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jeudi, 25 juillet 2024

Romanité sacrée et religion d'État

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Romanité sacrée et religion d'État

Par Luca Leonello Rimbotti

Source: https://www.centroitalicum.com/romanita-sacra-e-religione-dello-stato/

Bonaiuti et Pettazzoni, deux bâtisseurs d'identité

Les civilisations se mesurent aussi et surtout à la manière dont elles abordent la question de l'identité. Les institutions vitales et grandissantes ont dans l'identification des caractères nationaux et populaires l'une de leurs fonctions les plus importantes. Au contraire, comme chacun le constate à notre époque, les sociétés en désintégration ne font que se prosterner devant l'autre, confondre ou même effacer les traces du long chemin commun, donnant naissance à ce sentiment de culpabilité ou Selbsthass (haine de soi), dans lequel Freud trouvait déjà des preuves de l'effondrement consciencieux des peuples et des individus. La recherche du sacré, l'excavation de dépôts mémoriels collectifs, l'effort de protection et de valorisation des symboles de l'histoire, sont autant de motifs de croissance, d'une culture qui se diffuse et se renforce, enrichissant la vie et la vie politique d'un savoir commun.

C'est sous le signe de la confrontation et, le cas échéant, du conflit bénéfique, que se déploie l'activité d'une Kultur créatrice. Le retour à la source de l'individuation s'accompagne de la volonté de s'opposer au lent déclin des valeurs, préférant vivre un coucher de soleil lumineux plutôt qu'une ruine sans honneur. La société contemporaine a aussi besoin du sacré. Surtout la société contemporaine, qui est quotidiennement marquée par les attaques d'une massification toujours plus plébéienne, à l'enseigne de ce cosmopolitisme matérialiste et ennemi du mythe qui a tout nivelé et privé de sens.

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Lorsque, par exemple, Ernesto Bonaiuti (photo) - le prêtre moderniste, excommunié en 1926 et relevé de ses fonctions d'enseignant à partir de 1929, notamment pour avoir refusé de prêter serment au régime fasciste - professait la nécessité d'étudier la religion comme un fait en soi et non comme un acte de foi, il réalisait en réalité une opération culturelle de grande importance: la réintroduction de la prise en charge du sacré dans la société. Malgré les accusations de l'Eglise (et indirectement du régime, qui devient son allié seulement à partir de 1929), Bonaiuti n'a pas véhiculé la sécularisation, mais a lancé une conception du sacré qui devait être autre chose que le confessionnalisme.

Contre le temporalisme papal, devait passer l'idée de la religion comme fait social. Ce n'est pas rien. La « sécularisation des sciences religieuses », dans la perspective de Bonaiuti, devait conduire à la libération des énergies liées au sacré, tout en les inscrivant dans des catégories politiques et non cléricales. Sur ce point, non pas paradoxalement, mais tout naturellement, l'hérétique Bonaiuti croise la lecture historique faite par le fascisme.

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La rédaction des Accords du Latran, si elle contraignit l'Italie à certaines servitudes (instruction religieuse dans les écoles, lois sur le mariage, favoritisme au profit des instituts catholiques, subventions, privilèges : en un mot, l'« étatisation » du catholicisme), au point qu'il y eut des moments de grave rupture idéologique (comme par exemple dans le cas de Giovanni Gentile), en revanche, elle ne contraignit pas beaucoup le régime.

L'indépendantisme fasciste à l'égard de l'Eglise (dont témoignent les tensions avec l'Action catholique vers 1931), s'inspirait des déclarations de Mussolini lui-même qui, dans certains discours prononcés quelques mois après la Conciliation, avait affirmé la supériorité historique de Rome sur le christianisme, proclamant que la parole du Christ, sans l'union avec la Ville éternelle, qui en élargissait le message, serait restée une modeste affaire de sectarisme levantin: seule Rome, comme Paul de Tarse l'avait bien deviné, ferait d'une hérésie juive la religion de l'État romain universel. Cela mettait à mal le récit de la continuité entre la communauté chrétienne primitive et l'Église, qui apparaissait ainsi beaucoup plus romaine que catholique.

Certains historiens ont insisté sur le fait que Bonaiuti, officiellement « persécuté » par le régime fasciste, était en fait son soutien idéologique sur le point fondamental de la primauté politique de l'État sur la confession. Bonaiuti le « persécuté », qui écrivait pourtant dans des journaux fascistes (peut-être en signant de ses seules initiales, mais, de fait, il écrivait bel et bien dans ces journaux) comme le « Corriere Padano » du féal de Bottai Nello Quilici, ou dans « La Stampa » dirigée par des pontes comme Malaparte et Augusto Turati, ce Bonaiuti icône de l'antifascisme posthume, disait des choses étonnamment dans la ligne, et il ne tarissait pas d'éloges sur le régime. D'ailleurs :

Les Accords du Latran étaient aussi présentés, presque paradoxalement, comme un encouragement à la liberté de recherche, une persuasion que Bonaiuti nourrissait, au moins par moments, même en privé.

Selon lui, dans les mots du leader du fascisme prenait forme « l'action unificatrice de Rome » et le rêve d'une primauté italienne renouvelée dans les sciences religieuses [1].

Ce jugement, au lieu d'opposer le régime à l'histoire et à la morale, l'inclut pleinement parmi les facteurs de consolidation non seulement de l'identité religieuse, mais aussi de la fonction historique, élevée à la dimension universelle.

On connaît d'ailleurs les arguments de Mussolini à cette époque sur la possibilité pour le fascisme de profiter de la visibilité mondiale garantie par le catholicisme romain, dont l'« impérialisme » éthique aurait pu facilement être flanqué de ce que l'on appelait pour l'instant l'« impérialisme spirituel » de l'Italie fasciste.

Quoi qu'il en soit, le fait que « l'historien “hérétique” ait pris le parti de l'État fasciste contre les prétentions ecclésiastiques », réveillant également l'intérêt de Gentile, signifie que l'histoire enregistre souvent des cas de convergence de vues politiques et idéales, même de la part de sujets provenant de milieux différents, ou divisés par des jugements divergents sur de simples détails.

Bonaiuti, en effet, ne s'oppose même pas à la polémique sur le nouveau paganisme germanique, qu'il considère, à l'instar de la majorité de la culture fasciste, comme un fragment moderne de la Réforme luthérienne, qui a trouvé dans la polémique antiromaine le point d'appui de sa propre révolte. C'est précisément dans la proposition d'une centralité renouvelée de la romanitas, opposée à la paganitas nationale-socialiste, que Bonaiuti s'est trouvé aux côtés de ceux qui (pas nécessairement depuis les rivages clérico-fascistes) différenciaient l'Italie romaine du nouveau Reich naissant, dont le racisme remontait directement à Luther et à la constitution ethnique ancestrale du germanisme, jugée immuable, ce qui lui permettait d'affirmer

la permanence inaltérable des caractéristiques primitives de la spiritualité collective germanique à travers les siècles, et donc sa résurgence impétueuse et incontestée dans les idéaux et les programmes du nazisme [2].

Ce qui, à vrai dire, était plutôt un argument fort des néo-païens emmenés par Rosenberg : le national-socialisme comme vecteur d'une identité raciale inaltérable. Dans ce sillage, la même guerre d'Éthiopie de 1935-36, insérée par Bonaiuti dans la tradition de Dante sur l'empire comme « moyen providentiel » pour la rédemption de l'humanité, fut jugée positivement, au point de se joindre à la condamnation de la Société des Nations à Genève, accusée par le prêtre moderniste d'être un repaire calviniste qui s'efforçait de s'opposer à l'avancée légitime de la nouvelle Italie vers l'empire. A l'avènement de celui-ci, en mai 1936, Bonaiuti ne manqua pas de revendiquer les justes titres de la romanitas renouvelée de Mussolini, en se référant directement à saint Augustin et à son éloge de la Rome césarienne et de son « expansion providentielle ». Sur ce point, il faut le dire, Bonaiuti s'est trouvé aux côtés de l'Église qui, à l'instar de la puissante Curie milanaise, s'est distinguée en bénissant les Chemises noires en partance pour l'Abyssinie, où elles allaient non pas imposer un régime brutal, mais y apporter la lumière de Rome, chrétienne et fasciste, « par laquelle le Christ est romain », pourrait-on dire, à la suite d'Alighieri.

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Les études historico-religieuses comme moment essentiel de revigoration d'une idéologie identitaire radicale. C'est aussi le cas d'un autre grand interprète du sacré dans l'histoire moderne, Pettazzoni (photo, ci-dessus), académicien d'Italie depuis 1933.

Avec ce grand connaisseur des spiritualités anciennes (de la Sardaigne primitive à la Grèce, à l'Iran et au Japon), l'importance de la religion en tant que fait national est confirmée. Chaque peuple emprunte son propre chemin vers le sacré selon les coordonnées de sa spécificité. Une sorte de « religion d'État », qu'il  s'agisse du shintoïsme japonais, de la paganitas hellénique ou du zoroastrisme, des phénomènes qui portent à chaque fois les stigmates d'une culture, non reproductible dans son unicité. L'objectif scientifique de Pettazzoni était de conjuguer la religiosité d'État avec celle du salut individuel, afin de rendre compte de ces grandes religions politiques dont les civilisations du passé ont témoigné. À commencer, pour nous Occidentaux, par le culte impérial augustéen, auquel la fusion avec le christianisme opérée par Constantin allait générer dans la « religion de l'homme » la qualification d'un pouvoir supplémentaire, donné par une « religion officielle de l'État ». Comme pour le shintoïsme, Rome pourrait donc voir le culte privé élevé au rang de doctrine civile et de dogme d'État. De ces aspects, ignorant délibérément les apories historiques, Pettazzoni a relevé la caractéristique du communautarisme et de l'offrande héroïque de soi, cette énergie de l'esprit intérieur qui fait de l'homme un prêtre de la patrie et un témoin du sacrifice volontaire.

Même, en ces temps de projection faustienne vers l'illimité, Pettazzoni préfigure un régime fasciste capable d'assumer ces héritages romano-païens, de dépasser le confessionnalisme injecté par le Concordat, et d'espérer une Italie ramenée aux héroïsmes des pères, comme cela se passe au Japon en ces années de mysticisme surhumaniste. Le dépassement du christianisme et sa dilution espérée dans un système de religiosité nationale, à préférer au radicalisme d'un certain national-socialisme néo-païen, devaient, selon le savant, donner vie à quelque chose qui puisse orienter l'Italie vers le culte de la sacralité de la lignée divine: si le christianisme universel semblait refroidir les instincts nationaux-populaires, la « religion d'État », qui connaissait les voies de la collectivité, les libérait positivement [3].

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Comme Giuseppe Tucci (photo), l'autre grand orientaliste de l'époque et son jeune collègue enseignant à La Sapienza, Pettazzoni devait envisager de dépasser le christianisme par le chrisme d'un paganisme renouvelé, afin de générer cette religion de l'État populaire qui aurait en son centre la mystique héroïque « de la mort en armes ».

L'éthique héroïque du Japon impérial, incarnée dans le code guerrier traditionnel, était considérée comme un objectif que les Italiens de l'époque pouvaient atteindre: « Le Buscidô propose un idéal qui a des racines solides même dans cette mère des héros qu'est l'Italie et que tous les grands peuples connaissent » [4].

Cela aurait donné à la guerre de l'Axe, alors en cours, le visage d'un « acte liturgique » qui avait sa source originelle dans le « patrimoine civique-religieux archaïque ».

De cette manière, les connotations archaïques du millénarisme historique, consacré aux énergies énigmatiques de la création, qui, comme dans le zoroastrisme iranien, interprétait la vie comme une lutte inépuisable, auraient été ravivées : « la lutte humaine n'est qu'un épisode de la lutte cosmique entre le principe du bien et le principe du mal » [5].

Des formulations aussi grandioses paraissent incompréhensibles aujourd'hui, en raison de la domination débordante de la pensée séculière et mécaniste. Ces conceptions seraient les filles de mondes lointains et mythologiques, et pour la plupart, narcotisés par les fumées cosmopolites, elles peuvent sembler les divagations d'esprits enfiévrés. Le fait que des génies de premier plan, versés dans l'étude scientifique des faits anthropologiques, se soient consacrés à elles semble un paradoxe. En effet, il n'est pas rare que, lorsqu'une culture vaincue montre ses facettes faites d'une puissance imaginative rendue inerte par le temps, elle apparaisse totalement incompréhensible à une postérité inculte, qui se rassemble autour d'elle dans l'incrédulité.

Notes:

[1] Matteo Caponi, Il fascismo e gli studi storico-religiosi : appunti sul discorso pubblico di Ernesto Bonaiuti e Raffaele Pettazzoni, in Paola S. Salvatori (ed.), Il fascismo e la storia, Scuola Normale Superiore, Pisa 2020, pp. 169-170.

[2] Ernesto Bonaiuti, Paganesimo, germanesimo, nazismo, Bompiani, Milan 1946, p. 7. Mais la première version de ce texte remonte à l'avant-guerre. Cf. également la récente réédition du même titre, BookTime, Milan 2019.

[3] Cf. Caponi, cité, p. 181 : « Comme on pouvait le lire dans un volume de propagande de 1942, le fascisme était appelé à s'approcher de l'esprit japonais ».

[4] Giuseppe Tucci, Il Buscidô [1942], in Sul Giappone. Il Buscidô e altri scritti, Edizioni Settimo Sigillo, Rome 2006, p. 86.

[5] Raffaele Pettazzoni, La religione di Zarathustra [1920], Arnaldo Forni Editore, éd. anast. 1979, Bologne, p. 86.

dimanche, 02 juin 2024

Sport ou religion ?

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Sport ou religion ?

Alexander Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/sport-ili-religiya

Le sport a des origines préchrétiennes et appartient à la culture grecque antique. Avec le théâtre, la philosophie et les systèmes de gestion de la polis, le sport, et en particulier les Jeux olympiques, était l'un des traits caractéristiques de la civilisation grecque.  C'est dans cette civilisation qu'il a connu son plus grand développement et la forme sous laquelle il nous est connu aujourd'hui.

L'interprétation grecque du sport était basée sur l'idée de jeu. C'est pourquoi les compétitions elles-mêmes étaient appelées "jeux". Le terme de "jeu" était également attribué à la représentation théâtrale, dans laquelle, tout comme dans le sport, les poètes - créateurs de tragédies et de comédies - s'affrontaient. Le concept de jeu est étroitement lié aux fondements mêmes de la culture, comme le montre J. Huizinga dans son célèbre ouvrage Homo Ludens.

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Il s'agit ici de tracer la ligne de démarcation entre l'implication sérieuse dans la contemplation d'un affrontement ou d'une compétition, ainsi que dans la création d'une œuvre dramatique (si l'on parle de théâtre) et le caractère conventionnel d'un tel affrontement. Le sport et le théâtre, et le jeu en tant que tel, présupposent la distance. C'est pourquoi, parmi les dieux grecs, patrons des Jeux olympiques, il n'y avait pas Arès, le dieu de la guerre. C'est le sens du jeu: il s'agit d'une bataille, mais pas d'une bataille réelle, conventionnelle, car elle ne franchit pas une certaine ligne critique. De même que le théâtre ne fait que représenter l'action, le sport, lui, ne fait que représenter la vraie bataille. La culture naît précisément de la prise de conscience de cette limite. Lorsque la société l'intériorise, elle acquiert la capacité de faire des distinctions subtiles dans le domaine des émotions, des sentiments et des expériences éthiques. Le sport et le théâtre procurent du plaisir précisément parce que, malgré le caractère dramatique de ce qui se passe, l'observateur (le spectateur) garde une distance par rapport aux événements qui se déroulent.

C'est cette distance qui forme un citoyen à part entière, capable de séparer strictement la gravité de la guerre de la conventionnalité d'autres types de rivalités. Ainsi, pendant la durée des Jeux olympiques, les cités-États grecques souvent ennemies concluent une trêve (έκεχειρία). C'est à l'occasion de ces jeux que les Grecs ont réalisé leur unité au-delà des contradictions politiques entre les différentes polis. Ainsi, les différents éléments du sport étaient unis par la reconnaissance de la légitimité de la distance.

À l'époque chrétienne, les manifestations sportives du monde hellénistique ont progressivement disparu parce que le christianisme offrait un tout autre modèle de culture et d'unité humaine. Tout y est sérieux et l'autorité ultime est l'Église universelle elle-même, dans laquelle les peuples et les nations sont unis. C'est elle qui porte la paix et la plus grande distance possible, celle qui sépare la terre du ciel, l'homme de Dieu. Face à la mission universelle du Sauveur, les différences entre les peuples (« Juifs et Hellènes ») passaient à l'arrière-plan. Le sport (tout comme le théâtre) a donc probablement perdu de son importance.

La renaissance du sport commence au 19ème siècle dans des conditions totalement nouvelles. Il est intéressant de noter qu'alors que le théâtre, en tant que partie intégrante de la culture antique, réapparaît au tout début de la Renaissance, il faut attendre quelques siècles de plus pour que les Jeux olympiques renaissent. Cela a probablement été entravé par certains aspects esthétiques du sport lui-même, qui contrastaient fortement avec les notions chrétiennes de ce qui constituait un comportement décent.

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Il est révélateur qu'en Allemagne, le fondateur du mouvement sportif ait été un païen convaincu et un nationaliste radical, Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852) (gravure, ci-dessus), qui voyait dans le mouvement sportif et gymnique une base pour diffuser les idées d'unification allemande parmi les jeunes, ce qui est devenu le fondement de l'idéologie du sport. Jahn était un fervent défenseur de l'antiquité germanique et prônait la renaissance des runes. Au 20ème siècle, les idées de Jahn ont continué à se développer dans le cadre du pangermanisme et du mouvement de jeunesse Wandervogel, et ont notamment exercé une influence majeure sur le national-socialisme.

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Pierre de Coubertin (photo), qui a revitalisé le mouvement olympique, était également un nationaliste (et en un sens, un "raciste"). L'implication des Grecs, alors en lutte nationale avec l'Empire ottoman, s'inscrit également dans la stratégie globale des puissances européennes visant à transformer les rapports de force géopolitiques. Parallèlement, la franc-maçonnerie européenne, bien que fondamentalement athée, y était également très attentive, sans pour autant être étrangère à une certaine esthétique « païenne ».

De manière générale, il s'avère que le sport, phénomène culturel non chrétien à l'origine, a disparu au cours du Moyen Âge chrétien et est revenu en Europe dans un contexte post-chrétien et même en partie anti-chrétien.

Cela soulève avec une urgence nouvelle le problème suivant: le sport est-il compatible avec le christianisme ? Les passions, l'esthétique et les règles du jeu suscitées par le sport peuvent-elles être combinées avec une vision chrétienne du monde ? Bien entendu, cette question est un cas particulier d'un problème plus fondamental: le christianisme est-il compatible avec le monde moderne en général, construit en général - et pas seulement, bien sûr, le sport - sur les bases de la désacralisation, du matérialisme, de l'évolutionnisme, de la laïcité et de l'athéisme ? Il n'est évidemment pas possible de répondre à cette question de manière univoque, mais il convient de la poser, ne serait-ce que pour lancer un cycle de discussions significatives. De telles discussions pourraient nous aider à mieux comprendre, dans les nouvelles conditions, ce qu'est le sport et, plus important encore, ce qu'est le christianisme.

 

samedi, 01 juin 2024

Bruckberger et l’abdication de l’Eglise

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Bruckberger et l’abdication de l’Eglise

par Nicolas Bonnal

J’ai déjà écrit sur son livre-brulot, sa Lettre à Jean-Paul II (pape dont il attendait beaucoup, et qui a masqué plus que ralenti l’effondrement terminal de la bâtisse), et je vais encore insister et compléter. Bruckberger tape lourd et il l’a fait en dépassant Guénon: il voit le mal se glisser dans l’Eglise depuis le treizième siècle. Remarquez, Guénon a parlé de l’affaire des Templiers (mais sans trop viser l’Eglise) dans son Autorité spirituelle, et Huysmans avait écrit que tout dégénérait depuis ce treizième siècle dit des cathédrales. Les plus lucides reliront Dante.

Bruckberger attaque d’abord le Concile de Vatican II – sans qu’on puisse le suspecter de traditionalisme ou autre.

«Commettez allégrement tous les crimes ou laissez allégrement commettre tous les crimes contre la foi, contre les sacrements, contre les commandements de Dieu, ne vous laissez surtout pas intimider ! Invoquez publiquement le concile, l'esprit conciliaire, les réformes soi-disant issues du concile, et vous voilà aussitôt, non seulement justifié, mais hors de toute atteinte, hors de cause, au-dessus de tout Soupçon; vous échappez automatiquement à toute juridiction, rien ne peut vous être reproché.»

images.jpgPuis notre courageux auteur (scénariste du Dialogue des carmélites qui résonne comme une Fin initiatique de la France médiévale – façon Adrienne-Sylvie de Nerval) s’est rendu compte que tout allait déjà mal depuis un certain temps tout de même :

« Je pense souvent à l’Angleterre au XVIème siècle, au moment où, sous la pression de la monarchie, l'Eglise d'Angleterre s'est séparée de Rome, sans que l'ensemble du peuple catholique anglais s'en aperçoive. Il y a eu le chancelier Thomas More qui a versé son sang. Mais il n'y a eu qu'un évêque, un seul, l'évêque Fischer de Rochester (tableau, ci-dessous), qui a osé dénoncer l'imposture du changement de religion. Lui aussi est mort martyr. Combien y avait-il d'évêques en Angleterre en ce temps-là ? »

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Depuis combien de siècles en fait le roi est-il nu ?

On se rend compte que déjà il n’y avait pas trop de héros. Le christianisme était depuis Innocent III au moins affaire d’organisation, de surveillance et de répression, pas de grands élans.

Mais restons-en au Concile :

« De quoi s'agissait-il, sinon de changer la substance de la religion catholique, de rejeter l'autorité du pape, mais encore plus de transformer le sacrifice de la messe en un service de communion ? Je pense que beaucoup de ces évêques étaient de braves gens. Malheureusement en certaines circonstances, et quand on a des responsabilités de commandement, être un brave homme ne suffit pas. Quant au bon peuple, il a tendance à suivre ses chefs immédiats… »

Le vernis craquait déjà (Bayle, Fontenelle…) sous Louis XIV. C’est La Bruyère qui parlant du dévot écrit dans les Caractères que c’est un homme qui sous un roi athée serait athée. Et Feuerbach qui parle du masque de la religion qui a remplacé la religion. Macluhan explique cela avec son homme typographique. On reprogramme l’occidental typographique depuis Gutenberg, c’est tout.

Bruckberger compare l’Eglise à une entreprise qui a mal tourné et masque son bilan ou décide de faire autre chose. Entreprise qui écrirait pince-sans-rire :

« MESURES A LONG TERME

REMPLACER DISCRETEMENT LE PRODUIT ACTUEL PAR UN PRODUIT NOUVEAU, QUI ASSURERA LA RECONVERSION ET L'AVENIR DE L'ENTREPRISE. »

Ensuite Bruckberger parle de complot des technocrates à l’intérieur de l’Eglise (technocrate me semblerait presque un compliment, mais bon…) :

« La leçon de la parabole est claire. Quelle qu'ait été l'intention de Jean XXIII et de Paul VI - et cette intention n'a aucune espèce d'importance en regard de ce qui s'est passé dans la réalité il y a eu complot de technocrates à l'intérieur de l'Eglise pour, à l'occasion et sous le couvert du dernier concile, purement et simplement changer la religion catholique, en changer discrètement mais sûrement la substance. C'est ce complot que nous dénonçons sans relâche… »

Il cite même un journaliste plus conscient du problème que le bourgeois catho de base (le seul à « pratiquer » - mot atroce -, le reste ayant disparu, je veux dire le peuple, notamment paysan, de Farrebique) :

« Alain Woodrow est un autre chroniqueur religieux du Monde. Il a publié un livre intitulé : l’Eglise déchirée. Dès la première page, il écrit : « Le christianisme est en miettes, morcelé à la suite de schismes religieux et politiques qui ont jalonné son histoire; il est en train de se dissoudre sous l'action corrosive des sciences humaines, de se transformer en un folklore de la société actuelle. » Humainement, c'est très bien vu et c'est incontestable. »

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Sauf que le folklore suppose des costumes, du savoir-faire, des danses, des efforts et des sacrifices physiques, tout ce qui a disparu...

Bien entendu, tout va bien. Tout va toujours très bien:

« Bien entendu, les évêques français, qui l'ont menée au point d'exténuation où elle se trouve, ne l'admettront jamais. Ils vous affirmeront dur comme fer que l'Eglise de France ne s'est jamais mieux portée. Ils vous joueront l'envers du Malade imaginaire. L'Eglise de France en est au dernier état d'un cancer généralisé, ils vous jureront la main sur le cœur qu'elle va très, très bien. »

C’est le raisonnement des Shadocks de notre jeunesse : il n’y a pas de solution car il n’y a pas de problème.

Bruckberger va citer « le grand savant laïc » (entièrement d’accord, voyez mes textes) Lévi-Strauss qui remarque timidement dans une interview:

« C. LÉVI-STRAUSS. C'est l'appauvrissement du rituel qui me frappe. Un ethnologue a toujours le plus grand respect pour le rituel. Et un respect d'autant plus grand que ce rituel plonge ses racines dans un lointain passé. Il y verra le moyen de rendre immédiatement perceptibles un certain nombre de valeurs qui toucheraient moins directement l’« âme » si l'on s'efforçait de les faire pénétrer par des moyens uniquement rationnels. Louis XIV a dit, dans son testament, en s'efforçant de justifier le cérémonial de la Cour, des choses assez profondes : qu'on ne peut pas demander à tout le monde d'aller au fond des choses. Il faut qu'il y ait des expressions sensibles. »

Lévi-Strauss ajoute plus loin (car le journaliste est bouché…) :

« J’entends bien que tout rituel doit évoluer. Une société religieusement vivante serait une société capable d'enrichir son rituel. Mais les tentatives de renouvellement - du moins ce que vois quand j'assiste à des messes d'enterrement ou de mariage ne paraissent pas très convaincantes. »

Ce pas très convaincant, le bourgeois en fait son ordinaire quand il célèbre des mariages à 100.000 ou 200.000 euros. Bruckberger ajoute :

« On ne peut dire plus clairement, ni avec plus de prudence et de gentillesse, qu'en France, la réforme liturgique issue du dernier concile est un fiasco. Un grand savant agnostique s'en dit troublé. Nos évêques, eux, n'en sont nullement troublés : même si elle devait entraîner la mort du patient, ils nous forceraient à tenir la bouche ouverte jusqu'à ce que toute la potion soit avalée. Un grand savant explique ce qu'Aristote nous avait depuis longtemps appris : qu'il n'est rien dans l'intelligence qui ne soit d'abord tombé sous le sens, et que tout ce qui touche la sensibilité, surtout si ça vient de loin, doit être modifié avec la plus grande prudence. Les évêques n’en ont cure… »

Les évêques n’ont cure de rien. Remarquez, c’est ce que dit Léon Bloy dans tout son journal, et nous sommes toujours là, alors pourquoi paniquer ?

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Puis il y a plus grave. Bruckberger remonte dans le Temps pour constater comme je le fais souvent que les choses étaient pourries depuis longtemps ; les jésuites, les temps baroques ? Non, non, le siècle de Saint-Louis avec son Inquisition et ses croisades antichrétiennes dévastatrices :

« Bernanos avait coutume de remarquer qu'une civilisation tombe en décadence quand la fin y justifie les moyens. En ce sens il y a longtemps que la civilisation chrétienne est en décadence. La décadence a commencé au XIIIème siècle avec l'Inquisition, elle a atteint son zénith avec la casuistique jésuite aux XVIème et XVIIème siècles. Mais nous avons dépassé ce stade, nous l'avons dépassé de très loin. »

Et de parler de Himmler et de Lénine avec l’Inquisition :

«Aujourd'hui, on sait de manière certaine que Himmler, chef et organisateur de la Gestapo, Lénine lui-même, ont lu et étudié le Manuel des inquisiteurs. Le système était là tout entier : ils n'ont eu qu'à l'utiliser sur une immense échelle et à l'industrialiser. Mais le système était là, ce n'est pas eux qui l'ont inventé, il était là, complet, exprimé dans une langue juridique admirable: avec l'usage de la torture physique pour arracher des aveux, le conseil de dire le faux pour savoir le vrai ; l'instigation à la délation et la récompense du délateur. Ce n'est pas parce que les ennemis de l'Eglise ont maintenant utilisé ce système sur une très grande échelle, à l'échelle de la « mass production » et de la « mass distribution », ce n'est pas parce que, en notre siècle, ils ont industrialisé la torture et la délation, industrialisé dans les camps de concentration et dans l'archipel du Goulag le mensonge et la violence, que l'origine de ce système en est moins souillée. Et l'origine de ce système, c'est l’Inquisition officiellement patronnée par les papes… »

Michelet avait tout dit. Je me cite :

« Tout finit au douzième siècle ; le livre se ferme… », termine Michelet qui remarque qu’un système périclitant comme celui de l’Eglise – ou de la démocratie bourgeoise à notre époque -  a tendance à devenir totalitaire et dangereux :

« Les anciens conciles sont généralement d’institutions, de législation. Ceux qui suivent, à partir du grand concile de Latran, sont de menaces et de terreurs, de farouches pénalités. Ils organisent une police. Le terrorisme entre dans l’Église, et la fécondité en sort. »

La dure ou molle réalité c’est qu’on se fout de tout (à une époque où le vaccin Bourla devient un acte d’amour…) :

« Désormais tous les crimes sont possibles : on les trouvera aussi naturels que de voir l'eau couler sous les ponts. La civilisation chrétienne est morte. Les évêques français l'ont portée en terre collégialement. Ils ne savent plus ce qu'ils font. Car on ne voit pas ce qui peut remplacer la civilisation chrétienne. Quand elle est morte, c'est aussi l'humanité qui meurt en l’homme. »

Le terme (sic) qui résonne le mieux alors, c’est celui d’abdication :

« Vous apprendrez à connaître nos évêques de France, nos chefs spirituels. Vous ne serez pas long à voir qu'ils ont pratiquement abdiqué cette mission essentielle de l’Eglise, de donner aux hommes des raisons de vivre, et éventuellement de mourir. Bernanos disait d'un clergé devenu socialiste qu'il fait ainsi la preuve qu'il ne sait plus parler qu'aux ventres. Voilà pourquoi la voix de ce clergé est si confuse, elle n'a aucune raison d'être distinguée, dans le concert cacophonique de toutes ces voix qui ne s'adressent jamais en l'homme qu'à Son ventre : ses puissances digestives et sexuelles. Comme si l’homme n'était rien d'autre. »

Abdication c’est peut-être trop noble, cela fait penser à Charles X. Parlons de retraite alors.

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Un autre bon chrétien, mort comme tant d’autres en quatorze, écrivait avant la Grande Guerre:

 « C’est toujours le système de la retraite. C’est toujours le même système de repos, de tranquillité, de consolidation finale et mortuaire. Ils ne pensent qu’à leur retraite, c’est-à-dire à cette pension qu’ils toucheront de l’État non plus pour faire, mais pour avoir fait. Leur idéal, s’il est permis de parler ainsi, est un idéal d’État, un idéal d’hôpital d’État, une immense maison finale et mortuaire, sans soucis, sans pensée, sans race. Un immense asile de
vieillards. Une maison de retraite. Toute leur vie n’est pour eux qu’un acheminement à cette retraite, une préparation de cette retraite, une justification devant cette retraite. Comme le chrétien se prépare à la mort, le moderne se prépare à cette retraite. Mais c’est pour en jouir, comme ils disent. »

Sources principales :

Charles Péguy, « Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne » (1914, posthume), dans Œuvres complètes de Charles Péguy, éd. La Nouvelle Revue française, 1916-1955, t. 9, p. 250

https://www.amazon.fr/Lettre-Jean-Paul-pape-lan-2000/dp/B003X2AVM4/ref=sr_1_2?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&crid=1INE88WNXY7IE&dib=eyJ2IjoiMSJ9.TcJyU0BxXtYQpIbwhm0OffVOyevI0Qc1cO9tSp2lxSJkIwLMzIzwV2_aHRK6XLQTqFaCrMnMBfrLeZbTlHA3YQ.OKBmkOV1CMaixKMiV1YropEZLNVnRtz2fUwZM30Q3P0&dib_tag=se&keywords=BRUCKBERGER+LETTRE&qid=1715760629&s=books&sprefix=bruckberger+lettre%2Cstripbooks%2C146&sr=1-2

https://www.amazon.fr/DANS-GUEULE-BETE-LAPOCALYPSE-MONDIA...

https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/11/30/le-reverend-...

 

 

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lundi, 05 février 2024

Ce que Max Weber n'a pas dit

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Ce que Max Weber n'a pas dit

Leonid Savin

Source: https://www.geopolitika.ru/article/o-chyom-ne-dogovoril-maks-veber

71tZ-2dJb0L._SL1051_.jpgDans son ouvrage "L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme" [i], Max Weber a établi un lien entre l'émergence du capitalisme industriel bourgeois et son organisation rationnelle du travail. [Max Weber a établi un lien entre l'émergence du capitalisme industriel bourgeois, avec son organisation rationnelle du travail, la bourgeoisie occidentale dans son ensemble, dans toute son unicité, et les attitudes religieuses de diverses sectes protestantes, qui ont vu le jour en Europe du Nord et ont ensuite émigré vers le Nouveau Monde, où elles ont commencé à construire avec enthousiasme une "cité sur une colline".

Au début de l'ouvrage, Max Weber cite Benjamin Franklin comme exemple de produit de l'esprit capitaliste américain, en analysant sa déclaration sur le fait de "faire de l'argent avec les gens". Mais Max Weber s'intéressait davantage à l'aspect économique de la question - l'éthique de l'économie, les thèmes des professions et de l'esprit d'entreprise, bien qu'il ait également inclus dans son étude les aspects irrationnels de la religion protestante - des concepts tels que la vocation, l'ascétisme, etc.

L'étude de Max Weber peut être considérée comme inachevée, puisqu'à la fin du texte, il identifie lui-même les domaines à approfondir, à analyser, et la mesure dans laquelle le protestantisme ascétique a influencé les facteurs sociaux et économiques, ainsi que la culture moderne dans son ensemble.

Plus de cent ans après la publication de ce livre, bon nombre des tâches définies restent d'actualité, car le protestantisme est devenu un phénomène mondial et ses avant-postes sont apparus là où ils n'avaient jamais existé auparavant, des jungles d'Amérique latine aux jungles d'Asie du Sud-Est et d'Afrique. Le contexte politique est également important, à savoir l'influence de l'idéologie protestante, sous une forme ou une autre, sur les processus politiques, la prise de décision dans les plus hautes sphères du pouvoir et la projection de la vision protestante du monde à travers le prisme de la gouvernance mondiale. À cet égard, les États-Unis et leurs structures de pouvoir, y compris les mécanismes de politique intérieure et étrangère, y compris l'utilisation de la force militaire, sont évidemment intéressants.

On sait que la politique américaine est profondément liée à la religion et que l'importance de ce facteur réside dans le fait qu'il façonne l'identité et les valeurs politiques. Ce sont là quelques-uns des principaux aspects qui influencent la prise de décision des électeurs américains lors des élections. Les opinions d'un politicien sur diverses questions d'actualité dans le pays déterminent si les personnes religieuses voteront pour lui ou pour elle [ii].

Mais tout cela ne se limite pas aux affaires intérieures. L'exceptionnalisme américain, que nous connaissons depuis la fin du 19ème siècle à travers des conséquences géopolitiques allant de la guerre avec l'Espagne et la prise des Philippines au bombardement atomique des villes japonaises d'Hiroshima et de Nagasaki jusqu'à l'invasion de l'Irak en 2003 (rappelons que George W. Bush Jr, justifiant cette intervention, a déclaré publiquement que "Dieu m'a dit de frapper l'Irak") est un produit de l'idéologie protestante.

En effet, dès la création de l'État, "la pensée religieuse aux États-Unis a considéré l'État naissant comme un don du Créateur et les Américains comme un peuple élu accomplissant la volonté de Dieu". Dans le même temps, le puritanisme, qui avait perdu son monopole idéologique dans les colonies de Nouvelle-Angleterre dès la première moitié du 18ème siècle, a réussi à tracer une voie historique pour l'avenir spirituel de la nation américaine [iii].

