en fait, en guerre commerciale. L'escalade du problème autour de Taïwan permet de prédire le passage de cette confrontation à une phase chaude.

Aujourd'hui, les mêmes forces mondialistes occidentales ont décidé de soutenir l'Inde, cette fois contre la Chine. Et Modi, fort de l'expérience chinoise, a adopté cette stratégie. Mais tout comme la Chine a utilisé la mondialisation à ses propres fins, non pas en perdant mais en renforçant sa souveraineté, la Grande Inde a l'intention de faire de même. D'abord, en tenant compte des réalités objectives de la politique internationale, pour maximiser sa puissance, accroître le bien-être de son immense population, le volume de son marché intérieur, sa puissance militaire, son potentiel technologique, et ensuite, au moment opportun, pour émerger en tant que pôle totalement indépendant et souverain.

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Cette stratégie est mieux comprise par les mondialistes eux-mêmes. Ainsi, George Soros et sa Fondation Open Society, interdite en Russie, qui s'est ouvertement fixé comme objectif principal la lutte contre la tradition, la souveraineté et les cultures et sociétés indépendantes, ont déclaré la guerre à Narendra Modi et au Bharatiya Janata Party. Ce faisant, il a non seulement soutenu l'opposition du Congrès, mais aussi activement alimenté la discorde sociale et ethnique en Inde, notamment en appelant les Dalits (une caste répertoriée très répandue) à se révolter contre Modi. Il s'agit là d'une autre version de la "révolution colorée", modus operandi par lequel les mondialistes mènent la charge.

La Russie doit simplement prendre conscience des changements fondamentaux qui se produisent en Inde. C'est un pays très différent de celui avec lequel nous avons construit une relation assez étroite pendant la période soviétique. Oui, les Indiens éprouvent encore beaucoup de sympathie et de nostalgie à l'égard des Russes. Et cela s'applique non seulement aux gauchistes du Congrès (où, soit dit en passant, sous l'influence de Soros, les voix des russophobes se font de plus en plus fortes), mais aussi aux traditionalistes de droite. Et dans ce cas, le rôle clé n'est pas joué par l'inertie, mais par une compréhension claire du fait que la Russie se déclare comme un État-civilisation, qu'elle est une force majeure dans la construction d'un monde multipolaire et qu'elle traverse également une sorte de "décolonisation de la conscience". Alors que l'Inde connaît certains problèmes de conflit - en particulier dans les zones frontalières - avec la Chine, un autre État de civilisation et un autre pôle du monde multipolaire, il n'y a rien de tel avec la Russie, même dans un avenir lointain.

Dans le même temps, nous ne devrions pas nous rapprocher de l'Inde en dépit de notre partenariat stratégique étroit avec la Chine. Au contraire, nous avons un intérêt vital à résoudre les relations entre ces deux grandes puissances, car si un conflit éclate entre elles (ce à quoi l'Occident pousse), les perspectives d'un monde multipolaire seront repoussées indéfiniment. La Russie se dresse aujourd'hui pour défendre ses valeurs traditionnelles. Dans ce cas, nous devrions mieux comprendre tous ceux qui se sont levés pour défendre les leurs.

Et puis le partenariat énergétique, les plans stratégiques pour le corridor de transport Nord-Sud, les processus d'intégration eurasiatique, la coopération en matière de haute technologie (et l'Inde est aujourd'hui l'un des leaders mondiaux en matière d'informatique) et la sphère financière vont acquérir une nouvelle dimension idéologique : les traditionalistes intéressés par la souveraineté civilisationnelle et par l'arrêt de l'expansion de l'hégémon occidental se comprendront bien mieux que quiconque.

L'impasse du capitalisme d'urgence

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L'impasse du capitalisme d'urgence

Markku Siira

Source: https://markkusiira.com/2024/04/19/hatakapitalismin-umpikuja/https://markkusiira.com/2024/04/19/hatakapitalismin-umpikuja/

"Il ne faut jamais perdre de vue le tableau d'ensemble", rappelle l'universitaire Fabio Vighi, pour qui "la série de conflits géopolitiques que nous vivons n'est ni aléatoire ni arbitraire" mais "le symptôme d'une fragilité systémique croissante" et de "l'effondrement de la logique du capital".

