Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

lundi, 12 mars 2018

Georges Valois contre l’argent: rencontre avec Olivier Dard

no-bribe-700x420.jpg

Georges Valois contre l’argent: rencontre avec Olivier Dard

par Frédéric Saenen

Ex: http://salonlitteraire.linternaute.com

GV-portrait.jpgLorsqu’il s’agit d’aborder le cas Georges Valois (1878-1945), c’est peut-être le terme de « rupture » qui s’impose en premier lieu à l’esprit. En effet, ce singulier personnage aura successivement adhéré aux idéologies marquantes de l’âge des extrêmes, de l’anarchisme à l’Action française (dont il sera un des premiers dissidents), d’un fascisme à la française clairement revendiqué au syndicalisme, jusqu’à enfin une doctrine économique trop peu étudiée encore, « l’abondancisme ».

De tels louvoiements passeront aux yeux de beaucoup pour une suspecte inconstance – et Valois se verra d’ailleurs taxé d’être en matière de politique un véritable caméléon. Mais il serait hâtif de résumer l’homme à cette tendance, tout autant que de l’enfermer dans son identité de fondateur du Faisceau. Ce mouvement, créé le 11 novembre 1925, mêlait en somme, et de façon quelque peu utopique, idéologie technocratique, planisme strict, exaltation de la figure du travailleur et valorisation des corporations. Le Faisceau implosera, après deux ans d’existence, sous la pression des divergences idéologiques qui le tiraillaient.

La réflexion et l’engagement de Valois ne s’arrêtèrent cependant pas là : son nom sera aussi cité parmi ceux des non-conformistes des années 30 et il mourra, suite à son arrestation par la Gestapo, au camp de Bergen-Belsen. Étrange fin pour un homme que les esprits simplistes seraient tentés de réduire à un Mussolini à la française !

Olivier Dard, dont on connaît les excellents travaux sur les droites radicales et nationales en France (de Maurras à l’OAS) mais aussi l’intérêt pour les relations entre politique et économie, ne pouvait rester indifférent à un homme tel que Valois. Après avoir dirigé le volume Georges Valois, itinéraire et réceptions paru chez Peter Lang en 2011, voici qu’il préface la réédition de L’homme contre l’argent. Un volume de souvenirs couvrant la décennie qui mène exactement de la fin de la Première Guerre mondiale à la faillite du Faisceau.

GV-livre.jpgLe livre, « virulent et écrit à chaud » selon les termes mêmes d’Olivier Dard, constitue un témoignage de première main sur une période de l’histoire souvent négligée au bénéfice des années 30, identifiées comme celles de tous les périls, de toutes les crises, de toutes les passions. Pourtant, quel bouillonnement déjà dans cette France qui sort à peine des tranchées, de la boue et du sang. L’heure est à la reconstruction et à la recherche de nouveaux modèles de société. Les uns ne jurent que par le monde anglo-saxon, les autres penchent plutôt du côté des Soviets. Valois revendique quant à lui l’ouverture d’une troisième voie dès l’incipit : « Ni Londres, ni Moscou. »

Ce texte n’est donc pas uniquement une autobiographie, bien que la mémoire de Valois et ses jugements en soient l’axe central. Il ne se cantonne pas non plus à la recension des faits objectifs et à leur scrupuleuse chronique. Mais s’il n’a pas le caractère offensant du pamphlet, il mérite bel et bien l’étiquette bernanosienne d’« écrit de combat ». Olivier Dard insiste sur le fait que « c’est bien comme une charge contre la “ploutocratie” qu’il faut lire L’homme contre l’argent » et poursuit sur ce constat : « Le capitalisme, dans sa dimension industrielle comme financière, sa compréhension et la lutte à entreprendre contre lui sont des préoccupations constantes chez Valois ». 

Est-ce à dire qu’il y aurait encore une actualité possible pour un penseur qui paraît aujourd’hui tellement oublié et daté ? Nous avons demandé à l’historien de nous éclairer sur quelques aspects de cette publication, riche en anecdotes et en portraits, mais aussi sur la personnalité complexe de Valois et la place qu’il lui revient d’occuper parmi les figures de la pensée française du XXe siècle. Mieux vaut tard…

Frédéric Saenen

OD-portrait.jpg

Entretien avec Olivier Dard,

professeur d'histoire contemporaine à l'université de Lorraine (plateforme de Metz), spécialiste d'histoire politique du vingtième siècle, en particulier des droites radicales et des relations entre politique et économie.