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Le même Benjamin Franklin (ci-dessus) mentionné plus haut, et ses propres écrits, sont un exemple éloquent de la manière dont l'éthique protestante a façonné la réalité sociale et politique. Il s'agit à la fois d'une libération de l'oppression (du père ou de la métropole, et plus tard d'un complexe de "libération" obligatoire des autres, même s'ils ne le veulent pas), de la glorification des succès obtenus et de la position gagnée dans la société (même si ce n'est pas à un prix très juste), ainsi que de la négation des structures de pouvoir traditionnelles et de l'imposition d'obligations contractuelles. C'est ainsi que le virus de la destruction de toute autorité, tant aux États-Unis que dans le reste du monde, a été implanté. Mais comme les Américains se considéraient toujours comme un peuple choisi par Dieu, également sur la base d'un traité ou d'une alliance avec Dieu (covenant), seuls les Américains pouvaient imposer des obligations conventionnelles à d'autres nations.

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C'est ainsi qu'en 1839, John Louis O'Sullivan (portrait), rédacteur en chef de l'United States Magazine and Democratic Review, a formulé dans un article le principe de la Destinée Manifeste, qui est devenu l'étoile directrice de l'expansionnisme américain. Deux ans plus tard, O'Sullivan entame sa carrière politique et, en 1851, il participe à la tentative de prise et d'annexion de Cuba. Trois ans plus tard, il devient diplomate et occupe le poste d'ambassadeur des États-Unis au Portugal. Ses idées sont largement approuvées et soutenues. Même certains auteurs étrangers ont trouvé des liens similaires entre la prédestination divine et le destin du peuple américain. "Dieu lui-même leur a donné les moyens de rester libres et égaux en les établissant sur un vaste continent", écrit Alexis de Tocqueville, homme politique et ministre des affaires étrangères français, dans son livre De la démocratie en Amérique [iv].

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Le protestantisme a également jeté les bases du concept de "Frontière" aux États-Unis, un phénomène qui a conduit à la destruction d'un grand nombre de tribus indiennes indigènes et à l'avancée des colons vers l'océan Pacifique. Comme l'écrit polémiquement Edwin Godkin (photo, ci-dessus) dans son article "Aristocratic Opinions on Democracy" (1865), "c'est l'individualisme agressif et égoïste, le mépris de l'ordre public et le matérialisme philistin du Frontierman qui ont empêché la démocratie américaine d'atteindre une condition plus exaltée" [v].

Au milieu du 20ème siècle, un concept stable de protestant blanc anglo-saxon - WASP - s'est déjà développé, qui a été associé à l'élite américaine et à son attitude dédaigneuse (en termes simples : à son racisme) à l'égard des représentants d'autres peuples, principalement les Africains et les Latino-Américains. Parallèlement, les Blancs anglo-saxons représentaient environ 55 % de la population américaine durant cette période. Aujourd'hui, l'équilibre démographique s'est déplacé en faveur des Noirs et des personnes de couleur, y compris les migrants des pays asiatiques, mais les protestants anglo-saxons continuent d'être à la tête de la politique du pays. Et même lorsque les Noirs accèdent à l'establishment, ils se comportent comme des vampires : souvenez-vous de Colin Powell, une éprouvette à la main, déclarant qu'il s'agissait des "armes chimiques de Saddam Hussein", de la secrétaire d'État Condoleezza Rice et du premier président noir, Barack Obama. Tous trois sont d'ailleurs protestants.

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Un autre exemple typique du comportement protestant est celui du président Ronald Reagan, qui a inventé l'expression "empire du mal" à propos de l'Union soviétique. Cette expression a été rapidement reprise et est toujours utilisée par les politologues et les journalistes américains, aujourd'hui à propos de la Fédération de Russie.

En ce qui concerne les indicateurs statistiques. Selon les données des dernières décennies, la majorité des membres du Sénat et de la Chambre des représentants du Congrès américain sont des protestants de diverses confessions. Selon une étude du Pew Research Centre, le 118ème Congrès américain compte 303 protestants, dont le plus grand nombre est constitué de baptistes (67), suivis par les méthodistes (31), les presbytériens (25), les anglicans (22) et les luthériens (22). Il y a aussi des congrégationalistes, des pentecôtistes, des restaurationnistes, des adventistes, des réformés et des piétistes, mais le plus grand nombre (107) sont ceux qui n'ont pas spécifié leur branche du protestantisme [vi].

À la Chambre des représentants, les républicains comptent 152 protestants et les démocrates 95 (soit 56,9 % de l'effectif total), tandis qu'au Sénat, les républicains comptent 35 sièges occupés par des protestants et les démocrates 21 (56 %), mais il y a presque deux fois moins de catholiques parmi les représentants des deux partis au sein du corps législatif.

Par ailleurs, la majorité des protestants "indécis" au Congrès est particulièrement intéressante, car parmi eux se trouvent aussi bien des déistes ordinaires que des représentants de mouvements radicaux, par exemple les dispensationalistes.

Bien que le mouvement dispensationaliste ait été développé à l'origine en Angleterre, c'est aux États-Unis que cette étrange doctrine a trouvé un soutien de masse. Selon la doctrine du dispensationalisme, les destins d'Israël et de l'Eglise chrétienne prédéterminés par Dieu sont séparés, et après la construction du troisième Temple juif sur le Mont du Temple à Jérusalem, la "Grande Tribulation" commencera. C'est pourquoi 144.000 juifs se convertiront au christianisme. La "Grande Tribulation" a été interprétée par les Dispensationalistes dans le contexte des prophéties sur la phase finale de l'ère apocalyptique, au cours de laquelle tous les chrétiens seront physiquement "enlevés" au ciel pour rencontrer Jésus, où ils survivront en toute sécurité à la période de bouleversements terrestres [vii].

reaganmissiles_2.jpgIl est intéressant de noter qu'à l'époque de la "Guerre des étoiles", sous la présidence du presbytérien restaurationniste Ronald Reagan, ces idées n'étaient plus perçues sous un jour aussi fantastique qu'elles l'étaient avant l'exploration de l'espace par l'homme, mais comme des événements très réels de l'avenir. Mais aujourd'hui encore, il existe aux Etats-Unis un certain nombre de partisans de cette idée extravagante.

Les dispensationalistes font partie d'un phénomène plus large connu sous le nom de "sionisme chrétien". Dans une version plus douce que le dispensationalisme, le sionisme chrétien est particulièrement répandu parmi les hauts responsables du Parti républicain, notamment l'ancien président Donald Trump et l'ancien secrétaire d'État Michael Pompeo. D'où le soutien à Israël, notamment le déplacement de l'ambassade à Jérusalem, la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur le plateau du Golan et la promotion des "accords d'Abraham". Et même la position inarticulée actuelle de l'administration de la Maison Blanche, avec ses demi-mesures concernant les actions d'Israël en Palestine, est directement liée au lobby "sioniste chrétien" au sein de l'establishment et de l'État profond.

Il ne fait aucun doute que ce complexe spécifique associé aux enseignements de diverses sectes protestantes continuera d'exercer une influence durable sur la politique américaine, y compris sur le vecteur de la politique étrangère lié à la Russie, que les États-Unis considèrent depuis la fin du XIXe siècle comme une sorte d'antipode idéologique et qu'ils veulent "corriger" en y envoyant diverses missions protestantes. Cette ligne s'est particulièrement affirmée dans les années 1990, qui ont nécessité l'intervention de l'État et des confessions traditionnelles.

En même temps, il est évident que les scénarios d'influence religieuse avec des objectifs politiques américains se poursuivront à l'avenir. Et dans l'éventualité de l'arrivée au pouvoir d'une administration républicaine aux États-Unis, cette pratique deviendra l'outil le plus important de l'influence idéologique américaine sur les pays du Sud, la Chine et la Fédération de Russie.

Notes :

i - tower-libertas.ru 

ii - na-journal.ru

iii - cyberleninka.ru  

iv - Savin L.V. Ordo Pluriversalis. La renaissance de l'ordre mondial multipolaire. - Moscou : Maison d'édition "Oxygen", p. 196.

v - Kristol, Irving. Vers les résultats du vingtième siècle // Aeon : Almanach de l'ancienne et de la nouvelle culture. Vyp. 10. - Moscou : Académie russe des sciences, 2014, p. 139.

vi - www.pewresearch.org 

vii - www.geopolitika.ru

 

mercredi, 03 janvier 2024

Ecclésiologie russe : les étapes de l'historicisme orthodoxe russe

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Ecclésiologie russe: les étapes de l'historicisme orthodoxe russe

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/en/article/russian-ecclesiology-stages-russian-orthodox-historicism

L'adoption de l'orthodoxie par le grand-duc de Kiev Vladimir a été le point de départ de l'historicité chrétienne en Russie, qui couvre presque toute l'histoire de ce pays - à l'exception de la période soviétique et de l'ère des réformes libérales. Cette historicité était elle-même un processus complexe et multidimensionnel, qu'il serait erroné de décrire comme une pénétration progressive et unidirectionnelle de la culture orthodoxe byzantine dans l'environnement populaire, parallèlement au remplacement des idées préchrétiennes ("païennes"). Il s'agit plutôt de différentes phases de la synthèse temporelle entre le byzantinisme et la civilisation démétriaque slave orientale, phases déterminées par la corrélation différente des structures principales - l'idéologie byzantine au niveau de l'élite et la réception du christianisme par le peuple en tant que tel.

Nous pouvons distinguer les phases suivantes, déterminées par les différentes configurations de cette relation.

    - Début de la synthèse et de la formation du noyau principal de la perception russo-chrétienne (10ème-12ème siècles - centralisme kiévien) ;

    - Différenciation primaire dans la formation de la tradition orthodoxe russe en fonction des pôles de la fracture du monde russe (plusieurs siècles) ;

    - Formation de deux pôles de la tradition orthodoxe à l'époque mongole - la Russie de Vladimir (Moscou) et le Grand-Duché de Lituanie (durée: plusieurs siècles) ;

    - Formation de l'orthodoxie moscovite (Moscou la troisième Rome) - plusieurs siècles ;

    - Tentative de "purification" de l'orthodoxie de tout ce qui est "païen" (cercle de Bogolyubtsy), modernisation et schisme (un siècle) ;

    - Orthodoxie moderniste, influence de la Russie occidentale et formation parallèle de vieux croyants dans l'Empire russe au 18ème siècle ;

    - Slavophilie et conservatisme orthodoxe (aînés, renouveau du byzantinisme) - fin du 19ème siècle ;

    - Sophistique, recherche religieuse des personnages de l'âge d'argent et projets d'unification - fin du 20ème siècle ;

    - Persécution et marginalisation de l'Église pendant la période soviétique (1917-1991) ;

    - L'abolition de l'idéologie athée normative et le retour partiel à l'orthodoxie pendant les réformes libérales et les premières décennies du troisième millénaire.

Chacune de ces périodes historiques avait sa propre sémantique et sa place dans la structure générale de l'histoire russe. Dans le même temps, la relation entre la foi populaire et l'idéologie officielle a également changé, ce qui a créé une configuration particulière des proportions de l'orthodoxie russe dans chacune des phases.

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La première phase se caractérise par une corrélation assez lâche entre les éléments chrétiens et pré-chrétiens, lorsque les élites - y compris la prêtrise orthodoxe, dirigée par l'épiscopat byzantin et, plus largement, les maîtres grecs - étaient généralement tolérantes à l'égard des croyances populaires et ne recouraient à la répression que lorsque les païens remettaient directement en question la nouvelle religion, appelant à la rébellion contre elle et à un retour au polythéisme. Cette tolérance initiale a permis au noyau originel de l'orthodoxie russe d'émerger, de construire des structures profondes de correspondances et d'homologies sémantiques entre la tradition indo-européenne (mais surtout paysanne !) des anciens Slaves et la religion chrétienne sous sa forme byzantine.

Au cours de la deuxième phase, cette vision du monde, qui s'était développée dans ses grandes lignes et était commune à toutes les parties de la Rus' kiévienne, a commencé à se diviser partiellement, répétant au niveau culturel la géographie politique de la fragmentation. Cependant, l'homologie religieuse et politique était partielle et relative, et la communauté religieuse et culturelle en général l'emportait sur l'éloignement progressif de la Rus' occidentale (Galicie-Volhynie et Polotsk) de la puissance croissante de la Rus' orientale (Rostov-Suzdal, plus tard Vladimir), ainsi que sur un certain isolement de la Rus' septentrionale (Novgorod et Pskov). Cependant, dès cette époque, une division stylistique entre les deux pôles de l'orthodoxie russe - l'occidental et l'oriental - se dessine de manière très grossière et presque imperceptible. Sur l'orthodoxie occidentale, les nations catholiques voisines (principalement les Polonais et les Hongrois, ainsi que Rome elle-même) ont exercé une influence beaucoup plus grande que sur la Russie de Vladimir, qui est restée plus étroitement liée non seulement à Byzance, mais aussi au noyau de l'orthodoxie russe formé au cours de la première phase. On pourrait dire que le centre même de la tradition orthodoxe russe a déjà commencé à se déplacer vers l'est à ce stade.

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À l'époque mongole, cette division, apparue au cours de la deuxième phase de l'historicité orthodoxe, est devenue encore plus prononcée, car la Russie orientale et la Russie occidentale se sont retrouvées dans le contexte de deux polarités différentes: la Horde d'Or et le Grand-Duché de Lituanie, qui a rejoint la Pologne catholique après l'Union de Krewo/Kreva. Alors que les Mongols, dont les souverains se sont convertis à l'islam après Khan Uzbek (vers 1283 - 1341), étaient tolérants ou du moins indifférents à l'orthodoxie de leurs sujets russes, la Pologne catholique, au contraire, cherchait activement à influencer la population russe et ses idées religieuses. Cela a exacerbé les différences, mais n'a pas conduit à une perte de l'unité de base. Parallèlement, en Russie occidentale, l'idéologie officielle des élites s'est rapprochée du catholicisme, tandis que la masse du peuple - les paysans - est restée fermement attachée à la tradition orthodoxe, ce qui a entraîné une tension particulière entre l'idéologie officielle et la vision du monde des gens du peuple dans cette partie du monde russe. En Russie orientale, pendant la période mongole, cette stratification ne s'est pas produite, ce qui s'est pleinement manifesté au cours de la phase suivante.

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La quatrième phase s'est manifestée de manière particulièrement frappante en Russie moscovite, où une nouvelle idéologie s'est formée après la fin de la domination de la Horde d'or: le catéchisme russe (Moscou - la troisième Rome), lorsque la chute de Byzance et la disparition presque simultanée de la Horde d'or ont entraîné le transfert de la mission de l'orthodoxie universelle à l'État et au peuple russes. Dans ce cas, la spécificité de l'orthodoxie russe (dans sa forme fondamentale, déjà kyivane et préservée en Russie orientale) a été réalisée comme preuve de l'élection eschatologique. Nous trouvons quelque chose de similaire un peu plus tôt chez les Bulgares (au cours du Premier et du Second Empire) et dans la puissance serbe, en particulier à l'époque de Dusan le Fort (1308 - 1355) [1], et dans une certaine mesure également dans la Valachie de Vlad III (1431 - 1476) et la Moldavie de Stefan cel Mare [2] (1429 - 1504). Au cours de cette phase, et en particulier à l'époque d'Ivan IV (1530-1584), on assiste à une harmonisation du christianisme populaire et officiel, dans un nouveau tournant qui propose à nouveau la synthèse entre l'élite et le peuple du début de la période kiévienne. Ici, non seulement la conscience chrétienne atteint les plus hautes profondeurs de la culture populaire, mais l'esprit populaire s'élève également jusqu'aux plus hauts sommets du pouvoir d'État, influençant la personnalité du souverain lui-même, qui devient le premier tsar russe de l'histoire (auparavant, le souverain suprême de l'État russe était le grand-duc).

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Au cours de la phase suivante, qui comprend la période des troubles et les premiers Romanov, la synthèse moscovite de l'ère du Terrible commence à s'affaiblir progressivement. Le cercle bogolien, au sein duquel les figures de proue du schisme à venir, le patriarche Nikon (1605 - 1681) (tableau, ci-dessus) et le protopope Avvakum (1620 - 1682), se créent autour d'Alexis Michailovitch (1629 - 1676), se donne pour tâche une nouvelle purification du christianisme, visant à l'expurger des résidus de la tradition populaire, tâche de purification qui reçoit cependant une interprétation différente de la part des partisans de la révision des livres et des réformes ecclésiastiques de Nikon et des Vieux-Croyants qui se rangent du côté d'Avvakum. Les premiers sont favorables à une certaine modernisation de la tradition dans l'esprit de l'approche russo-occidentale (à des fins pragmatiques pour faciliter la conquête des terres russo-occidentales par la Pologne), tandis que les seconds, au contraire, tiennent fermement à l'orthodoxie moscovite et à ses fondements, car ils y voient la garantie de l'accomplissement du choix et de la mission katekonique de la Russie. Tout cela aboutit à une scission, dans laquelle l'orthodoxie officielle, qui a remporté la victoire au sein de l'élite, poursuit la ligne de la modernisation bien plus que Nikon lui-même, qui avait initié les réformes, ne l'avait prévu, et l'ancienne croyance se répand largement parmi le peuple, bien qu'elle ne prenne pas un avantage décisif (en grande partie en raison de la répression des vieux croyants par l'État). Ainsi, la "nouvelle croyance" adopte une position de plus en plus hostile à l'égard de l'"orthodoxie populaire", tandis que la vieille croyance tente de fixer artificiellement le style moscovite, transformant la tradition en une idéologie conservatrice. Dans le même temps, les vieux croyants commencent par associer l'"apostasie" de Nikon et de ses partisans à l'influence de la Russie occidentale, donnant ainsi aux conflits religieux une dimension géopolitique, que l'on remarque déjà à l'époque de la fragmentation (deuxième phase).

Au cours de la sixième phase, les transformations de l'orthodoxie russe se sont poursuivies selon les trajectoires tracées par le schisme. Au niveau de l'élite, après Pierre, la reconstruction de la tradition orthodoxe se poursuit dans une tonalité moderniste, et pas tant dans une tonalité russe occidentale, comme au début des réformes de Nikon, et en partie grecque (compte tenu du rôle des patriarches grecs dans le concile de 1666-1667), mais directement ouest-européenne (ici, les motifs catholiques et protestants augmentent fortement). Ce processus s'accompagne d'une sécularisation et d'une séparation nette entre l'aristocratie dirigeante et le cœur du peuple. Le paysan devient un objet et une marchandise, il n'est plus reconnu. En réponse à cela, le vétéro-fidéisme se répand parmi le peuple et de nombreuses nouvelles sectes apocalyptiques et extatiques apparaissent, remettant directement ou indirectement en question l'orthodoxie officielle. Dans ces courants, de nombreux motifs préchrétiens de la civilisation paysanne, soigneusement conservés par les Vieux-Croyants sous leur forme christianisée et qui éclatent sous de nouvelles formes grotesques dans les sectes russes, se font à nouveau sentir. En même temps, l'orthodoxie russe occidentale apparaît à un moment donné plus "conservatrice" que les tendances modernistes et séculières de la période post-pétrinienne (18ème siècle), ce qui complique encore l'ensemble du tableau.

À partir de la fin du 18ème siècle, le processus inverse se développe progressivement: l'orthodoxie russe (dans sa dimension populaire, byzantino-moscovite) retrouve progressivement sa place dans la société russe dans son ensemble. Ce processus est lié à la renaissance des Anciens et de l'Hésychasme athonite (parallèlement en Moldavie et en Russie) et, plus tard, au mouvement slavophile, qui critique la modernisation et l'européanisation de l'ère pétrinienne et appelle à un retour aux idéaux de la Russie moscovite et à une vision du monde correspondante unissant les deux parties de la société russe: l'élite occidentalisée (mais toujours monarchique et nominalement orthodoxe) et le peuple russe (paysannat). Ainsi, pour la troisième fois - cette fois en tant que projet et compréhension du destin historique et religieux du peuple russe - une synthèse religieuse est tentée entre l'élite dirigeante et les gens du peuple. Le slavophilisme devient progressivement l'idéologie officielle du régime tsariste et inspire la culture de l'âge d'or russe. Symboliquement, la foi unitarienne, qui vise à unir l'ancien rite et la hiérarchie de l'église officielle, a été établie exactement en 1800, marquant un jalon dans l'historicité religieuse.

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Après les slavophiles, le problème de la religiosité populaire, de ses relations avec l'orthodoxie officielle et l'État, a été placé au centre de l'attention pendant l'âge d'argent de la culture russe. Chez Vladimir Soloviev, le fondateur de la philosophie religieuse russe, la tentative de comprendre la spécificité de l'orthodoxie russe et sa relation avec l'État russe, le christianisme universel et l'histoire des sociétés européennes a abouti à la thèse la plus importante de l'unité et de la gestalt de la Sainte-Sophie comme clé de compréhension de l'identité et de la mission russes dans l'histoire du monde. En même temps, les figures de l'âge d'argent russe et les principaux représentants de la sophiologie - V. Rozanov, P. Florensky, S. Bulgakov, N. Berdiaev (1874 - 1948), D. Merejkovsky (1865 - 1941), A. Blok (1880 - 1921), A. Biély (1880 - 1934), Vyach Ivanov (1866 - 1949), etc. - ont également été la clé de la compréhension de l'identité et de la mission russes dans l'histoire du monde.

Dans cette huitième phase, l'orthodoxie elle-même est problématisée dans ses rapports avec le christianisme occidental (K. Leontiev (1831 -- 1891), V. Soloviev, D. M. Mukhtarov, D. M. Kuznetsov, etc. ), sont alors étudiées les particularités de la tradition orthodoxe russe (P. Florensky, S. Bulgakov, V. Rozanov, N. Berdiaev, etc.) et les différences - voire les oppositions - entre les fondements de la vision du monde du peuple russe et de l'État russe (plus amplement développées dans l'œuvre de Léon Tolstoï (1828-1910), ainsi que dans l'œuvre des Narodniki et, plus tard, des révolutionnaires sociaux). Le peuple lui-même, avec l'augmentation du nombre de dissidents et la diffusion de l'éducation populaire, s'est progressivement impliqué dans ce dialogue, aux côtés de l'aristocratie, créant une nouvelle situation - unique dans l'histoire de la Russie - où nous avions désormais l'implication des représentants du peuple dans la prise de décision consciente sur des questions de perspective mondiale. Les poètes russes Nikolai Kliouïev (1884 - 1937), Sergei Essenine (1895 - 1925), Velimir Khlebnikov (1885 - 1922) et, dans une certaine mesure, Vladimir Maïakovsky (1893 - 1930) sont les exemples les plus frappants de cette implication.

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L'implication croissante du peuple russe dans la recherche de sa propre identité, y compris celle relative au facteur religieux, a pris des formes radicales au fur et à mesure que l'État tsariste s'affaiblissait, culminant avec la prise du pouvoir par les bolcheviks qui, conformément à leur idéologie, ont aboli le christianisme, cherchant à détruire à la fois l'orthodoxie et toute forme de religion. Cependant, comme le soulignent à juste titre Berdiaev [3], les Eurasistes [4] et les nationaux-bolcheviks [5], dans le bolchevisme russe, sous couvert d'athéisme formel, de matérialisme et de marxisme, on peut discerner les motifs eschatologiques propre au sectarisme russe, qui reflètent précisément les profondeurs les plus archaïques de l'identité russe. C'est là que se réveillent les couches les plus profondes - non seulement pré-chrétiennes, mais parfois paléo-européennes, matriarcales - de l'identité russe, enracinées dans le Logos de Cybèle et la civilisation de Cucuteni-Tripolje.

Au cours de la dixième phase, l'orthodoxie russe (à la fois les nouveaux et les vieux croyants, ainsi que le sectarisme pur et simple) a été victime d'une répression ciblée et, lorsqu'elle s'est calmée (à partir des premières années de la Grande Guerre patriotique), elle a existé à la périphérie de la société, n'ayant que peu ou pas d'influence sur la vision du monde communiste dominante, partagée par la majorité de la population soviétique. Bien qu'étonnamment, même à ce stade, le noyau de base de la tradition orthodoxe ait été préservé (du moins tel qu'il existait à la veille de la révolution bolchevique), l'introduction intensive de la vision matérialiste ("scientifique") du monde soviétique ne passe pas inaperçue, et même dans le milieu orthodoxe, le matérialisme scientifique et naturel, ainsi que les idées de progrès, de développement, etc. ne passent pas inaperçus.

Lorsque l'URSS s'est effondrée et que les dogmes de l'athéisme ont été dépouillés de leur statut normatif, l'orthodoxie a commencé à retrouver sa place en Russie. L'anticommunisme des réformateurs libéraux des années 1990 a d'abord été assez agressif à l'égard de l'Église orthodoxe, qu'ils considéraient comme "une institution réactionnaire qui entravait le progrès social, la modernisation et l'occidentalisation de la société russe", mais comme le principal adversaire était le communisme, il n'a pas conduit à une répression méthodique de l'orthodoxie. L'Église orthodoxe en a profité pour renforcer son influence dans la société, ce qui s'est particulièrement manifesté au début des années 2000.

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Mais cette fois, l'orthodoxie ne reflète ni l'idéologie de l'élite dirigeante, ni la vision naturelle du monde des masses, fondamentalement influencées par l'éducation soviétique. D'où l'incertitude et le flottement de l'orthodoxie russe contemporaine quant à la phase à prendre comme modèle pour un renouveau de l'Église. Les neuf moments précédents de l'historicité religieuse avaient tous des structures et des orientations différentes. Par conséquent, la question reste ouverte à ce jour, et la dixième phase elle-même - la phase actuelle - est une solution prolongée dans le temps à cette question fondamentale.

Pratiquement toutes les positions sont représentées d'une manière ou d'une autre dans la société russe contemporaine, en particulier si l'on considère les processus religieux qui se déroulent dans la partie occidentale du monde russe - en Ukraine et au Belarus. Ainsi, dans l'orthodoxie moderne, on trouve des modernistes, des partisans du progrès, des matérialistes orientés vers les sciences naturelles, des évolutionnistes, des fondamentalistes de la période moscovite (qui proclament parfois la nécessité de canoniser Ivan le Terrible) et des idéologues héritiers des vieux croyants, et les revivalistes de l'Unificationnisme, les Sophiologues, les Eurasistes, les Bolcheviks nationaux (qui justifient Staline et sont favorables à la position du Patriarche Sergius), les anticommunistes extrêmes (à la fois monarchistes et libéraux), et ceux qui sont enclins au gnosticisme et au sectarisme, les uniates (particulièrement caractéristiques de la Russie occidentale), les œcuménistes (qui prônent l'unification de l'orthodoxie avec les confessions chrétiennes occidentales), les nationalistes étroits, les panslavistes et les traditionalistes (qui recherchent une plate-forme commune avec les croyants d'autres religions en opposition à la modernisation, à la sécularisation et au post-modernisme), les conformistes (prêts à accepter n'importe quelle idéologie), les puristes (qui insistent sur la "pureté de l'orthodoxie"), et les sectaires les plus divers. En même temps, aucune de ces versions ne domine clairement, et la structure générale de la dixième phase dans laquelle vit aujourd'hui la société russe ne peut être définie sans ambiguïté. Mais pour comprendre cette dixième phase, il est nécessaire de démanteler et de comprendre correctement toutes les précédentes, car elle en est le résultat, et elle est encore incertaine et n'a pas apporté les éléments de l'historicité chrétienne, qui sont pourtant manifestement présents dans la société russe contemporaine, à une structure unifiée et définie. C'est pourquoi la plupart des théologiens russes du 20ème siècle s'accordent à dire que le problème principal et toujours non résolu de la théologie orthodoxe russe moderne est le problème de l'ecclésiologie, c'est-à-dire la compréhension des chemins historiques de l'Église terrestre - dans le cas des Russes, cela va sans dire, en particulier le destin de l'Église russe.

Notes:

[1] Douguine A.G. Noomakhia. L'Europe de l'Est. Logos slaves : Balkan Nav et style sarmate.

[2] Douguine A.G.Noomakhia. Les horizons non slaves de l'Europe de l'Est : Le chant de la goule et la voix de l'abîme.

[3] Berdyaev N.A. Origines et signification du communisme russe. M. : Nauka, 1990.

[4] Les fondements de l'eurasisme.

[5] Ustryalov N. National-bolchevisme. M. : Eksmo, 2003.

jeudi, 28 septembre 2023

Trois méditations sur Charles de Foucauld

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Trois méditations sur Charles de Foucauld

par André Murawski

Il est des hommes dont la vie édifie leurs contemporains et jusqu’aux générations suivantes. La vie et les gestes de ces hommes peuvent être légendaires. Ils peuvent être exemplaires. Ils sont toujours héroïques, suivant toutes les déclinaisons de l’héroïsme. On songe à Plutarque écrivant les Vies parallèles. On songe aux nombreux recueils intitulés DE VIRIS ILLUSTRIBUS, ces vies des hommes illustres où se sont essayés tant d’auteurs, de l’Antiquité au XIXe siècle, de Cornelius Nepos à Victor Espitallier, de Suétone à l’abbé Lhomond, de Jérôme de Stridon à Isidore de Séville. Il est des hommes dont la vie appelle la méditation.  

Charles de Foucauld est un de ces hommes-là. Né le 15 septembre 1858, il mourut assassiné le 1er décembre 1916, à l’âge de 58 ans. 58 années pendant lesquelles on peut affirmer qu’il vécut plusieurs vies. Sur le plan professionnel d’abord où il fut tour à tour officier de cavalerie, explorateur, puis religieux catholique. Sur le plan intellectuel ensuite où il fit œuvre de géographe avant de devenir linguiste. Sur le plan spirituel enfin où, croyant fervent dans l’enfance, il s’éloigna de la religion et devint agnostique, avant de suivre son chemin de Damas, se convertir à la foi catholique, devenir prêtre, puis ermite et mourir en martyr en terre d’islam.  

Cette vie extraordinaire suggère de nombreuses méditations. L’une d’elles pourrait porter sur la manifestation de la Grâce qui permit à cet homme égaré de revenir progressivement à Dieu. Une autre pourrait considérer les différences entre la doctrine sociale de l’Eglise et le volontarisme colonialiste en France sous la IIIe République. Une autre encore nous inviterait à réfléchir à la réalité du choc des civilisations, permanente et impitoyable.  

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PREMIERE MEDITATION : Touché par la Grâce, Charles de Foucauld donna une nouvelle dimension à sa vie.  

La famille de Foucauld était issue de vieille noblesse française, et pouvait s’enorgueillir de plusieurs ancêtres ayant participé aux Croisades, ainsi que d’un arrière-grand-oncle de Charles qui avait été parmi les victimes des massacres de septembre pendant la Révolution. A l’âge de 5 ans 1/2, l’enfant perdit sa mère, puis son père et, bientôt, sa grand-mère paternelle, et ce sont ses grands-parents maternels, ainsi que sa tante et des cousines qui prirent soin de sa sœur et de lui.  

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Cet orphelinat précoce pesa-t-il sur la santé physique et psychologique de Charles ? Bon élève, il commença à s’éloigner de la foi vers 15 ans, en 1873, et cette période dura près de 12 ans. Il s’en ouvrit à un ancien compagnon d’armes, Henry de Castries, dans une lettre du 14 août 1901 : « Je demeurais douze ans sans rien nier et sans rien croire, désespérant de la vérité et ne croyant même pas en Dieu. (…) Je vivais comme on peut vivre quand la dernière étincelle de foi est éteinte[1]. » Au cours de cette période, il mena une vie dissipée et, même, dissolue, bien qu’il réussît le concours de Saint-Cyr et devint officier de cavalerie. Cependant, Charles de Foucauld ayant multiplié les frasques, l’armée finit par le placer temporairement en position « hors cadre ».  

En ce temps-là, l’Eglise catholique définissait la Grâce comme « un don surnaturel que Dieu nous accorde, à cause des mérites de Jésus Christ, pour nous aider à faire notre salut[2]. » On distinguait la Grâce actuelle, secours passager envoyé par Dieu à l’âme pour l’aider à éviter le mal et à faire le bien, et la Grâce habituelle qui « demeure en notre âme et la rend juste et sainte aux yeux de Dieu[3]. »  

De multiples Grâces successives furent-elle envoyées à Charles de Foucauld ? Un premier changement intervint dans sa vie quand il apprit que son régiment avait été engagé pour réprimer une insurrection dans le Sud-Oranais. Réintégré à sa demande, il fit campagne pendant 6 mois au cours desquels il se révéla un bon officier, soucieux de ses hommes.  

Ayant ressenti l’appel du désert, il démissionna de l’armée pour explorer le Maroc, pays alors fort mal connu des chrétiens qui ne pouvaient s’y rendre sous peine de mort. Se faisant passer pour juif, Charles de Foucauld commença le 10 juin 1883 un périple qui dura onze mois à l’issue desquels il reçut la médaille d’or de la société de géographie de Paris pour la qualité de ses travaux. Il explora ensuite le Sahara en Algérie entre septembre 1885 et février 1886. Oscar Mac Carthy, conservateur de la bibliothèque d’Alger, fit l’éloge de ce travail dans une lettre au secrétaire de la Société de Géographie de Paris : « Faites à M. de Foucauld les honneurs de la Société de Géographie de Paris ; il les mérite sous tous les rapports ; on a rarement, bien rarement, aussi longtemps et aussi bien travaillé[4] ».  

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Rentré en France, il subit l’influence de sa cousine, Marie de Bondy, et rencontra l’abbé Huvelin, célèbre confesseur qui allait œuvrer à sa conversion. Charles de Foucauld entama alors un long chemin fait de mortifications et de recherche de perfection chrétienne. Lisant les Pères du désert, méditant les Evangiles et l’exemple du Christ, visitant les Ordres religieux et la Terre Sainte, il confessa à Henry de Castries, dans une lettre du 14 août 1901 : « Je me suis dit… Que peut-être cette religion n’était pas absurde ; en même temps, une grâce intérieure extrêmement forte me poussait ; je me mis à aller à l’église, sans croire, ne me trouvant bien que là et y passant de longues heures à répéter cette étrange prière : Mon dieu, si Vous existez, faîtes que je Vous connaisse[5]. »  

Ordonné prêtre le 9 juin 1901, il retourna en Algérie afin d’y mener finalement une vie érémitique à Tamanrasset à partir de 1905. Il s’en était expliqué auprès de son confesseur et directeur de conscience, l’abbé Huvelin, dans une lettre du 7 mai 1900 : « Je vous ai écrit d’Akbès ce que j’entrevoyais pour moi : mener avec quelques compagnons la vie de la Sainte Vierge dans les mystères de la Visitation : c’est-à-dire sanctifier les peuples infidèles des pays de mission en portant au milieu d’eux, en silence, sans prêcher, Jésus dans le Saint-Sacrement et la pratique des vertus évangéliques[6] ». Mais les conceptions du Père de Foucauld, qui étaient aussi celles de l’Eglise catholiques, allaient se heurter à la conception républicaine de la colonisation.  

DEUXIEME MEDITATION : Le progressisme républicain triomphant face à l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique.  

Les gouvernements de l'époque du mercantilisme jusqu’à la Révolution française avaient ajouté à l’apostolat les besoins du commerce pour justifier le colonialisme du point de vue moral. Mais dans la France de la IIIe République, de nouvelles doctrines de nature impérialiste étaient apparues. Certains adaptèrent les théories de Darwin à l’expansionnisme qui devint alors un fait « naturel » : « il en est des nations comme des espèces et des individus ; l’élimination des peuples arriérés par les peuples évolués et à leur profit est en dernière analyse bénéfique à l’ensemble de l’humanité[7] ».  

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Une philosophie de la colonisation fut associée à des théories économiques. Par exemple, l’économiste Paul Leroy-Beaulieu écrivait que « les capitalistes courent (…) de moindres risques dans les colonies qui sont des prolongements de la métropole[8] ». Sur le plan politique, la plupart des républicains français cultivaient à l’égard des populations indigènes des sentiments tranchés. On sait l’engagement très fort de Jules Ferry en faveur de la colonisation, là où les conservateurs français, mais aussi la gauche de Clémenceau, y étaient hostiles. La considération dans laquelle Jules Ferry tenait les peuples colonisés était peu fraternelle, si l’on en juge par le célèbre discours qu’il prononça le 28 juillet 1885 devant la Chambre des députés, dont le compte rendu des débats indique notamment : « Monsieur Jules Ferry : Il faut dire ouvertement qu’en effet, les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. » Et plus loin : « Monsieur Jules Ferry : Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… (Marques d’approbation sur les mêmes bancs à gauche – Nouvelles interruptions à l’extrême-gauche et à droite). »  

Sur le plan religieux, l’évangélisation des indigènes qui s’est faite parallèlement à la colonisation a pu donner l’impression d’une collusion entre les missionnaires et les colonisateurs. C’est oublier qu’en France, la IIIe République a été fort peu favorable à l’Eglise catholique, et que les administrateurs coloniaux étaient le plus souvent francs-maçons[9]. Depuis l'avènement de la République en 1871, l’administration française était opposée à la conversion des musulmans, et Monseigneur Lavigerie, ardent partisan de la conquête des âmes, était regardé avec suspicion[10]. Dans une lettre du 22 novembre 1907 à l’abbé Hugelin, le Père de Foucauld déplorait la situation issue de cette politique : « Ce que voient les indigènes, de nous, chrétiens, professant une religion d’amour, ce qu’ils voient des Français incroyants criant sur les toits fraternité, c’est négligence, ou ambition, ou cupidité – et chez presque tous, hélas, indifférence, aversion et dureté[11] ».  