Ce déclin économique - qui n'est en rien unique dans l'histoire, mais qui est néanmoins révélateur de l'effondrement de la civilisation occidentale - est, selon Vighi, illustré par le dicton bien connu "quand tout le reste échoue, ils vous mènent à la guerre".

Dans ce monde à la logique inversée, les "guerres à la périphérie de l'empire" ne sont pas la cause des problèmes économiques. "C'est plutôt un environnement économique explosif qui déclenche des conflits militaires, dans une tentative désespérée de sauver la face et de repousser l'heure des comptes", précise le philosophe italien.

Les guerres, "surtout lorsqu'elles sont présentées comme humanitaires, défensives ou antiterroristes", sont, selon Vighti, essentiellement "un moyen criminel de faire de l'argent facile, qui maintient les bulles financières actuelles à des niveaux record, tandis que les conditions économiques de millions d'employés et de chômeurs s'effondrent à un rythme tout aussi record".

"L'énorme quantité de dette qui a été injectée dans l'architecture financière labyrinthique pendant des décennies, nécessitant un refinancement constant (c'est-à-dire une dette supplémentaire), est maintenant au cœur des récits eschatologiques qui ont proliféré tout autour de nous - de la catastrophe climatique à la pandémie de taux d'intérêt en passant par la menace d'une guerre nucléaire", réitère Vighi dans son argument de base.

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Sans le mécanisme des circonstances exceptionnelles, tout le système économique s'effondrerait. Ce serait le chaos dans les rues, la guerre civile et la rupture des liens sociaux. "Mais l'effet secondaire immédiat de l'endettement croissant pour financer les urgences est la dévaluation de la monnaie, une crise révolutionnaire de l'instrument monétaire qui va balayer le monde", exhorte Vighi.

"C'est peut-être un signe des temps que même les penseurs, historiens et commentateurs géopolitiques les plus pointus peinent à comprendre la nature existentielle du lien entre notre système économique basé sur l'endettement et les escalades militaires.

Selon M. Vighi, les gens ne semblent pas comprendre pourquoi l'Occident surendetté "essaie constamment de déclencher un nouveau conflit géopolitique". Il s'agit pourtant d'une logique très simple: les urgences politiques d'aujourd'hui font simplement partie du "modus operandi destructeur du renouveau capitaliste".

"Le bruit des bombes en Ukraine, à Gaza et au Moyen-Orient est l'accompagnement opératique de la danse mortelle de la récession et de l'inflation", écrit M. Vighi. Les réalités inévitables de l'effondrement économique doivent être noyées dans la cacophonie assourdissante de la guerre - ou de sa menace. "L'élite financière psychopathe aime l'odeur du napalm le matin", formule Vighi dans son allusion à un film de guerre (Apocalypse Now).

La ligne de défense du casino financier de l'élite est "soumise à une telle pression que seule une agitation géopolitique constante peut maintenir l'illusion de la durabilité du système". "Le mécanisme est devenu si pervers que le capital mondial a besoin du Covi d, de l'Ukraine, de Gaza, des Houthis et maintenant (comme on peut s'y attendre) de l'Iran - de préférence tous en même temps, mais aussi à tour de rôle - pour relancer la machine", écrit M. Vighi, avec un certain pathos.

La destruction provoquée par le "capitalisme de crise" alimente également l'émergence d'un nouvel ordre totalitaire, une "infrastructure de contrôle interactive technofasciste basée sur l'IA", qui tire sa force, entre autres, d'une "rhétorique pseudo-gauchiste, contagieuse comme une maladie".

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Qu'il s'agisse de politique identitaire, de sécurité publique ou de la nouvelle religion de l'économie verte, la rhétorique pseudo-humanitaire manipule et contrôle les populations dans le besoin tout en empêchant une lutte collective sérieuse contre la pauvreté endémique et l'élimination des misérables inutiles et improductifs, comme les Palestiniens.