 Georges Valois ne fut pas strictement un économiste ni un homme politique. Alors comment le qualifieriez-vous ? « Penseur » ? « Intellectuel » ? « Homme engagé » ?

Olivier Dard : Homme engagé certainement. Les termes de « penseur » ou d’ « intellectuel » ne sont peut-être pas les mieux adaptés pour Valois même s’il aspire à être considéré comme un doctrinaire et multiplie les prises de position à fois sur des questions générales et sur les sujets qui lui tiennent le plus à cœur et qui sont d’ordre économique et social. Il faut s’attacher aux titres des ouvrages de Valois où deux mots ressortent particulièrement, « L’homme » et « nouveau/nouvelle » : L’homme qui vient, L’homme contre l’argent, Economie nouvelle, Un nouvel âge de l’humanité… Autant de mots forts qui ne sont pas seulement les titres accrocheurs d’un éditeur chevronné et d’un professionnel du livre qu’est Valois. Ils renvoient à ses questionnements les plus profonds et les plus constants.

 Parmi les engagements successifs de Valois (anarchisme, maurrassisme, syndicalisme, fascisme, non-conformisme, abondancisme, résistance, etc.), lequel vous semble-t-il avoir mené avec le plus, non pas d’intégrité, mais de cohérence intellectuelle ? Et y a-t-il, chez cet homme de toutes les ruptures, des idées ou des valeurs permanentes, intangibles, qu’il maintiendra tout au long de son existence ?

Je pense que la lutte contre l’argent est sans doute un marqueur essentiel du parcours de Valois. L’anticapitalisme est une constante de Valois mais son contenu a évolué avec le temps. A l’époque de l’AF, il faut le comprendre non comme un refus du principe de la propriété privée et une défense de la collectivisation des moyens de production comme le prône le socialisme, mais comme un rejet de la finance, la promotion pendant d’une « économie nouvelle » arrimée au corporatisme. Lorsque Valois passe à « gauche », l’accent est mis sur une République syndicale associée à « Etat technique » qui est le signe d’un nouvel âge. Le Valois de l’Economie nouvelle n’est pas aussi éloigné de celui du « nouvel âge » qu’il peut y paraître si on se polarise sur sa rupture avec l’AF. Dans le sillage du premier conflit mondial et de la promotion d’un « esprit des années vingt », Valois est pénétré de l’importance de la technique et de ses potentialités, tout comme du rôle nouveau à conférer à ceux qui sont alors dénommés les « techniciens » et qui annoncent les technocrates.

 Dans le chapitre Mon premier complot, Valois évoque son voyage dans l’Italie fasciste et dresse un portrait de Mussolini, qu’il rencontrera d’ailleurs en audience. Que pensez-vous du regard que Valois porte sur le Duce, dans ces pages comme à d’autres moments de son œuvre ?

La référence au Duce proposée dans L’Homme contre l’argent n’est pas isolée dans l’ensemble de l’œuvre de Georges Valois. Par la suite, il publie comme éditeur (librairie Valois) des antifascistes italiens et lui-même écrit sur l’Italie fasciste pour dénoncer son régime et son chef… comprenant rapidement la caractère infâmant du label fasciste dont il affuble Poincaré dans son essai Finances italiennes (1930). La présentation de Mussolini dans L’Homme contre l’argent est un texte fort intéressant. D’abord, parce qu’il peut se lire comme un témoignage important sur le dirigeant italien au milieu des années vingt et qui peut être comparé à d’autres, Français ou étrangers. Mussolini, comme l’a montré Didier Musiedlak dans son ouvrage sur Mussolini (Presses de Sciences Po, 2005 ) mettait un soin particulier à recevoir ses visiteurs et Valois, sans forcément le mesurer, se trouve intégré à un cérémonial d’audience bien rodé . Le récit de Valois est aussi instructif pour saisir par quels biais il a pu être reçu : Mussolini connaît ses écrits mais Valois a aussi été introduit dans le bureau par Malaparte (photo) qui se rattache alors aux « fascistes de gauche ». Un dernier point renvoie à la façon dont Valois appréhende Mussolini comme chef politique. Il est « conquis » par sa personnalité et rapproche à cet égard Mussolini de Lénine. Sur ce dernier point, l’empreinte de Georges Sorel est sans doute importante.

malaparte-1.jpg Lorsqu’on lit le chapitre consacré à la rupture avec l’AF, on entrevoit qu’il s’agit moins d’une dissension à propos des idées que d’histoires de gros sous et de concurrence d’organes de presse (L’Action française contre le Nouveau Siècle) qui motivent le départ de Valois. Aux yeux de l’historien, ce récit est-il sincère et complet ?