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Loin des considérations d’ordre économique, stratégique ou humanitaire, le Père de Foucauld défendait un point de vue catholique et fort différent : « Pour les musulmans, c’est affaire de longue haleine. Il faut faire d’eux intellectuellement et moralement nos égaux, ce qui est notre devoir[12]. » Il expliqua ses conceptions à sa cousine, Marie de Bondy, dans une lettre du 7 janvier 1902 : « Je veux habituer tous les habitants, chrétiens, musulmans, juifs et idolâtres, à me regarder comme leur frère universel. Ils commencent à appeler la maison « la fraternité » (la Khaoua, en arabe) et cela m’est doux[13] ».  

Ouverture chrétienne du cœur contre intérêts bien pensés. Toute la différence entre la doctrine sociale de l’Eglise et le colonialisme de la IIIe République apparaît quand on confronte les deux discours. Mais la doctrine sociale de l’Eglise pouvait-elle rencontrer un écho au sein de la civilisation de l’islam ? Peut-être le Père de Foucauld en doutait-il quand il exposa ses conceptions dans sa « Règle » de juin 1896 : « 1° Reproduire aussi fidèlement que possible la vie de Notre Seigneur Jésus Christ à Nazareth. 2° Mener cette vie en pays infidèles, musulmans ou autres, par amour pour Notre-Seigneur, dans l’espoir de donner notre sang pour son nom[14] ».  

TROISIEME MEDITATION : Le choc des civilisations ne distingue pas entre les individus.  

Le concept de choc des civilisations s’est imposé peu à peu après la parution, en 1996, de l’ouvrage éponyme de Samuel Huntington, professeur à l’université d’Harvard et expert auprès du Conseil national américain de sécurité sous l’administration Carter. Dans ce livre, Samuel Huntington considère que le monde bipolaire issu de la guerre froide et de l’affrontement Est-Ouest est devenu multipolaire, et que les oppositions idéologiques se sont effacées pour céder la place à des oppositions culturelles, c’est-à-dire principalement religieuses et, en partie, ethniques.  

Selon Huntington, au XIXe siècle, « les Européens ont déployé beaucoup d’énergie intellectuelle, diplomatique et politique à concevoir des critères servant à évaluer si les sociétés non occidentales étaient assez « civilisées » pour être acceptées comme membres du système international dominé par l’Europe[15] ». Huntington précise que « civilisation et culture se réfèrent à la manière de vivre en général[16] », et que « une civilisation représente l’entité culturelle la plus large[17] ». Mais qu’en est-il des chocs ? Evoquant la bataille de Lépante, Fernand Braudel les a décrits d’une façon imagée en notant « ces chocs sourds, violents, répétés, que se portent les bêtes puissantes que sont les civilisations[18] ». Et ce sont en effet des « chocs » que se sont portés dans l'histoire l’islam et la chrétienté, de la première conquête arabe à la bataille de Poitiers, des Croisades à la chute de Constantinople, de la Reconquista à l’occupation turque de la Hongrie, de la libération de Vienne par Jean III Sobieski à la colonisation de l’Algérie.  

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Le choc des civilisations se manifesta en Algérie dès le début de l’administration française. Une politique d’assimilation impliquait que les indigènes soient soumis au code civil français. Or, l’islam donnait aux musulmans « un statut personnel relavant des lois coraniques : pour devenir des citoyens français, il aurait fallu qu’ils consentissent à y renoncer[19] ». Bien peu se souviennent que la France de Napoléon III avait offert la nationalité française aux Algériens, dans un sénatus-consulte de 1865 dont l’article 1er était ainsi rédigé : « L’indigène musulman est Français ; néanmoins, il continuera d’être régi par la loi musulmane. Il peut être appelé à des fonctions et emplois en Algérie. Il peut sur sa demande être admis à jouir des droits de citoyen Français, en étant régi par les lois civiles et politiques de la France[20] ».  

« Mais les musulmans tinrent à rester eux-mêmes. En cinq ans il y eut seulement 250 demandes d’accession à la citoyenneté française ! Et, entre 1865 et 1899, il n’y eut que 1131 naturalisations, les demandes d’accession à la citoyenneté française émanant essentiellement de militaires de carrière[21] ». A titre de comparaison, quand, « en 1870, le décret Crémieux accorda la citoyenneté française aux Israélites, ceux-ci se conformant au code civil français, il y eut 37000 bénéficiaires[22] ». Et c’est parce que les musulmans choisirent de rester eux-mêmes que la généreuse initiative du Père de Foucault échoua finalement devant le choc des civilisations, entraînant la mort du bâtisseur de la Khaoua, de la Fraternité.  

41WYX451QRL._SX195_.jpgLe Père de Foucauld était lucide. Il connaissait la force de l’islam, comme il le narra à Henry de Castries le 8 juillet 1901 : « L’islam a produit en moi un profond bouleversement. La vue de cette foi, de ces hommes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines… Je me suis mis à étudier l’Islam, puis la Bible[23] ». Il pria sans doute souvent, ainsi qu’il l’écrivit dans son « Diaire », le 17 mai 1904 : « Je vous recommande de toute mon âme la conversion des Touaregs ; je vous offre ma vie pour eux, la conversion du Maroc, des peuples du Sahara, de tous les infidèles[24] ». Pourtant, il était sans illusions et le fit savoir à Marie de Bondy, le 7 septembre 1915 : « Il y aura demain dix ans que je dis la messe à Tamanrasset, et pas un seul converti ![25] »  

Peut-on rendre l’homme différent de ce que sa nature fait de lui ? Tout au long de son ermitage, le Père de Foucauld avait entretenu des relations de respect mutuel avec les populations locales, allant jusqu’à faire œuvre de linguiste notamment dans ses études sur la langue des Touaregs, et il jouissait de l’estime et de la considération des autochtones. Mais en juin 1916, une grande partie de la population du Sahara et du Sahel se souleva contre les Français. Le 1er décembre 1916, un Touareg connu du Père de Foucault trahit sa confiance et permit à des Senoussistes d’investir le fortin où il était réfugié. C’est pendant le pillage que le Père de Foucauld fut tué d’une balle dans la tête, sans que les circonstances de sa mort n’aient jamais été clairement établies. Le capitaine de la Roche laissa le récit de ce qu’il trouva à son arrivée à l’ermitage, le 21 décembre 1916 : « Les assassins avaient emporté tout ce qui avait pour eux quelque valeur. Par terre gisait dans un désordre indescriptible ce qu’ils avaient dédaigné – quelques livres, un chemin de croix fait de planchettes, le chapelet du Père et un petit ostensoir qui semblait encore contenir l’hostie[26]. »  

---§---  

Quand le choc des civilisations se réalise, les ennemis ne témoignent d’aucun respect ni pour les hommes, ni pour leur culture, ni pour les symboles de leur foi. Après la mort du Père de Foucault, ses amis Touaregs entrèrent en dissidence contre l’armée française. On peut être édifié par la vie de Charles de Foucault. On doit aussi tirer une leçon de sa mort.  

Notes:

 [1] Jean-François Six, Charles de Foucauld aujourd’hui, Editions du Seuil, 1966 

[2] Auguste Boulenger, La doctrine catholique, Clovis, 2021 

[3] Ibid 

[4] Jean-François Six, Charles de Foucauld aujourd’hui, Editions du Seuil, 1966 

[5] Ibid 

[6] Jean-François Six, Charles de Foucauld aujourd’hui, Editions du Seuil, 1966 

[7] Encyclopaedia universalis, Colonialisme et anticolonialisme, Editions Encyclopaedia Universalis, 1980 

[8] Ibid 

[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Missions_catholiques_aux_XIXe_et_XXe_si%C3%A8cles#Le_fait_colonial 

[10] https://fr.wikipedia.org/wiki/Missions_catholiques_aux_XIXe_et_XXe_si%C3%A8cles#Le_cardinal_Lavigerie_et_les_P%C3%A8res_blancs 

[11] Jean-François Six, Charles de Foucauld aujourd’hui, Editions du Seuil, 1966 

[12] André Castelot, L’Almanach de l’histoire, Perrin, 1962. 

[13] Jean-François Six, Charles de Foucauld aujourd’hui, Editions du Seuil, 1966 

[14] Ibid  

15] Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997 

[16] Ibid 

[17] Ibid 

[18] Renaissance catholique, Le choc des civilisations, Contretemps, 2009 

[19] Claude Sicard, Le face-à-face islam-chrétienté, François-Xavier de Guibert, 2008 

[20] Ibid 

[21] Ibid 

[22] Idid 

[23] Jean-François Six, Charles de Foucauld aujourd’hui, Editions du Seuil, 1966 

[24] Ibid 

[25] Ibid 

[26] Ibid.  

jeudi, 13 juillet 2023

Le mal français: il ne peut y avoir de véritable communauté politique sans un ethos religieux partagé

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Le mal français: il ne peut y avoir de véritable communauté politique sans un ethos religieux partagé

Par Juan Manuel de Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/el-mal-frances-no-puede-existir-autentica-comunidad-politica-sin-un-ethos-religioso-compartido-por-juan-manuel-de-prada/

Si demain on nous découvrait un cancer du pancréas en phase terminale et que le médecin nous suggérait de renoncer au chocolat ou aux petits pois pour le combattre, nous le prendrions pour un imbécile de taille cosmique. C'est ce que vient de faire le gérontophile Macron qui, face aux graves troubles qui frappent la France, a proposé de restreindre l'accès des jeunes aux jeux vidéo et aux réseaux sociaux. Mais l'Occident a écouté sans broncher cette colossale sottise, preuve indubitable qu'il n'a plus le courage de regarder la vérité en face.

Avec moins de légèreté, mais avec le même manque de recul, des analystes ont poussé comme des champignons pour tenter de trouver des causes matérielles à ces émeutes, qui se résument à "l'inadaptation" d'une jeunesse d'origine généralement africaine et de religion mahométane qui, alors que sa famille vit dans l'ancienne métropole depuis plusieurs générations, découvre que sa vie manque d'horizons et que l'anathème du racisme pèse sur elle. C'est une version complètement exagérée ; et si les hooligans eux-mêmes l'ont assimilée, c'est parce qu'ils savent que l'agitation victimaire trouve un écho, qui est le propre des sociétés malades.

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Culte de la "déesse raison" en France, à la fin du 18ème siècle.

Les grands bouleversements sociaux de ce type ont toujours des raisons spirituelles sous-jacentes. La France, dans son délire rationaliste, a cru pouvoir refonder la communauté politique sur le vide religieux ou, plus exactement, sur la création d'un substitut à la religion qui établirait le culte idolâtre de diverses abstractions. Et, une fois le culte idolâtre de ces abstractions assuré, il pensait que l'éthique religieuse du peuple pouvait être remplacée par un "no man's land" où chacun pouvait créer sa propre moralité, tant qu'elle n'interférait pas avec le culte idolâtre de l'abstraction politique existante. Mais lorsqu'un "no man's land" moral est établi, deux choses finissent par se produire : les personnes enclines à l'immoralité peuvent plus facilement imposer les aberrations les plus néfastes et les plus infâmes ; et les personnes morales développent une aversion croissante contre la nation qui les oblige à vivre au milieu de la saleté. Ainsi, paradoxalement, l'avidité des immoraux, qui fomentent le chaos pour assouvir les pulsions satanistes les plus basses, et le dégoût des moraux, qui en viennent à abhorrer la porcherie dans laquelle ils vivent, se rejoignent dans le désir de destruction.

Il ne peut y avoir de véritable communauté politique sans une éthique religieuse partagée ; ou il ne peut y en avoir que lorsqu'il y a des dirigeants qui, dans l'intérêt de la coexistence, sont soucieux de garder un noyau moral partagé. Or, curieusement, les pays où cette coexistence a été possible, bien que précaire, ont été rasés ou sont hostiles à l'Occident, qui cherche à fonder la coexistence sur le culte idolâtre des abstractions et sur un vide moral propice aux aberrations. Le mal français ne fera que s'étendre à l'Occident, qui a de plus en plus besoin d'un feu purificateur.

mercredi, 15 février 2023

Guerre de religion en Ukraine

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Guerre de religion en Ukraine

Alexandre Markovics

La persécution des chrétiens au cœur de l'Europe: ce que l'on ne connaît habituellement qu'au Moyen-Orient se produit désormais en Ukraine, sous les yeux fermés de l'opinion publique occidentale. Depuis le coup d'État de l'OTAN en 2014, le régime ukrainien tente désespérément de se débarrasser de toutes ses racines culturelles communes avec la Russie et, en fin de compte, aussi de sa foi commune avec la Russie, en agissant de manière de plus en plus extrême. Actuellement, il s'en prend principalement à un élément de son identité: l'église orthodoxe.

Avec l'intensification du conflit depuis le 24 février 2022, les forces ukrainiennes ont attaqué de plus en plus souvent les prêtres russophones, les humiliant publiquement devant l'assemblée de leurs ouailles et les forçant à quitter le lieu de culte sous la menace des armes. Les messes sont de plus en plus souvent prises d'assaut par des hommes armés et les fidèles sont contraints d'entonner l'hymne national ukrainien. Cela semble d'autant plus absurde que c'est précisément au départ de Kiev, la capitale de la Rus' de Kiev, qu'est partie l'évangélisation des Slaves de l'Est.

Par la suite, il était indiscutable que Kiev relevait de la sphère d'influence de l'Église orthodoxe russe et non de l'Église grecque de Constantinople. Cependant, dans le cadre de la guerre culturelle actuelle entre l'OTAN et la Russie, non seulement les églises russes brûlent dans le Donbass, comme l'église de la Toussaint de Sviatohirsk qui a été "accidentellement" bombardée par l'artillerie ukrainienne le 4 juin 2022, mais Constantinople a soudainement commencé à contester l'autorité de l'Église russe sur l'Ukraine. En Ukraine se reproduisait ainsi un modus operandi déjà observé 30 ans plus tôt en Yougoslavie avec l'exemple de l'Eglise monténégrine: une église nationale fut alors mise en place de toutes pièces afin de créer de force une identité nationale. Mais en Ukraine, la persécution a continué: peu avant la fin de l'année, des agents des services secrets ukrainiens ont pris d'assaut le célèbre monastère troglodyte de Kiev, l'un des principaux sanctuaires de l'Église orthodoxe ukrainienne. Le plus absurde est que l'Église orthodoxe ukrainienne avait déjà renoncé à Moscou en mai 2022, car elle avait condamné l'attaque contre l'Ukraine.

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Mais cela n'a pas suffi au gouvernement de Kiev: une chanson patriotique russe chantée dans une église du monastère a suffi pour déclencher l'assaut. Officiellement, ils prétendaient rechercher des armes et des groupes de saboteurs cachés dans le monastère. Bien qu'aucune arme n'ait été trouvée, l'église s'est vue interdire de continuer à utiliser le monastère, de nombreux livres ont été confisqués et les droits d'utilisation ont été transférés à la fin de l'année à l'Église orthodoxe d'Ukraine, qui porte le même nom et qui a été fondée en 2019, et qui brille non seulement par sa ligne pro-LGBT, mais aussi par sa loyauté inconditionnelle envers Kiev.

Alors qu'avant la guerre, il était indifférent de savoir si l'on parlait russe ou ukrainien dans une église, cette question est désormais érigée en guerre de religion, qui fera sans aucun doute encore de nombreuses victimes. On peut espérer que l'héritage culturel de l'Ukraine n'en souffrira pas davantage.

mercredi, 11 janvier 2023

La déstabilisation américaine du monde orthodoxe

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La déstabilisation américaine du monde orthodoxe

par Antonio Catalano

Source : Antonio Catalano & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-destabilizzazione-americana-del-mondo-ortodosso 

Ceux qui ont voulu le comprendre l'ont compris : le 24 février ne marque pas le début de la guerre russo-ukrainienne. Les autres, ceux qui sont de bonne foi, seront convaincus par les faits matériels lorsque ceux-ci leur crieront la réalité des choses haut et fort dans les tympans. Pendant ce temps, ceux qui sont à la solde de la propagande de l'OTAN continueront à répéter les paroles véhiculées par Washington, du moins tant que les scénarios actuels le permettront, ensuite nous verrons... et, comme dans la vieille série, soyons tous antifascistes quand le fascisme cesse d'exister.  

Ceux qui comprennent comment les choses se sont passées savent donc que l'intervention russe découle de la stratégie américaine, vieille de plusieurs décennies, qui consiste à avancer vers l'Est, notamment avec des manœuvres visant à utiliser l'Ukraine dans une fonction anti-russe, en particulier depuis le coup d'État perpétré à Kiev en 2014. Un processus qui s'est traduit par l'installation d'avant-postes de l'OTAN dans les pays de l'ancien camp soviétique, par des exercices à grande échelle aux frontières occidentales de la Russie, par l'imposition de sanctions commerciales aux assujettis européens contre leurs propres intérêts (objectif principal : briser l'axe Berlin-Moscou) et, depuis un an, par le financement de l'armement et de l'entraînement du collaborationniste Zelensky. 

Mais la guerre contre la Russie s'est jouée non seulement sur les plans commercial, économique, politique, diplomatique, militaire et culturel, mais aussi sur le plan religieux. Négliger ou même nier ce dernier plan est le signe d'une myopie qui empêche de voir la force que le facteur religieux libère dans le mouvement réel, surtout dans une région où la religiosité est un élément fort de l'identité et se combine avec un appel profond aux valeurs de la tradition. 

C'est pourquoi les États-Unis, avec leur Département d'État, s'efforcent depuis quelque temps de favoriser la rupture entre les différentes Églises orthodoxes nationales (autocéphales, c'est-à-dire autonomes) et le patriarcat de Moscou. Ce processus a abouti à l'imposition en Ukraine de la célébration de Noël le 25 décembre au lieu du 7 janvier, comme le veut la tradition du monde orthodoxe orienté vers Moscou, qui suit le calendrier julien.

L'Occident collectif (comme on définit l'Occident en Russie depuis un an), avec son transhumanisme, son vision fluide du sexe, son néo-malthusianisme, son effacement de l'histoire et ses autres dystopies qui s'attaquent à la hiérarchie naturelle des valeurs humaines, est vécu en Russie comme une menace à laquelle opposer un système de valeurs fondé sur la tradition de la civilisation chrétienne dont elle se sent dépositaire.

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Pour mieux comprendre la distance culturelle et anthropologique qui sépare l'âme russe de celle de l'Occident, lisez, par exemple, les récents mots durs du secrétaire du Conseil de sécurité de la Russie, Nikolai Patrušev.
"L'Occident promeut des valeurs néolibérales contraires à la nature humaine. Les sociétés transnationales influencent les politiques de divers pays, comme les expériences sur les agents pathogènes et les virus dangereux menées dans les laboratoires biologiques militaires gérés par le Pentagone. Après avoir lavé le cerveau des gens avec une propagande de masse, l'Occident cherche maintenant à utiliser des armes cognitives en ciblant chaque personne par le biais des technologies de l'information et des moyens neuropsychologiques, tandis que l'agenda LGBT vise à réduire progressivement le nombre de personnes supplémentaires qui ne font pas partie du tristement célèbre milliard d'or [expression indiquant la population totale des pays développés]. Ceux qui ont fait la promotion des OGM sont les mêmes qui exhortent maintenant les femmes à ne pas avoir d'enfants pour lutter contre le changement climatique. Les chercheurs d'outre-mer mesurent et calculent les êtres humains comme le faisaient les scientifiques nazis, afin d'établir des critères permettant de distinguer les "races supérieures et inférieures".

Bref, s'exprimer en langage religieux, une Russie qui vit comme une sorte de Katechon (un concept biblique qui signifie "celui qui retient") contre l'Antéchrist représenté par l'Occident dissolu et satanique, presque comme si nous avions finalement atteint l'inversion de la prophétie de la "Troisième Rome" de Moscou par le moine Philothée. Qui, en 1520, a prédit que la capitale russe assumerait le rôle d'unique bastion de la foi, après la chute des deux capitales précédentes, Rome et Constantinople. La tradition veut que le moine Philothée, s'adressant au grand duc Vassili III, lui ait dit : "Souvenez-vous que les deux Romes sont tombées, que la troisième, Moscou, est debout et qu'il n'y en aura pas de quatrième".  

Les agences de renseignement occidentales se sont déchaînées dans les Balkans pour diviser les Églises orthodoxes et favoriser la rupture avec l'Église orthodoxe russe. Malheureusement, elles ont réussi à tirer profit de la création de l'"Église orthodoxe d'Ukraine" et de sa reconnaissance par les autres Églises orthodoxes. 

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Le grand architecte de cela était Geoffrey Pyatt, qui, avec Victoria Nuland (celle qui en 2014 à Kiev distribuait des biscuits à Maidan et incitait à un coup d'État contre le gouvernement ukrainien légitime), a géré la situation au moment des événements violents de 2014 à Kiev. Pyatt, après avoir fait ses devoirs en Ukraine, a été transféré par le département américain en Grèce, où il s'est consacré à "conditionner" (certains disent à corrompre) le patriarche "primus inter pares" (dans le monde orthodoxe, il n'y a pas de pape) Bartholomée de Constantinople, jusqu'à ce que ce dernier cède. Et voilà qu'en septembre 2018, le département d'État américain déclare péremptoirement que les États-Unis soutiennent l'autocéphalie en Ukraine et considèrent le patriarche Bartholomée comme la voix de la tolérance dans le monde. Comment le patriarche Bartholomée, flatté par cette attribution, peut-il décevoir ses amis américains?  Ainsi, en janvier 2019, il accorde le Tomos (document) d'autocéphalie à " l'Église orthodoxe d'Ukraine ". Bon travail, Geoffrey !

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La relation de collaboration entre Bartholomée (photo) et ses nouveaux parrains et marraines a culminé lors du voyage de douze jours aux États-Unis à l'automne dernier (23 octobre - 3 novembre 2022). Douze jours remplis de réunions et de réceptions, au cours desquels le patriarche "œcuménique" (comme les mondialistes aiment les patriarches et les papes "œcuméniques" !) a parlé de la liberté religieuse, d'une plus grande justice environnementale, de l'accès universel au vaccin contre le cov id, de la situation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Dans un excès de transport, Bartholomée va jusqu'à appeler Biden "un homme de foi et de vision, qui offrira à ce merveilleux pays et au monde les meilleurs conseils et la meilleure direction". Et puis, en tant que "bâtisseur de ponts": "Le chemin vers l'unité des chrétiens n'a été ni pacifique ni indolore. L'unité est une tâche qui reste difficile à réaliser. Mais les liens d'amitié entre les Églises divisées et les ponts par lesquels nous pouvons surmonter nos divisions sont indispensables, maintenant plus que jamais". À cet égard, Bartholomée cite en exemple l'appel à la protection de l'environnement lancé "pour la première fois dans l'histoire du christianisme" avec le pape François et l'archevêque de Canterbury. 

Juste en passant, et j'en arrive à la conclusion, une référence à l'attitude différente des Américains envers le pape Benoît XVI, dont la "ferme volonté de parvenir à une réconciliation historique avec le patriarcat de Moscou" a été combattue de toutes les manières - comme l'écrit Germano Dottori dans Limes en mai 2017, qui aurait été dans ses intentions [du pape] le véritable couronnement religieux d'un projet géopolitique d'intégration euro-russe soutenu avec conviction par l'Allemagne et aussi par l'Italie de Silvio Berlusconi - mais pas par celle, plus pro-américaine, qui s'est reconnue en Giorgio Napolitano.

La façon dont cela s'est terminé, conclut l'article de Dottori, est connue de tous. Le gouvernement italien et la papauté auraient été simultanément attaqués par une campagne scandaleuse et coordonnée d'une violence rare et sans précédent, à laquelle seraient également associées des manœuvres plus ou moins opaques dans le domaine financier, avec pour effet final de précipiter en novembre 2011 la destitution de Berlusconi et en février 2013 l'abdication de Ratzinger".

Les faits brièvement exposés ci-dessus nous permettent de mieux cerner la position manifestement pro-ukrainienne du Pape Bergoglio, malgré les "aboiements de l'OTAN aux portes de Moscou", position prononcée en juin dernier, contrebalancée par le récent "dérapage" d'une interview dans la revue jésuite America dans laquelle il a qualifié les Tchétchènes et les Bouriates (deux peuples de Russie) de "soldats les plus cruels parmi les militaires russes". Cela a suscité l'ire de la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Maria Zakharova, qui a répondu: "Les propos du pape sur la cruauté des Tchétchènes et des Bouriates ne sont plus une preuve de russophobie, mais une perversion de la vérité". Incident clos après les excuses du Vatican. Mais Zakharova a clairement indiqué que cet "incident" a mis fin à toute possibilité pour le Vatican de s'asseoir à une future table de négociation en tant que partie médiatrice. 

Ces manœuvres visant à diviser le monde de l'orthodoxie ne pourraient qu'entraîner l'Ukraine dans une spirale de véritable chasse aux sorcières et de répression, inspirée par le gouvernement banderiste de Zelensky. Avec l'identification de "traîtres" parmi le clergé, les agressions physiques (voir le coup de couteau encaissé par l'archiprêtre Kovtonyuk devant l'autel de son église), les raids sur les lieux de culte (voir le monastère de la grotte de Kiev), les arrestations d'ecclésiastiques et de religieuses, les menaces contre les simples croyants de l'observance de Moscou et la fermeture des églises de rite russe. Jusqu'à la proclamation, le 2 décembre 2022, du décret interdisant l'Église ukrainienne pro-russe.

samedi, 07 janvier 2023

Note sur le décès du Pape émérite Benoît XVI

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Note sur le décès du Pape émérite Benoît XVI

par Andrea Zhok

Source : Sfero & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/nota-a-margine-alla-morte-del-papa-emerito-benedetto-xvi

Bien que l'auteur n'ait aucun titre pour parler d'une institution millénaire, dont il n'est même pas membre, l'histoire de la dyarchie entre Benoît et François, manifestement et ouvertement liée à des conflits de pouvoir au sein de l'Église catholique, signale un changement culturellement remarquable - et en tant que changement culturel, il nous concerne tous, catholiques et non-catholiques.

Dès le choix des noms, les orientations de Ratzinger et de Bergoglio étaient évidentes, et manifestement divergentes.

Se référer à Benoît de Norcia, fondateur de l'ordre monastique bénédictin, signifiait se référer à cette colonne vertébrale de la culture chrétienne et européenne qu'étaient les monastères en tant que lieux de prière et de travail ('ora et labora'). Ces monastères préservaient la culture des anciens et constituaient un modèle de communauté encore exemplaire aujourd'hui. L'étude, la contemplation, le travail, la spiritualité, la conservation et la communauté sont ici les références fondamentales.

Se référer à François d'Assise signifie plutôt se référer à un modèle d'Église anti-institutionnel, paupériste et révolutionnaire. Ce n'est pas un hasard si le choix de Bergoglio est isolé : c'est la première fois qu'un pape décide de prendre ce nom, car saint François était à l'origine un saint excentrique, à la limite de l'hérésie, mais finalement ramené dans le courant de la tradition et de l'Église. Se référer à François signifiait aller idéalement dans une direction innovante, se libérer des incrustations du passé, s'afficher "démocratique".

Bien sûr, les deux personnages historiques, Benoît de Norcia et François d'Assise, sont de grands exemples de vertu et de vision, et sont donc tous deux extraordinairement dignes d'un renouveau et d'une re-proposition de leur profond message. Nous ne sommes donc certainement pas ici pour organiser un "concours de beauté" entre les saints afin de déterminer qui est le "meilleur".

Cependant, cette dyarchie, qui a été une question éminemment politique, avec la démission de Benoît et l'avènement de François présente un aspect culturellement intéressant si nous la plaçons, comme nous devons le faire, dans le processus historique général actuel d'imposition de la raison libérale en Occident.

Le théologien Benoît représente d'une certaine manière le visage classique du rôle de l'Église: l'Église comme une ancre, un rocher auquel s'accrocher, comme une institution très ancienne enracinée dans l'histoire, capable d'intégrer diversement des instances et des cultures plurielles, mais sans jamais perdre de vue son propre sens de la continuité.

L'accusation de l'institution ecclésiastique d'être un "frein conservateur au progrès" est en quelque sorte un topos, une figure de l'esprit, et une thèse qui n'est pas sans raison: il ne fait aucun doute que l'Église n'a jamais été animée par un quelconque élan révolutionnaire (ayant une révolution spirituelle à ses origines) et, au contraire, qu'elle a toujours fait place avec effort, prudence et précaution à chaque innovation, de la doctrine sociale de l'Église, au modernisme, au Concile Vatican II.

Mais, comme toujours, le rôle d'une vision ou d'une institution change fondamentalement en fonction du contexte dans lequel elle opère.

Et quel est le contexte d'aujourd'hui, dans lequel l'Église du 21ème siècle opère?

Il s'agit, du moins en Occident, d'un contexte d'accélération technologique, technocratique, subjectiviste, scientiste frénétique, un processus de dissolution systématique des liens, de déracinement, d'effacement du passé, de dissolution de l'identité. Cette tendance est étroitement liée à ce processus séculaire qu'a été l'évolution du capitalisme anglo-américain, qui, au cours du dernier demi-siècle, a acquis une connotation d'impérialisme culturel dans tout l'Occident (et dans les parties occidentalisées du reste du monde, comme le Japon urbain).

En soi, le fait de s'inspirer autant de la tradition de François que de celle de Benoît XVI aurait pu, en principe, constituer un éloignement des tendances contemporaines. Après tout, François est le saint "anticapitaliste" par excellence, par son message et son exemple, et de plus, le Bergoglio sud-américain aurait pu bénéficier des leçons de l'Amérique latine, où la perception populaire de l'Empire américain comme une menace persistante est une caractéristique fondamentale.

Le pape, il ne faut jamais l'oublier, est certes un souverain absolu, mais il n'est ni omniscient ni omnipotent: comme tout souverain, il doit agir en s'appuyant sur une structure de conseillers et d'informateurs. Ce qui est devenu de plus en plus clair avec le temps, c'est que l'entourage du Vatican qui avait mis Ratzinger en grande difficulté était maintenant en mesure d'orienter de plus en plus les positions et les déclarations du nouveau pape, qui, en tant que disposition et formation "progressiste", était prêt à écouter les orientations "actuelles". Des dérapages dignes de la Repubblica, comme la stigmatisation de la "cruauté des Tchétchènes et des Bouriates" parmi les troupes russes, sont le signe que l'entourage papal ne s'appuie plus sur des sources autonomes, mais est manifestement à l'écoute de la publicité des agences de presse dominantes (les américaines Associated Press et United Press International et la britannique Reuters).

L'apparente perte d'autonomie culturelle de l'Église, le fait qu'elle soit de plus en plus entraînée par l'opinionnisme à la mode, qu'elle cherche à plaire aux mœurs changeantes, que son agenda culturel soit dicté par la soi-disant "communauté internationale" est un signe des temps, un signe inquiétant.

En ces temps de déménagement, de dissolution et d'effacement généralisé, le caractère conservateur de l'institution ecclésiastique aurait un grand rôle à jouer. Ce rôle ne dépend pas, soyons clairs, de la question de savoir si la tradition thomiste et les élaborations ultérieures du Vatican sont "toujours justes", ou si elles ont toujours une réponse adéquate aux défis actuels. L'intérêt réside dans le fait qu'une institution millénaire, profondément enracinée, capable de maintenir en vie un patchwork de traditions, serait en soi, de par son existence même, un bastion fondamental d'opposition à une tendance historique actuelle qui se caractérise par une accélération effrénée et un "progressisme" chaotique.

La perte de cette autonomie fondamentale, de cette extranéité aux exigences de la modernité, est un grave dommage culturel, non seulement pour les catholiques, mais pour l'ensemble du monde occidental. 

lundi, 26 septembre 2022

Une tentative de dialogue entre les civilisations

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Une tentative de dialogue entre les civilisations

par le comité de rédaction de Katehon

Source: https://www.ideeazione.com/un-tentativo-di-dialogo-tra-civilta/

Le dialogue spirituel et social de l'humanité dans la période post-pandémique

Plus de cent délégations de 50 pays participent à ce dialogue spirituel et social. Parmi les chefs religieux participant à la conférence figurent des représentants de l'Église orthodoxe russe (le métropolite Antoine de Volokolamsk, président du département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou ; le métropolite Alexandre d'Astana et du Kazakhstan ; le secrétaire du département des relations ecclésiastiques extérieures pour les relations interreligieuses, le secrétaire exécutif du Conseil interreligieux de Russie le prêtre Dimitri Safonov), des dirigeants de communautés et d'organisations musulmanes, comme l'imam suprême d'Al-Azhar le cheikh Muhammad Ahmad At-Tayeb. Était également présent pour les Églises orthodoxes, Theophilos III, très saint et bienheureux patriarche de la ville sainte de Jérusalem, de toute la Palestine, de l'Arabie, de la Syrie, des deux rives du Jourdain, de Sainte-Sion et de Cana de Galilée.

Malgré le nom du forum, on peut trouver dans la liste des participants des sectes comme les Mormons (nom complet et politiquement correct - "Church of Jesus Christ of Latter-day Saints", bien que, bien sûr, ils n'aient rien à voir avec l'Église ou le Christ), ainsi que des organisations non gouvernementales occidentales avec des connotations politiques évidentes. Parmi les intervenants figurent plusieurs représentants d'organisations juives. Il y a aussi des bouddhistes et des païens (hindous).

À cet égard, on peut se demander si les religions traditionnelles et mondiales constituent réellement le principal critère de sélection des participants. Il existe des définitions reconnues de la religion mondiale, et les sectes protestantes et autres ne sont souvent même pas considérées comme du christianisme, pour une bonne raison. De même, dans l'Islam, certains mouvements modernistes ne sont pas reconnus. Bien sûr, les cultes syncrétistes ne sont pas des religions mondiales et traditionnelles. Néanmoins, un représentant d'un tel mouvement (le bahaïsme) s'est exprimé lors de la convention du 14 septembre

La référence au format du Forum de Davos dans le programme de l'événement est également surprenante. L'esprit du Forum de Davos est clairement en totale opposition avec les religions traditionnelles. La signification de ce format n'est pas claire : un pool de représentants de diverses institutions, organisations et branches du gouvernement ? Ou l'unification en un seul thème ? Mais un tel protocole se retrouve dans divers événements internationaux sans autre référence à Davos, initiative séculière.

Il est intéressant de noter que, malgré la nature turque du pays hôte, il n'y a aucun représentant de la Turquie parmi les principaux participants. Ils étaient probablement gênés par la présence de traditionalistes musulmans. Le différend entre Al-Azhar au Caire et la version turque de l'islam est bien connu. Il a conduit à la décision des religieux turcs de créer leur propre université islamique internationale en 2014.

Il convient de noter que l'organisation d'une telle conférence contribue à l'image politique du Kazakhstan en tant qu'État à la culture tolérante. Le président kazakh Kassym-Jomart Tokayev (photo), lors de sa rencontre avec le pape François et des représentants de la société civile et du corps diplomatique à Nur-Sultan, a souligné que la république avait construit son modèle d'harmonie interethnique et interreligieuse au fil des années d'indépendance.

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Le président du Kazakhstan a noté dans son discours : "Nous pouvons observer comment la société se fragmente et se polarise sous l'influence des technologies numériques. Pour beaucoup, le monde virtuel remplace déjà le monde réel. Par conséquent, dans la nouvelle réalité numérique, il est nécessaire de soulever la question de la culture des valeurs spirituelles et des directives morales d'une nouvelle manière. Le culte de la connaissance et de l'éducation sans un système éducatif approprié pour la jeune génération ne conduira pas l'humanité vers le progrès et le bien-être universel. Les religions ont toujours rempli cette fonction fondamentale d'éducation. Le Coran, la Bible, la Torah et d'autres écritures saintes sont imprégnés d'idées d'humanisme, de compassion et de miséricorde. Ils rejettent l'agression, le radicalisme, condamnent la violence et prêchent la tolérance et la modération. À l'époque moderne, la haute mission des chefs religieux est d'apporter ces vérités fondamentales au peuple".

L'accent mis sur l'humanisme pose également une question: de quel type d'humanisme s'agit-il ? S'agit-il d'un appel à l'héritage ancien, de la culture des vertus (qui peut également être comprise de différentes manières, par exemple l'individualisme est considéré comme une vertu en Occident) ou d'une sorte de religion séculière ? Dans les déclarations pathétiques des politiciens, ce sujet n'est pas révélé et, comme les "droits de l'homme", il fait l'objet de diverses interprétations et spéculations.

