mardi, 23 septembre 2025
La misère de l’atlantisme
La misère de l’atlantisme
Santiago Mondejar Flores
Source: https://posmodernia.com/la-miseria-del-atlantismo/
Étant donné que le plus grand consommateur de produits relevant de la «légende noire» semble être, de loin, le public espagnol, il ne devrait pas surprendre que la célèbre boutade d’Arturo Pérez-Reverte — selon laquelle les Espagnols se seraient trompés de Dieu à Trente — soit rapidement devenue, dans certains cercles, un quasi-dogme, de ceux que Roger Scruton a qualifiés d’«oikophobes» (qui répudient leur propre héritage et leur foyer ethno-géographique)¹.
Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins surprenant de constater le mélange d’indolence intellectuelle et de crédulité de ceux qui reprennent sans examen l’affirmation du romancier et académicien selon laquelle, à Trente, l’Espagne aurait choisi un Dieu autoritaire et rétrograde au lieu d’un Dieu progressiste, comme ceux du nord de l’Europe, et que ce choix nous aurait installés dans la soumission, le retard, l’analphabétisme et la répression.
Car la réalité, c’est que, tandis qu’aux Pays-Bas et en Angleterre proliféraient les techniciens, les financiers et les marchands, l’Espagne, à son âge d’or (c’est-à-dire après 1492), comptait un nombre notable d’académiciens, grâce à l’essor des universités et des collèges majeurs aux 15ème et 16ème siècles, ce qui a permis un développement remarquable des théories du droit international et du droit commercial, sans oublier les travaux fondamentaux de la disputatio métaphysique, l’un des piliers de l’apogée culturel du Siècle d’or qui a fait essaimé dans toutes l’Europe quantité d’imitateurs de la littérature espagnole, comme Molière².
Comme l’a finement observé Miguel de Unamuno (photo) : «Cela ne sert à rien d’y revenir, notre don est avant tout un don littéraire, et tout ici, même la philosophie, devient littérature… et si nous avons une métaphysique espagnole, c’est la mystique… est-ce mauvais, est-ce bon ? Pour l’instant, je ne tranche pas, je dis seulement que c’est ainsi. … et comme il y a, et doit y avoir, une différenciation du travail spirituel tout comme du travail corporel, tant chez les peuples que chez les individus, il nous a été attribué cette tâche»³.
Bien sûr, dans un pays où la francisation est une institution nationale, il est commode et tentant de recourir à l’argumentaire de Max Weber exposé dans son «Éthique protestante et l’esprit du capitalisme», et de réciter sans y penser deux fois les louanges de l’éthique protestante et la promotion de valeurs telles que l’autodiscipline, le travail méthodique et l’accumulation rationnelle de la richesse⁴, même si, malgré le fait d’avoir choisi le même Dieu que l’Espagne à Trente, Venise et Gênes disposaient déjà, du 12ème au 15ème siècle, de systèmes financiers avancés, de réseaux commerciaux internationaux et d’une culture économique fortement développée, tout comme Florence, la Flandre, la Bavière, la Rhénanie et le Bade-Wurtemberg.
Un chapitre à part concerne le mythe de la tolérance religieuse réformée, sous l’égide duquel le principe du cuius regio, eius religio fut instauré dans les territoires luthériens du Saint-Empire romain germanique, autorisant les princes allemands à imposer leur foi à tous leurs sujets, comme ce fut le cas en Saxe et en Hesse, où les catholiques furent persécutés et leurs églises fermées après la consolidation du luthéranisme ; les ordres religieux furent supprimés et les monastères confisqués pour renforcer le pouvoir politique et financier des princes locaux.
Pour sa part, Calvin (portrait) instaura un régime de surveillance théologique qui régulait aussi bien les actes liturgiques que la morale privée, l’intolérance doctrinale et l’élimination de la dissidence étant la norme dans sa république théocratique⁵. Et que dire d’Oliver Cromwell, leader puritain anglais, sous le Protectorat duquel eut lieu la sanglante répression religieuse en Irlande, où les biens de l’Église catholique irlandaise furent confisqués, les églises catholiques profanées et pillées (avec une brutalité qui rappelle le modus operandi de l’État Islamique à Palmyre).
Le paroxysme puritain culmina dans des massacres incluant des exécutions arbitraires de catholiques. De plus, son régime abolit les théâtres, imposa des normes morales rigoristes et subordonna la vie civile aux diktats de la religion protestante⁶.