Dans le récit qu’il propose de sa rupture avec l’AF, le propos de Valois est logiquement partiel et partial. La dimension économique de la rupture est cependant importante car le divorce de Valois avec l’AF met en jeu l’avenir de la Nouvelle Librairie nationale et, du point de vue des organes de presse mentionnés, l’attraction d’un lectorat qui est acheteur et donc contributeur au financement des deux périodiques. La rupture débouche sur une polémique âpre et un long procès opposant Valois et l’AF, et présenté par Valois dans un gros ouvrage intitulé Basile ou la politique de la calomnie. L’argent et la rancœur, s’ils sont les éléments les plus visibles de ce divorce, ne sont pas les seuls à devoir être pris en compte. Il faut aussi compter avec l’importance des clivages idéologiques qui distendent progressivement la relation de Valois à l’AF, notamment quant à l’adéquation du programme de cette dernière avec ses projets et ses initiatives au début des années vingt : le « nationalisme intégral » laisse la place chez Valois à la recherche d’un fascisme à la française. Valois est alors déçu et désabusé quant aux perspectives de l’AF au lendemain des résultats électoraux calamiteux de 1924. Il y a entre le fondateur du Faisceau et l’AF un divorce qui renvoie à la stratégie et aux modalités de l’action politique à entreprendre.

 Quelle anecdote, scène ou rencontre évoquée dans L’homme contre l’argent vous semble résumer le mieux le tempérament de Valois ?

La question est délicate mais le récit de sa rupture avec l’AF (chapitre V) est un passage tout à fait caractéristique d’un personnage dominé par son égocentrisme et dont la psychologie traduit une obsession des machinations et des complots. Sans revenir sur le fond de l’affaire ni commenter les épisodes racontés par Valois ou les portraits fielleux qu’il dresse de chacun des protagonistes (qui le lui rendent bien dans d’autres textes), on pourra rapprocher son comportement d’alors de celui qui s’observe une dizaine d’années plus tard à l’occasion des crises qui frappent le mouvement Nouvel Age. Au printemps 1938, l’affaire Anne Darbois (militante et collaboratrice du journal) est sur ce point instructive. Valois, comme à l’époque de sa rupture avec l’AF, insiste sur les renseignements qu’il aurait obtenus et les machinations qu’il aurait mises au jour, construit des discours de justification et attaque la personnalité de sa contradictrice… L’affaire s’achève par la publication de l’ensemble sous forme de dossiers, dans le journal et non en volume comme pour Basile ou la politique de la calomnie.

 En somme, pourquoi lire encore Valois aujourd’hui, et en particulier L’Homme contre l’argent ?

On peut lire Valois en fonction de différentes logiques. Le lecteur intéressé par l’histoire de la France des années vingt (et pas seulement par celle de l’AF et du Faisceau) découvrira à travers Valois une source importante pour appréhender cette période et son évolution. La lecture de Valois est aussi instructive dans une perspective très actuelle, où l’heure est aussi à la dénonciation de l’argent. Les analyses de Valois sur « la révolution planétaire » (qu’il n’appelle pas mondialisation), son organisation, ou ses développements sur les relations à établir entre les Etats et ce qu’il nomme les trusts ont une résonnance particulière avec les enjeux de cette seconde décennie du XXIe siècle.

Propos recueillis par Frédéric Saenen (octobre 2012)

Georges Valois, L’homme contre l’argent. Souvenirs de dix ans 1918-1928, édition présentée par Olivier Dard, Septentrion, septembre 2012, 375 pages, 30 €

samedi, 17 octobre 2015

Sur Drieu la Rochelle + entretien avec Frédéric Saenen

couv_drieu_la_rochelle.jpg

Drieu la Rochelle, l’homme qui ne s’aimait pas

Ex: http://www.valeursactuelles.com

Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945), l'écrivain du manque et de l'insécurité.