Les réunions des organes de travail ont débuté deux jours plus tôt, les 12 et 13 septembre. Le 12 septembre, il y a eu une réunion du groupe de travail du Congrès des leaders des religions mondiales et traditionnelles présidée par B. Sarsenbayev, commissaire pour la promotion des objectifs du Congrès des chefs religieux mondiaux et traditionnels, président du Centre pour le développement du dialogue interreligieux et intercivil N. Nazarbayev.

Le 13 septembre, les représentants des religions du monde et des organisations internationales ont assisté à la réunion du Secrétariat du Congrès, présidée par M.S. Ashimbayev, dans le Palais de la Paix et de l'Harmonie : Sheikh-ul-Islam Allahshukur Pashazade, chef du Bureau de l'Islam du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, Monseigneur Khaled Akashe, le représentant de l'ordre bouddhiste sud-coréen "Chogye" en Asie centrale, le Moine Jo Joo, le représentant du ministre des Awqaf de la République arabe d'Égypte, Mohammed al-Shahhat al-Jindi, le représentant de l'Église anglicane, l'évêque Joe Bailey Wells, Muhammad Zia ul Haq, directeur général de l'Institut d'études islamiques de l'Université islamique internationale d'Islamabad, le Dr. ssa Zahra Rashidbeighi, représentante du président du Centre pour le dialogue entre les religions et les cultures de l'Organisation de la culture islamique et des relations islamiques de la République islamique d'Iran, Muhammad bin Abdulwahed Al-Arifi, vice-ministre des affaires islamiques, de la conscription et de l'orientation du Royaume d'Arabie saoudite, et d'autres.

À la suite de la réunion du Secrétariat, le projet de document final - Déclaration du septième Congrès des dirigeants des religions mondiales et traditionnelles - a été approuvé et le lieu et la date du huitième Congrès ainsi que la 21e réunion du Secrétariat du Congrès ont été fixés, qui se tiendront respectivement en 2025 et en septembre 2023.

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Le président du département des relations extérieures de l'Église du Patriarcat de Moscou, le métropolite Antoine de Volokolamsk (photo), s'exprimant lors de l'ouverture du 7e congrès des leaders des religions mondiales et traditionnelles, a déclaré que "le but du forum interreligieux est de surmonter les divisions interreligieuses et de pouvoir agir ensemble en surmontant les barrières qui divisent nos religions traditionnelles. Il ne s'agit pas de notre doctrine ou de notre dogme, mais de notre rôle dans la société. Les affrontements politiques, économiques et sociaux touchent de plus en plus la quasi-totalité du monde. Nous sommes appelés à construire un monde dans lequel il n'y aura pas de personnes de première et de seconde classe, pas d'hégémons et de satellites, mais un monde construit sur les plus hautes valeurs morales accordées par le Tout-Puissant".

Ces mots peuvent être interprétés comme une sorte de multipolarité religieuse. Puisque l'hégémonie mondiale repose toujours sur les États-Unis (bien qu'en déclin rapide), il est évident à qui ces mots étaient adressés.

Le métropolite a également appelé au renforcement des valeurs traditionnelles dans la situation actuelle. "La communauté mondiale traverse actuellement une période très difficile. La polarisation entre les pays individuels et les centres de pouvoir mondiaux est plus forte que jamais. La menace de famine massive, la menace d'un conflit mondial et même la menace d'une catastrophe nucléaire sont devenues très claires. Aujourd'hui, la responsabilité du sort des gens, de leur statut moral, nous incombe à nous, les chefs religieux. Historiquement, c'est la foi qui est la seule barrière séparant l'humanité du chaos et de l'anarchie. Dans les moments les plus difficiles de l'histoire de l'humanité, les gens se sont tournés vers Dieu pour obtenir de l'aide parce qu'ils n'avaient aucun autre espoir. Notre tâche en tant que responsables religieux est d'éduquer, de donner de l'espoir, de réconforter et de réconcilier les gens avec Dieu et entre eux".

"Le paradigme de la culture de masse qui nous a été proposé ces derniers temps par les défenseurs de la conscience laïque et même athée est clairement en train d'échouer. Dans ce système de valeurs, tout est construit sur le culte de l'homme comme être suprême. Cela implique le culte de ses désirs, de ses passions et de ses vices. Le culte de l'égocentrisme entraîne l'érosion des valeurs du mariage, de la famille, du respect des anciens. Elle implique l'exaltation des vices et des déviations humaines au détriment des valeurs d'une société humaine saine, inspirées par le Créateur et préservées depuis des milliers d'années", a-t-il déclaré.

Le patriarche Kirill s'en est fait l'écho dans un message adressé aux participants du congrès. Il a souligné que "l'humanité traverse aujourd'hui l'une des périodes les plus difficiles de l'histoire moderne". Les défis posés par la pandémie de coronavirus ont été aggravés par les problèmes alimentaires, énergétiques et économiques causés par les tentatives de construire un monde sans référence aux valeurs morales. Ces tentatives au cours des deux dernières décennies ont conduit non seulement à la perte de la notion de justice dans les relations internationales, mais aussi à de violents affrontements, à des conflits militaires et à la propagation du terrorisme et de l'extrémisme dans diverses parties du monde".

"Aujourd'hui, plus que jamais, les gens ont du mal à naviguer dans le flux d'informations, à résister à l'endoctrinement idéologique et à conserver un esprit sobre et une tranquillité d'esprit. Nous avons assisté à une déformation sans précédent des faits historiques et à une manipulation de la conscience de masse. N'est-ce pas la raison pour laquelle il y a de moins en moins d'amour, de miséricorde et de compassion dans la société ? De plus en plus souvent, nous entendons et lisons dans l'espace public des propos haineux à l'encontre de peuples, de cultures et de religions entières. La voie de la dictature, de la rivalité et de la confrontation choisie par certains dirigeants de ce monde conduit l'humanité à la ruine. Et dans ces circonstances, c'est la foi qui peut faire réfléchir les gens, les ramener sur la voie du dialogue et de la coopération, car dans les religions traditionnelles, les principes moraux fondamentaux de l'existence humaine restent inchangés".

Bien que le véritable dialogue des civilisations soit encore loin et que l'avertissement de Samuel Huntington concernant le conflit des civilisations se réalise, cette plate-forme, moyennant quelques ajustements, peut servir de canal de communication. Ceci est particulièrement important du point de vue de l'information des délégués étrangers sur les objectifs et les différents aspects de l'Opération militaire spéciale en Ukraine. Les médias mondiaux occidentaux déforment les faits et mènent délibérément une guerre de l'information contre la Russie, en essayant de perturber la coopération de Moscou avec ses partenaires et alliés.

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vendredi, 15 avril 2022

L'Europe est depuis longtemps un continent sans Dieu

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L'Europe est depuis longtemps un continent sans Dieu

Andreas Mölzer

Source: https://andreasmoelzer.wordpress.com/2022/04/13/vom-ende-des-christentums/

Les églises d'Europe sont vides. Certes, les cathédrales, les cathédrales impériales romanes et défensives du Rhin, les phares gothiques de Reims et Chartres, Ulm et Saint-Étienne à Vienne, sont toujours des témoins présents de la puissance du christianisme. Mais ils ne sont que les témoins d'une spiritualité oubliée, tout comme les palais de Versailles, de l'Escorial, de Schönbrunn parlent de la splendeur passée des anciens monarques, tout comme ces mêmes cathédrales parlent de l'importance passée du christianisme.

Mais aujourd'hui, Jésus semble avoir quitté l'Europe, l'ancien Occident chrétien. Il est possible qu'il soit encore présent en Pologne et en Croatie, mais sinon, ce christianisme est encore un facteur qui détermine en quelque sorte le cours de l'année et de la vie des gens en tant que socle culturel. La doctrine chrétienne dans son ensemble, l'Église catholique et ses dogmes, n'est plus qu'un souvenir refoulé. La Trinité avec Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, la résurrection, le dernier jour, le paradis, les anges et enfin Satan et l'enfer, le purgatoire, sont autant de postulats religieux auxquels presque plus personne en Europe ne parvient à croire.

Il est vrai qu'avec l'orthodoxie, il existe encore à l'Est, dans le monde slave et chrétien, un développement particulier qui a pu déployer une nouvelle fois son efficacité dans les États postcommunistes. Le luthéranisme, le protestantisme, s'est depuis longtemps transformé en une organisation politiquement correcte de simple "aide à la vie". L'Eglise romaine titube d'un scandale d'abus à l'autre, et le pape émérite bavarois a depuis longtemps disparu, tandis que son successeur argentin ne fait que suivre l'esprit du temps par des signaux plats de prétendue modestie.

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Ainsi, le christianisme, en particulier le catholicisme romain, a depuis longtemps cédé la place à une religion civile politiquement correcte, dans laquelle la cancel culture et la wokeness sont plus importantes que les dix commandements. Et les partis politiques qui se disaient chrétiens ont depuis longtemps supprimé le "grand C" de leur nom et sacrifié la doctrine sociale chrétienne sur l'autel d'un esprit propre à la gauche tardive.

Qu'était autrefois ce christianisme ? A l'origine, il s'agissait d'une secte juive qui suivait un messie légendaire et dont Paul, le citoyen romain, a fait une Eglise qui se voulait accessible à tous. Ce christianisme, dans la continuité du judaïsme, était bien sûr une religion monothéiste. Mais une religion qui, au cours des premiers siècles de son existence, avec des divisions, des querelles de foi, des schismes et de multiples conflits, est devenue une religion avec la Trinité, avec des anges, avec d'innombrables saints, avec des objets, des images, des reliques et autres objets vénérés de manière cultuelle. Une religion dont les racines juives ont été enrichies par les mécanismes de la religion d'État romaine et, après les migrations germaniques, par les conceptions spirituelles propres à ces peuples du Nord, une religion qui est ainsi devenue le facteur intellectuel et spirituel central pour les mondes roman, germanique et slave d'Europe.

Et c'est au nom de cette religion que des millions de personnes ont été massacrées, que des fleuves de sang ont été versés, que des guerres de religion ont été menées, que des sorcières ont été brûlées et que des hérétiques ont été persécutés. La christianisation de l'Europe ancienne a peut-être été un processus de conversion, mais elle s'est accompagnée de nombreux bains de sang. Les croisades du haut Moyen Âge ont peut-être été menées dans le but de libérer le tombeau du Christ, mais elles ont également été des guerres de conquête meurtrières. Les guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles, jusqu'à la guerre de Trente Ans, ont décimé la population européenne dans des proportions similaires à celles de la peste.

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Néanmoins, le christianisme, en tant que religion monothéiste dont le commandement central est l'amour du prochain, a sans doute été le facteur déterminant d'un développement que l'on peut définir comme une évolution culturelle, une incitation pour l'humanité marquée par le christianisme à renoncer à la violence. Et aujourd'hui, alors que les droits de l'homme universels sont théoriquement au cœur de la nouvelle religion civile, il faut bien dire que même celle-ci, sans la prétention du christianisme selon laquelle tous les hommes naissent avec la même dignité, empereur, roi, noble, citoyen, paysan, mendiant, esclave, en constitue la base.

Or, il semble que ce christianisme soit sur le point de disparaître dans la vieille Europe. Certes, de nos jours, on célèbre aussi la fête de Pâques, avec toutes sortes d'actes de consécration folkloriques, depuis l'Osterhasen, les œufs de Pâques, jusqu'à la consécration de la viande en Carinthie, et pourtant, il faut se demander qui pense encore à la résurrection du Christ, à l'Ascension et au Jugement dernier qui attend l'individu en question. Le pape argentin à Rome peut laver les pieds de n'importe quel sans-abri, et sa bénédiction Urbi et orbi peut être vue par des millions de personnes à l'écran, mais tout cela ne signifie pas grand-chose.

Le christianisme est peut-être devenu depuis longtemps une religion du tiers-monde, qui joue un rôle en Afrique noire, en Amérique latine et peut-être même dans certaines parties de l'Asie du Sud-Est. Le fait que le pape soit un latino-américain en tient compte. Il serait toutefois logique de transférer le siège du chef de l'Église en Afrique noire ou en Amérique latine et de faire du Vatican un musée unique.

En tout cas, le fait est que les Européens ont oublié le christianisme, voire l'ont supprimé. Certes, ils font baptiser leurs enfants, font appel à un prêtre pour les mariages et les enterrements, célèbrent Noël et, comme nous l'avons déjà dit, Pâques. Mais la signification spirituelle de tout cela a depuis longtemps été reléguée au second plan. Au lieu de cela, les cercles contemporains ont adopté la nouvelle religion civile du politiquement correct, avec tous ses corollaires, comme l'antifascisme obligatoire, le féminisme radical, le genderisme et, plus récemment, la Wokeness, la Cancel Culture, Black Lives Matter et d'autres folies similaires.

Les personnes ordinaires qui ne sont pas touchées par ces modes ne sont plus chrétiennes au sens propre du terme, mais font partie d'une culture absolument matérialiste qui vit d'une part le fétichisme de la croissance économique et d'autre part l'hédonisme et l'épanouissement personnel très superficiel.

Au lieu de la béatitude éternelle dans l'au-delà, on cherche à maximiser son propre bien-être ici-bas, et le postulat de l'amour chrétien du prochain est remplacé par un amour universel et lointain diffus, politiquement correct, qui se contente généralement de belles paroles et de bons sentiments. La prétention de mener une vie chrétienne et d'être un bon chrétien est considérée comme ridicule et archaïque, et les gens n'associent presque plus rien à la notion de péché ou même au pardon des péchés par la confession et l'absolution. En tenant compte de toutes ces évolutions, il faut donc en conclure que le christianisme en Europe est probablement sur le point de disparaître.

samedi, 12 mars 2022

La grande instrumentalisation du sermon du patriarche orthodoxe

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La grande instrumentalisation du sermon du patriarche orthodoxe

par Antonio Catalano 

Source : Antonio Catalano & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-grande-strumentalizzazione-del-sermone-del-patriarca-ortodosso

- La7 : "Sermon choquant. Kirill : "C'est une guerre juste contre le lobby gay".
- Famiglia Cristiana : "Le triste sermon du patriarche de Moscou : ces mots que nous n'aurions pas préféré entendre".
- Il Mattino : "Sermon choquant : La guerre en Ukraine est contre ceux qui soutiennent les gays".
- Il Giorno : "Kirill : la guerre est juste, elle est contre le lobby gay".
- La Stampa : "Sermon choquant : Droit de combattre, résister au lobby gay'".
- Ansa : "Kirill, droit de se battre, c'est contre le lobby gay".
- Il Giornale : "Délire mystique du patriarche orthodoxe : "La guerre est juste, écrasons le lobby gay"".
- Sky Tg24 : "Droit de se battre, c'est contre le lobby gay"".
- Il Corriere : "Kirill : la guerre est juste, combattons le lobby gay".
- Il Fatto : "Choqué par les propos du patriarche Kirill sur les homosexuels".

Je vais m'arrêter d'énoncer les titres de nos journaux en Italie, mais je pourrais continuer, tant la liste est longue. Ne voit-on pas clairement comment se forme la soi-disant "opinion publique"? Par ailleurs, quand on fait la guerre... à la guerre comme à la guerre... la guerre est menée avec tous les moyens disponibles, sans jamais être subtile, même en couvrant le David de Michel-Ange d'un tissu noir. Je ne suis pas choqué que la presse à l'esprit unique fasse son travail, mais ceux qui veulent aller plus loin ne peuvent se contenter de boire l'eau empoisonnée qui nous est offerte dans un cycle continu par l'information dite "libre". Par souci d'honnêteté, je me dois de signaler dans la presse nationale une réflexion calme et argumentée de Francesco Borgonovo dans la Vérità d'aujourd'hui.

J'ai cherché le texte sur le web, ce n'était pas facile, on ne trouve que des phrases citées dans les journaux, alors je suis allé directement sur le site du Patriarche et, grâce au traducteur (la traduction n'est donc pas très bonne), j'ai lu le texte complet du sermon (deux pages, c'est court, je le rapporte dans les commentaires). Comme quiconque veut le vérifier, le sermon de Kirill ne contient pas la phrase "cette guerre est contre ceux qui soutiennent les gays", ni, comme le dit le Corriere, que le patriarche de Moscou "a prié pour la souffrance des soldats. Les soldats russes, on suppose".

Dans le sermon du patriarche de Moscou, il est surtout question d'une "lutte métaphysique". À un moment donné, en effet, il déclare que "tout ce qui précède indique que nous sommes entrés dans une lutte qui n'a pas une signification physique, mais métaphysique".

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Cela n'enlève rien au fait qu'après avoir parlé du Carême comme d'un printemps spirituel, il déclare : "Mais nous savons que ce printemps a été éclipsé par de graves événements liés à la détérioration de la situation politique dans le Donbass, que constitua pratiquement le déclenchement des hostilités". Kirill attribue donc le déclenchement des hostilités à la "détérioration de la situation dans le Donbass". En d'autres termes, de la guerre de "basse intensité" menée depuis huit longues années et qui a fait 8000 morts, et dont notre presse "libre" a toujours fait semblant de ne pas voir. Kirill dit que depuis huit ans, on tente de détruire ce qui existe dans le Donbass. "Et dans le Donbass, il y a un rejet, un rejet fondamental des soi-disant valeurs qui sont proposées aujourd'hui par ceux qui prétendent au pouvoir mondial". Passage ignoré par la plupart de nos journaux.

Le patriarche aborde ensuite la question que les gens de presse, et ceux qui les lisent, feignent de ne pas en comprendre la haute valeur symbolique. "Aujourd'hui, il y a un tel test pour la loyauté de ce gouvernement [= le pouvoir mondial], une sorte de transition vers ce monde 'heureux', le monde de la surconsommation, le monde de la 'liberté' visible." Mais quel est ce test, demande le patriarche. "Le test est très simple et en même temps terrible : il s'agit d'une parade gay. Les demandes faites à de nombreuses personnes d'organiser une parade gay sont un test de loyauté envers ce monde très puissant ; et nous savons que si les gens refusent ces demandes, alors ils n'entrent pas dans ce monde, ils en deviennent des étrangers".

Eh bien, je ne pense pas qu'il ait dit quoi que ce soit de scandaleux. Ce n'est pas un mystère que la "gay pride" est utilisée comme un cheval de Troie pour pénétrer en territoire "ennemi". Un peu comme les incursions des Pussy Riot ou des ONG, sans surprise, généreusement soutenues par des magnats occidentaux. La religion libérale progressiste a ses rites de passage, et malheur à ceux qui les rejettent. L'East Journal l'a candidement écrit en 2020, en consacrant un article aux droits des LGBT et en déclarant qu'"en Ukraine, en Moldavie et en Géorgie, l'adoption de lois anti-discrimination a été un critère essentiel pour la signature d'accords d'association et de libéralisation des visas entre ces pays et l'UE". Le même article soulignait que ces "avancées législatives" avaient toutefois eu lieu "principalement sur le papier", et ajoutait de lourdes critiques à l'égard du gouvernement de Kiev, qui était manifestement réfractaire aux applications.

Mais revenons à Kirill. "Les parades gay sont conçues pour montrer que le péché est l'une des variantes du comportement humain. C'est pourquoi, pour rejoindre le club de ces pays, vous devez organiser une gay pride. Pas pour avoir fait une déclaration politique, pas pour avoir signé des accords, mais pour avoir organisé une parade gay. Et nous savons comment les gens résistent à ces demandes et comment cette résistance est réprimée par la force. Cela signifie qu'il s'agit d'imposer par la force un péché condamné par la loi de Dieu, et donc d'imposer par la force aux gens la négation de Dieu et de sa Vérité".

Le patriarche de Moscou et de toute la Russie, en tant que prêtre chrétien, avait auparavant rappelé, toujours dans le sermon, qu'en entrant dans le champ du Grand Carême, "essayons de pardonner à tout le monde". "Par notre pardon, nous confions nos délinquants entre les mains de Dieu, afin que le jugement et la miséricorde de Dieu puissent s'exercer sur eux. Pour que notre attitude chrétienne envers les péchés, les déceptions et les insultes des hommes ne soit pas la cause de leur mort, mais que le juste jugement de Dieu s'exerce sur tous".

Il n'est pas nécessaire d'être d'accord avec les paroles de Kirill, chacun peut faire ce qui lui convient, mais il est évident que nous sommes confrontés à une manipulation des paroles du patriarche. Avec son sermon, Kirill n'ajoute rien de nouveau à ce qui a déjà été dit en d'autres occasions. Le patriarche veut creuser une tranchée pour défendre cette "âme" russe que le progressisme libéral "occidental" entend anéantir pour pouvoir vagabonder dans cet immense espace libre comme au temps d'Eltsine. Un Occident qui se renie en reniant son histoire, sa civilisation, sa culture profondément imbriquée dans le monde russe, qui est prêt à tout perdre sauf son "âme".

vendredi, 11 mars 2022

La guerre de religion de Vladimir Poutine

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La guerre de religion de Vladimir Poutine

Vladimir Poutine a attaqué l'Ukraine animé par un dessein politico-religieux ultra-conservateur. L'autonomie de Kiev signifie également l'autocéphalie de l'Église orthodoxe ukrainienne

Andrea Molle 

Source: https://www.dissipatio.it/putin-dostoevskij-ucraina/

En Occident, nous sommes certains que Poutine a envahi l'Ukraine uniquement pour des raisons géopolitiques, stratégiques ou économiques et nous oublions un facteur fondamental de la politique russe contemporaine : la religion. C'est parce que, malheureusement, en Occident, la religion est considérée comme un élément irrationnel, ou tout au plus comme une expérience privée et en tout cas sans rapport avec la dynamique de la politique.

En réalité, on pourrait dire, à mon avis, que l'invasion est pour Poutine un acte profondément religieux. Ou plutôt une étape dans son projet de recréer un État impérial chrétien sur le modèle des anciens empires préindustriels : une entité étatique qui réunit le pouvoir temporel et spirituel, se proposant alors comme l'unique référence internationale pour ceux qui rejettent la laïcité, qu'elle soit de type néo-libéral individualiste en Occident, ou de type collectiviste socialiste en Chine. 

Le plan de Poutine s'inscrit dans un cadre contre-révolutionnaire plus complexe dans lequel les franges traditionalistes de l'orthodoxie russe, du protestantisme évangélique américain et du traditionalisme catholique convergent dans le cadre d'une unité supranationale inspirée du christianisme médiéval. Le dénominateur commun de cette agrégation est le désir de réaffirmer la pureté de la foi chrétienne en opposition au sécularisme décadent du monde occidental et au pouvoir croissant de la Chine et du monde islamique, tel qu'envisagé par Samuel Huntington.

De ce point de vue, nous pouvons également comprendre la dynamique de l'action de désinformation promue par le Kremlin ces dernières années. Si nous analysons son contenu, tant textuel que visuel (mèmes), nous pouvons mettre en évidence des lignes de tendance qui reposent largement sur le fondamentalisme chrétien. Pour cette raison, ils ont immédiatement gagné l'approbation des mouvements traditionalistes et identitaires. Au fil des ans, ils ont également alimenté l'idée que Poutine est une sorte de figure messianique, la seule entité politique capable aujourd'hui de contrer la dégradation et l'immoralité prêtées à la civilisation occidentale en la restaurant aux splendeurs d'un supposé âge d'or.

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Aux États-Unis, le nationalisme chrétien s'est incarné à la fois dans le monde subversif du suprémacisme blanc et dans le monde institutionnel du courant "théo-con" et de la soi-disant alt-right, initialement promue par Steve Bannon et qui voit aujourd'hui plusieurs représentants politiques siéger au Congrès américain. L'Europe catholique, en revanche, a posé un sérieux problème pour la réalisation de cette convergence transnationale. L'élection du pape François en 2013 s'est avérée capable d'endiguer la formation d'un axe transversal entre les deux côtés de l'Atlantique. Malgré les nombreuses tentatives faites tant par les Américains, par exemple à travers leur soutien au Brexit ou l'ouverture d'un think tank dirigé par Bannon lui-même à Rome, que par les Russes, avec les fréquents voyages en Europe du philosophe politique et représentant du courant mystique et noétique au sein de l'orthodoxie Aleksandr Gelyevich Dugin (Douguine), le projet n'a jamais vraiment pris pied sur le vieux continent. Il y a toutefois eu l'émergence d'un courant traditionaliste quantitativement important au sein de l'Église catholique, mais il n'a jamais réussi à créer une masse critique suffisante pour promouvoir un véritable schisme. C'est ici, d'ailleurs, que l'on trouve bon nombre des partisans européens de Poutine.

En Russie, grâce également à l'application des préceptes de la Quatrième théorie politique de Douguine, Poutine a réussi à promouvoir l'Église orthodoxe comme point de référence de ce mouvement, gagnant ainsi à la fois la sympathie des évangéliques américains et l'intérêt des traditionalistes européens. Ces dernières années, Poutine a vu sa popularité croître en tant que point de référence moral de ce monde. Et c'est là que se pose, à mon avis, la question ukrainienne : l'Église orthodoxe ukrainienne n'a jamais reconnu la prétention de Moscou à la primauté et c'est un sérieux problème pour Poutine, car, dans la théologie orthodoxe qu'il a embrassée, Kiev occupe religieusement la deuxième place après Jérusalem.

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Pour faire court, en 980, le prince Vladimir le Grand a unifié les actuelles Russie, Biélorussie et Ukraine en un seul royaume. Se tournant vers Constantinople, Vladimir décide de se convertir au christianisme, épousant l'une des princesses impériales et faisant passer l'ensemble du royaume sous l'égide de l'église byzantine. Dès lors, Kiev devient un centre névralgique de l'Empire byzantin, comme en témoigne sa riche architecture religieuse. C'est également pour cette raison qu'au XIIIe siècle, la ville a été soumise aux tentatives de conquête d'autres princes russes et d'envahisseurs mongols, qui ont fini par s'installer dans ce qui est aujourd'hui Moscou, donnant naissance à l'Église orthodoxe russe, qui est devenue avec le temps l'une des églises les plus riches et les plus puissantes du monde oriental. La profonde tension entre le siège patriarcal de Moscou et l'Église ukrainienne a duré jusqu'à la chute de l'URSS, lorsque cette dernière a recommencé à se tourner vers Kiev. Avec la dissolution du bloc soviétique, les tensions ethniques bien connues ont commencé, entraînant l'émergence de tendances autonomistes parmi les minorités russes, comme par exemple en Crimée et aujourd'hui dans le Donbass, pour lesquelles la religion a toujours représenté un élément fondamental de leur identité ethnique. En 2018, l'Église orthodoxe ukrainienne unifiée s'est rendue complètement indépendante de Moscou, en réactivant l'ancien siège patriarcal à Kiev avec le placet du Patriarcat œcuménique de Constantinople.

Poutine et les autorités religieuses russes ont vivement protesté et ont tenté d'imposer leur primauté en s'appropriant la figure de Vladimir le Grand, prétendant qu'il n'était pas ukrainien mais russe. La proximité de Kiev avec le patriarcat de Constantinople, qui a toujours été le sommet de l'orthodoxie et qui, au fil du temps, a adopté des positions progressistes sur diverses questions religieuses et sociales, a été considérée comme une menace directe pour le pouvoir du patriarcat de Moscou, qui aspire au contraire à devenir le symbole du conservatisme et du traditionalisme chrétien dans le monde entier.

Pour le président russe, dont la fortune politique est également due à sa capacité à faire appel aux sentiments religieux de son peuple, prendre parti contre Kiev était nécessaire pour légitimer ses propres aspirations politiques et religieuses. Vladimir Poutine a commencé à se considérer comme le véritable héritier de Vladimir le Grand, se voyant comme une sorte de Vladimir II, en mission pour reconstruire l'âme et les frontières de la Sainte Mère Russie. 

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Cela explique pourquoi l'existence même de l'Ukraine en tant qu'État indépendant et prétendant au rôle d'unificateur et de "christianisateur" des peuples russes est lue par Poutine presque comme une offense personnelle. Pour Poutine et l'Église de Moscou, l'invasion est donc devenue une partie indispensable de la croisade pour reconquérir la terre sainte de l'orthodoxie, dans laquelle Kiev figure comme une seconde Jérusalem.

Cela explique également la participation forcée de la Biélorussie au conflit. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, quand on écoute attentivement les discours de Poutine, on y trouve de nombreuses références pseudo-religieuses et eschatologiques à ce conflit. Enfin, un élément très important est la fréquence et la quasi-intimité de ses contacts passés et présents avec Israël (Jérusalem), la Turquie (Constantinople) et l'Italie (Rome) : des pays qu'il considère peut-être secrètement comme les seuls dignes d'interagir sur un pied de quasi-égalité avec la Russie, dans la mesure où ils sont les héritiers de ces mêmes empires auxquels il fait évidemment référence. En ce sens, l'Italie devrait peut-être occuper un rôle de premier plan dans les négociations, au lieu d'être éclipsée comme toujours par la France et l'Allemagne, pays envers lesquels Poutine ne cache pas un certain mépris paternaliste. 

Il est difficile de faire des prédictions sur l'avenir du conflit, mais il est certain que les sanctions fondées sur la conception de la Russie comme un acteur rationnel influencé uniquement par des facteurs économiques ne suffisent pas. Poutine voit son combat comme une croisade contre l'hérésie et la décadence morale occidentale, où la renaissance de la Russie est inspirée et approuvée par Dieu. C'est pourquoi il sera très difficile de trouver une solution à la crise avec les outils auxquels nous avons été habitués jusqu'à présent, car Poutine ne peut même pas envisager de céder ses prétentions sur l'Ukraine. 

samedi, 26 février 2022

Katechon et Antikeimenos, la bataille géopolitique et spirituelle

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Katechon et Antikeimenos, la bataille géopolitique et spirituelle

Lorenzo Maria Pacini

Source: https://www.geopolitica.ru/it/article/katechon-e-antikeimenos-la-battaglia-geopolitica-dello-spirito

Il ne s'agit pas d'une guerre qui a commencé en Ukraine il y a quelques heures, ni d'une vicissitude parmi d'autres vicissitudes entre deux nations qui sont déjà en conflit depuis des années. Nous assistons à un affrontement plus général entre deux visions du monde: d'une part, la vision postmoderne, techno-fluide, de l'empire matériel, de la démocratie importée à coup de bombes, des droits de l'homme et des révolutions de couleur qui se révèlent tyrannie, de big tech et de big pharma, de la destruction des identités et de l'assujettissement des masses aux élites du pouvoir oligarchique, soit le Great Reset ; d'autre part, la vision qui affirme l'autodétermination, la liberté, les identités de chaque peuple, la Tradition, les droits fondés sur l'ontologie, l'indépendance financière et la politique visant le bien commun, le Grand Réveil. Il s'agit d'un affrontement apocalyptique, intrinsèquement eschatologique, et ne pas comprendre la portée métaphysique de cette bataille revient à ignorer le cœur de ce qui est là, devant nous, en train de se passer.

Il ne s'agit pas, répétons-le, d'une guerre de simples intérêts, avec d'un côté l'Occident atlantiste qui tente, comme il l'a toujours fait, d'étendre son empire et d'écraser les peuples libres, actuellement représentés par la Russie en tant que leader d'un petit reste dans le monde ; nous ne sommes pas non plus simplement confrontés à deux visions politiques, l'une de la tyrannie libérale et l'autre du national-socialisme démocratique ; nous nous trouvons à un carrefour évolutif pour l'ensemble de l'humanité, une étape qui marque déjà une prise de position et un profond discernement entre ceux qui soutiennent et alimentent l'involution de la grande réinitialisation mondialiste et ceux qui, au contraire, sont les pionniers d'un monde nouveau qui jaillira de l'éveil global des consciences.

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La confusion méphistophélique avec laquelle on communique sur ce qui se passe est si grande qu'elle laisse désorienté, mais cela aussi est utile, car seuls les esprits les plus fins parviennent à passer à travers les mailles de ce filet qui sépare l'ivraie du bon grain. C'est plutôt avec le cœur qu'il faut décider quel côté prendre, car ce n'est qu'à travers le cœur que le monde peut changer.

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La Russie est actuellement le rempart contre l'hégémonie de l'Occident perverti, qui a trahi ses origines, sa Foi, qui a subjugué la majorité du monde par la violence, les guerres ouvertes et secrètes, la colonisation culturelle et militaire. Avec les autres États qui n'ont plié devant aucun maître politique et qui ont préservé leur identité et leur tradition, il existe une lumière venue d'Orient qui, dans l'effondrement de la dualité de ce monde, agit comme un contrepoids dans l'histoire et nous demande de choisir un camp. Ex oriente lux, disaient les anciens, et c'est précisément ce salut préconçu que nous pouvons reconnaître allégoriquement dans ce moment tragique.

Soyons clairs : la guerre n'est pas le moyen de faire la paix. Pas de guerre, d'aucune sorte. La guerre est un acte qui ne peut engendrer autre chose que la guerre, avant ou après, appelant la vengeance dans le sang même des peuples qui la font et qui la subissent. Ce n'est pas en alimentant davantage cette gigantesque monstruosité que le monde changera, quel que soit le camp dans lequel on décide de se placer. Ce que nous nourrissons vit, donc si nous continuons à nous faire la guerre, le monde ne peut être que guerre.

Or, c'est précisément par le biais de conflits à l'échelle mondiale que, selon les récits eschatologiques des différentes religions, s'établit d'abord le règne du Mal, puis triomphe le règne du Bien ; ce n'est que par l'effondrement total de ce monde tel que nous l'avons construit qu'il sera possible d'en bâtir un nouveau.

Tout ce qui a été prédit doit s'accomplir, c'est pourquoi nous sommes au milieu d'un conflit d'époque, inévitable pour le passage entre deux époques et deux mondes comme celui que nous traversons. C'est la bataille des Katechon contre les Antikeimenos (leurs adversaires qui s'exaltent et se révèlent "accélérationnistes" et eschtologistes, ndt), et les destins sont déjà écrits dans l'un ou l'autre camp.

mercredi, 09 février 2022

Les Kurdes et le Moyen-Orient

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Les Kurdes et le Moyen-Orient

Source: https://katehon.com/ru/article/kurdy-i-blizhniy-vostok

Une compréhension adéquate des processus politiques au Moyen-Orient nécessite une connaissance détaillée du facteur kurde.

Ethnies et tribus kurdes

Les Kurdes sont un peuple indo-européen qui, à partir d'un certain moment, a commencé à jouer un rôle important dans la région qui englobe l'Anatolie orientale, la zone septentrionale de la Mésopotamie et le nord-ouest de l'Iran, une région précédemment peuplée par les Hourrites, qui se sont ensuite déplacés vers le nord dans le Caucase.

Les Kurdes sont les descendants des Mèdes, tribus iraniennes nomades, qui sont arrivés à la fin du IIe - début du Ier millénaire au nord-ouest de l'Iran moderne, où ils ont fondé un État appelé Mèdie. Au VIIe siècle avant J.-C., ils ont créé un immense empire, qui comprenait de nombreux peuples, territoires et langues. Le noyau des Mèdes est resté dans les mêmes territoires qui sont devenus le pôle initial de leur expansion, où se trouvait également leur capitale Ekbatana (la ville iranienne moderne de Hamadan). Les descendants directs des Mèdes, outre les Kurdes, sont les peuples caucasiens des Talyches et des Tats (qu'il convient de séparer strictement des Juifs des montagnes).

Comme les Kurdes vivaient sur le territoire des anciens Hourrites et Urartéens, qui étaient également des Arméniens et des Kartvéliens assimilés, on peut supposer qu'il y avait une composante hourrite dans leur ethnogenèse. Parallèlement, des populations captives des Guties (Tochars), des Kassirs et des Lullubéens, que certains historiens considèrent comme des Indo-Européens, vivent depuis des temps immémoriaux dans les montagnes du Zagros, au nord-ouest de l'Iran. Ils peuvent également avoir participé à l'ethnogenèse des Mèdes et des Kurdes. Le nom ancien des Kurdes était "kurtii", en grec Κύρτιοι, et des références à eux en tant que peuple habitant les régions de l'Atropatène (Azerbaïdjan) et du nord de la Mésopotamie ont survécu dans les sources anciennes.

Dans les chroniques persanes, le terme "kurt" (kwrt) désigne les tribus iraniennes nomades habitant le nord-ouest de l'Iran, ce qui permet d'inclure les Kurdes dans la typologie des sociétés touraniennes.

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En haut, Mèdes; montagnes du Zagros en Iran.