Les causes économiques du paradigme de l'urgence ne sont pas abordées, pas plus qu'il n'y a de critique de l'économie politique. Les partis systémiques qui influencent la politique, de droite comme de gauche, ont capitulé devant la logique destructrice du capitalisme contemporain en faillite et ne cherchent qu'à préserver le statu quo dans l'intérêt des puissances d'argent. Même l'État-providence finlandais n'est plus qu'un souvenir.

L'Occident libéral-démocratique devient totalitaire. La classe politique est réduite à un "administrateur technocratique des intérêts économiques". Le parlementarisme est conçu pour "cacher les véritables contradictions socio-économiques". Le capitalisme étant en phase terminale, l'élite a besoin d'un état d'urgence permanent.

Le capital n'a plus besoin d'une production à forte intensité de main-d'œuvre. Les nouvelles technologies éliminent effectivement la main-d'œuvre et les travailleurs restants doivent être inhumainement flexibles, rapides et cyniquement opportunistes, sous la tutelle de la classe politique et des (faux) médias de pouvoir.

"Tout cela confirme que le capitalisme d'urgence d'aujourd'hui est administratif. Son but est de réaliser d'énormes profits pour une petite élite et d'exclure tous les autres", observe Vighi avec les accents d'une critique sociale.

"L'ancien prolétariat a perdu sa position de sujet de la production de valeur et de la consommation, mais les nouveaux pauvres n'ont rien à perdre. Ils continuent à représenter une menace qui peut exploser à tout moment". Mais les groupes Bader-Meinhof de la nouvelle ère, les Gardes de l'Armée rouge, ne sont pas encore en vue ?

Les milieux financiers ne savent que faire de millions de personnes qui n'ont plus de rôle à jouer, même en tant qu'"armée de réserve industrielle" marxiste dans le poème épique du capital. De nombreuses générations futures se retrouveront "surplus humain", par rapport à la dynamique aveugle et enragée du profit.

Dans les estimations les plus dystopiques, les "mangeurs inutiles" seront éliminés dans les guerres limitées, les épidémies organisées, les famines et autres "mesures" technocratiques créées par le système capitaliste de contrôle. Est-ce pour cela que l'"Agenda 2030" de l'ONU a été créé, pour "assurer la prospérité d'une manière écologiquement durable" ?

Existe-t-il un moyen de sortir de l'impasse du capitalisme d'urgence ? Est-ce que, comme le suggère M. Vighi, certains de ceux qui sont radicalement exclus de ce système malade pourraient encore construire une alternative au capitalisme extrême, ou est-ce juste un vœu pieux de philosophe, en attendant que la population humaine se raréfie ?

Fabio Mini et le temps des guerres sans fin

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Fabio Mini et le temps des guerres sans fin

Source: https://www.piccolenote.it/mondo/fabio-mini-e-tempo-delle-guerre-infinite

Nous publions un extrait de la préface du livre Ucrania, Europa, mondo. Guerra e lotta per l'egemonia mondiale (= "Ukraine, Europe, Monde. Guerre et lutte pour l'hégémonie mondiale") de Giorgio Monestarolo (publié chez Asterios, Trieste, pp.106, euro 13). L'auteur est chercheur au Laboratoire d'histoire alpine de l'Université de la Suisse italienne et professeur d'histoire et de philosophie au lycée Vittorio Alfieri de Turin.

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La préface est signée par le général Fabio Mini, qui a notamment été général de corps d'armée, chef d'état-major du commandement de l'OTAN pour l'Europe du Sud et commandant de la mission internationale au Kosovo (KFOR). Un personnage qui fait autorité, qui sait ce qu'est la guerre et, par conséquent, combien la paix est précieuse et combien il est urgent de la rechercher. Dans le livre, il y a quelques citations de la rédaction du site Piccolenote - nous n'aurions jamais pensé finir dans un livre... - un détail qui nous encourage à le faire connaître à nos lecteurs.