Subtil. Une analyse synthétique du parcours et de l’oeuvre d’un écrivain torturé et essentiel.

GillesL._SX301_BO1,204,203,200_.jpgOn a tant écrit sur Drieu. On a un peu l’impression qu’aujourd’hui, le mieux, pour l’évoquer, est encore de le relire. Il y a eu Drieu le petit-bourgeois déclassé, disséqué par François Nourissier — un expert —; il y a eu le souvenir de l’ami, par Berl dans Présence des morts (magnifique évocation d’un adolescent éternel — et c’est compliqué, signifie Berl, lorsqu’on a 50 ans… —) ; il y a eu l’ami encore, par Malraux dans ses entretiens avec Frédéric Grover, ou par Audiberti, dans Dimanche m’attend, un des rares présents aux obsèques de Drieu, en dépit du contexte et en vertu d’une fidélité amicale certaine ; il y a eu Michel Mohrt et l’évocation de Fitzgerald à propos de Drieu, son “cousin américain” (voir leurs rapports avec les femmes, l’argent et la mélancolie).

Il y a eu, aussi, ceux qui ont découvert Drieu par le film de Louis Malle, le Feu follet — bon film mais caricature figée, selon nous, de ce que peut devenir Drieu si l’on s’en tient à ce livre. Un des plus aboutis littérairement, certes, mais un des moins fidèles à ce que nous évoque l’homme Drieu, en fait. Très abouti, alors que Drieu n’est que boiterie, manque — c’est aussi sa qualité. Drieu se ressemble dans Gilles ou dans Rêveuse bourgeoisie, lorsqu’il bâcle les fins ou impose ses tunnels. Là, on a l’impression d’éprouver viscéralement, intimement, la pente de Drieu : Drieu ne s’aime pas, et le fait savoir, se sabote — et personne n’est dupe. Le prodige, le “grand-écrivain”, c’était l’autre ami, Aragon. Le Feu follet, c’est un accident de parcours, si l’on ose. Évidence : relire Aurélien et Gilles, et éprouver la virtuosité d’Aragon et la maladresse, parfois, de Drieu, sa marque et son charme.

Dans le Feu follet, le décadent morbide, le suicidaire, le “drogué”, toute cette panoplie assez génialement démontée par Bernard Frank dans la Panoplie littéraire est surlignée, pain béni pour la caricature — et on n’y a pas coupé, jusqu’à réduire Drieu au Feu follet. Et passer d’abord à côté de l’homme, puis de ses livres. Frédéric Saenen, dans une synthèse récente, analyse de concert son parcours et son oeuvre, avec un surplomb qui atteste sa connaissance intime de l’un et de l’autre — et redonne sens (pluriel) et relief à une aventure complexe et polymorphe qui est aussi un moment de la littérature du XXe siècle.

Drieu la Rochelle face à son oeuvre, de Frédéric Saenen, Infolio, 200 pages, 24,90 €.

Saenen.jpg

Drieu, l’homme précaire

Entretien avec Frédéric Saenen

Propos recueillis par Daniel Salvatore Schiffer

Ex: http://www.jeudi.lu

La polémique a enflé lorsque La Pléiade a publié Drieu la Rochelle, écrivain doué mais qui signa quelques-unes des pages les plus déshonorantes de la collaboration des intellectuels au temps du nazisme. C’est le bilan d’une œuvre contrastée que Frédéric Saenen tente de faire dans son livre «Drieu la Rochelle face à son œuvre»*. Pari osé mais réussi!

Le Jeudi: «L’avant-propos de votre dernier essai ne laisse planer aucun doute: « Peut-être l’heure a-t-elle sonné de tenter le bilan d’une œuvre multiforme, dont la valeur exacte est toujours occultée par les choix idéologiques de son signataire », y spécifiez-vous.»

Frédéric Saenen: «Pierre Drieu la Rochelle, écrivain français de l’entre-deux-guerres, et même l’un des plus représentatifs, avec Louis-Ferdinand Céline, de cette infâme nébuleuse que fut la collaboration, provoque encore aujourd’hui, dès que son nom est prononcé, l’opprobre, sinon le rejet, voire le scandale. Une chose, cependant, le distingue, outre son indéniable talent littéraire malgré quelques inégalités, des autres écrivains «collabos», tels Robert Brasillach ou Lucien Rebatet: c’est l’issue fatale – puisqu’il se suicida en mars 1945, alors que des poursuites judiciaires étaient lancées contre lui – de son parcours existentiel, particulièrement tortueux, difficile et conflictuel. Ainsi, sept décennies après ce suicide, ai-je pensé que l’heure était venue de se pencher de manière un peu plus approfondie, rigoureuse et nuancée à la fois, sur cette œuvre dont la qualité littéraire se voit encore contestée par les choix politiques, condamnables tant sur le plan philosophique qu’idéologique, de son auteur.»