On peut distinguer plusieurs groupes parmi les Kurdes :

    - Les Kurdes du nord, qui forment la base du peuple kurde actuel - les Kurmanji (kurmancî), dont le nom - kur mancî - est interprété comme "fils du peuple de Midian/Mèdie" ;
    - La partie sud des Kurdes de Kurmanji est désignée par l'ethnonyme iranien Sorani ;
    - Un groupe distinct est constitué par les Kurdes de Zaza, qui se nomment eux-mêmes dımli, dymli, et sont les descendants des peuples du nord de l'Iran qui vivaient autrefois dans la région de Dailam, au sud de la mer Caspienne (ces peuples étaient appelés "kaspiens") ;
    - Le peuple kurde Ghurani, qui a également habité la région de Daylam mais a ensuite migré plus au sud que les Kurdes de Zaza, a la même origine ;
    - Les plus méridionaux sont les Kurdes Kelhuri, ainsi que les tribus Feili et Laki, dont la situation est similaire,
    - Auparavant, les Luriens qui vivaient dans le sud-ouest de l'Iran étaient comptés parmi les Kurdes, et aujourd'hui ils sont communément appelés Iraniens.

Il existe également une hypothèse selon laquelle les Kurdes et les Baloutches seraient apparentés.

Contrairement aux autres peuples iraniens, les Kurdes ont longtemps conservé un mode de vie nomade, ce qui, combiné à leur habitat montagneux, leur a permis de garder intactes de nombreuses caractéristiques archaïques, entretenant ainsi un lien continu avec la culture turque.

Les Kurdes constituent aujourd'hui un peuple important (plus de 40.000.000) qui vit sur le territoire de quatre États - la Turquie, l'Irak, la Syrie et l'Iran - mais ne dispose pas de son propre statut d'État. C'est aussi un indicateur de la préservation par les Kurdes d'une société traditionnelle, moins touchée par la modernisation que les peuples parmi lesquels les Kurdes vivent. Cependant, les processus de modernisation les atteignent également, ce qui a créé un "problème kurde" au siècle dernier, c'est-à-dire qu'il a soulevé la question de la création d'un État kurde séparé, car dans la Modernité politique, on ne peut pas penser à un peuple en dehors de l'État, c'est-à-dire à une nation politique.

"Midia" et les polities kurdes médiévales

Dans la tradition kurde, il y a l'idée de leur lien avec l'Arche de Noé. Parce que les Kurdes vivaient dans les régions adjacentes au mont Ararat, ils se considèrent comme les descendants directs des habitants du village situé à son pied, que Noé a fondé lorsqu'il est descendu dans la vallée à la fin du Déluge. Cette même légende d'une présence autochtone et originelle dans les zones situées entre la mer Noire et la mer Caspienne, dans la région du mont Ararat, se retrouve chez d'autres peuples caucasiens - notamment les Arméniens, les Géorgiens et les Tchétchènes, qui - chacun selon sa logique ethnocentrique - y trouvent un certain nombre de preuves symboliques. Les Kurdes du XXe siècle justifient cela par leur descendance des Urartéens et des Hourrites, ce qui est pourtant généralement vrai des Arméniens, des Kartveliens et des Vainakhs, dont l'ethnogenèse - bien qu'à des degrés divers - inclut les Hourrites. Cependant, l'identité kurde proprement dite est touranienne (tribus nomades indo-européennes) et plus spécifiquement "midienne".

Si l'on admet un lien génétique direct entre Kurdes et Moussiens [1], on peut les considérer comme porteurs d'une tradition étatique ancienne, antérieure à la Perse et revendiquant la succession à l'empire mondial après la prise conjointe de l'Assyrie avec les Chaldéens de la Nouvelle Babylone. Mais aux époques suivantes, à partir des Achéménides, l'Iran était aux mains des Perses, qui habitaient les territoires du sud de l'Iran, et les terres de Midia, ainsi que l'Arménie et d'autres territoires, n'étaient que des provinces iraniennes.

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À une certaine époque - après la mort d'Alexandre le Grand - les tribus nomades (touraniennes) des Parthes qui ont fondé la dynastie parthe sont également devenues les maîtresses de l'Iran, mais la base culturelle reste toujours les traditions spécifiquement persanes, ce qui devient encore plus prononcé à l'époque sassanide. Néanmoins, il existe une théorie, partagée par de nombreux historiens, selon laquelle les Parthes et les Kurdes sont apparentés, car tous deux habitaient les territoires du nord de l'Iran et appartenaient à des peuples indo-européens nomades. Par la suite, les peuples du nord de l'Iran et de l'Atropatène (Azerbaïdjan) se retrouvent à la périphérie de ce processus, et lors de la vague suivante de création d'un État iranien, venant tout juste du nord sous les Safavides, les Turcs iraniens (chiites-kizilbashi) s'avèrent être la base de l'élite politique. Les Kurdes ne jouent pas un rôle majeur dans ce processus.

Historiquement, les Kurdes, descendants des Mèdes, étaient zoroastriens, et la religion zoroastrienne de l'Iran sassanide était traditionnelle pour eux.

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Dès le premier siècle de notre ère, le christianisme a commencé à être prêché parmi les Kurdes. Eusèbe de Césarée rapporte que Thomas l'Apôtre a prêché parmi les Midians et les Parthes. Comme les Kurdes chrétiens vivaient dans les régions orientales, le nestorianisme s'est ensuite répandu parmi eux, ce qui les a intégrés à l'Église iranienne. Il y avait de nombreux centres influents de la religion nestorienne au Kurdistan, qui ont joué un rôle important à cette époque - le centre d'Erbil au 16ème siècle, Jezir au 17ème siècle, quant à la ville kurde de Kujan est devenue le centre d'un diocèse nestorien au 19ème siècle [2]. Le miaphysisme se répand également (cette fois sous l'influence des Arméniens).  

À partir du VIIe siècle de notre ère, lorsque l'Iran a été envahi par les Arabes, qui ont atteint le Caucase et le sud de la mer Caspienne, c'est-à-dire ont occupé tout le territoire historiquement habité par les Kurdes, ces derniers se sont retrouvés sous l'autorité du califat arabe et, respectivement, sous l'influence islamique [3]. Ainsi, les Kurdes ont d'abord opposé une résistance farouche aux Arabes lors de la conquête de Holwan, Tikrit, Mossoul, Jizra et de l'Arménie du Sud, puis ils ont constamment pris part aux révoltes anti-arabes. Petit à petit, cependant, les Kurdes eux-mêmes ont commencé à se convertir à l'Islam. Parmi eux, l'islam sunnite du mazkhab shafiite est le plus répandu, ce qui les rapproche des musulmans du Daghestan et du Caucase du Nord dans son ensemble. Une petite minorité de Kurdes pratique le chiisme. À l'époque de la propagation du soufisme (IXe siècle), les Kurdes ont volontiers accepté ses enseignements, et le soufisme, dans ses deux principales versions, naqshbandiya et kadyriya, est devenu partie intégrante de l'islam kurde. Cependant, le soufisme ne s'est pas répandu avant le XVIe siècle.

À certaines périodes, les Kurdes ont créé des formations politiques de grande envergure et fondé des dynasties dirigeantes. L'une de ces dynasties kurdes était les Shaddadides, qui ont établi un État indépendant sur le territoire de l'Albanie caucasienne aux XIe et XIIe siècles. Les Saddadides pratiquaient l'islam sunnite et se présentaient comme des adeptes de l'islam, contrairement à la Géorgie et à l'Arménie chrétiennes. En 1072, la dynastie se divise en deux branches : Ganja et Ani. La population des émirats de Ganja et d'Ani était majoritairement arménienne et la culture majoritairement persane.

Les Shaddadides ont régné jusqu'à la fin du XIIe siècle. Plus tard, les Kurdes ont reconnu la domination des Seldjoukides, avec lesquels ils étaient alliés, et ont obtenu le droit de créer une autre entité vassale, l'émirat d'Ani.

Une autre dynastie kurde a été fondée dans la province du Jebel en 959 par le chef kurde de la tribu des Barzikan, Hasanwayhid bin Hasan, qui a été renversé par les Bouyides.

Une autre dynastie, la plus célèbre, fut celle des Mervanides (de 990 à 1096). Cette dynastie kurde a été fondée par Abu Ali bin Mervan bin Dustak.

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Salah ad-Din (1138 - 1193), le plus grand chef militaire du XIIe siècle, qui était d'origine kurde et appartenait à la même tribu Ravadi, que le fondateur de la dynastie des Shaddadides - Mohammed Shaddad ben Kartu devrait être mentionné séparément. 

Salah ad-Din dépose le dernier souverain chiite de l'État fatimide, élimine le califat fatimide, conquiert face aux croisés d'immenses territoires du Moyen-Orient, dont la Terre sainte, et devient le sultan d'Égypte, d'Irak, du Hedjaz, de Syrie, du Kurdistan, du Yémen, de Palestine et de Libye, établissant la dynastie ayyoubide, qui existera jusqu'en 1250. Mais Salah ad-Din, dans ses exploits, ne parle pas au nom des Kurdes en tant que communauté, mais au nom des Seldjoukides, au service desquels il était et sur l'armée desquels il comptait.

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Néanmoins, le fait même de l'existence de dynasties kurdes confirme le modèle classique des débuts turaniens : les nomades indo-européens belliqueux sont souvent devenus les fondateurs de dynasties ou l'élite militaro-politique d'États sédentaires.

La région habitée par les Kurdes jusqu'au XIIIe siècle était appelée "Jebel" par les Arabes. (littéralement, "Hautes Terres"), plus tard, il sera connu sous le nom de "Kurdistan". Au début du XVIe siècle, il existait de petites principautés ou émirats kurdes au Kurdistan : Jazire, Hakari, Imadia, Hasankayf, Ardelan (au Kurdistan iranien), Soran et Baban. En plus de ceux-ci, il y avait des fiefs plus petits. En outre, depuis le début du Moyen Âge (de 1236 à 1832), les Kurdes yézidis possédaient un petit émirat dans le nord de la Mésopotamie, le Sheikhan. L'"État idéal" des Yazidis, en partie politique et administratif, en partie ethno-religieux, comprenait Sheikhan et Sinjar, ainsi que la vallée sacrée de Lalesh, où se trouve le principal sanctuaire yazidi - la tombe de Sheikh Adi, le fondateur de la religion kurde du yazidisme [4].

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Après l'établissement de la dynastie safavide, les Iraniens ont commencé à détruire délibérément l'indépendance des principautés kurdes. Le souvenir de la résistance héroïque des Kurdes est conservé dans les légendes kurdes sur la défense de la forteresse de Dymdim. Après la défaite du Shah par les Ottomans de Selim Ier, la majeure partie du Kurdistan est passée sous l'autorité des Turcs, qui ont également commencé à abolir les principautés kurdes autonomes.

Au cours des conquêtes mongoles, la plupart des régions peuplées de Kurdes sont passées sous la domination des Halaguidés, et après l'écrasement de la résistance kurde, de nombreuses tribus kurdes ont quitté les plaines pour les régions montagneuses, reproduisant en partie le scénario de civilisation des peuples caucasiens, dont les Kurdes étaient très proches à bien des égards. Certains Kurdes se sont également installés dans le Caucase.

Plus tard, les territoires kurdes se sont retrouvés dans la zone frontalière entre la Turquie ottomane et l'Iran [5], ce qui a eu un effet douloureux sur la rupture de l'horizon culturel unique et a donné une dimension tragique au Dasein kurde [6]. Les descendants directs des grands Midi/Mèdes, qui ont dirigé l'empire mondial, ont été privés du pouvoir politique et déchirés entre deux empires en guerre, dont aucun n'a été favorable aux Kurdes jusqu'à la fin du leur. Avec les Iraniens, ils étaient liés par leur ascendance indo-européenne, leurs anciennes racines zoroastriennes et la proximité de leur langue, et avec les Turcs par le sunnisme et un lien commun de "guerrièrisme" nomade, ce qui en faisait des alliés même à l'époque seldjoukide.

Le yazidisme et ses strates

La plupart des Kurdes appartiennent à l'islam sunnite, mais dans tous les cas, les Kurdes ressentent vivement leur différence par rapport aux autres peuples, gardant leur identité inchangée. Cette identité est l'horizon kurde, qui depuis des siècles est étroitement lié aux montagnes et au paysage d'accueil montagneux. Comme les Kalash et les Nuristanis, les Kurdes ont conservé de nombreux traits archaïques des peuples indo-européens du Touran, et ne se sont jamais complètement mélangés avec les Perses sédentaires (majoritairement chiites) ou les Turcs sunnites, malgré des contacts culturels étroits et de longue date avec les uns et les autres.

Cette identité kurde s'exprime le plus clairement dans le phénomène hétérodoxe (d'un point de vue islamique) du yézidisme, un mouvement religieux particulier et unique parmi la branche nord des Kurdes, les Kurmanju. Ce courant est lui-même apparu comme une ramification du soufisme au XIIe siècle, sur la base des enseignements du cheikh soufi Adi ibn Musafir (1072 - 1162), venu au Kurdistan irakien de la région de Balbek au Liban. Le cheikh Adi connaissait des figures majeures du soufisme comme al-Ghazali et Abdul-Qadir al-Gilani, le fondateur de la tariqat qadiriyyah. Les Yazidis eux-mêmes croient que Sheikh Adi, qu'ils révèrent comme l'incarnation de la divinité, n'a fait que réformer et renouveler conformément au mandat divin l'ancienne foi, qu'ils appellent "Sharfadin".

Les enseignements des Yazidis ne sont pratiquement pas étudiés en raison de la nature fermée de ce groupe religieux, qui se tient à l'écart non seulement des autres confessions et peuples, mais aussi de la majorité des Kurdes, et qui est très réticent à communiquer les fondements de sa foi. Une légende veut que les Yazidis possèdent des collections de textes sacrés, que les représentants des castes supérieures - les cheikhs et les pirs - cachent soigneusement aux autres. Seuls deux de ces textes - manifestement fragmentaires et composés d'éléments hétérogènes - ont été connus et traduits dans les langues européennes : le " Livre des Révélations " (Kitab-ol-Jilwa) et le " Livre noir " (Mashaf-Resh). Ils ont été publiés en anglais en 1919 [7], et en russe leur compte rendu est paru en 1929 [8]. Dans l'ensemble, cependant, la religion yazidie est restée pratiquement inconnue jusqu'à aujourd'hui.

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Certains détails de la théologie religieuse yézidie ont donné aux peuples environnants, notamment aux musulmans, l'impression que le culte yézidi vénère Shaitan (le diable chrétien). Cependant, cette tradition est certainement quelque chose de plus complexe, bien qu'elle se distingue nettement de l'Islam - même dans sa forme soufie.

Il existe plusieurs versions de l'origine de la religion yazidie, qui peuvent être considérées non pas comme mutuellement exclusives, mais comme correspondant à différentes couches de cette tradition.

La couche la plus profonde est le zoroastrisme, qui se manifeste dans la doctrine des sept archanges (Amesha Spenta du mazdéisme), dans le culte du feu, dans le culte du soleil, et même le principal symbole des Yezidis - le grand paon, parfois représenté simplement par un oiseau (les Yezidis dans le "Livre noir" s'appellent Angar) - peut être une version de l'image de l'oiseau sacré zoroastrien Simurg. Tous les Kurdes en général (y compris les Yezidis) admettent qu'avant l'adoption de l'Islam ils pratiquaient la religion zoroastrienne, donc ilspréservaient dans les montagnes indo-européennes des fragments de l'ancienne foi, ce qui semble tout à fait naturel. Les vêtements sacrés des Yézidis sont également proches de la tenue zoroastrienne : une chemise blanche (kras) avec un col spécial brodé (toka yezid ou grivan) et une longue ceinture sacrée en laine (banne pshte), appelée "kusti" par les Zoroastriens.

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Le nom Yezid est dérivé du fils du premier calife omeyyade, Muwiya I Yazid. Les Yazidis eux-mêmes soulignent parfois que le réformateur (ou fondateur) de leurs enseignements, Sheikh Adi, était lui-même un descendant de Muawiya par Yazid. Yazid était un adversaire majeur de l'Imam Ali et de sa famille et est considéré comme responsable de la mort de l'Imam Hussein. Pour cette raison, il n'est pas très populaire auprès des musulmans, et les chiites le détestent ouvertement et avec véhémence. En même temps, les traces du Yazid historique ont été presque complètement effacées par les Yazidis, le pathos anti-chiite est absent, et Yazid ou Yazid lui-même est considéré comme une divinité céleste (peut-être la plus haute). En effet, l'étymologie iranienne interprète le mot Yazid ou Yezid comme un mot moyen persan yazad ou yazd (de la base iranienne ancienne *yazatah"), signifiant "divinité", "ange", "être digne de culte". Par conséquent, le nom même de "Yazidis" peut être interprété comme "peuple des anges" ou "peuple du culte", mais aussi comme "peuple de Yazd", c'est-à-dire "peuple de Dieu".

Mais la trace la plus frappante du zoroastrisme est la fermeture complète de la communauté yézidie, fondée sur les castes. Elle est strictement divisée en trois castes - deux sacerdotales (cheikhs et pirs) et une séculière (mrid), bien que la caste séculière, à laquelle appartiennent la plupart des Yezidis, représente par définition les adeptes des maîtres spirituels et soit la plus étroitement liée aux deux plus hautes. Ainsi, chaque mrid (simple yazid) doit avoir un "frère dans l'au-delà", qui ne peut être qu'un membre de la caste des cheikhs et des piers. Le "frère dans l'au-delà" est censé aider le yézid décédé à franchir le pont mince (l'équivalent direct du pont Chinwat zoroastrien) pour entrer au paradis. Les castes sont strictement endogènes, et il est strictement interdit à tous les Yazidis de se marier ou même d'avoir des relations extraconjugales avec des membres d'une autre caste. Cela se justifie par le fait que les Yezidis appartiennent à un type spécial de personnes, radicalement - ontologiquement - différent du reste. La légende yézidie raconte que les premiers êtres humains Adam et Eve, qui ne connaissaient pas le mariage, ont essayé de produire une descendance à partir de leurs propres graines en les plaçant dans deux jarres. Après 9 mois, des bébés mâles et femelles sont apparus dans la cruche d'Adam à partir de sa semence, et dans la cruche d'Eve à partir de sa "semence", des vers puants sont apparus. Les Yezidis croient qu'ils continuent la lignée de ces enfants d'Adam créés sans femelles. Le reste du peuple est issu des enfants ultérieurs d'Adam, déjà conçus par Eve. On retrouve ici le motif zoroastrien classique de la pureté sacrée des enfants de la Lumière, qui ne doivent en aucun cas se mêler aux enfants des Ténèbres. D'où l'endogamie rigide des castes.

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La première des trois règles principales de la religion yazidie est l'interdiction du mélange des castes. La deuxième règle est l'interdiction de changer de religion. La troisième est l'interdiction de la désobéissance aux prêtres et plus encore de la violence à l'encontre des membres du Sheikh et des castes de fétiches.

Tous ces éléments, qui sont essentiels et fondamentaux pour la religion yézidie et son organisation ethno-politique, remontent directement au zoroastrisme classique.

En même temps, il y a un trait curieux dans les mythes et légendes des Yezidis qui a, cette fois, des racines touraniennes. Elle concerne l'interdiction des cultures céréalières. La chute même d'Adam n'est pas décrite comme une conséquence de la consommation d'une pomme, mais comme une conséquence de la consommation de céréales interdites par Dieu. Il s'agit d'une caractéristique classique de la société nomade, qui percevait les céréales - partie intégrante de la culture agricole - comme un domaine interdit, une sorte d'"enfer pour le nomade". Pour un porteur d'une culture purement touranienne, manger du pain est un péché. La même parcelle a été préservée chez le peuple indo-européen Talyche, proche des Kurdes par la langue et la culture, mais contrairement aux Kurdes (principalement du sud - Zaza et Gurani), les Talyches n'ont pas quitté leurs territoires et ne se sont pas déplacés de la mer Caspienne vers la Mésopotamie, l'Anatolie et le Moyen-Orient, restant sur la terre d'Azerbaïdjan. Ainsi, une trace touranienne prononcée s'ajoute au zoroastrisme classique dans le yézidisme kurde.

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On peut en outre distinguer certains éléments de l'iranisme hétérodoxe combinés à des motifs judéo-chrétiens. Les courants judéo-chrétiens sont proches de l'iranisme tant au niveau génétique que conceptuel dans leur structure. Inversement, les sectes judéo-chrétiennes ont eu une grande influence sur le manichéisme. Nous voyons des traces du judéo-christianisme chez les Yezidis dans les rites préservés du baptême et de la communion avec le vin lors d'un repas sacré. En outre, les Yezidis pratiquent la circoncision, qui correspond également au cycle judéo-chrétien. Le fait que le principal sanctuaire yézidi de Lalesh était autrefois un monastère nestorien s'inscrit donc bien dans cette séquence. Ces mêmes courants hétérodoxes irano-chrétiens (comme les Mandéens, les Sabéens, etc.) étaient également caractérisés par des motifs gnostiques, que l'on retrouve en abondance chez les Yézidis. Cette couche a, cette fois, une origine moyen-orientale et se superpose à une identité tourano-iranienne plus ancienne.

170px-Pilgrims_and_festival_at_Lalish_on_the_day_of_the_Ezidi_New_Year_in_2017_20.jpgEnfin, les influences islamiques proprement dites constituent la dernière couche de la religion complexe des Yézidis. On retrouve ici les traditions soufie et chiite. La pratique même de l'adoration du Sheikh en tant que kutb, le poteau, est associée au soufisme. Un rôle majeur dans la métaphysique yazidi est joué par l'image de la perle blanche, dans laquelle l'essence divine s'est incarnée avant même le début de la création. Ce thème est central dans l'ontologie soufie, développant la thèse du hadith selon lequel "Dieu était un trésor caché (la perle) mais voulait être connu". Cette image joue un rôle majeur dans les enseignements du Shi'ite Nusayri. L'islam chiite est également associé à la notion d'importance particulière du premier cercle des disciples du cheikh, qui, dans l'islam chiite, a été transféré à la famille de Mahomet et surtout à la famille de l'imam Ali.

Dans les enseignements des Yazidis, une attention particulière est portée à l'ambiguïté du principal gestalt sacré, l'Ange-Paulin (Malaki-Ta'uz), identifié à l'ange juif Azazil. Dans la Kabbale juive, le même nom (Aza, Azazil) est utilisé pour le démon de la mort. Les textes yézidis soulignent que dans les autres religions, qui ont pour origine Adam et Eve et pas seulement Adam, comme les Yézidis eux-mêmes, l'ange-Paulin est mal compris comme un "ange déchu". C'est l'aspect le plus inquiétant de la religion yézidie, qui a conduit d'autres cultures à les considérer comme des adorateurs du diable. D'une part, l'oiseau primordial peut être rattaché à la tradition indo-européenne, aux oiseaux sacrés des Scythes, au Garuda des Hindous, au Simurg des Perses et à l'aigle de Zeus des Hellènes. Mais nulle part cette image ne souffre de la moindre ambiguïté et est considérée comme un attribut de la plus haute divinité céleste.

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Mais nous rencontrons la diabolisation de l'aigle en dehors du contexte indo-européen chez les peuples adyguéens et abkhazes du Caucase, où l'aigle de fer du dieu maléfique Paco devient la victime du héros "positif" Bataraz, et où il existe une image encore plus expressive de la "Tha des oiseaux de proie", à l'image de laquelle apparaît la tête des anges déchus. La proximité géographique des Caucasiens et des Kurdes, et les liens communs avec le substrat hourrite, suggèrent une autre dimension de la religion kurde yazidie responsable de ses aspects " sombres " ou du moins ambigus.

A cette ambiguïté s'ajoute la subtile dialectique de la métaphysique soufie d'al-Khallaj, qui contient une sorte de justification d'Iblis (le Diable), qui a refusé de se prosterner devant Adam non par orgueil, mais par Amour absolu pour Dieu qui ne permet aucun intermédiaire. Ce thème est en accord avec les motifs gnostiques de la Sophia déchue. Bien que chez les Yezidis ce thème ne soit pas directement souligné, la structure gnostique de leur tradition et certaines allusions antinomiennes - par exemple, l'intrigue du Livre noir des Yezidis, où c'est Malaki-Ta'uz qui encourage Adam à violer l'interdiction divine de manger du grain - permettent une telle interprétation.

Dans l'ensemble, la religion des Yezidis reflète une identité kurde profonde qui remonte au fond des âges. L'analyse de ce que les critiques extérieurs reprochent aux Yazidis et de ce qui constitue des aspects ambigus de leur religion repose en grande partie sur une mauvaise compréhension de sa structure interne, ainsi que sur une mauvaise interprétation des figures et des images individuelles, ce qui est exacerbé par une nature véritablement syncrétiste et fermée des Yazidis, rendant difficile la compréhension de la morphologie intégrale de leurs enseignements.

Les Kurdes chiites

L'identité kurde se manifeste de manière tout à fait différente à l'autre extrémité du spectre religieux - chez les Kurdes chiites. Il convient ici de distinguer deux courants : les Kurdes alévis, les plus nombreux parmi l'ethnie Zaza (mais aussi parmi les Kurdes du nord - les Kurmanji), et les Kurdes partageant la doctrine des Ahli Haq (littéralement, "peuple de la vérité").

Les Alévis sont un ordre chiite-soufi qui est apparu au XIIIe siècle dans le sud-est de l'Anatolie, à proximité de l'école fondée par Hadji Bektash et qui est devenue par la suite la base religieuse de la "nouvelle armée" des sultans ottomans - les janissaires. Les Alévis ont poursuivi la tradition du soufisme iranien extrême (Gulat), centrée sur la vénération d'Ali et des Imams, et de Salman Fars en tant que figure clé particulière de la gnose lumineuse iranocentrique.

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Plus tard, aux quinzième et seizième siècles, les Alévis ont été rejoints par les branches turques des Qizil Bash, qui sont devenues le fondement de la dynastie safavide d'Iran, mais dans les territoires turcs sous contrôle sunnite, ils ont dû s'adapter à des conditions hostiles et dissimuler leur identité. De même, les Kurdes ont vu dans l'alévisme la possibilité de rester dans la société ottomane, où un islam zahirite agressif et plutôt intolérant est devenu la force dominante après Sélim Ier, car l'alévisme était respecté par les dirigeants ottomans - en tant qu'idéologie religieuse originelle des premiers dirigeants ottomans et base spirituelle de la plus importante institution militaro-politique et religieuse de l'Empire ottoman - l'armée des janissaires et l'ordre bektashi.

D'autre part, les Kurdes voyaient dans l'alévisme de nombreux traits proches de la tradition zoroastrienne, ce qui rendait leur participation à ce courant justifiée en termes de préservation de leur identité indo-européenne originelle. Un certain nombre de caractéristiques rituelles rapprochent les Alévis kurdes des Yazidis. Parmi elles, on trouve par exemple le principe de l'endogamie stricte - les Kurdes alévis ont le droit de n'épouser que des membres de la communauté alévie, préservant ainsi la pureté des "enfants de la Lumière" sur laquelle se fondent la tradition mazdéenne et diverses versions ultérieures de l'iranisme.

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Un autre courant du shi'isme radical (gulat) est l'Ahli Haqq, fondé par le sultan Sahak à la fin du quatorzième siècle. Cette tendance s'est répandue parmi les Kurdes du sud et surtout parmi les Kurdes d'Iran. La plupart d'entre eux appartiennent à l'ethnie Goran, mais il y a aussi des groupes importants d'Ahli Haqq dans les peuples kurdes de Kelhuri et de Lur. Un autre nom pour cette doctrine est Yarsan (Yâresân - littéralement, "communauté d'amoureux" ou "communauté d'amis").

La doctrine du mouvement Ahli Haqq est sensiblement la même que celle du yézidisme. Il affirme également l'idée de l'incarnation d'êtres supérieurs (Dieu ou les anges) dans une chaîne de sept messagers choisis. Ce thème est un classique de la prophéologie judéo-chrétienne et du manichéisme. Elle est également assez caractéristique du chiisme - en particulier du chiisme radical, où les membres de la famille de Mahomet et du clan de l'imam Ali sont considérés comme de telles incarnations. Les membres de l'Ahli-Haqq reconnaissent sept de ces incarnations successives, dont la deuxième et la troisième coïncident avec la lignée des séminaristes chiites, Ali et Hasan ("Shah Khoshen"). En général, il est facile d'identifier l'influence ismaélienne dans les enseignements d'Ahli Haqq (par exemple, la mention de Sheikh Nusayr parmi les assistants d'Ali). La première incarnation, cependant, est Havangdagar, par laquelle les membres de l'Ahli Haqq font référence à la divinité suprême elle-même. Chaque incarnation est accompagnée de quatre "anges amis" ou "anges aides" (yārsān-i malak), d'où le nom de toute la communauté Yarsan. La cinquième "aide" est l'ange féminin, une figure classique du zoroastrisme (fravarti). L'Ahli Haqq partage la doctrine soufie traditionnelle des quatre étapes de la connaissance de la vérité - shariah, tarikat, marifat et haqiqat, et des étapes du développement spirituel de l'âme respectivement. Les adeptes de cette école de pensée pratiquent le zikr soufi traditionnel.

Un trait irano-zoroastrien est l'idée de la dualité d'origine de l'humanité, qui rapproche également l'Ahli Haqq des Yazidis. Selon leur doctrine, les membres de la communauté Ahli-hakk ont été créés à l'origine à partir de "l'argile jaune" (zarda-gel), tandis que le reste de l'humanité est issu de la "terre noire" (ḵāk-e sīāh).

L'eschatologie d'Ahli Haqq reproduit généralement le chiisme classique : les élus attendent la venue de l'Homme du Temps, le Mahdi. Mais selon Ahli Haqq, le Mahdi doit apparaître parmi les Kurdes - dans la région kurde de Sultaniyah (province iranienne de Zanjan) ou à Shahrazur, la ville qui, selon les légendes kurdes, a été fondée par le roi Dayok (ou Dayukku), considéré comme le fondateur d'une dynastie de rois midiens. Ce détail souligne le caractère ethnocentrique de l'eschatologie kurde.

En même temps, comme chez les Yezidis, on constate l'influence des groupes judéo-chrétiens - on reconnaît notamment l'immaculée conception du fondateur (ou réformateur) de cette doctrine, le sultan Sahak, dont la tombe dans la ville de Perdivar est un centre de pèlerinage.

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l'un des chefs spirituels de l'Ahli Haqq, Hajj Nematallah, a beaucoup fait pour activer ce groupe, en publiant un certain nombre de textes religieux et poétiques, qui ont joui d'une grande popularité parmi les Kurdes - surtout le Shah-name-i haqiqat (Le livre de la vérité du roi).

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Les Kurdes : identité et État

Bien que leurs origines remontent aux musulmans qui ont fondé le puissant Empire, et bien qu'ils aient parfois été les ancêtres de puissantes dynasties (comme les Ayubides), les Kurdes n'ont pas été en mesure de construire un État propre jusqu'à aujourd'hui.

Ils ont cependant apporté une contribution significative à la culture du Moyen Âge islamique, notamment dans le domaine de la poésie. Le premier poète kurde est considéré comme Piré Sharir, qui a vécu au 10e siècle et a laissé un corpus de courts poèmes aphoristiques, extrêmement populaires parmi les Kurdes. Un autre des premiers poètes kurdes est Ali Hariri (1009-1079). La première grammaire de la langue kurde a été compilée aux Xe et XIe siècles par un contemporain d'Ali Hariri, le poète Termuqi, qui a été le premier à écrire des poèmes en kurmanji. L'une des œuvres de Termuqi porte le même nom que la célèbre pièce de Calderon "La vie, en effet, est un rêve".

Plus tard au XVIe siècle, Mela Jeziri, un éminent poète kurde, a jeté les bases d'un courant soufi dans la poésie kurde, devenant un modèle pour les générations successives de poètes soufis kurdes. Dans toutes les élites intellectuelles kurdes, un accent particulier sur l'identité kurde est évident dès les premiers poètes. Au XVIIe siècle, un autre poète soufi kurde, Faqi Tayran (1590 - 1660), également appelé "Mir Mehmet", a rassemblé de nombreux contes populaires kurdes dans un recueil intitulé "Contes du cheval noir" (Kewlê Hespê Reş). Il est le premier à faire l'éloge de la défense héroïque de la forteresse de Dymdım en 1609-1610.

Les représentants de l'élite kurde commencent peu à peu à se rendre compte de l'anomalie - le fossé entre la grande histoire des Kurdes, le niveau de conscience de leur identité unique, leur militantisme et leur héroïsme d'une part, et la position subordonnée au sein d'autres empires - d'abord le califat arabe, puis la Turquie ottomane et l'Iran séfévide.

143972.JPGAinsi, le plus grand poète kurde, Ahmed Khani (1650-1708) (tableau, ci-contre), auteur du célèbre poème épique des Kurdes, sur l'histoire d'amour tragique "Mam et Zin", est plein de tristesse pour l'État kurde disparu et de nostalgie pour la grandeur passée [9]. Ahmed Khani est considéré comme l'un des premiers idéologues du renouveau kurde et est connu comme un combattant de l'identité kurde, préparant la prochaine étape de l'éveil de la conscience nationale. Un autre grand poète kurde, Hadji Qadir Koy (1816-1894), a poursuivi cette tendance. Dans son œuvre, le désir de libération des Kurdes et d'établissement de leur propre État est encore plus contrasté et sans ambiguïté.

Au XIXe siècle, lorsque l'Empire ottoman a commencé à s'affaiblir et que nombre des peuples qui le composaient (Arabes, Grecs, Slaves, etc.) ont commencé à élaborer des projets d'indépendance, des sentiments similaires sont apparus chez les Kurdes. En 1898, le premier journal en kurde, Kurdistan, est publié au Caire. Plus tard, le journal Kurdish Day (rebaptisé plus tard Kurdish Sun) commence à être imprimé à Istanbul. Un magazine appelé Jin (Vie) est publié en turc, qui proclame ouvertement la volonté de créer un État kurde indépendant.

À la fin du XIXe siècle, les Kurdes soulèvent de plus en plus de soulèvements anti-turcs (par exemple, en 1891 à Dersim).

Les Kurdes ont d'abord soutenu les Jeunes Turcs et l'arrivée au pouvoir de Kemal Ataturk, y voyant l'espoir de mettre fin à l'oppression de l'administration ottomane. Les Alévis ont même reconnu en Ataturk le Mahdi, une figure eschatologique destinée à libérer les peuples de l'oppression et de l'injustice : c'est ainsi que la conscience religieuse a interprété la fin de l'ère de la domination du zahirisme sunnite rigide, qui, depuis l'époque de Selim Ier et de Soliman le Magnifique, avait remplacé une religion entièrement différente - spirituelle et de style iranien - des premiers dirigeants ottomans, inextricablement liée au soufisme ardent du cheikh Haji-Bektaş, de Yunus Emre et de Jalaladdin Rumi et comportant de nombreux thèmes chiites.

Cependant, les Kurdes n'ont pas obtenu ce qu'ils voulaient lors de l'effondrement de l'Empire ottoman. Une partie du Kurdistan est restée dans le nouvel État turc, une autre partie a été incorporée à l'Irak par l'administration d'occupation britannique, la troisième a été cédée à la Syrie et la quatrième est restée en Iran. Ainsi, une immense nation de quarante millions de personnes a été divisée en quatre parties, comprenant deux puissances coloniales, où le nationalisme arabe est devenu l'idéologie dominante (Syrie et Irak), la Turquie, où s'est affirmé le nationalisme turc sous une nouvelle forme - laïque, et l'Iran, où le chiisme dominant et l'identité persane en douze points servaient également de dénominateur commun à l'État, sans accorder aux Kurdes une place particulière, sans toutefois les opprimer autant qu'en Irak, en Syrie et en Turquie.

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Le vingtième siècle n'a donc pas été l'occasion pour les Kurdes d'établir leur propre État, et la question a été reportée à un avenir incertain. En même temps, il n'y avait pas de consensus clair parmi les Kurdes sur le type d'État kurde qu'il devait être et sur quelle base idéologique il devait être fondé. De plus, il n'y avait pas non plus de consensus entre les dirigeants.

Ainsi, dans chacun des pays où vivaient les Kurdes, les forces suivantes ont pris forme.

En Turquie, l'organisation de gauche fondée sur les principes socialistes (communistes) - le Parti des travailleurs du Kurdistan - est devenu l'expression politique de la lutte des Kurdes pour l'autonomie et, à la limite, l'indépendance. Depuis le milieu des années 40, l'Union soviétique apporte un soutien militaire et politique aux Kurdes afin de contrer les intérêts des pays occidentaux au Moyen-Orient. Ainsi, le leader des Kurdes irakiens Mustafa Barzani (1903 - 1979) s'est enfui vers le territoire soviétique après avoir été vaincu par les Irakiens lors de l'affaire de de la République kurde de Mehabad, où il a été accueilli, soutenu, puis à nouveau envoyé en Irak. Pour les Kurdes, l'URSS était donc considérée comme un point d'appui géopolitique, qui prédéterminait dans une large mesure l'orientation idéologique des Kurdes - en particulier des Turcs.