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L'auteur de ce livre est chercheur et enseignant en histoire et en philosophie et son travail porte sur les guerres d'aujourd'hui, mais en historien qui ne se contente pas de rappeler les concepts et les liens du présent avec le passé, il allie le témoignage direct à la connaissance des "choses", ce qui est le principe de base de la sagesse. En tant que philosophe, il a prodigué la sagesse dans le livre en servant de pont, mais aussi d'équilibre, entre ce qui se passe et ce qui est raconté par ceux qui ignorent ou manipulent l'histoire.

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Ces narrateurs se consacrent à emballer et à diffuser une version imposée par la propagande de guerre qui, malheureusement, commence l'histoire au lieu, au fait et au moment qui conviennent le mieux à leurs mécènes et employeurs, à leurs propres intérêts, mais aussi à leurs propres idées, manies, frustrations et cruautés. Dans ce type de communication, il y a toujours un agresseur et un agressé : ainsi, la guerre d'aujourd'hui en Ukraine a commencé en 2022 avec l'agression russe, la guerre à Gaza en 2023 avec le raid palestinien.

La situation à ce moment-là, ce qui s'est passé avant et pourquoi n'est pas important. Ce qui se passe immédiatement après et qui peut se produire un peu plus tard n'est pas non plus important. En Ukraine, une guerre conventionnelle est en train d'être racontée, sans tenir compte de la répression vicieuse exercée par l'Ukraine sur ses citoyens russophones au cours des huit dernières années et des souffrances indicibles que le peuple ukrainien devra endurer dans les années à venir.

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Entre-temps, les Ukrainiens doivent assister, épuisés, à la destruction systématique de leur propre pays et à la parade cynique et macabre de leurs dirigeants, en voyage permanent dans les capitales clinquantes à l'autre bout du monde, à la recherche de fonds et d'armes. Les Ukrainiens savent désormais qu'ils doivent continuer à perdre pour que les entreprises économiques et politiques de la guerre gagnent et prospèrent.

À Gaza, on leur parle d'une guerre de punition sous forme de représailles antiterroristes, qui n'existe que parce qu'Israël n'a jamais reconnu la population palestinienne comme le souverain légitime de son territoire, malgré les résolutions de l'ONU en ce sens.

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Alors qu'avec les autres États arabes qui l'ont attaqué militairement, Israël a établi et maintenu une relation de guerre et d'inimitié légalement reconnue, il a exclu toute relation avec le peuple palestinien en le qualifiant de terroriste.

Les actions et les soulèvements palestiniens ont toujours été jugés sur la base de méthodes et de tactiques de lutte plutôt que sur la base d'objectifs et de droits légitimes. Il ne fait aucun doute que l'attaque du 7 octobre par le Hamas a été menée avec des méthodes terroristes, mais la réaction israélienne n'était ni une guerre ni une opération antiterroriste. En frappant aveuglément la population, il a également adopté des méthodes terroristes et a en tout état de cause mené des opérations qui relèvent des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.

Néanmoins, les deux événements, Ukraine et Gaza, sont traités par des chroniqueurs oublieux comme des guerres de libération qui doivent débarrasser le monde du Mal absolu. En réalité, il ne s'agit ni de guerres conventionnelles ni de guerres spéciales: aucune des nombreuses aventures militaires organisées et menées par le soi-disant Occident au cours des trente dernières années ne respecte les critères de rationalité, de légitimité de l'objectif, de proportionnalité, de sécurité, d'économie de forces qui caractérisent la guerre et les autres formes d'exercice de la force dans la discipline des relations entre les États et les peuples.

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Les ennemis sont toujours sans droits, sans légitimité. Ils ne sont même pas des personnes et sont en tout état de cause inférieurs aux animaux. Pour l'ennemi, il n'y a jamais les mêmes règles que celles dont le combattant prétend être le champion, même lorsqu'il les enfreint lui-même. Des règles qui devraient être respectées non seulement par humanité (et ce serait déjà beaucoup), mais aussi pour que le conflit armé puisse être juridiquement et techniquement défini comme une "guerre".

En particulier, aucun des conflits modernes menés par l'Occident civilisé n'a respecté le critère énoncé au siècle dernier par le général W. T. Sherman: "Le but de la guerre est de produire une meilleure paix". Si les opérations menées à Gaza n'ont pas les caractéristiques de la guerre, elles n'ont pas non plus celles de la lutte contre la criminalité et le terrorisme.