Pourtant, c’est bien cette variété particulière du protestantisme qui, au final, imposa sa mentalité à l’échelle globale : après avoir trouvé refuge aux Pays-Bas en 1608 à cause du rejet dans leur terre natale, la faction la plus radicale des puritains séparatistes anglais partit vers l’Amérique du Nord en 1620, s’établissant dans le Massachusetts. Ces colons, et ceux qui allaient bientôt suivre, n’étaient pas nécessairement les plus cultivés d’Europe, mais les plus audacieux : radicaux dans l’action plus que dans la réflexion, ils méprisaient le passé et vénéraient l’avenir, de sorte que cette orientation temporelle vers le futur devint progressivement l’épine dorsale du caractère national américain.
La confiance dans la nouveauté, plus qu’une vertu individuelle, est le produit d’une pression sociale : l’esprit nord-américain exige enthousiasme, adaptabilité et optimisme, et tolère peu la mélancolie, la nostalgie et l’introspection qui flottent toujours dans l’atmosphère des cafés européens.
Pourtant, cet optimisme peut devenir religieux, chargeant d’un sens quasiment sacré l’économie, la famille, les rites sociaux et même le sport : il idéalise plus qu’il ne questionne, se protégeant du doute par des certitudes fonctionnelles, reflet d’un caractère forgé dans l’immensité d’un territoire sauvage ; aussi libre qu’incertain, où l’Américain, détaché des traditions européennes, construisit son identité dans un vide physique et moral. Cette vastitude, géographique et morale, favorise l’expérimentation et le pragmatisme, mais exige l’action pour leur donner sens : sa culture de masse méprise le loisir contemplatif, privilégiant utilité, rapidité et impact.
Les arts et la pensée se subordonnent ainsi à l’efficacité, et l’idéalisme, mesuré en résultats quantifiables, devient statistique, ce qui, à son tour, a généré un matérialisme moral valorisant le quantitatif au détriment du qualitatif. En conséquence, et faute d’une tradition spéculative, en Amérique du Nord, le spirituel est devenu fonctionnel⁷.
Lorsque Tocqueville voyagea en Amérique dans les années 1830, il n’observa pas seulement une expérience politique nouvelle, mais une spiritualité idiosyncratique. Contrairement au modèle européen, où la religion s’entrelace avec le pouvoir politique ou fait l’objet de conflits sécularisateurs, aux États-Unis la religion se révèle comme une force sociale autonome, profondément influente dans la vie civique.
Tocqueville identifia cinq caractéristiques fondamentales de la relation entre religion et démocratie aux États-Unis: premièrement, la religion — particulièrement dans sa forme protestante, sobre et éthique — sert de fondement moral à la liberté, offrant un cadre de vertus civiques qui renforcent l’autodiscipline et limitent les excès de l’individualisme libéral; deuxièmement, la séparation entre l’Église et l’État, sans impliquer une rupture entre religion et société, permet à la foi de conserver sa vitalité sans être absorbée par le pouvoir politique ; troisièmement, le pluralisme religieux et la tolérance, loin de fragmenter le corps social, favorisent un consensus tacite sur le rôle moral de la religion ; quatrièmement, le pragmatisme spirituel, orienté vers la vie quotidienne et éloigné des disputes dogmatiques, confère à la religion un caractère fonctionnel et pratique ; et enfin, l’engagement communautaire, où les églises agissent comme des acteurs sociaux assurant un certain équilibre entre liberté individuelle, moralité publique et cohésion sociale⁸.
Pourtant, plus récemment, il a émergé dans la sphère évangélique américaine un totum revolutum, prenant la forme d’un syncrétisme théologico-politique qui amalgame le dispensationalisme eschatologique, le pentecôtisme charismatique et un nationalisme chrétien militant, constituant une matrice religieuse structurellement analogue à l’ébionisme judéo-chrétien des premiers siècles, ce qui représente un tournant dans l’imaginaire religieux américain, remplaçant en grande partie le pragmatisme moral tocquevillien par une théologie de l’anticipation apocalyptique⁹.
Cette convergence produit une synthèse eschatologique contemporaine qui interprète l’histoire comme un combat cosmique entre le Bien et le Mal, dans lequel certaines nations sont conçues comme des instruments privilégiés de la volonté divine. Son axe central, le dispensationalisme, fut conçu au 19ème siècle par John Nelson Darby (illustration, ci-dessus) et diffusé largement par la Scofield Reference Bible, qui présente une lecture littérale de la Bible avec des interprétations partiales, divisant l’histoire en « dispensations » et accordant à l’Israël ethnique un rôle central dans l’accomplissement des temps, ce qui justifie un sionisme chrétien inconditionnel et une vision apocalyptique de la politique internationale.
De son côté, le pentecôtisme, initialement marginal et apolitique, a évolué vers des formes de néo-pentecôtisme nationaliste qui interprètent la politique comme un champ de guerre spirituelle, promouvant un littéralisme biblique radical et une morale réactionnaire⁹.