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Chez les Kurdes vivant dans une société traditionnelle, le communisme était difficilement compréhensible et nullement attrayant, de sorte que ce choix a très probablement été déterminé par des considérations pragmatiques. En outre, les Kurdes irakiens se sont heurtés à plusieurs reprises aux Britanniques (le premier soulèvement anti-anglais a été soulevé par Ahmed, le frère de Mustafa Barzani, en 1919), au cours duquel les Britanniques ont mené des opérations punitives contre les Kurdes, détruisant tout sur leur passage, mais les Britanniques étaient des ennemis de l'URSS.

Le chef du Parti des travailleurs du Kurdistan était Abdullah Öçalan, qui a dirigé le mouvement d'insurrection armée kurde, proclamant en 1984 le début de la lutte armée pour l'établissement d'un Kurdistan indépendant. L'aile militaire du parti est constituée des Forces d'autodéfense du peuple. Öçalan est actuellement emprisonné en Turquie, après avoir été condamné à la prison à vie.

Le Parti des travailleurs du Kurdistan lui-même est considéré comme une "organisation terroriste" dans de nombreux pays. En fait, le Parti de la paix et de la démocratie, issu du Parti de la société démocratique, interdit en 2009, agit désormais au nom des Kurdes de Turquie. Mais pour toutes ces structures, la tradition des idées socialistes et sociales-démocratiques de gauche parmi les Kurdes turcs est maintenue.

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Les Kurdes irakiens sont réunis au sein du Parti démocratique du Kurdistan, formé par Mustafa Barzani, qui, comme nous l'avons vu, était également tourné vers l'URSS et bénéficiait de son soutien. L'aile militaire du parti est devenue l'armée kurde - les Peshmerga (Pêşmerge littéralement, "ceux qui regardent la mort en face"), qui est apparue à la fin du XIXe siècle pendant la lutte des Kurdes irakiens pour l'indépendance.

Il y a eu une confrontation précoce entre les deux leaders à la tête du Parti démocratique du Kurdistan, reflétant les intérêts de deux unités tribales kurdes - les Barzani [10], basés à Bahdinan, et les Kurdes Sorani, basés à Sulaymaniya.

La tribu Barzani était représentée par Mustafa Barzani, le héros de la lutte pour l'indépendance du Kurdistan, dont la cause, après sa mort, a été dirigée par son fils Masoud Barzani, l'ancien président du Kurdistan irakien pendant la période critique pour l'Irak de 2005 à 2017. Masoud Barzani participait depuis 16 ans à des opérations militaires avec les unités kurdes peshmerga. Après que Massoud Barzani a quitté la présidence, son neveu, le petit-fils de Mustafa Barzani, Nechirvan Idris Barzani, a repris le poste.

L'alliance tribale opposée après 1991 était représentée par la figure flamboyante de Jalal Talabani, qui a été président de l'Irak de 2005 à 2014....

Après la défaite des forces de Saddam Hussein par les forces de la coalition occidentale, Masoud Barzani et Jalal Talabani ont travaillé ensemble pour établir un contrôle militaire et politique sur les territoires du Kurdistan irakien. Toutefois, les contradictions entre les dirigeants se sont traduites par la division effective du Kurdistan irakien en deux parties : la partie orientale (Sulaymaniyah, district de Soran, du nom de la tribu kurde des Sorani), patrie de Talabani, où sa position était la plus forte, et la partie nord-ouest (Bahdania), patrie de Barzani, où ses partisans l'emportaient.

Ce dualisme relatif parmi les Kurdes irakiens a persisté jusqu'à aujourd'hui. Dans certaines situations, les dirigeants des deux entités tribales forment des alliances entre eux. Dans d'autres, la coopération fait place à la rivalité. 

En Syrie, le Parti démocratique kurde de Syrie peut être considéré comme la principale organisation kurde. Actuellement, pendant la guerre civile syrienne, il y a aussi le Conseil national syrien, qui comprend d'autres forces. Les Kurdes syriens n'avaient pas de personnalités aussi brillantes que Barzani, Talabani ou Öçalan, et leurs idées et structures ont donc été fortement influencées par les structures kurdes turques ou irakiennes, où dans les deux cas les tendances gauchistes étaient fortes.

En Iran, les Kurdes vivent dans quatre provinces - Kurdistan, Kermanshah, Azerbaïdjan occidental et Ilam. Les Kurdes iraniens ont historiquement montré moins de volonté d'établir un statut d'État indépendant et n'ont pas organisé de structures politiques autonomes centralisées.

En 2012, deux partis, le Parti démocratique du Kurdistan iranien et Komala (Parti révolutionnaire des travailleurs du Kurdistan), ont fait une offre pour une telle unification.

Notes:


[1] Les peuples voisins appellent les musulmans "Mar". Les Kurdes estiment que ce nom doit être attribué à leurs ancêtres directs et suggèrent que le "Mars" soit identifié aux Kurdes.

[2] Le célèbre temple yazidi de Lalesh, où se trouve la tombe du cheikh Adi ibn Musafir, vénéré par les Kurdes, faisait autrefois partie du monastère nestorien de l'apôtre Thomas. Dans la période pré-chrétienne, le même complexe sacré était un temple du Soleil.

[3] Selon une légende, le premier Kurde à avoir accepté le Silam était un compagnon de Mohammad (sahib), Jaban al-Kurdi, qui retourna au Kurdistan après la mort de Mohammad et y prêcha l'islam.

[4] Spät E., Les Yezidis. Londres : Saqi, 2005.

[5] Pendant une courte période, à la fin du XVIIIe siècle, la dynastie kurde des Zend s'est établie en Iran, avec à sa tête Kerim-khan Zend. Il est révélateur que les Kurdes manquaient tellement de solidarité ethnique que les Qajars, adversaires des Zends, se sont appuyés sur les tribus des Kurdes - Mukri, Ardelan, etc.

[6) Cela rapproche les Kurdes des Arméniens, qui ont subi un sort similaire.

[7] Joseph I.  Devil Worship: The Sacred Books and Traditions of the Yezidiz.Boston : R.G. Badger, 1919.

[8] Semenov A.A. Le culte de Satan chez les Kurdes Yezidiz// Bulletin de l'Université d'État d'Asie centrale, 1927, № 16.

[9] Rudenko M. B. Texte critique, traduction, avant-propos et index du poème d'Ahmad Hani Mam et Zin. M. : ANS SSR, 1962.

[10] La tribu Barzan est une confédération de plusieurs tribus kurdes, unies au XIXe siècle, sous la direction de cheikhs soufis Naqshbandi. Cela a eu lieu pour la première fois sous le Cheikh Abdel-Salam I. Le cheikh Abd-al-Salam II lui succède. Il prend part aux rébellions anti-turques, se cache ensuite en Russie et, après son retour au Kurdistan iranien, est extradé vers les Turcs et exécuté à Mossoul. Abdel-Salam II était le frère d'Ahmed Barzani et de Mustafa Barzani.

samedi, 20 novembre 2021

Le monde comme illusion. Les racines gnostiques de la théorie de la simulation

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Le monde comme illusion. Les racines gnostiques de la théorie de la simulation

par Giulio Montanaro

Ex: https://www.centromachiavelli.com/2021/11/19/teoria-della-simulazione-gnosticismo/

De Nag Hammadi à la matrice

Est-il possible de trouver (et si oui, où) une synthèse cohérente et organique de la cosmologie hindoue-bouddhiste, des jeux vidéo, du panpsychisme ou du mythe platonicien de la caverne, des intelligences artificielles, du mauvais génie et de son doute hyperbolique cartésien, de films comme Matrix, Existenz ou Inception, du démon de Laplace, des papyrus de Nag Hammadi, de la civilisation maya, de la physique quantique de Max Planck à John Bell, du trilemme de Nick Bostrom, du mythe du papillon rêveur du taoïste Zhuangzi, de la voie du détachement du mystique médiéval Meister Eckhart, du premier ordinateur créé par Konrad Zuse, de la pensée de la matière de Giordano Bruno, et de l'idée traditionnelle du libre arbitre ?

Avec quelle arrogance et quelle présomption peut-on même prétendre trouver un plus petit dénominateur commun qui unit des milliers d'années d'histoire, de science et de philosophie?

Nick Bostrom et la théorie de la simulation

Le philosophe suédois Nick Bostrom (photo), fondateur et directeur du Future of Humanity Institute de l'université d'Oxford, offre une perspective sur l'hypothèse d'un argument philosophique appelé le trilemme de Bostrom.

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Nous nous pencherons sur le trilemme dans un prochain article ; pour l'instant, il suffit de dire que, selon le directeur de cet Institut du futur de l'humanité, la réalité dans laquelle nous vivons n'est rien d'autre qu'un projet de superordinateur réalisé par une intelligence dépassant l'univers et notre capacité de compréhension, probablement créé par de futures civilisations extraterrestres ou interdimensionnelles.

C'est un thème que je lis depuis une vingtaine d'années et qui résonne de plus en plus fort en moi. C'est un sujet à traiter avec précaution, tant sur le plan scientifique que, surtout, sur le plan éthique et émotionnel.

Notre parcours

Dans un article récent du journal britannique The Guardian, les philosophes Galen Strawson de l'Université d'Oxford et Saul Smilansky, "avocat de l'illusionnisme" de l'Université de Haïfa en Israël, expliquent pourquoi la physique et les neurosciences de ces vingt dernières années sapent l'idée de moralité qui existait jusqu'à présent.

Si vous êtes familier avec les doctrines gnostiques, si vous avez une certaine familiarité avec l'occultisme, et si l'impact de celles-ci n'a pas eu de conséquences profondes dans l'inconscient du lecteur mais, plutôt, a allumé une étincelle qui a suscité l'intérêt, alors peut-être devriez-vous lire attentivement la suite. En tout état de cause, abordez ce dont nous parlons dans ces pages avec une extrême prudence et le scepticisme qui s'impose. J'ai décidé de donner à cette recherche la forme d'une trilogie, en la divisant en trois sections: une concernant l'histoire et la philosophie sur les hypothèses possibles sur le phénomène élaborées jusqu'au 19ème siècle, une concernant la science du 19ème au 21ème siècle, et la dernière concernant les implications morales dérivant de la synthèse des deux premières, qui a eu lieu pendant les vingt premières années du 21ème siècle.

Le thème, bien qu'encore peu connu de la plupart, plonge ses racines dans la nuit des temps et la plupart des témoignages sur le sujet sont de nature historico-philosophique. Ce n'est qu'au cours du siècle dernier que la reine incontestée des disciplines contemporaines, la "science", a commencé à le considérer avec moins de scepticisme et plus d'intérêt. Parvenant parfois à des conclusions, que j'aborderai dans le dernier chapitre de cette recherche, penchant vers une considération illusoire non seulement de la réalité physique, mais aussi de notre capacité d'autodétermination.

"Si le réel est ce que vous entendez, sentez, goûtez ou voyez, alors la réalité est simplement des signaux électriques interprétés par votre cerveau", dit Lawrence Fishburne, dans le rôle de Morphée, à Keanu Reeves, dans le rôle de Neo, alors qu'il se trouve dans la zone de chargement du film The Matrix. Cela peut sembler absurde, mais seulement jusqu'à un certain point, si l'on pense que l'intelligence artificielle, comme la réalité virtuelle, a été créée par rétro-ingénierie du cerveau humain.

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La chute

Steven Taylor, maître de conférences, professeur de psychologie à l'université anglaise de Leeds Beckett et auteur du livre The Fall : The Insanity of The Ego in Human History and the Dawning of A New Era, (en français, La chute) publié par O-Books en 2005, écrit dans le premier chapitre, intitulé What's wrong with human beings?: "Si des extraterrestres avaient observé le cours de l'histoire humaine au cours des derniers milliers d'années, ils seraient arrivés à la conclusion que nous sommes le produit d'une expérience qui a horriblement mal tourné".

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Avec une pointe d'ironie, j'aimerais être d'accord avec Taylor (dont j'ai d'ailleurs pris plaisir à lire les travaux), même si les résultats dont je vais parler pourraient inciter certaines personnes à considérer l'expérience comme un succès. Du moins pour les sujets, ou peut-être devrais-je dire les entités, qui l'ont exécutée.

Entités qui l'ont réalisé? Les suppositions de Nick Bostrom viennent à mon secours pour éviter une vile dérision dès les premières pages de cette histoire: "D'une certaine manière, les post-humains qui dirigent la simulation sont des sortes de dieux par rapport aux personnes qui vivent la simulation; les post-humains ont créé le monde que nous voyons, ils sont d'une intelligence supérieure, ils sont omnipotents dans le sens où ils peuvent interférer dans le fonctionnement de notre monde même en violant les lois physiques, et ils sont omniscients dans le sens où ils peuvent contrôler tout ce qui se passe. En tout cas, les semi-divinités, à part celles qui se trouvent au niveau de la réalité, sont soumises aux sanctions des divinités plus puissantes qui habitent les niveaux inférieurs".

Les "post-humains"? Un autre thème auquel Bostrom est particulièrement sensible est celui du développement génétique humain. C'est un thème que l'on classe à l'époque contemporaine sous la rubrique du transhumanisme. Nous en parlerons plus tard ; concentrons-nous maintenant à essayer de comprendre si et comment la théorie de la simulation peut avoir un sens dans le contexte des doctrines théologiques, philosophiques et historiques du passé.

Les papyrus de Nag Hammadi

En ce qui concerne les affirmations de Bostrom à Oxford (qui ne sont rien d'autre qu'une synthèse scientifique de ce que disent certains papyri trouvés en Égypte en 1945), nous trouvons des réactions, critiques et autres, également des universités de Cambridge, Helsinki et Columbia.

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Quel est le nœud du litige ? C'est en 1945 qu'un agriculteur égyptien vivant dans la région de Nag Hammadi a trouvé, dans une jarre découverte dans une grotte proche des tombes de la sixième dynastie égyptienne, une série de papyri enveloppés dans des étuis en cuir. Pour être exact, 13 papyri, contenant 52 traités écrits en copte (l'ancienne langue des Égyptiens non arabes, supplantée ensuite par l'égypto-arabe avec la propagation de l'islam), qui constituent encore les fondements de ce qu'on appelle le gnosticisme.

Hans Jonas : Existentialisme et gnosticisme

Hans Jonas a vécu 90 des 100 dernières années du siècle dernier : allemand, élève de Martin Heidegger, il a quitté l'Allemagne à l'époque du nazisme. Après la guerre, il a enseigné l'hébreu à l'université de Jérusalem et à l'université Carleton à Ottawa. Jonas établit des parallèles incroyables (pour la plupart) entre le gnosticisme et l'existentialisme, comme il l'a démontré en 1958, lorsqu'il a publié The Gnostic Religion : the message of the Alien God and beginnings of Christianity, toujours considéré par certains comme l'un des principaux ouvrages contemporains sur le sujet de la gnose.

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Celui de Jonas est un excellent recueil sur le sujet spécifique discuté, bien que je suggère de toujours se référer à The Secret Teachings Of All Ages, de Manly Palmer Hall, pour de plus amples aperçus et parallèles. Il est intéressant de noter que le texte de Hall peut être téléchargé non seulement à partir des archives de la Fondation Hall, mais aussi à partir du site web de la CIA. Il serait curieux de croiser les deux textes.

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Mais revenons à Hans Jonas, l'élève du plus grand représentant de l'existentialisme ontologique et phénoménologique, Martin Heidegger.

Le "négationnisme" gnostique

Jonas écrit: "La théologie du gnosticisme est fondée sur un dualisme particulier appelé anticosmisme, ce qui signifie que les gnostiques étaient des négateurs du monde physique. Ils croyaient que la matière et le divin étaient antithétiques l'un de l'autre, et que la vraie spiritualité ne consistait pas à atteindre l'harmonie avec ce monde misérable ou avec le Dieu tout aussi horrible (celui dont l'Italien Mauro Biglino parle aussi abondamment, ed.). Au contraire, la véritable spiritualité consiste à s'échapper de cette prison terrestre en réveillant la divinité transcendante qui se cache en chacun de nous et dont le Christ a parlé lors de son voyage sur terre".

Des mots de Hans Jonas, bien que cela ressemble à l'une des nombreuses conférences de Manly Palmer Hall, heureusement toujours disponibles en ligne.

Les Archontes

Les figures centrales du récit gnostique sont les "Archontes", dont les papyrus de Nag Hammadi nous donnent des informations dans la partie de l'"Hypostase des archontes" ou "Réalité des souverains", une exégèse du livre de la Genèse. Nous verrons plus en détail qui sont les Archontes et pourquoi la diffusion de leur histoire a conduit à la persécution des négateurs gnostiques par les matérialistes orthodoxes, un sujet encore d'une incroyable actualité aux yeux de certains...

Qui est Giulio Montanaro?

Polyglotte, découvreur de talents dans le monde de la musique électronique, conseiller créatif avec diverses expériences en gestion d'entreprise, chercheur indépendant et amateur de médias alternatifs, Giulio Montanaro a fait ses débuts en tant que reporter en 2000, à Padoue, au sein du groupe d'édition "Il Gazzettino".

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vendredi, 29 octobre 2021

Sur les alliances entre la gauche et les mouvements évangéliques en Amérique latine

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Sur les alliances entre la gauche et les mouvements évangéliques en Amérique latine

Radha Sarkar

Ex: https://www.geopolitica.ru/es/article/sobre-las-alianzas-entre-la-izquierda-y-los-movimientos-evangelicos-en-america-latina

Traduction par Juan Gabriel Caro Rivera

Le politologue Javier Corrales est allé jusqu'à dire en 2018 que l'alliance entre les églises évangéliques et les partis conservateurs en Amérique latine était le "mariage parfait" (1). Cependant, il semble que le divorce soit pour bientôt, car un nouveau prétendant, intrigant, est entré en scène: la gauche.

Ces dernières années, de nombreux politiciens de gauche ont tenté de s'allier avec des églises, des dirigeants et des partis politiques évangéliques. Par exemple, Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) et son parti MORENA se sont tous deux alliés au parti évangélique de la rencontre sociale (PES) pour arriver au pouvoir lors des élections mexicaines de 2018. Maduro a également courtisé plusieurs leaders évangéliques lors des élections vénézuéliennes de 2020, au point de leur promettre de commémorer la "Journée du pasteur", de créer une université évangélique et de faire don de milliers d'instruments de musique à leurs églises (2). C'est maintenant le tour de Gustavo Petro, candidat à la présidence de la Colombie et ancien guérillero, qui a reçu le soutien d'Alfredo Saade (un leader évangélique de la côte caraïbe) avec lequel il a conclu une alliance le 15 septembre (3). Le mouvement de Saade, Levántate, est composé de plus de 400 pasteurs évangéliques.

Si cela peut paraître surprenant, de telles alliances ont existé par le passé, surtout si l'on considère que les partis conservateurs d'Amérique latine ont toujours eu des liens étroits avec l'Église catholique. C'est pour cette raison qu'historiquement, les dirigeants protestants ont toujours été du côté des partis libéraux et ont même soutenu des gouvernements révolutionnaires, puisque l'objectif de tous ces mouvements a toujours été le même: diminuer l'influence sociale de l'Église catholique. Entre 1979 et 1990, la population évangélique est passée de 5 % à 15 % pendant le gouvernement sandiniste au Nicaragua, grâce aux tensions entre le gouvernement révolutionnaire et l'Église catholique au sujet des postes politiques que certains prêtres occuperaient (4). Les évangéliques étaient beaucoup plus enclins que les catholiques à voter pour la réélection de Daniel Ortega et, en fait, plusieurs de leurs dirigeants ont exprimé leur soutien à la direction du FSLN (5). En outre, les mouvements évangéliques ont soutenu la nouvelle constitution vénézuélienne promue par Hugo Chávez en 1999, car elle élargissait les libertés religieuses, tandis que les catholiques l'ont attaquée comme favorisant l'avortement (6).

Cependant, il y a eu des moments où les évangéliques ont trouvé plus commode de s'allier avec la droite. Par exemple, dans le Chili d'Augusto Pinochet, où l'Église catholique a participé activement à la résistance contre la dictature, les évangéliques se sont précipités pour la soutenir dans l'espoir de se voir accorder la pleine égalité religieuse avec les catholiques (7). Tous ces faits nous amènent à conclure que la participation évangélique à la politique latino-américaine se caractérise avant tout par le pragmatisme, s'alliant aussi bien avec la gauche qu'avec la droite selon le moment historique (8).

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La croissance des églises évangéliques dans la région implique que leur participation à la politique augmentera avec le temps, bien que son intensité varie d'un pays à l'autre (9). Même en Colombie, où les groupes non catholiques ont toujours été marginalisés, on estime que 19,5% de la population nationale s'identifie comme évangélique ou pentecôtiste (10).

Toutefois, il est impossible de prétendre que les églises évangéliques sont unies dans leur ensemble, de sorte que le paysage politique actuel est le reflet du paysage religieux. Il existe de nombreux groupes, divisions et compétitions entre eux en raison de l'absence d'une structure unitaire plus large. Or, c'est précisément cette fragmentation qui explique la croissance rapide de leur foi, puisque toute personne ayant une vocation divine peut créer sa propre église, mais elle a pour contrepartie d'inhiber l'action politique commune. Par exemple, au début des années 1990, les évangéliques représentaient à peine 10 % de la population colombienne et, à l'époque, il y avait quatre partis évangéliques concurrents. Le parti politique de Saade est en concurrence avec deux autres : MIRA et Colombia Justa Libre.

Néanmoins, les églises évangéliques peuvent être de précieux alliés électoraux malgré leur incapacité à créer une plateforme unifiée. Ce dernier point est particulièrement vrai pour les méga-églises et les organisations religieuses ayant de multiples sites et des dizaines ou des centaines de milliers de fidèles, ainsi que l'accès à de nombreuses ressources et une utilisation intensive des médias. L'un des atouts qu'ils peuvent mettre à la disposition des campagnes politiques est leur immense salle, sans parler des chaînes de télévision et de radio. Tout cela peut facilement transformer le capital religieux en capital politique, bien que ces deux sphères ne se chevauchent pas toujours (11).

Néanmoins, cette transformation des fidèles en électeurs a un certain poids dans les urnes et a permis à plusieurs dirigeants évangéliques de remporter des sièges dans des conseils municipaux, des législatures d'État et des congrès nationaux. Lors des élections présidentielles, les évangéliques se sont davantage comportés comme des partenaires de coalition majeurs que comme des candidats autonomes, Fabricio Alvarado, du parti évangélique Restauration nationale, faisant exception : il est arrivé en deuxième position lors de l'élection présidentielle de 2018 au Costa Rica. Il est important de garder à l'esprit que les élections sont souvent décidées par des marges très étroites dans une grande partie de l'Amérique latine, et c'est pourquoi le capital politique que les méga-églises évangéliques et les organisations religieuses peuvent rassembler a un poids énorme lorsqu'il s'agit de faire ou de défaire des rois.

L'élection présidentielle de 2018 en Colombie a mis en évidence cette tendance, puisque le candidat du Centre démocratique, Iván Duque (photo, ci-dessous), a battu Petro de 2,3 millions de voix, remportant un total de 10,3 millions de voix. La clé de la victoire de Duque a été les partis évangéliques MIRA et Colombia Justa Libre, qui auraient apporté au moins un million de voix (12). 

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Il est très probable que M. Petro a tiré les leçons de cette défaite et c'est la raison pour laquelle il s'est empressé de rechercher le soutien des évangéliques pour sa candidature à la présidentielle de 2022. Petro a lancé sa campagne présidentielle dans la ville caribéenne de Barranquilla, en se référant à Jésus et aux saints et en accusant la droite de faire des "pactes avec le diable" (13). Peu après, on a appris que le leader évangélique Saade avait organisé l'événement dans l'intention de soutenir publiquement la candidature de Petro.

L'alliance de M. Petro avec les évangéliques de la côte caraïbe colombienne, densément peuplée, est très logique, car après la capitale et le département d'Antioquia, c'est la région la plus peuplée du pays. D'autre part, la région des Caraïbes présente la plus forte concentration d'évangéliques dans le pays, avec 25,4 % de la population se réclamant de cette dénomination, soit un total de 2,25 millions de citoyens, de sorte que les églises évangéliques de cette région pourraient fournir un nombre considérable de voix. La campagne de Saade vise 1,5 million d'entre eux.

De nombreux groupes évangéliques d'Amérique latine ont pu étendre leur influence sociale grâce à leur implication dans la politique. Un cas typique est celui du Brésil, où les évangéliques se sont présentés aux élections sous diverses candidatures, dont celle du Partido dos Trabalhadores (PT) de gauche (14), avec l'intention de légiférer sur des exonérations fiscales pour leurs églises respectives, ainsi que de modifier les lois sur la radiodiffusion afin d'atteindre un public plus large, d'obtenir un financement de l'État pour leurs services religieux en les faisant passer pour des événements culturels, et de prendre possession de certaines propriétés pour construire des églises. Les pasteurs brésiliens se présentent aux élections parce que c'est précisément le Congrès qui contrôle les droits de diffusion, donc être au Congrès garantit la "télévangélisation". 

Cela s'applique également au PSE mexicain, qui a largement bénéficié de son alliance avec MORENA: il a cessé d'être un parti marginal et est devenu la quatrième faction la plus importante du corps législatif national (15). L'AMLO, contrairement aux autres présidents mexicains qui se sont appuyés sur des groupes catholiques, a ouvert les portes du pouvoir aux évangéliques en élargissant leur accès aux médias, aux affaires et à l'immobilier. Les organisations religieuses évangéliques se sont jointes au Secrétariat du gouvernement pour promouvoir la "Quatrième Transformation" (4T) (16) et viser à "réparer le tissu social du Mexique". AMLO a proposé d'accorder des concessions de diffusion à ces groupes religieux au motif de "renforcer les valeurs" et a recruté plusieurs de ces églises pour diffuser un livre publié par le gouvernement sur la moralité et la citoyenneté. De son côté, la National Fellowship of Evangelical Churches a annoncé en décembre 2020 qu'elle avait réussi à inscrire 7000 étudiants au programme fédéral de bourses d'études dans l'intention de leur fournir non seulement une formation technique et des emplois, mais aussi de les former aux préceptes de l'Évangile (17). Pour cela, les évangéliques ont recruté des étudiants dans toutes les régions du pays.

Ainsi, l'alliance entre Saade et Petro, qui est nouvelle pour la politique colombienne, ne fait que poursuivre un schéma régional. Saade a récemment retiré son soutien à la campagne de Petro, affirmant que le candidat présidentiel n'avait pas pris en compte nombre de ses points (18). Cependant, ce bref flirt politique est révélateur. Une source anonyme de la campagne de M. Petro a également déclaré que des alliances similaires avec d'autres groupes évangéliques pourraient être conclues à l'avenir.

Petro est le candidat présidentiel avec l'intention de vote la plus élevée pour les élections de 2022 selon les sondages (19) et ce malgré le fait que l'intention de vote pour sa candidature a chuté de 21% en juin à 17% en septembre, alors que les sondages montrent que l'intention de vote pour les candidats de droite, avec lesquels on pourrait s'attendre à ce que les évangéliques aient une plus grande affinité idéologique, est sensiblement plus faible.

Si Petro gagne, quelles seront les implications de sa victoire pour les évangéliques colombiens ? Il est probable qu'il suive la même voie qu'AMLO et qu'il renforce ses liens avec les groupes évangéliques, surtout compte tenu de l'hostilité ouverte de l'Église catholique à son égard (20). Le soutien des organisations évangéliques à la campagne de Petro pourrait se traduire par une plus grande influence sur les décisions du gouvernement et la mise en œuvre de certaines politiques sociales. Mais comme l'illustre le cas mexicain, cette alliance n'implique pas le triomphe de " l'agenda moral " des évangéliques, qui s'exprime avant tout dans l'interdiction de l'avortement et des droits LGBTQ (21). Et puisque l'agenda progressiste de Petro a été caractérisé par sa promotion des droits LGBTQ (22), cela implique que les évangéliques ne seront très probablement pas en mesure d'imposer leur vision de la moralité sociale.

Si Petro remporte les élections présidentielles en Colombie, ce type d'alliances entre la gauche et les évangéliques pourrait devenir de plus en plus courant dans toute l'Amérique latine. Et même si cela ne se produit pas, il est probable qu'elle commencera à provoquer des changements politiques et des transformations majeures dans les communautés évangéliques de la région, car leur nombre et leur participation à la politique ne feront qu'augmenter.

Notes :

1. https://www.nytimes.com/2018/01/17/opinion/evangelicals-p...

2. https://www.eltiempo.com/mundo/venezuela/maduro-busca-el-...

3. https://www.semana.com/nacion/articulo/quien-es-alfredo-s...

4. https://books.google.com.co/books?hl=en&lr=&id=2u...

5. https://www.jstor.org/stable/1387860?casa_token=Buemx_T8i...

6. https://books.google.com.co/books?hl=en&lr=&id=2u...

7. https://www.taylorfrancis.com/chapters/edit/10.4324/97804...

8. https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-43706779

9. https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-43706779

10. https://www.svenskakyrkan.se/filer/34555608-8b30-4aec-9d3...

11. http://www.scielo.org.co/scielo.php?pid=S0121-56122017000...

12. https://nacla.org/alliances-leftists-and-evangelicals-lat...

13. https://www.elespectador.com/politica/criticas-al-pacto-h...

14. https://moe.org.co/wp-content/uploads/2019/04/Libro_Relig...

15. https://nacla.org/news/2020/02/10/Church-and-State-AMLO-M...

16. https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-45712329

17. https://www.proceso.com.mx/nacional/2019/12/5/evangelicos...

18. https://www.eltiempo.com/politica/partidos-politicos/gust...

19. https://www.semana.com/nacion/articulo/petro-lidera-la-in...

20. https://www.elcatolicismo.com.co/editorial/la-iglesia-en-...

21. https://politica.expansion.mx/mexico/2021/09/20/morena-va...

22. https://www.eltiempo.com/archivo/documento/CMS-12162143

Source: https://nacla.org/alliances-leftists-and-evangelicals-latin-america

mercredi, 01 septembre 2021

Écosse : Des presbytériens sans Dieu ?

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Écosse: Des presbytériens sans Dieu?

Konrad Rękas

https://www.geopolitica.ru/en/article/scotland-presbyterians-without-god

Politiciens chrétiens dans un pays athée

L'identité historique des Écossais s'est forgée dans le feu des luttes religieuses, pour l'essentiel convergentes avec les disputes politiques. Et celles-ci n'ont jamais été douces ou particulièrement transparentes au sein de cette nation constituée de clans. Car lorsque l'Église calviniste d'Écosse, qui s'assume comme "nationale", a été victorieuse des catholiques habituellement royalistes, elle a immédiatement dû lutter contre l'influence de l'épiscopalisme qui proposait sa vision politique d'une oligarchie couronnée. Et les presbytériens écossais eux-mêmes - les Covenanters - étaient divisés comme les hussites, entre les radicaux, appelés le parti Kirk, qui voyaient l'Écosse comme une fédération de clans / congrégations, même dans une alliance avec les Anglais puritains, et ceux qui choisissaient une forme de collaboration avec leur propre dynastie nationale comme méthode de maintien de l'indépendance vis-à-vis du voisin du sud éternellement agressif. Oui, la religion en Écosse a toujours été vivante, avec de nombreuses morts violentes. Alors pourquoi est-elle presque morte aujourd'hui ?

Le genre au lieu de Dieu

L'Écosse a (?) la réputation d'être le pays le plus sécularisé d'Europe occidentale. Selon diverses estimations, environ 56 % des habitants se déclarent athées, et près de 70 % sont généralement non religieux. Et ce malgré, ou peut-être précisément parce que, la principale dénomination, l'Église d'Écosse, continue d'être reconnue comme l'Église nationale et une composante importante de l'identité écossaise en tant que telle. Cela est dû en partie au fait que la politique écossaise est devenue athée mais n'a pas perdu les caractéristiques formelles et typiques du calvinisme. Elle reste donc agressivement missionnaire et empreinte de déclarations moralisatrices. Sauf qu'aujourd'hui, bien sûr, elle est complètement opposée au rigorisme éthique historique des anciens protestants. Les politiciens écossais d'aujourd'hui sont le plus souvent les successeurs de presbytériens fanatiques qui ne croient plus au presbytérianisme, mais qui croient toujours fermement au fanatisme.

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Justement, avec un tel feu, digne de John Knox (bien que contre toutes ses recommandations) - le gouvernement autonome écossais de Nicola Sturgeon fixe ses principaux objectifs idéologiques pour imposer une plate-forme "gendériste" complète, y compris la doctrine du "genre par choix" avec des réglementations pénales très strictes pour les contrevenants et contestataires, dépassant toutes les limites de la définition des crimes de haine. Sur la base de la nouvelle loi de 2021 sur les crimes de haine et l'ordre public (Écosse), une raison suffisante pour engager des poursuites pour discours haineux n'est pas seulement une critique acerbe ouinjurieuse du "gendérisme", mais même le simple fait de constater que seules les femmes ont leurs règles. Pour compléter le sentiment d'étouffement qu'impose le serpent du progressisme, il convient de mentionner que cette loi est déjà utilisée pour poursuivre non pas des misogynes, mais... des féministes et des lesbiennes.

Oui, ces deux attitudes, sans rien changer dans leurs présupposés - ne sont plus classées comme modernes et progressistes, mais comme... réactionnaires et fascistes! La première de ces attitudes pour avoir rappelé que les suffragettes sont allées en prison pour obtenir le droit de vote et d'éligibilité et non pour avoir réclamé quelques mascarades comme le droit d'utiliser les toilettes pour femmes et de gagner des compétitions sportives féminines. La seconde de ces attitudes, parce que les lesbiennes s'entêtent à affirmer qu'elles veulent coucher avec d'autres femmes, et non avec des hommes en prétendant que cela a donné de la personnalité aux femmes.

D'abord l'homme - ensuite la femme politique

Voilà quel est le niveau actuel des querelles idéologiques en Écosse, de sorte que la consternation a été d'autant plus grande que l'on a vu apparaître au sein du gouvernement local une secrétaire déclarant ouvertement et à haute voix son attachement aux valeurs chrétiennes et témoignant de leur confession dans la vie privée et publique. Kate Forbes (photo), 31 ans, secrétaire d'État aux finances et à l'économie, est une militante du Scottish National Party (organisation responsable de toutes les expériences idéologiques susmentionnées), une partisane enthousiaste de l'indépendance du pays - et en même temps une fidèle zélée de la Free Church of Scotland, la faction presbytérienne du XIXe siècle, décrite aujourd'hui avec un peu de mépris comme "quelque chose comme l'Église d'Écosse mais avec du christianisme".

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Fille de missionnaires calvinistes en Inde, où elle a passé son enfance, Mme Forbes parle de sa dévotion à Dieu avec une passion que ses parents lui ont inculquée. "Pour être franche, je crois en la personne de Jésus-Christ. Je crois qu'il est mort pour moi, qu'il m'a sauvée et que ma vocation est de le servir et de l'aimer et de servir et d'aimer mes prochains de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit et de toute ma force. Pour moi, c'est donc essentiel à mon être. La politique passera. Je suis une personne avant d'être une femme politique et cette personne continuera à croire que je suis faite à l'image de Dieu" - a déclaré l'actuel secrétaire, il y a quelques années, dans une interview pour la BBC, et rappelons que ce ne sont pas des mots que l'on entend souvent aujourd'hui de la part des politiciens occidentaux.

Paradoxalement, une éthique chrétienne comme celle de Mme Forbes, et aussi expressive, se démarque radicalement de la ligne dominante actuelle du SNP, qui jusqu'à récemment était encore multiforme, avec une forte aile moralement conservatrice, autrefois construite sous le patronage de la légendaire Winnie Ewing (photo, ci-dessous), la première députée SNP élue à la Chambre des Communes en 1967.

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Toutefois, cette tendance a été presque totalement éliminée au sein du SNP. La démission de Dave Thompson (photo, ci-dessous), l'animateur du mouvement des Chrétiens pour l'Indépendance, et aujourd'hui le leader du groupe de campagne Action pour l'Indépendance, le père spirituel de la carrière politique de Forbes, avec qui elle a commencé comme assistante, en est l'illustration. Mais d'un autre côté, la jeune politicienne a gagné la reconnaissance des communautés chrétiennes, même celles de l'autre côté de la rivière Tweed.