La destruction systématique des bâtiments, des tunnels et des infrastructures civiles ne conduit qu'à des massacres incontrôlés, à des punitions collectives sauvages, à des renversements et à des liquidations ethniques. Le gouvernement israélien et ses forces armées sont certes responsables de tout cela.

Mais il ne s'agit pas d'une infime minorité violente qui traite tous les Palestiniens, où qu'ils soient, comme coupables de crimes commis par un groupe militant. La grande majorité des Israéliens considèrent ouvertement ou silencieusement les Palestiniens comme des bandits qui ne peuvent être innocents, comme des animaux qui ne peuvent et ne doivent pas bénéficier des droits de l'homme.

Les médias occidentaux amplifient abondamment les voix des mères israéliennes qui ont perdu leurs enfants ou celles des otages libérés. En Israël, aucune voix ne s'élève pour entendre les cris des milliers de mères palestiniennes privées de leurs enfants et les pleurs des dizaines de milliers d'orphelins. Il s'agit là d'un crime collectif dont sont complices ceux qui, en Israël et dans le monde, le dissimulent, le soutiennent et le justifient.

Cependant, il semble que cela n'intéresse personne, alors qu'il devient de plus en plus évident qu'Israël risque non seulement d'élargir le conflit, mais aussi de perdre le consensus international.

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L'auteur est également philosophe et ses arguments incitent à une réflexion plus large que la simple observation des effets humains naturels et paradoxaux du passage des guerres aux pseudo-guerres.

Carl von Clausewitz est considéré comme le premier et le seul quasi-philosophe de la guerre occidentale. En réalité, il n'a exprimé quelques idées sur la nature de la guerre que dans un chapitre de son traité De la guerre, une compilation posthume de ses écrits, notes, réflexions et définitions publiée grâce au zèle d'une veuve inconsolable et de quelques amis.

Son aphorisme le plus connu, la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens, est le plus galvaudé et, à tout le moins, s'il a été vrai pour les guerres napoléoniennes, il est sorti de son contexte depuis plus d'un siècle. La guerre est la négation de la politique, elle en est l'échec. Les guerres perdues sont les conséquences d'une mauvaise politique et les guerres gagnées présupposent toujours un changement de politique ou plutôt l'abandon d'une politique établie. La guerre ne continue pas, elle supplante les objectifs politiques, les priorités, les lois.

Un autre aphorisme abusif et hors contexte est le fameux "si vis pacem para bellum". Il est devenu le noble père de la dissuasion; en réalité, il s'agit d'une condamnation. La paix ne s'obtient plus en préparant la guerre, elle est menacée en incitant l'adversaire, surtout le plus faible, non pas tant à renoncer à la guerre qu'à la mener par d'autres moyens, même extrêmes.

En tout cas, plus personne ne prépare la guerre dans l'intention de ne pas la faire, et si la guerre entre les grandes puissances devient impossible par crainte de destruction mutuelle, des pseudo-guerres sont préparées avec empressement et menées sans limites, sans règles, sans honte, sans fin et sans but.

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Dans ce contexte, la paix est devenue un "danger". Les appels à la paix ou seulement à la trêve font peur à ceux qui craignent de ne pas pouvoir mener à bien leur plan de destruction. C'est pourquoi la plupart des défaites et des victoires n'ont pas été définitives. C'est pourquoi chaque traité de paix est un compromis temporaire acceptable, même s'il contient les germes du prochain conflit. Et, de toute façon, les guerres sont devenues si coûteuses et si sanglantes que le simple fait de les poursuivre est déjà un crime et une défaite.

Mais les idées belliqueuses ont la vie dure. Israël a emprunté la voie de la solution finale à l'égard des Palestiniens. L'Ukraine l'a fait à l'égard de ses russophones et a conduit l'Occident tout entier à l'emprunter à l'égard de la Russie. Il ne faut pas être devin pour imaginer que dans aucun des deux cas, il ne peut y avoir de solution à la fin, sans qu'il y ait, en même temps, un désastre continental, au minimum.