Ces éléments convergent dans le nationalisme chrétien, une doctrine qui sacralise l’identité nationale, prône la subordination de la loi civile à la « loi de Dieu » et postule une mission eschatologique pour certaines nations appelées à conduire la bataille contre les forces du mal, retrouvant un ordre moral supposément perdu. Cette configuration théopolitique présente des analogies structurelles surprenantes avec l’ébionisme des 1er au 4ème siècles, dans des aspects tels que la centralité du messianisme littéral, la normativité de la loi religieuse, l’élection d’un peuple comme axe du plan divin, la fusion entre foi et identité nationale et le rejet de l’universalisme pluraliste.
Ainsi, bien que séparés par des siècles et des contextes doctrinaux différents, l’ébionisme ancien et ce sionisme chrétien contemporain partagent une logique commune : l’intégration de la religion, de la morale et de la nation à travers une eschatologie combative et providentialiste, qui redéfinit profondément le rôle de la foi dans la sphère publique et reconfigure le sens même de la nation, de l’histoire et du salut⁹.
Tout cela a inséré la spiritualité américaine dans un cadre théopolitique global. Si Tocqueville admirait la capacité de la religion à contenir le matérialisme, ces nouvelles interprétations évangéliques tendent à utiliser la foi comme une lentille d’interprétation de la géopolitique mondiale, en plus de donner lieu à des dérives religieuses telles que la « théologie de la prospérité » du pentecôtisme, qui renverse le rôle de la religion comme frein au matérialisme, interprétant la richesse comme un signe de bénédiction divine¹⁰.
La spiritualité nord-américaine contemporaine a donc connu une profonde métamorphose, qui constitue, au fond, une réponse à la complexité sociale, démographique et culturelle de l’Amérique contemporaine : urbanisation, migration, mondialisation, sécularisation et polarisation politique. La spiritualité n’est plus simplement un support moral de la démocratie, mais un champ de bataille symbolique où se disputent le sens du bien commun, l’identité nationale et le futur politique de la nation.
Comme nous pouvons le constater dans le cas du conflit Israël-Iran, certaines lectures et rhétoriques bibliques (par exemple, voir l’interview de Tucker Carlson avec le sénateur Ted Cruz du 18 juin 2025) peuvent agir comme des forces performatives dans la politique internationale. Il ne s’agit pas seulement du fait que les croyants attendent l’accomplissement de la fin des temps, mais aussi qu’ils peuvent agir de manière à le provoquer ou à l’accélérer. L’eschaton, ainsi compris, cesse d’être un avertissement prophétique pour devenir une directive géostratégique.
La théologie dispensationaliste et ses dérivés articulent une vision eschatologique dans laquelle le conflit entre Israël et l’Iran et la reconstruction du Troisième Temple sont des éléments fondamentaux pour l’accomplissement du plan divin. Cette vision du monde, en devenant moteur de la politique étrangère et de la défense, configure un scénario où les croyances religieuses influencent directement la géopolitique contemporaine, ce qui n’a pas seulement des conséquences de grande portée pour la stabilité régionale et globale, mais vide le volontarisme atlantiste européen du contenu qu’il a pu avoir à d’autres époques¹¹.
Bibliographie/Notes:
(1) Scruton, R. (2004). England and the need for nations. London: Civitas.
(2) Brufau Prats, R. (1992). La Escuela de Salamanca y el nacimiento del derecho internacional moderno. Ediciones Rialp.
(3) Unamuno, M. de. (1995). En torno al casticismo. Madrid: Espasa-Calpe.
(4) Weber, M. (2001). The Protestant ethic and the spirit of capitalism (T. Parsons, Trans.). London: Routledge. (Original work published 1905).
(5) Höpfl, H. (1982). The Christian polity of John Calvin. Cambridge: Cambridge University Press.
(6) Fraser, A. (2007). Cromwell: Our chief of men. London: Phoenix.
(7) Bellah, R. N. (1991). The broken covenant: American civil religion in time of trial (2nd ed.). Chicago: University of Chicago Press.
(8) Tocqueville, A. de (2008). La democracia en América (trad. J. A. González). Alianza Editorial. (Obra original publicada en 1835).
(9) Sutton, M. A. (2014). American apocalypse: A history of modern evangelicalism. Cambridge, MA: Harvard University Press.
(10) Bowler, K. (2013). Blessed: A history of the American prosperity gospel. Oxford: Oxford University Press.
(11) Gooren, H. (2010). Religious Conversion and Disaffiliation: Tracing Patterns of Change in Faith Practices. Palgrave Macmillan.
15:03 Publié dans Actualité | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, atlantisme, dispentionalisme, états-unis, religion, protextantisme, sionisme chrétien, théopolitique | |
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