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Exprimons notre foi sans crainte

L'actuelle secrétaire est toutefois fidèle à son parti, même si elle n'hésite pas à faire valoir une opinion distincte - qui n'est d'ailleurs plus populaire dans les rangs du SNP mainstream, dont la direction fait la chasse au "politiquement incorrect", à toute trace de "trans-" et "queerphobia", sans parler d'attitudes encore plus... réactionnaires. Pendant ce temps, Kate Forbes a prié à voix haute lors de la Journée de prière publique de 2018: "Que nos politiciens reconnaissent que la façon dont nous traitons les plus vulnérables - que ce soit les enfants à naître ou les malades en phase terminale - est une mesure du véritable progrès". Ainsi, alors que même les politiciens de l'opposition unioniste admettent qu'il n'y a personne au Parlement écossais qui n'aime pas Kate personnellement - au sein de son propre parti, il y avait de sérieux doutes sur sa promotion de secrétaire à l'un des postes les plus importants du gouvernement autonomiste. Forbes doit s'occuper, entre autres, des préparatifs pour l'introduction de sa propre monnaie par l'Écosse indépendante - et cela peut-il être fait par quelqu'un dont l'attitude envers le mouvement LBGTQ est pour le moins controversée !

Forbes, cependant, a reçu la nomination en tant que secrétaire, ce qui a été considéré comme un geste de la direction du SNP envers les électeurs plus traditionalistes, en particulier ceux de la région des Highlands et des îles, où les communautés chrétiennes (Église d'Écosse, Église libre d'Écosse et catholiques), bien que ne soutenant pas le postmodernisme extrême de Holyrood, mais appuyant bien sûr aussi le nationalisme écossais, constituent de véritables bastions du mouvement indépendantiste. Il y a quelques mois, les milieux les plus radicaux du gendétisme ont donc lancé une attaque collective, tant en public qu'en coulisses, dans le but d'empêcher les partisans de Forbes de voter pour former un gouvernement. Toutefois, une députée de l'une des plus belles circonscriptions d'Écosse - Skye, Lochaber et Badenoch - a répondu dignement qu'elle représentait tous ses électeurs, quelle que soit leur attitude vis-à-vis de la religion. Mais le christianisme est l'essence même de son existence, et elle considérait et considère qu'une telle honnêteté sur sa foi est le plus important. - Je voudrais que mon exemple inspire d'autres personnes à surmonter la peur et les difficultés liées à l'expression publique de notre foi dans le service public - a annoncé Mme Forbes.

Les critiques se sont tues. Mais nous pouvons être sûrs que ce ne sera pas pour longtemps...

mardi, 31 août 2021

La nécessité des apocalyptiques: le dernier essai de Geminello Alvi

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La nécessité des apocalyptiques: le dernier essai de Geminello Alvi

Giovanni Sessa
Ex: ereticamente.net/2021/08/la-necessite-degli-apocalittici-lultimo-saggio-di-geminello-alvi-giovanni-sessa.html

Le dernier projet éditorial de Geminello Alvi peut être défini comme le livre de sa vie. De l'avis de l'auteur, il en est ainsi pour deux raisons. D'abord, parce qu'il est le résultat des réflexions de cet éminent universitaire sur le texte de l'Apocalypse depuis des décennies. Ensuite, parce que le volume, qui a la prétention justifiée d'être un commentaire du texte sacré, présente, à première vue, un trait labyrinthique et aporétique, en harmonie évidente avec l'Apocalypse elle-même. C'est ce qui rend l'exégèse d'Alvi véritablement "traditionnelle": elle est fidèle à la nature non transparente du texte, et non à ses aspects accessoires. Pour ceux qui sont habitués à des classifications simplistes, le livre est un exemple certainement réussi de non-fiction érudite et cultivée.

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Alvi y parcourt les vicissitudes herméneutiques-philologiques que l'Apocalypse a subies au cours des millénaires de son histoire mais, en même temps, il est soutenu par un afflatus "poétique" irrépressible, au sens étymologique grec du terme, qui rend sa lecture, si elle est accompagnée du texte de l'Apocalypse, légère et libératrice. Nous faisons référence à La necessità degli apocalittici (La nécessité des apocalyptiques) publié dans le catalogue Marsilio (pp. 460, €30.00). Le sens du livre est clair dès l'incipit. L'Apocalypse est un texte qui ne peut être normalisé par une approche logico-philologique. Son contenu a un développement en spirale, labyrinthique. Il ne peut être simplement lu, mais nécessite une relecture continue pour révéler de nouvelles portes d'accès. Le sien est : "Une extermination de moins en moins dominable" (p. 11). L'interprète avisé sait que l'Apocalypse est: "encadrée entre le temps accéléré [...] et la fin des temps [...]. Le temps éteint se révèle être le seul vrai " (p. 12). Il parle non seulement au début du christianisme, mais dans tous les précipices du temps. Aujourd'hui plus qu'hier, parce que: "le film à happy end du progrès s'est transformé en cauchemar" (p. 12).

Dans le présent, le progrès a pris le visage de l'horreur. Dans chaque précipitation du temps, la force apocalyptique révèle un espace d'une verticalité impensable, induit la métanoïa chez l'individu qui en devient le porteur et, en un, la métamorphose du monde. Alvi conclut: "La seule révolution nécessaire est celle qu'impose l'Apocalypse, et dont le lecteur obtient une transmutation de lui-même et du monde qui est bien plus que comprendre, elle est agir" (p. 304-305). C'est pourquoi il ne s'attarde pas simplement sur l'analyse du texte, mais présente le monde idéal de quarante-deux "contaminés" par l'Apocalypse qui, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, ont reproposé la gnose chrétienne.

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Tout d'abord, l'auteur prévient le lecteur que toute analyse du texte est compromise par les polarités antithétiques qui y apparaissent. Il rappelle donc les apports herméneutiques fournis par Robert Henry Charles et par le théologien Bousset, concernant l'identification probable de l'auteur de l'Apocalypse, retracée par les deux savants non pas à Jean l'Apôtre, mais à Jean le Presbytre. L'analyse d'Alvi procède en stigmatisant négativement la perversion rhétorique de l'Apocalypse, réalisée par des philologues peu avisés, opérant même dans les Églises: "Depuis au moins soixante-dix ans, presque toute la théologie de Rome [...] a en effet jugé l'Apocalypse comme un livre irréfléchi et incompréhensible" (p. 23), au point de la réduire à une œuvre anti-romaine de l'apocalyptique juive tardive. Le point de non-retour, dans la lignée de ces interprétations qui mènent au sociologisme, se trouve dans la thèse du dominicain Boismard, pour qui: "Une équation du premier degré aurait suffi à résoudre les énigmes de l'Apocalypse" (p. 25). L'apocalyptisme ne peut être catalogué par l'esprit abstrait, intellectualiste et combinatoire.

En outre, le critère d'ordre du texte se retrouve dans le retour des chiffres obsessionnels, renvoyant à une arithmétique qualitative et aux rythmes internes de l'écriture. Pour entrer dans les choses vivantes de l'Apocalypse, il faut se sentir "perdu dans ce temps et vouloir être apocalyptique, c'est-à-dire dans la torsion du texte pour être révélé, transmuté à un autre" (p. 29). L'Apocalypse subvertit le temps et l'espace, comme ont pu le faire deux des "apocalyptiques nécessaires", Guido de Giorgio, submergé par l'ouragan de dévotion qui lui a apporté l'expérience de l'inversion du temps, et Pavel Florenskij, à la recherche d'un espace analogique et non euclidien. Les premiers vivaient isolés dans un presbytère de montagne près de Mondovì. Le sodal d'Evola dans le "Groupe Ur" magique, il se rendit en train, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, pour rencontrer Padre Pio en personne à San Giovanni Rotondo: il fut tellement frappé par la rencontre qu'il jeûna pendant deux jours et écrivit, à l'improviste, pendant la célébration de la messe, ces mots: "nous transitoires, toi seul permanent, toi inconcevable infini, nous plate-forme de la mort" (p. 32).

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Ce n'est qu'en comprenant la dimension du miracle qu'il est possible d'accéder aux profondeurs apocalyptiques. Florensky était un moine, mathématicien et philosophe. Dans son œuvre, l'espace apocalyptique a trouvé sa pensabilité, suggère Alvi. C'est l'espace dont témoignent les icônes: "géométrie à courbure variable conquise par la prière, imperturbable" (p. 37). C'est l'espace dans lequel l'invisible fait irruption dans le visible, la "porte royale et dorée" ouverte sur l'au-delà. Le réalisateur Tarkovski a eu la même perception lorsqu'il a décrit l'Apocalypse comme étant "la plus grande création poétique qui ait jamais existé sur terre... C'est, en dernière analyse, un récit de notre destin" (p. 37).

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C'est pourquoi, à notre avis, le plexus le plus significatif et le plus révélateur du livre se trouve dans l'analyse du Parsifal de Wagner. Parsifal, le fou pur, fait l'expérience de la subversion de la perception habituelle, il fait l'expérience "du renversement du lien qui proportionne le temps à l'espace écoulé. Pour lui, le temps est désormais éteint, dilaté au-delà de toute distance" (p. 304). Il est nécessaire de ressentir ce que ressent Parsifal : "l'éternel qui s'accélère, la fin de toute mesure, sans précédent" (p. 304), afin d'expérimenter la "libération". De plus, notre auteur sait que de nombreux plexus de l'Apocalypse présentent une régression par rapport au mythe. Le programme exposé par Wagner, dans Religion et art, n'était-il pas une tentative de sauver, à une époque de sécularisation avancée, le Kern "chrétien par une œuvre d'art élevée au mystère" (p. 296)? En bref, le Graal de Parsifal est un rituel de l'ego qui, s'étant engagé sur la voie de la recherche, se trouve être apocalyptique. En conclusion: "Le mythe de Parsifal complète l'Apocalypse" (p. 297).

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L'Apocalypse sape l'idée de réalité mais, en même temps, possède en elle-même, selon son prologue, un trait fondateur. Par conséquent, face au risque pandémique que nous vivons, occasion qui permet au Pouvoir homologuant de mettre en œuvre la dernière phase de son action dissolvante, il ne reste plus qu'à se tourner vers le salut apocalyptique. En effet: "Le souffle qui infecte est distrait, d'une âme séparée du ciel. Respirer, c'est prier, c'est monter à la colonne" (p. 423).

Giovanni Sessa

Giovanni Sessa est né à Milan en 1957. Il vit à Alatri (Fr) et est professeur de philosophie et d'histoire dans les écoles secondaires, ancien professeur adjoint de philosophie politique à la Faculté des sciences politiques de l'Université "Sapienza" de Rome et ancien professeur contractuel d'histoire des idées à l'Université de Cassino. Ses écrits ont été publiés dans des magazines, des journaux et des périodiques. Ses essais sont parus dans divers volumes et actes de conférences nationales et internationales. Il a publié les monographies Oltre la persuasione. Saggio su Carlo Michelstaedter, Settimo Sigillo, Rome 2008 et La meraviglia del nulla. Vita e filosofia di Andrea Emo, Bietti, Milan 2014, préface de R. Gasparotti, in Appendix Quaderno 122, inédit du philosophe vénitien. Il a également publié un recueil d'essais Itinerari nel pensiero di Tradizione. L'Origine o il sempre possibile, Solfanelli, Chieti 2015. Il est secrétaire de l'École romaine de philosophie politique, collaborateur de la Fondation Evola et porte-parole du Mouvement de pensée "Pour une nouvelle objectivité".

 

dimanche, 22 août 2021

Le début et la fin de la quatrième diaspora

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Le début et la fin de la quatrième diaspora

Alexandre Douguine

Ex: https://www.geopolitica.ru/article/nachalo-i-konec-chetvertoy-diaspory

Le 10 août de l'an 70 de notre ère, un événement très important s'est produit pour deux religions mondiales - le christianisme et le judaïsme. Ce jour-là, les légions romaines de l'empereur Titus font irruption à Jérusalem, gardée par les zélotes juifs qui s'étaient révolté contre l'autorité romaine. Les Romains soumirent les habitants à une répression d'une cruauté indicible, massacrant des centaines de milliers de personnes. Le second temple, construit par Zerubbabel après le retour des Juifs de la captivité babylonienne, fut rasé. La chute de la ville fut précédée d'une terrible famine qui coûta également la vie à des centaines de milliers d'habitants et s'accompagna d'événements monstrueux, notamment des faits de cannibalisme, comme le décrit de manière imagée l'historien juif  Flavius Joseph (buste, ci-contre).

flavius-josc3a8phe.jpgPour les Juifs, cet événement est considéré comme l'une des pires catastrophes de l'histoire sainte.

C'est le début de la quatrième et dernière dispersion des Juifs, qui, dans la religion juive, n'est pas un accident historique, mais une punition pour les péchés du peuple d'Israël. Selon la religion juive, ce déracinement général, appelé le Galut, ne s'achèvera qu'au moment de la venue de Moshiach, le Sauveur, le Messie. Et alors, seuls les Juifs pourront retourner en Terre promise. Ce qui a commencé le 10 août 70 se terminera tout à la fin de l'histoire. C'est à ce moment-là, croient les Juifs, que le Messie sera couronné roi des Juifs, qu'il franchira la Porte dorée et que le troisième temple sera construit.

Mais, jusqu'à la venue du Messie, toutes les portes du monde, sauf la porte des larmes, resteront fermées. C'est pourquoi le Mur occidental, vestige du Second Temple, est aujourd'hui appelé le Mur des lamentations. La seule porte d'entrée au monde des esprits qui subsiste pour les Juifs, ce sont les pleurs et les gémissements. Pour ce qui s'est passé le 10 août 70.

Pour les chrétiens, l'événement a une signification très différente. Les destins du judaïsme et du christianisme avaient déjà irrévocablement divergé en l'an 70 de notre ère. La chute de Jérusalem n'est pas un événement central dans les sources chrétiennes. C'est pourtant l'événement décisif: déjà, de son vivant, Jésus avait prophétisé que les Juifs qui n'avaient pas accepté le vrai Messie et attendaient encore quelqu'un d'autre perdraient bientôt Jérusalem, et que le temple serait détruit. Pour les chrétiens, le Christ est déjà venu, et il faut vivre cet événement, vivre par lui et sa nouvelle alliance, et ne pas insister sur la position de l'ancienne alliance. La chute de l'ancienne Jérusalem semblait confirmer que l'ancienne alliance et ses sanctuaires avaient définitivement disparu. Les élus parmi les Juifs ont été convertis au christianisme et sont devenus le noyau d'un nouveau peuple mondial, dans lequel il n'existe plus ni juif ni grec. Ceux qui ont obstinément rejeté le Christ et provoqué la persécution de ses disciples ont eu ce qu'ils méritaient.

Plus tard, au quatrième siècle de notre ère, l'empereur romain Julien, qui s'était tourné vers le paganisme et n'aimait pas les chrétiens, a décidé de reconstruire le temple de Jérusalem afin de défaire ce que ses prédécesseurs, les empereurs romains, avaient fait, mais ce projet est tombé à l'eau. Le chantier de construction du troisième temple brûle et Julien lui-même est bientôt assassiné.

Pour les chrétiens, c'était une preuve supplémentaire de l'irréversibilité de ce qui s'est passé le 10 août 70. Il était futile, pensaient les chrétiens, d'attendre Celui qui était déjà venu. Le nouveau troisième temple sera désormais l'Église chrétienne, jusqu'à la fin des temps.

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La chute de Jérusalem aux mains de Titus Vespasien (buste-ci-dessus) est revenue sur le devant de la scène au XXe siècle, lorsque l'État d'Israël a été créé après la Seconde Guerre mondiale, à la suite de la persécution monstrueuse des Juifs par le régime nazi d'Hitler. Le sionisme, qui avait déjà émergé au XIXe siècle, insistait sur le fait que, puisque le Messie repoussait toujours sa venue, les Juifs eux-mêmes devaient prendre en main leur propre destin - retourner en Palestine, où la quatrième dispersion avait commencé en 70, sans attendre le Moshiach. Le sionisme a décidé de prendre de l'avance et, au lieu de recourir au miracle promis par la religion, il a décidé de s'appuyer sur des méthodes banales - lobbying politique, machinations économiques et propagande généralisée. Ce n'est pas un hasard si parmi les principaux partisans de l'idée sioniste figuraient les barons Rothschild, intégrés depuis longtemps dans l'économie capitaliste pragmatique et séculière.

Au XXe siècle, Israël se construisait déjà selon des règles très réalistes et utilisait des méthodes modernes - nettoyage ethnique, opérations militaires, accaparement de terres, campagnes de relations publiques à grande échelle. Ainsi, en 1950, Israël a failli faire de Jérusalem, dont la moitié était encore sous domination arabe palestinienne, sa capitale, et a établi son contrôle sur Jérusalem Ouest puis sur Jérusalem Est pendant la guerre des Six Jours. Le côté séculaire et musclé de l'occupation de la Palestine était terminé, la communauté mondiale était imprégnée de compassion pour le sort des Juifs sous Hitler, ce qui leur apportait un soutien mondial, et ce n'était qu'une question de temps avant la reconstruction du troisième temple et la rencontre du Messie. Les courants religieux extrêmes du judaïsme - comme les Fidèles du Temple - s'y préparent déjà, en creusant des structures souterraines sous le Mont du Temple, évinçant les Arabes musulmans de leur sanctuaire, la mosquée Al-Aqsa. Mais le Messie tarde toujours à venir. L'un des courants du judaïsme,le courant traditionnel Naturei Karta, estime que, cette fois, la venue du Messie est retardée par les Juifs eux-mêmes - les sionistes, qui ont décidé avec audace et ambition de faire par eux-mêmes ce que seul un être surnaturel peut faire.

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Aux yeux des chrétiens, la chute de Jérusalem était irréversible. C'est pourquoi tout ce qui est lié à l'Israël actuel et aux préparatifs de la construction du troisième temple, parallèlement à la répression continue des Arabes et non juifs de Palestine, musulmans et chrétiens, semble plutôt être des signes de la venue de l'Antéchrist.

Voilà ce que peuvent nous révéler de bonnes éphémérides du mois d'août.

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mercredi, 18 août 2021

La véritable idéologie qui anime les Talibans

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La véritable idéologie qui anime les Talibans

Emanuel Pietrobon

Ex: https://it.insideover.com/politica/i-talebani-oltre-gli-stereotipi-e-le-apparenze.html

Les talibans sont revenus au pouvoir après vingt ans et pour l'Afghanistan, l'Asie centrale et l'Eurasie, à moins d'un revirement radical, une nouvelle phase historique s'ouvre. Une phase qui, selon certains, pourrait être marquée par un retour à l'instabilité de type terroriste des premières années des années 2000 - l'ère de la guerre contre la terreur - mais qui, selon d'autres, pourrait réserver de grandes et imprévisibles surprises - parmi lesquelles une stabilisation du théâtre afghan fonctionnelle pour catalyser la matérialisation des rêves eurasiens de la Russie et de la Chine et, donc, pour accélérer la multipolarisation du système international.

Ce sont les événements d'un avenir proche qui donneront raison aux premiers ou aux seconds, c'est-à-dire à ceux qui craignent les talibans ou à ceux qui se réjouissent de leur ascension, mais en attendant, nous disposons déjà de quelques éléments utiles à la formulation d'une prédiction. Nous savons, par exemple, que les talibans de Hibatullah Akhundzada ne cherchent pas l'auto-marginalisation, mais la reconnaissance internationale. Et nous savons qu'ils aimeraient acquérir la légitimité qui leur fait défaut aujourd'hui de diverses manières: amnistie générale pour les concitoyens ayant travaillé avec l'Alliance atlantique, ouverture aux investissements étrangers, inauguration d'un processus de réconciliation nationale et, enfin et surtout, mise en place d'un régime politique (très) conservateur mais non fondamentaliste.

Encore une fois, ce seront les événements du futur proche qui confirmeront ou non la bonté des proclamations des Talibans 2.0 - qui, par rapport à leurs prédécesseurs, semblent être plus "sociaux", c'est-à-dire plus enclins à utiliser le Net pour promouvoir leur image - mais une chose est sûre comme l'or: ils sont et restent des pragmatiques, ils sont et restent la manifestation la plus puissante de la géopolitique pakistanaise et ils sont et restent les porte-parole d'une force sociale plutôt nombreuse et représentative de l'Afghanistan pluri-ethnique - cela ne s'expliquerait pas, sinon, l'incapacité de l'Occident à offrir aux Afghans une alternative culturelle valable pour les érudits du Coran - dont les véritables origines remontent au Grand Jeu - Dost Mohammed Khan -, dont les valeurs s'inspirent du code d'honneur pachtoune (Pashtunwali) et dont l'interprétation de l'Islam est ancrée dans les enseignements de l'école déobandi.

La méthode pachtoune

Les tribus qui peuplent les terres sauvages et montagneuses d'Afghanistan vivent de dictons et de proverbes: ils sont leur pain quotidien, l'un de leurs principaux moyens d'exprimer leurs sentiments, leurs émotions et leurs pensées. Et si vous voulez comprendre l'éternel et incompréhensible puzzle qu'est l'Afghanistan, il vous suffit d'étudier les dires des gens qui y vivent, en particulier les Pachtounes.

Parce que les Pachtounes sont le groupe ethnique prédominant en Afghanistan. Ce sont les Pachtounes qui, inflexibles, indomptables, pugnaces et fiers, sont au centre des chroniques des conquérants européens depuis l'époque d'Alexandre le Grand. Et ce sont les Pachtounes qui, dit-on, trouvent toujours un chemin, même lorsqu'ils atteignent le sommet d'une montagne escarpée, et portent toujours une épée pour défendre l'honneur de l'Islam et de leurs frères.

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Il est essentiel de pénétrer dans l'esprit et le cœur des Pachtounes : le mouvement taliban est en effet une manifestation politico-religieuse appartenant largement à l'univers pachtoune, comme le montrent et le prouvent l'identité ethnique, les valeurs, le système organisationnel et la foi de ses membres. Parce que les Talibans, tout comme les Pachtounes, croient au Pashtunwali (la voie des Pachtounes, également connue sous le nom de code de vie) - même s'ils l'ont déformé et instrumentalisé pour satisfaire leur propre agenda -, ils se réunissent en jirga (l'assemblée des anciens), respectent les chefs tribaux (Khans) et pratiquent une forme particulière et hétérodoxe d'Islam (Deobandi).

Par certains aspects, le Pashtunwali rappelle l'ancien code d'honneur albanais, le Kanun, et repose sur treize piliers, dont trois sont considérés comme fondamentaux. Les trois piliers fondamentaux sont l'hospitalité envers le visiteur (melmastia), l'octroi de la protection et de la reddition aux ennemis qui le demandent (nanawatai) et la vengeance sanglante (nyaw aw Badal), qui ne connaît ni limites ni trêve.

Les dix autres piliers, que le temps a rendu aussi importants que les trois premiers, sont le devoir de courage face aux envahisseurs (turah), la loyauté envers la famille, les amis et la tribu (wapa), le respect de son prochain et de la création (khegara), le respect de soi-même et de sa famille (pat aw Wyar), la défense de l'honneur des femmes (namus) et des faibles (nang), la chevalerie (merana), la défense des coutumes et des traditions (hewad), la résolution des conflits par l'arbitrage (jirga) et la loyauté inébranlable envers Dieu (groh).

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Le groh explique, par exemple, pourquoi les talibans sont opposés à toute forme de sécularisation et d'exclusion du sacré hors de la vie publique. Le nanawatai, en revanche, explique pourquoi les érudits du Coran ont pardonné les policiers, les soldats et les agents du gouvernement qui ont déposé les armes et changé de couleur au premier (et unique) avertissement. Et le turah est le pilier qui, depuis l'époque d'Alexandre le Grand, encourage les Pachtounes à défendre leur terre avec un sens de l'abnégation plus unique que rare.

L'affreux nyaw aw Badal, en revanche, est la charnière qui légitime toutes les brutalités que les talibans ont coutume de commettre contre les ennemis qui ne se rendent pas ou ne renient pas leurs croyances : des lapidations aux pendaisons, et des tortures aux viols. Le nyaw aw Badal est la raison pour laquelle le dernier président de la République démocratique d'Afghanistan a été écorché vif, sans aucune pitié, puis pendu en plein centre de Kaboul. Le nyaw aw Badal explique pourquoi des hordes d'Afghans tentent de quitter le pays et pourquoi de nombreuses autres personnes, là où il n'y a ni caméras ni témoins, sont exécutées sur ordre des tribunaux talibans.

La foi des Talibans

Le Pachtoune, le redoutable berger-guerrier qui, au fil des siècles, a vaincu les Macédoniens, les Britanniques, les Soviétiques et les Américains, transformant l'Afghanistan en cimetière des empires, vit non seulement en respectant les règles non écrites du Pachtounewali, mais aussi en observant strictement les dictats des imams et des oulémas de l'école Deobandi.

Le déobandisme est né à l'époque du Grand Jeu dans l'Inde actuelle. Les fondateurs, parmi lesquels nous nous souvenons de Fazlur Rahman Usmani, Mehtab Ali, Nehal Ahmad, Muhammad Qasim Nanautavi et Sayyid Muhammad Abid, croyaient que la colonisation britannique du sous-continent aurait déterminé un processus de décadence des coutumes avec pour terminus une désislamisation totale. Un scénario auquel les musulmans indiens ne pouvaient échapper que d'une seule manière: en créant un nouvel islam, plus rigide, plus pur, plus ethnocentrique et, surtout, plus anti-impérialiste.

Ce type d'islam, conçu pour résister à la colonisation civilisatrice des occupants britanniques, aurait été forgé au sein de l'école Darul Uloom Deoband - créée à Deoband, dans l'Uttar Pradesh, en 1866 - dont il tire son nom. Influencé par le hanafisme, le maturidisme et les pratiques dérivées du soufisme, le déobandisme a historiquement invité les fidèles à vivre l'islam comme les purs ancêtres (al-salaf al-ṣāliḥīn) - à l'instar du wahhabisme - et a connu une première phase d'expansion qui a duré jusqu'au premier quart du XXe siècle, le répandant entre La Mecque et Kuala Lumpur.

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Le facteur ethnocentrique, l'accent mis sur le retour aux origines et la centralité de l'approche anti-impérialiste ont toutefois pris le dessus avec le temps sur l'universalisme et la modération, pour finir par déterminer une radicalisation de cette intéressante et intrigante école de pensée qu'est (ou était?) le déobandisme.

La radicalisation des enseignements déobandi est un phénomène qui a précédé et, en partie, accompagné l'émergence de la question afghane, et donc des moudjahidines et des talibans. Car, si au moment de la fondation, l'Ennemi était représenté par les Britanniques, avec l'avancée de la guerre froide, il deviendra l'Union soviétique. Et les musulmans qui acceptent moins l'impérialisme, en 1979 comme en 1866, trouveront dans le déobandisme une ancre à laquelle ils pourront s'accrocher pour résister à la force écrasante de la massification et défendre leur foi et leur ethnie.

En fin de compte, les Talibans ont réussi à surmonter l'obstacle imposant de la fragmentation ethno-tribale de l'Afghanistan en s'appuyant sur le pouvoir adhésif de ces deux facteurs que sont la culture (Pashtunwali) et la religion (Deobandi). Deux "substances adhérentes" qui leur ont permis, d'abord, de légitimer l'établissement d'un émirat aussi fermé (pachtoune) qu'ouvert (islamique) et ensuite de survivre pendant les années de l'occupation euro-américaine, en prospérant et en se reproduisant dans les montagnes et les zones rurales, d'où ils ont patiemment préparé la reconquête de tout le Pays.

vendredi, 11 juin 2021

Les origines du monothéisme

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Les origines du monothéisme

par Thomas Ferrier

Ex: http://thomasferrier.hautetfort.com

L’idée d’un dieu unique créateur est neuve à l’échelle de l’histoire humaine. Elle a connu quatre expressions différentes : le culte d’Aton suscité par le pharaon Amenhotep IV dit Akhenaton ; le mazdéisme iranien autour de la figure centrale du dieu Ahura Mazda (ou Ohrmazd) suite à la réforme zoroastrienne qui, toutefois, ne supprima pas les autres dieux mais les plaça en position subalterne sous la forme d’anges adorables (en vieux perse yazata, en farsi ized) ; le monothéisme abrahamique sous forme nationale (judaïsme) ou internationale (christianisme, islam) ; enfin le monothéisme païen né en réponse à l’émergence du précédent.

Selon les principes du monothéisme abrahamique, l’humanité aurait été monothéiste avant de sombrer dans le polythéisme et de ne s’en extirper que sous la conduite de prophètes (Moïse, Jésus, Muhammad) porteurs d’une vérité élémentaire. Selon en revanche les historiens, le polythéisme est la religion première de l’humanité et il peut ensuite évoluer en hénothéisme (honorer un seul dieu mais sans nier les autres dieux) et enfin en monothéisme (honorer un dieu unique à l’exclusion de tout autre).

Pour prendre l’exemple spécifique des origines du judaïsme à partir duquel d’autres monothéismes, cette fois universalistes, vont se forger, la religion originelle est le polythéisme cananéen tel que décrit dans les documents retrouvés à Ugarit en Syrie. C’est un panthéon classique organisé avec plusieurs divinités principales dont au sommet est placé le dieu El (qu’on pourrait traduire par « Dieu » ou par « le dieu El ») qui est la divinité céleste principale mais qui est un souverain assez éloigné des hommes et qui règne sur l’univers avec son épouse Elat (féminin d’El), également appelée Asherah, et qui deviendra la parèdre de Yahweh (« grande reine du ciel ») jusqu’à sa répudiation au sein de la communauté judéenne de Babylone, après qu’elle y ait été transplantée par les Assyriens.

12811.jpgLe monde des hommes est gouverné par un autre dieu, fils aîné d’El, et qui est le dieu Hadad (« le tonnant ») plus connu sous le surnom de Baal, « le seigneur ». Il gouverne depuis le Mont Saphon sur lequel se trouve son trône et son palais. C’est un dieu héroïque, qui combat le dragon Lotan (Leviathan) envoyé contre lui par le dieu des océans Yam, avec l’appui de sa sœur la déesse Anat, vierge guerrière qui rappelle par certains aspects Athéna, et qui est surnommée Baalit, « la dame ». Il a pour parèdre généralement la déesse de l’amour et de la fertilité, mais qui peut aussi apparaître comme une déesse guerrière, à savoir Ashtoreth (nommée Ishtar à Babylone et Astarté par les Grecs). D’autres divinités complètent ce panthéon : la déesse du soleil Shapash (en Canaan, le soleil est féminin), le dieu de la lune Yarih (dont le nom a pu servir à former celui d’Yah ou Yahu, variante archaïque du nom de Yahweh), le dieu de l’aurore Shahar (Aurore masculine chez les peuples ouest-sémitiques) et ses deux fils Helel (« Lucifer ») et Shelim (« crépuscule »), le dieu de la guerre et des épidémies Reshef, le dieu médecin Eshmun ou encore le dieu du feu et de la forge Koshar.

Chaque tribu cananéenne a développé toutefois un dieu ethnarque ou poliade, un aspect plus local du dieu Baal qui protège spécifiquement cette tribu. On retrouve un phénomène assez comparable au sein des tribus celtiques dont toutes disposent d’un « teutates » ou dieu « père de la tribu ». C’est ainsi que des divinités comme Yahweh, Milqom et Kemosh, au même titre que le dieu Ashur des Assyriens ou que Marduk à Babylone, sont les divinités ethnarques de différentes tribus. Il apparaît ainsi que la tribu honorant Yahweh a réussi à s’imposer aux autres tribus et à imposer leur divinité ethnarque aux autres. Par la récupération du sanctuaire cananéen commun de Jérusalem dédié au dieu El Elyon, « El le très haut »), la tribu de Yahweh parvient à donner à sa divinité locale un rôle de dieu souverain. Yahweh finit ainsi par récupérer les fonctions des autres divinités, pour devenir un dieu forgeron comme Koshar, un dieu guerrier (Sabaoth) et de l’orage comme Baal, avec lequel son culte sera en rivalité.

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Au moment où les Assyriens détruisent le temple et déportent les élites judéennes à Babylone, comme ils l’ont fait avec d’autres peuples vaincus, le culte de Yahweh n’est pas celui d’un dieu unique mais celui d’un échanson d’El confondu avec El lui-même et ainsi époux d’Elat Asherah. Le processus de déracinement va faire évoluer cet hénothéisme en monothéisme car cette défaite n’est pas considérée comme la victoire d’un dieu sur un autre mais comme une punition divine qu’Yahweh a imposée à son peuple en expiation de son association avec d’autres divinités. Le monothéisme en faveur d’un dieu jaloux implique le rejet des autres divinités dans un premier temps et à terme la négation même de leur existence. C’est ainsi que suite à ce traumatisme le monothéisme naît véritablement et sera imposé ensuite, après le retour de ces élites en Judée suite à la mesure de libération engagée par le roi perse Cyrus, aux populations restées sur place.

Le monothéisme ne naît pas de la victoire face à des ennemis mais de la défaite et de la mauvaise conscience. Là est son étrange mystère qui fait dire à Nietzsche qu’il s’agit d’une « inversion de toutes les valeurs. »

Thomas FERRIER

18:39 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : religion, monothéisme, traditions | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

jeudi, 10 juin 2021

Luc-Olivier d’Algange: Notes sur l'Art sacré - L'Icône ou la vertu du paradoxe

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Luc-Olivier d’Algange

Notes sur l'Art sacré

L'Icône ou la vertu du paradoxe

Qu'est-ce que la Beauté ? Si l'on croit en une relativité générale des goûts et des valeurs, la question est dépourvue de sens. L'historicisme abonde extrêmement dans cette opinion qui veut à tout prix ôter de nos intelligences le pressentiment d'une clef de voûte. Tout, nous dit-on, est aléatoire, fugitif, le Vrai et le Beau n'ont ni essence, ni substance, livrés qu'ils sont au hasard des circonstances et des subjectivités. Telle est la doxa moderne: « Le message, c'est le médium », - la surface ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même, la forme est purement matérielle. Face à cette doxa dont la nature même est de devenir totalitaire, sans doute le moment est-il venu d'affirmer la vertu du paradoxe.

519WlWQKX2L._SX321_BO1,204,203,200_.jpgNous sommes quelques-uns uns à penser que la réalité est elle-même de nature paradoxale, que la nature du monde est une double nature. Au-delà de l'opinion, de la croyance, de la conviction, débute la seule véritable aventure spirituelle. Le Mystère religieux est le paradoxe suprême. Comment être à la fois homme et Dieu ? Se tenir au cœur de ce questionnement, c'est laisser s'approcher de soi le seuil de la beauté. Toute méditation sur la beauté naît d'un éloge du paradoxe. Dans la splendeur du Beau s'unissent les clartés intelligibles du Vrai et les flammes du pur amour. Alors que la doxa nous tient dans la dualitude de la croyance et de la non-croyance, l'expérience paradoxale de la déification nous fait tomber dans l'abîme de la clef de voûte du Très-Haut, - que les métaphysiques orientales nomment la non-dualité. La déification, la théosis, nous rappelle Jean Biès dans son beau livre Athos, la montagne transfigurée, est la fin dernière de l'être humain: « Les Pères en font la base, la raison d'être du christianisme, proclamant Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu, avec d'innombrables variations sur le thème. Par sa philanthropie, Dieu devient homme afin que, par la grâce, l'homme devienne Dieu en réunissant dans son hypostase le divin et l'humain. Par sa naissance même, l'homme est un être qui tend à se dépasser, qui aspire vers tout autre que soi. Car il est consubstantiel à l'humanité du Christ, comme celui-ci l'est à la divinité du Père. Adage patristique: Dieu ne parle qu'aux dieux ».

Dans cette procession déifiante, les étapes sont des étapes de Beauté. Dans la perspective traditionnelle, qui est métaphysique et universelle, la Beauté n'est pas relative, hasardeuse, encore moins « matérielle ». La Beauté est l'empreinte, le sceau héraldique de l'invisible, qui n'est pas l'inconnu mais l'Intelligible. Dans la perspective métaphysique qui lui est propre, la Beauté advient dans l'irradiation d'une rencontre entre les mondes que séparent habituellement le Mal, la profanation, la veulerie ou l'habitude. La Beauté n'est pas aléatoire mais révélatrice, et tel est son divin paradoxe de montrer ce qu'elle voile et de dévoiler ce qu'elle révèle dans un seul geste. La méditation de la Beauté s'écarte ainsi du domaine un peu vague de la philosophie ou de l'esthétique pour entrer dans l'exactitude de la Gnose.

51wRpd9UHhL.jpgLa Gnose débute là où cessent les idées générales, les convictions, fussent-elles religieuses. Le sens de la Beauté révèle la beauté du Sens. Au sortir des ténèbres de l'insignifiance et de la laideur, qui sont, avec la brutalité, les caractères dominant du monde moderne, nous apercevons, écrit Jean Biès « ce que l'orthodoxie nomme l'éclat trisolaire et sans crépuscule de l'esprit, et l'Alchimie, la Rubedo ». La rubescence aurorale est le signe immanent du recommencement, - signe qui suppose, en ce monde, l'inscription transcendante du Symbole.

Alors que l'image moderne s'assujettit à l'objet, dans ce comble de l'idolâtrie et de l'aliénation qu'est le message publicitaire, l'image, dans la perspective métaphysique, est une pure émanation de la Présence. La différence entre le sacré et le profane est aussi simple et difficile à comprendre que la différence qui existe entre la Présence et la représentation. Quitter le monde profane, c'est quitter le monde des représentations pour entrer dans le monde de la présence. Ce que les kabbalistes nomment la descente sur nous de la Schekhina, correspond à l'effusion lumineuse du Paraclet. Ce qui est à jamais, ce qui est de tous temps, ce qui est par-delà tous les temps, dans l'exacte certitude du vif de l'Instant, c'est la Présence et la révélation de la Présence est la « clairière de l'être », pour reprendre la formule de Martin Heidegger. Etre dans la Présence, c'est quitter la fuite en avant des représentations qui s'abolissent les unes, les autres dans l'accélération de leur éloignement du Principe. L'être est l'éclaircie et le sens de la Présence est la lumière qui en émane.

Tout, dans l'image, se joue dans la lumière. L'image est un mode de révélation ou d'obstruction de la lumière, selon qu'elle invite à la Présence de l'être, qui est le site véritable de Prière, ou qu'elle nous emprisonne dans les représentations. L'icône est sans doute l'une des formes les plus accomplies de la révélation de la lumière à travers le visage, symbole de la sainteté de l'Autre dans sa rencontre avec le Même. Sainteté du visage, grandeur du regard, équanimité souveraine sur le seuil du plus grand péril, l'icône nous invite dans le silence bruissant du face à face, à reconnaître la douce clarté de la Présence. Enfin, nous sommes là, dans la clairière que le temps sacré dessine pour nous, non plus dans le ressassement du passé, avec ses ressentiments et ses griefs, non plus dans l'anticipation vaine et impie, mais au coeur.

107890383_o.jpgQu'est-ce que le péché contre l'Esprit, le seul irrémissible, si ce n'est être délibérément sans cœur ? Les terribles méfaits du monde moderne, ses aberrations meurtrières, ne proviennent-ils pas, pour l'essentiel, de l'exotérisme dominateur et des utopies sans charité qui sont autant de façon de déserter le cœur de la Présence, de choisir l'écorce et le futur ? L'Age Noir est bien l'âge des représentations meurtrières, soit qu'elles annihilent en nous le sens de la Beauté présente, soit qu'elles exigent que l'on tue pour elles. Entre la lumière et l'entendement, la représentation profane est un écran, alors que l'icône révèle en nous, lorsque nous nous abîmons dans sa contemplation, la lumière dont nous émanons: « Il n'était pas la lumière mais le témoin de la lumière. La lumière véritable qui illumine tout homme venait dans le monde. Elle était dans le monde et le monde existait par elle, et le monde ne l'a pas connue. » (Jean,I, 8-10)

Quelle est la provenance de la Lumière ? Au sens métaphysique, la lumière est elle-même primordiale, de même que toute primordialité est lumineuse. La Tradition primordiale se révèle par épiphanies, qui sont autant de signes de l'Intelligible dans le monde sensible. Dans le chapitre sur la lumière et la pluie, des Symboles fondamentaux de la Science sacrée, René Guénon souligne la connivence alchimique de l'eau et de la lumière. Des pluies lumineuses, invoquées par les Chamanes jusqu'à la rimbaldienne « mer allée avec le soleil », l'intelligence poétique sut toujours reconnaître, dans l'alliance de l'eau et de la lumière le Symbole par excellence. N'est-ce point par la médiation de l'eau que la lumière révèle les couleurs qui la composent ? La splendeur n'est-elle point l'œuvre de la surface des eaux lorsque l'éclat solaire s'y répercute ? Dans la tradition taoïste, l'épiphanie prend la forme de la rencontre nuptiale de la lumière et de l'eau. Ainsi que l'écrit Houai-nan Tseu: « Le Carré (la terre) préside au manifeste. Le manifeste est exhalaison de souffle, c'est pourquoi le feu est lumière extériorisée. Le caché est le souffle contenu; c'est pourquoi l'eau est lumière intériorisée. »

Or, tel est précisément le secret de l'icône: la rencontre par l'image, en elle, et au-delà d'elle, du feu de la lumière extériorisée, par les lignes et les ors, et de l'eau de la lumière intériorisée du regard. L'icône est une liturgie du regard. L'homme, face à l'icône est ravi par la dialogie subtile des prunelles. L'eau intériorisée du regard est l'infinie interprétation du feu de la lumière extériorisée de celui qui voit. Voir et être vu se confondent nuptialement en une seule opération de l'entendement. Cette opération outrepasse clairement le domaine de la mystique pour entrer dans celui de la Gnose, ou, plus exactement, de la métaphysique, au sens que René Guénon sut redonner à ce mot. L'image, conçue dans la perspective métaphysique donne lieu à une expérience intérieure où ce que les modernes, imbus de leurs caractères accidentels, nomment leur « subjectivité », n'a plus aucune part.

unnamedrgsfas.jpgPour prendre la mesure des possibilités d'éclaircissement intérieur de l'image, de ses vertus d'enseignement au sens prophétique, sans doute devrons-nous nous placer au cœur même de la question théologique, telle que surent la poser les mystiques rhénans, ainsi Maître Eckhart écrivant: « L’œil par lequel je vois Dieu et l'œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même œil ». Le mystère de l'icône tient sa source dans le mystère de l'Incarnation. « Les sens affinés, écrit Paul Evdomikov, perçoivent sensiblement l'Insensible, ou mieux, le Transsensible. Le beau apparaît comme un éclat de la profondeur mystérieuse de l'être, de cette intériorité qui témoigne de la relation intime entre le corps et l'esprit. » L'icône nous est un enseignement sur la nature du monde et le secret du regard que le monde porte sur nous dans le silence de ses manifestations et que nous lui rendons dans la contemplation et dans l'oraison. « Dieu crée par la pensée, et la pensée devient œuvre » dit Jean Damascène. De même, écrit Paul Evdokimov, « pour Saint-Maxime, la nature sensible n'est pas matérialiste dans sa profondeur, elle est chargée des énergies et représente même une certaine condensation du monde spirituel et intelligible. On peut dire dans ce sens que la matière est l'épiphénomène de l'esprit. »

L'Art sacré nous invite à une vision iconologique du réel. L'icône est plus proche de la nature profonde du réel que ne l'est la réalité elle-même, emprisonnée dans ses représentations utilitaires. L'art « réaliste » est avant tout un art de l'illusion dont les mérites se limitent au savoir-faire de l'artiste. L'Art sacré, lui, donne accès, par l'amoureuse liturgie du regard, à la connaissance de la réalité, et, plus profondément encore, à la pensée qui donne naissance à la réalité. L'Art sacré nous porte à ce seuil de l'entendement divin où la pensée devient œuvre. C'est en ce sens que l'on peut dire que l'icône est plus proche de la pensée de Dieu que ne l'est la nature elle-même, pur épiphénomène de l'esprit. L'Art sacré, par l'oraison dialogique qu'il instaure au cœur le plus intérieur du réel, nous révèle la transparence du monde.

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Qu'est-ce que la transparence du monde ? Est-ce la destruction des surfaces, la triomphe de la lumière, l'abolissement de toute chose dans l'éclat ? Le mystère de l'Incarnation nous donne à penser la connaissance et le salut dans l'épreuve du temps. Mais épreuve ne signifie point soumission. L'Art sacré est là pour nous dire que le mystère de l'Incarnation transfigure la nature et la chair de l'intérieur. La glorification des corps débute par l'ensoleillement intérieur de la connaissance, de la Gnose: « L'éternité des créatures, précise Paul Evdokimov, n'est pas l'absence du temps, ni surtout notre temps tronqué de sa fin mais sa forme positive. C'est le temps dans lequel le passé est entièrement conservé et le présent ouvert sur l'infini des éons: c'est le Mémorial du Royaume, le fait de se référer et d'être totalement présent au regard de l'Eternel. »

Toute approche attentive et fervente d'une œuvre d'Art sacré établit le spectateur dans une autre temporalité où il cesse précisément d'être spectateur pour devenir le coauteur de l'œuvre qu'il contemple et dont la connaissance est sa propre connaissance autant que la connaissance du Tout-Autre. Si quelque incertitude subsiste quant à la distinction de l'Art sacré et de l'art profane, qu'il suffise de s'interroger sur la temporalité de la rencontre entre l'œuvre et la pensée. Certes, le motif religieux ne suffit pas à faire l'Art sacré, et l'absence apparente d'un symbolisme reconnaissable ne fait pas l'œuvre profane. Dans sa destination essentielle et son accomplissement, toute œuvre est sacrée, et l'on voit bien qu'un poème de Verlaine ou d'Apollinaire vaut bien, dans la charité du cœur et la justesse de la vision, toute la littérature dévote de ces deux derniers siècles, si imbue d'elle-même et si vaine ! L'image sacrée, du seul fait qu'elle nous délivre une véritable connaissance, universelle et métaphysique, change notre situation existentielle. Nous ne sommes plus un « moi » face à un « objet » mais le site miroitant d'un échange qui outrepasse toute condition. Ainsi, écrit Paul Evdokimov, « chaque instant peut s'ouvrir du dedans sur une autre dimension, ce qui nous fait vivre dans l'instant, dans le présent éternel. C'est le temps sacré ou liturgique. Sa participation à l'absolument différent change sa nature. L'éternité n'est ni avant, ni après le temps, elle est cette dimension sur laquelle le temps peut s'ouvrir. »

L'Art sacré est l'invitation faite à s'élever, à se retrouver dans la Chambre Haute, qui est le véritable lieu de la communion eucharistique. Ce qui est en Haut est au Cœur. Le fond du cœur est le point le plus haut de l'Intelligible que nous atteignons par l'intercession des Anges de la Présence. L'Art sacré est la Face de Dieu tournée vers le monde. Telles sont les prémisses élémentaires de toute compréhension de la science sacrée des Symboles: « Le Verbe, écrit René Guénon, le Logos, est à la fois Pensée et Parole: en soi Il est l'Intellect divin qui est le lieu des possibles; par rapport à nous, Il se manifeste et s'exprime par la Création où se réalisent dans l'existence actuelle certains de ces mêmes possibles qui, en tant qu'essence, sont contenues en lui de toute éternité. La Création est l'œuvre du Verbe; elle est aussi, et par là même, sa manifestation, son affirmation extérieure; et c'est pourquoi le monde est comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre. »

La coalescence, dans l'œuvre d'Art, de la vision et de l'Intellect, nous porte d'emblée sur l'orée où la nature et la Surnature, le monde physique et le monde métaphysique se rencontrent. Le monde, nous dit René Guénon, est un langage divin. La Création est l'œuvre du Verbe. L'Art sacré indique le site métaphysique de la compréhension du sens le plus profond de la Création. Ce que le monde des représentations, la « société du spectacle », pour reprendre l'expression pertinente de Guy Debord, nous interdit d'atteindre, c'est précisément le sens de la rencontre, le mystère de la communion des esprits. Monde de la séparation, diabolique si l'on en croit l'étymologie, le monde moderne apparaît comme une titanesque manœuvre de diversion opposée à la recherche du Vrai et du Beau, colonnes du Temple de la contemplation.

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La destruction de l'image par la publicité, la destruction du sens par l' « information », la destruction de la communion par la « communication » ne sont que des aspects de la destruction du Temps par la hâte frénétique des hommes à fuir ce qu'ils ont de meilleur en eux-mêmes. La destruction de la nature est la conséquence de l'incompréhension de la nature en tant que Symbole. Or, ce qui échappe à la connaissance devient ennemi. Comment le refus de la Gnose, - qui est connaissance amoureuse, - n'aurait-il pas pour effet la généralisation des inimitiés ? Ce monde étranger, ce monde incompréhensible, ce monde sans Dieu, ni âme du monde, ni intelligence agente, est ennemi. Les civilisations traditionnelles respectaient la nature sans l'idolâtrer car elles supposaient  une alliance métaphysique entre l'apparaître et la chose apparue « ... toute signification, écrit René Guénon, devant avoir à l'origine son fondement dans quelque convenance ou harmonie naturelle entre le signe et la chose signifiée ».

Le monde visible est Symbole du monde invisible, mais cette symbolisation demeure généralement inapparente et inintelligible. L'apparence et l'intelligibilité de la nature symbolique du réel sont littéralement l'œuvre de l'Art sacré et de la métaphysique. « Si le Verbe, écrit René Guénon, est Pensée à l'intérieur et Parole à l'extérieur, et si le monde est l'effet de la Parole divine proférée à l'origine des temps, la nature entière peut-être prise comme un symbole de la réalité surnaturelle. » C'est donc à la vertu professorale et prophétique de la parole extérieure que nous devrons d'atteindre à la Pensée intérieure des mondes, et c'est à partir de cette pensée que naissent les œuvres qui nous délivrent de l'ignorance et de la pesanteur. L'ignorance et la pesanteur séparent ce qu'il appartient au Symbole d'unir. « En grec, note Paul Evdokimov, les mots qui désignent le diable et le Symbole ont  la même racine, mais le diable sépare ce que le Symbole lie ».

La formule de Renan selon laquelle les hommes ont créé sur terre l'enfer auquel ils ne croyaient plus, trouve une puissante confirmation dans cette observation étymologique. Le diable, et donc l'enfer, s'installent là où le Symbole cesse d'être l'opérative jonction des rives visibles et invisibles. Les formes infernales que prennent les « exotérismes dominateurs » dans le monde moderne, n'ont pas d'autre explication. Mais ce qui est vrai dans l'ordre du politique ne l'est pas moins dans l'ordre individuel; notre vie ne cesse d'être dysharmonieuse que par un acte de remémoration liturgique, une anamnésis numineuse de l'être s'éclairant lui-même des tréfonds et des hauteurs de la Toute-Possibilité.

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L'anamnésis, le ressouvenir, précède dans la contemplation du Symbole, l'épiclèse, qui est l'invocation de l'Esprit. Le Symbole opère en nous la transmutation essentielle aussitôt que nous sommes saisis par la vague mémoriale. Tout dans l'accomplissement épiphanique de l'Art sacré se joue dans la remémoration de l'Invisible à partir du visible, du métaphysique à partir du physique. Rien, à dire vrai, n'est abstrait. Le Symbole n'est ni abstrait, ni abstracteur mais advenant. L'advenue de la lumière incréée sur la surface des eaux, la correspondance du ciel et de la terre, à laquelle nous faisions allusion plus haut à propos d'un texte taoïste, se retrouve dans la Jérusalem Céleste, et plus généralement dans le symbole de la nef. « Navire eschatologique, écrit Paul Evdokimov, la nef, surmontée de la forme sphérique de la coupole, synthétise l'union du cercle et du carré, mesure et chiffre du ciel et du Royaume. Le sanctuaire, dit Saint-Maxime, éclaire et dirige la nef et cette dernière devient son expression visible. Une telle relation restaure l'ordre, rétablit ce qui était au Paradis et sera dans le Royaume. »

L'Art sacré est une partance. Aller au-devant de l'œuvre, c'est conquérir le Grand-Large de la mémoire retrouvée, et l'envol, et la délivrance, et le véritable Salut dans la salutation angélique. Notre âme devient alors l'arche de Noé telle « un bateau lancé dans les espaces et se dirigeant vers l'orient ». Ce voyage vers le Soleil de Justice est le salut lui-même, non plus administrativement attribué, mais conquis: « chemin du salut qui mène à la cité des Saints et la terre des vivants où luit le Soleil sans déclin. »

L'Art sacré est un chemin de connaissance. L'arche de Noé des couleurs vibre dans l'âme de l'artiste dans le pressentiment de sa proche glorification. Celui qui peint et ce qui est peint est le Même, - non certes par l'aboutissement sinistre d'une considération narcissique mais par l'abolition du Moi, c'est à-dire l'abolition du pire servage, qui est celui qui nous enchaîne à la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes.

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La lumière primordiale de l'icône témoigne de la primordialité de la Tradition qui est la mémoire profonde de toutes les formes religieuses. L'Art sacré émane de la lumière primordiale et ne peut-être compris que par elle. Aussi bien faut-il se rendre à l'évidence magnifique que le germe de cette lumière gît dans les tréfonds de nos propres obscurités innées ou acquises. J.Thomas dans un article sur le thème de la splendeur cite l'expérience du Lucius des Métamorphoses d'Apulée:  media nocte vidi solem coruscantem, « en pleine nuit je vis le soleil étinceler de lumière blanche » et comme en écho, ces vers d'Apollinaire:

     « Descendant des hauteurs où pense la lumière

      Jardins rouant plus haut que tous les ciels mobiles

      L'avenir masqué flambe en traversant les cieux... »

L'expérience visionnaire de la poésie unit en un seul feu des expressions humaines que séparent les millénaires ! Au seuil du troisième d'entre eux, à compter selon la chronologie chrétienne, sans doute le moment est-il venu d'apprendre à réduire l'importance de l'historicité et du Temps lui-même dans l'approche de l'Art sacré. Par ses incursions dans le monde « imaginal », l'Art sacré se situe hors des contingences historiques, sur l'orée resplendissante de l'Idée. La philosophie néoplatonicienne, mieux que d'autres, sut livrer à notre compréhension la procession lumineuse de l'âme à travers l'expérience visionnaire, sans l'intelligence de laquelle l'Art sacré n'est rien d'autre qu'un art profane avec des motifs religieux. L'étude de l’ « évolution des techniques » se substitue, chez certains historiens de l'Art à l'approche des œuvres. Certes, il n'existe point de savoir qui soit totalement vain; il n'en demeure pas moins que la perspective historique est fort peu opportune pour éclairer des œuvres qui émanent d'une région qui échappe par définition aux vicissitudes du temps. L'idée même que certaines œuvres naissent d'une perspective métaphysique, et s'y reflètent dans la spéculation sans fin de leurs aspects, demeure aussi étrangère à la mentalité moderne que la théorie de la multiplicité des états de l'être.

Le refus radical de l'herméneutique, l'acharnement à maintenir dans une perspective qui n'est pas la sienne l'œuvre d'art, n'est sans doute rien d'autre que la forme extrême de ce que les bouddhistes nomment « l'attachement à l'ignorance » et qui n'est autre que passion de la discontinuité. « On détruit le réel, écrit Paul Evdokimov, en dissociant ses éléments, en suscitant des discontinuités infranchissables. Il ne reste plus à l'homme que la spiritualité de l'âme, foncièrement acosmique ou un moralisme de la volonté, qui l'une et l'autre lui interdisent l'atteinte transfigurante de la matière. » Le refus de l'herméneutique et de sa perspective métaphysique est une annihilation du regard, mais cette annihiliation n'est pas fatale. L’éthique héroïque oppose la création du regard à l'annihilation du regard. L'Art sacré et la poésie disposent du privilège d'éveiller le flamboiement intérieur des choses, de ressusciter le Logos enclos dans l'immanence de la nature. Les plus vastes embrasements naissent d'un secret « iota » philosophal qui se trouve souvent, sans que nous sachions le discerner, dans une extrême proximité. L'exigence sacerdotale de l'Art, sa vertu pontificale, ou diplomatique, de passage entre les mondes renaît de la profanation elle-même par la simple perception de la Présence. « La liturgie nous enseigne, écrit P. Evdokimov, aujourd'hui plus qu'hier que l'Art se décompose non parce qu'il est enfant de son siècle mais parce qu’il est réfractaire à ses fonctions sacerdotales: faire l'art théophanique, au cœur des espérances trompées et enterrées, poser l'icône, l'Ange de la Présence en robe bariolée de toutes les couleurs, Beauté sophianique de l'Eglise. Son visage est humain; d'une part c'est la Sainte Face du Dieu-homme et, d'autre part, c'est la Femme habillée de soleil, Joie de toutes les joies, celle qui combat toute tristesse et ruisselle de tendresse sans déclin. »

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Paul Evdokimov.

Alors que l'art moderne se voue à l'apologie du support ou de la conception insolite et s'efforce laborieusement de réduire par tous les moyens l'œuvre d'art à sa nature d'objet, et, par voie de conséquence, de marchandise, l'Art sacré est une tentative de réconcilier les mondes, de réinventer une communion des âmes dans le creuset d'une supra-temporalité conquise de haute-lutte. Les récentes polémiques autour de certaines formes d'Art contemporain ont montré à quel point l'Art, aussi marginal et dérisoire soit-il rendu demeure un enjeu décisif. Le discours sur l'Art, quoiqu'il en semble, engage l'essentiel du sens de la destination humaine. Les deux grandes possibilités de l'œuvre d'art, la fascination et la communion, s'affrontent dans les œuvres et dans le discours critique avec une virulence jamais atteinte. L'histoire de l'Art, telle qu'on l'enseigne, et qui est de toutes les historiographies l'une des plus falsifiées, est avant tout l'expression de l'idéologie dominante du moment. A une société dominée par la caste marchande correspond la théorie de l'œuvre d'art en tant qu'objet de tractations commerciales. L'acharnement du Moderne à défendre un art-objet, c'est-à-dire un art réduit à son support et à sa surface, correspond à l'acharnement du vendeur à défendre son fond de commerce. Il n'en demeure pas moins légitime de défendre une Idée de l'Art, qui échappe à la fois à la réification marchande et à la représentation publicitaire, mais cette légitimité rencontre, et nous sommes bien placés pour le savoir, une permanente mise-en-cause au nom de la morale.

Le monde moderne est le plus moralisateur qui soit car ayant perdu le sens du Beau et du Vrai, il s'attache éperdument à un « Bien » dont il fait une idole et qu'il sert avec inhumanité. La sacralité de l'Art est, dans le monde moderne, une notion scandaleuse. Tout chez l'artiste « moderne » doit aboutir à la profanation, à la démystification, à la négation des idées d'inspiration et d'intelligence divine. Tout doit ramener l'art au travail et au négoce, placé sous l'égide d'une vantardise et d'une fatuité sans limite. Le règne de la Quantité dont parle René Guénon est aussi le règne de la platitude. Le monde de l'Art profané est un monde plat. La dimension de la Hauteur et de la Profondeur lui fait défaut. Or tout, dans la création artistique, se joue dans le Symbolisme de la croix. Le livre de René Guénon, ainsi intitulé, et son complément, Les Etats multiples de l'Etre, donnent la vue à la fois ascendante et plongeante nécessaire à la révélation du site réconciliateur de la Beauté.

"Qu'une ligne horizontale, partie de n'importe quel point de l'espace rencontre une ligne verticale partie de n'importe quel autre point, écrit Jean Biès, voilà une possibilité de télescopage qui avait une chance sur des milliards de se produire dans l'immensité sidérale. Or, c'est ce qui s'est un jour produit, quand, au regard de l'homme a surgi la figure de la croix: la plus simple, la plus élémentaire qui soit, et pourtant la plus lourde et révélatrice de la gnose paradoxale. Noces de la terre et du ciel, le miracle des miracles est là: qu'une horizontale épouse une verticale et par là réussisse la première conciliation d'opposés, - véritable défi lancé à l'unilatéralité du rationalisme dualiste."

Le_symbolisme_de_la_croix.jpgUnilatérale: telle est bien la mentalité moderne qui s'efforce de restreindre autant que faire se peut le champ de la vision humaine. Ne rien voir, ne rien comprendre, c'est à cette fin que se multiplient les images sur les écrans. Comprendre l'exigence de l'Art sacré, entrer en résonance avec lui, c'est entrer dans la gnose paradoxale de la déification. Cette gnose outrepasse la forme religieuse, - et comment ne pas voir, par exemple, que dans son éclairage propre, l'œuvre de Cézanne est plus immédiatement « théocentrique » que les innombrables « saint-sulpiceries » catholiques ou « New-Age » qui dilapident le Symbolisme religieux au lieu d'en centrer l'entendement, comme le fait Cézanne, par un renversement herméneutique sur le cosmos, vu de l'intérieur de la lumière.

L'Art sacré n'est pas un art, appliqué à des motifs sacrés et dont le « sacré » serait pour ainsi dire ajouté à l'Art. L'Art sacré se laisse comprendre, au sens platonicien,  par la clef de voûte de l'Idée. L'Art n'est sacré que parce qu’il est une émanation du Sacré. Ce n'est point le Sacré qui qualifie l'Art mais l'Art qui est qualifié par le Sacré, dans un sens beaucoup plus métaphysique que grammatical, encore que la métaphysique et la grammaire fussent unis par des liens impérieux, l'Art n'est ainsi qu'une réverbération humainement perceptible du Sacré. Telle est la gnose paradoxale: à la fois en marge de la doxa, de la croyance et de l'opinion communes et science des orées et des seuils. L'œuvre naît de la Gnose et nous délivre le secret du site paradoxal de la vision la plus haute et la plus profonde.

« Dieu lui-même, écrit Jean Biès, est à la fois Essence et Suressence; sa ténèbre est plus que lumineuse: elle est lumière plus que lumière, ténébreuse par excès d'éclat; et elle est obscurité la plus noire, parce qu'au-delà de toute lumière. Elle est en outre Tenèbre plus que lumineuse du Silence, - admirable synesthésie métaphysique qui marie la vue et l'ouïe ! ». L'Art sacré est la signature ici-bas de cette gnose ténébreuse-lumineuse, synesthésique, où toute méditation symbolique invite à se retrouver « dans une âme et un corps », selon la formule abellienne, par l'appel aux splendeurs supra-sensibles de l'Esprit ! L'Art sacré, à la différence de l'Art profane, est toujours une manifestation du Logos et l'image qu'il donne de la réalité sensible et intelligible est issue d'un plan de la réalité plus profond et plus directement relié au Verbe dont la Création, dans ses innombrables aspects, témoigne.

« Dans le divers, écrit Maxime le Confesseur, est caché Celui qui est un, dans ce qui est composé, Celui qui est parfaitement simple, dans ce qui a commencé un jour, Celui qui n'a pas de commencement, dans le visible, Celui qui est invisible, dans le tangible, Celui qui est intangible. » Le devenir de toute métaphore esthétique s'incline sous l'impérieuse évidence du Logos. « En chaque chose créée, écrit Jean Biès, se dit et se tait le Logos ». L'image naît du Logos et la sacralité de l'Art témoigne de sa filiation. Si la parole humaine témoigne de la majesté du silence, le silence lui-même est le témoin du Logos glorieux. Toute la différence entre le pouvoir profane et fascinateur des images et l'Autorité de l'Art sacré tient entre le silence imposé et le silence conquis. L'image fascinatrice nous réduit au silence. L'icône, elle, nous laisse conquérir le Grand-Large du silence face au Logos.

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L'essentiel du message de l'Art sacré est compris lorsque le Soleil-Logos embrase la silencieuse surface des eaux. Dans l'instant paradoxal du calme hauturier c'est l'eau qui fait silence et le soleil qui résonne. Tel est le mystère de l'Apparaître. Nul ne peut le connaître en son entièreté mais chacun est un jour nommé par ce mystère pour y inscrire son nom secret. Toute œuvre est œuvre de connaissance: voyez ces grandes vagues d'anamnésis avec leurs écumes scintillantes, lorsque le soleil redevient silence et l'eau, musique ! Lorsqu'elles tombent sur vous, c'est pour vous abolir dans la recouvrance d'une nudité lustrale. Le Soi ruisselant, glorieux, surgit de la disparition du Moi, cette gangue d'inné et d'acquis, misérable représentation que les idéologies profanes prétendent seule existante dans l'enténèbrement de la Présence.

L'Art sacré est un art opératif. Il ne suppose pas un spectateur, même avisé, mais un acteur. L'Art sacré se réalise non dans l'objet mais dans l'opération transfiguratrice de l'entendement. L'œuvre est ouvrante. L'œuvre, à la différence d'un « travail » poursuit son mouvement au-delà de la forme qui lui est assignée. Dans l'Œuvre, le sens n'est pas immanent à la forme car la forme manifeste la vertu du paradoxe. Ce qui est dit est à la fois là et ailleurs, par sa forme et dans la transcendance de la forme. L'Art moderne qui se veut « travail des formes et des couleurs » n'est rien d'autre que la répudiation du paradoxe, le refus de s'engager dans la complexité du réel. Réduire l'Art au « travail » et l’œuvre à l'objet, c'est refuser l'expérience dialogique, nier la science des orées et des seuils et tenter ainsi d'enfermer l'homme dans l'immanence totalitaire. A cette tentation, si grandes sont les séductions du confort intellectuel, le monde moderne céda plus que de raison, entraînant le rationalisme lui-même dans l'apologie déraisonnable d'un « tout » que rien ne peut transcender. L'Art sacré n'en persiste pas moins à apporter son magnifique démenti aux règnes de l'uniformité et de la Quantité. Qualifiant le temps et l'espace, ouvrant d'un geste magnanime le champ des possibles et des nuances, l'Art sacré nous sauve à la fois de l'hybris et du nihilisme, de la tentation d'être tout et de n'être rien, en jetant dans nos tumultes et nos outrances l'échelle du vent des Symboles. Tout honneur désormais sera dans le pressentiment qui nous délivre de la pesanteur.

Luc-Olivier d'Algange.

samedi, 06 mars 2021

Les sectes de l'Occident et leurs liens avec Trump, Biden et la géopolitique

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Les sectes de l'Occident et leurs liens avec Trump, Biden et la géopolitique

Par Cristiano Puglisi

Ex : https://blog.ilgiornale.it/puglisi/

Copertina-2-2021-Prima-1-scaled-1-212x300.jpgQuelles sont les sectes religieuses de l'Occident? Et quelle est leur influence au niveau géopolitique? C'est le sujet du dernier numéro, le 62ème, de Eurasia - Rivista di studi geopolitici, récemment publié et dont le titre est précisément "Les sectes de l'Occident". D'autre part, le ton utilisé récemment par certaines personnalités du monde politique et religieux de l'Occident sont apparus exaspérants et, d'une certaine manière, carrément sectaires. Un exemple est celui des lettres envoyées, en juin puis en octobre 2020, par Monseigneur Carlo Maria Viganò, ancien nonce apostolique du Saint-Siège aux États-Unis, au président américain de l'époque, Donald Trump. Lettres dans lesquelles ils parlent, en relation, pour ceux qui suivent ce blog, avec la conception désormais bien connue d'un "Grand Reset" : on, y évoquait un affrontement entre les "enfants de la Lumière" et les "enfants des Ténèbres", ces derniers s'identifiant à la faction mondialiste soutenant un retournement de type numérique et écologique dans le sillage de la pandémie de la Covid-19. Des tons tout aussi apocalyptiques sont souvent apparus dans la communication d'une partie notable des partisans de l'entrepreneur de New York, qui se réunissent autour d'acronymes tels que "Qanon".

"La propagande trompeuse - explique le directeur d'Eurasia, le professeur Claudio Mutti - n'a fait que raviver et relancer le motif de l'affrontement entre les enfants de la Lumière et les enfants des Ténèbres, qui est un leitmotiv bien ancré dans la mythologie politique américaine. Les enfants de la Lumière et les enfants des Ténèbres est en fait le titre d'un pamphlet écrit en 1944 par un théologien réformé pour représenter le duel existentiel alors en cours entre les États-Unis et l'Europe. Le thème était d'origine biblique, mais il avait déjà eu une large diffusion grâce à la Theosophical Society (fondée en 1875 à New York) et à la production littéraire du célèbre magicien Aleister Crowley, qui s'était installé à New York à la veille de la Première Guerre mondiale. La formule du "Grand Réveil", présentée par les trumpistes américains et les milieux pro-trumpistes européens comme désignant la force des idées alternative au projet mondialiste de la "Grande Restauration" (« Great Reset »), est également née dans les milieux sectaires nord-américains. Au XVIIIe siècle déjà, le pasteur Jonathan Edwards, en rappelant au "nouvel Israël" américain l'alliance conclue avec Yahvé, avait déclenché une vague de fanatisme millénariste dans toute la Nouvelle-Angleterre avec ses sermons enflammés: le mouvement du Grand Réveil (lequel, rappelons-le, fut suivi d'un deuxième, d'un troisième et d'un quatrième "Grand Réveil")".

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Dans le nouveau numéro d'Eurasia, l'accent est mis tout particulièrement sur les États-Unis d'Amérique. En fait, dès ses origines, dans ce pays aux dimensions continentales qui est considéré comme "la plus grande démocratie du monde" et la patrie de la technologie, les sectes semblent se développer sans relâche. Il est donc naturel de supposer qu’existe un lien avec le protestantisme.

"Le principe fondamental du luthéranisme - observe Mutti - est le libre examen des Écritures, seule source et seule norme de la foi. Il est inévitable que la faculté attribuée au croyant individuel d'interpréter les Écritures et le rejet d'un magistère religieux imposé de l'extérieur donnent lieu à une pluralité de doctrines divergentes. Mais plus qu'en Europe, cette conception individualiste, anti-autoritaire et anti-hiérarchique trouve son environnement dans cette "demeure de la liberté" (Amérique) que Thomas Jefferson oppose à la "demeure du despotisme" (Europe). Dans un environnement dépourvu d'histoire et de traditions, où les populations indigènes ont pu être facilement exterminées, le protestantisme pouvait librement développer sa tendance congénitale au fractionnement et produire cette multitude de "dénominations" confessionnelles qui caractérise le panorama religieux américain".

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Des sectes de nature confessionnelle, donc, qui, comme prévu, ont acquis au fil du temps une pertinence géopolitique.

Il a été observé", poursuit le directeur d'Eurasia, "que les "nouveaux mouvements religieux" les plus diffus - comme on appelle modestement de nombreuses sectes, des Mormons à la Scientologie - sont nés, pour la plupart, aux États-Unis, tandis que d'autres groupes sectaires, nés en Europe ou en Asie, accroissent considérablement leur influence mais uniquement  après le débarquement de leurs "maîtres" en Amérique. C'est le cas de l' « Association internationale pour la conscience de Krishna », de la secte du révérend Moon, des adeptes, vêtus d'oripeaux de couleur orange, de Rajneesh ou de quelque branche dégénérée de l'ésotérisme islamique. L'importance du phénomène sectaire, d'un point de vue géopolitique, est évidente si l'on considère que l'influence exercée par les Etats-Unis a souvent pour intermédiaire les sectes qui sont nées aux Etats-Unis ou qui sont suivies par les milieux politiques américains. Suite à la victoire électorale de Bolsonaro (qui a été baptisé dans les eaux du Jourdain selon une cérémonie évangélique et a pris le nom de "Messias"), Eurasia a publié une étude sur l'influence prédominante exercée au Brésil par la secte évangélique, née du "Grand Réveil" nord-américain. Mais on retrouve une influence similaire de la même secte aux États-Unis, où, en son temps, Trump a été béni par des pasteurs évangéliques et présenté comme un messie, ou un "nouveau Cyrus" qui allait libérer le peuple d'Israël, c'est-à-dire les "vrais chrétiens" américains, de la captivité babylonienne".

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L'actuel président Joe Biden se dit catholique. Pourtant, même dans son cas, les relations avec le monde sectaire ne manquent pas.

En 2014, conclut le Prof. Mutti, "en participant en tant que vice-président des États-Unis à l'allumage de la Menorah nationale et en exaltant "l'héritage juif, la culture juive, les valeurs juives" comme une partie essentielle de l'identité américaine, Joe Biden a explicitement fait référence à l'enseignement du rabbin Menachem Mendel Schneerson, chef de la secte Chabad Lubavitch, à qui il a souhaité "Que vous croissiez tous en force, toujours en force". De plus, la secte des Lubavitcher a de nombreux adeptes dans l'environnement politique américain. En 1983, le Congrès et le président des États-Unis ont décerné au rabbin Schneerson la décoration de l'honneur nationale et ont décrété que le jour de sa naissance serait proclamé "Journée de l'éducation et du partage". En 1994, à l'occasion de l'anniversaire de la déclaration Balfour (2 novembre), les deux chambres des États-Unis ont approuvé à l'unanimité l'attribution posthume de la médaille d'or du Congrès américain à Rebbe Schneerson, en reconnaissance de ses "contributions exceptionnelles à l'éducation mondiale, à la morale et à ses importantes actions caritatives". Lors de la cérémonie de remise de la médaille, le président Bill Clinton a déclaré : "L'éminence de feu Rebbe en tant que leader moral de notre nation a été reconnue par tous les présidents depuis Richard Nixon". Dans la lignée de ses prédécesseurs, l'actuel président américain peut se targuer d'une longue familiarité avec les Lubavitcher. Dès 2008, David Margules, président de Chabad Lubavitch du Delaware, a exprimé l'enthousiasme de la secte pour les positions pro-sionistes de Biden en ces termes : "Il a acquis la réputation d'être un fervent défenseur d'Israël".

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