Le Jeudi: «La tentation du suicide ne fut-elle pas une sorte de « constante existentielle », par-delà ce pénible sentiment d’échec qui l’animait vers la fin de la guerre, pour Drieu tout au long de sa vie?»

F.S.: «Drieu a toujours entretenu, dès son plus jeune âge, un rapport étroit avec la mort, et donc avec l’idée du suicide, qui l’avait en effet déjà tenté, plus d’une fois, dans sa vie. C’est là un des thèmes de prédilection, objet de fascination et de répulsion tout à la fois, des écrivains ou artistes dits « décadents », dont Drieu fut, en cette époque trouble qu’a été l’entre-deux-guerres, un des épigones. Le héros ou, plutôt, l’anti-héros d’un roman tel que Le feu follet se suicide d’ailleurs.»

DrieucGpwckSL._SX.jpgLe Jeudi: «Dans quelles circonstances précises Drieu s’est-il suicidé?»

F.D.: «Le 30 août 1944, une commission rogatoire est établie contre lui. Elle sera suivie d’une procédure d’enquête, ainsi que de l’élaboration d’un dossier d’instruction contenant, entre autres documents accablants, ses articles publiés dans les journaux collaborationnistes. En février 1945, il apprend qu’un mandat d’amener a été lancé contre lui. Il risque, à l’instar de Brasillach, fusillé devant un peloton d’exécution, la peine de mort, promulguée par ce que l’on appelait, après la Libération, le « comité d’épuration ». Ainsi, se sachant parmi les « perdants » et résolu donc à se condamner par lui-même, plutôt que d’avoir à affronter ses juges, Drieu choisit-il, comme il le confie dans son Journal, cette « suprême liberté: se donner la mort, et non la recevoir ». Quelques jours après, le 15 mars 1945, il se suicide en absorbant une forte dose de médicaments, du Gardénal, qu’il associe à l’inhalation de gaz. Sur un billet laissé à sa femme de ménage, il avait écrit ces mots: « Gabrielle, laissez-moi dormir cette fois »…»

Le Jeudi: «Conclusion?»

F.S.: «Il y avait indubitablement là, quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir de Drieu, une certaine grandeur d’âme. Ce fut, quoi que l’on puisse penser du suicide, un geste non seulement courageux, paré d’une réelle noblesse d’esprit, mais aussi un acte que vous pourriez qualifier d’éminemment dandy: une esthétique de la liberté individuelle doublée d’une souveraine affirmation de solitude, et qui, comme telle, contribua considérablement à édifier sa légende, fût-elle tragique!»

Le Jeudi: «Mais vous posez également, dans la foulée de ce dramatique constat, un certain nombre de questions, toutes aussi légitimes que pertinentes!»

F.S.: «Je l’espère, car, au-delà de la simple quoique embarrassante question « Pourquoi lire Drieu aujourd’hui? », s’en posent, tout naturellement, d’autres. Comment, par exemple, approcher cet auteur que tout éloigne de nos repères habituels et de nos codes actuels? Quelle place occupe-t-il au sein des lettres françaises d’aujourd’hui? Quel sens donner à son œuvre, pour nous, hommes et femmes du XXIe siècle? A-t-il encore quelque chose à nous dire, lui qui se compromit avec l’une des pires idéologies – le fascisme – du XXe siècle? Ainsi ne s’agit-il en rien, dans mon livre, de réhabiliter l’homme Drieu, mais bien, seulement, de reconsidérer l’authentique écrivain qu’il fut.»

Question de méthode

Le Jeudi: «Votre livre se présente donc comme une analyse circonstanciée de son œuvre plus que comme une biographie?»


F.S.: «Certes le rapport à la biographie, à la psychologie profonde de ce personnage éminemment complexe, parfois contradictoire et souvent ambigu, est-il indispensable afin de cerner les fantasmes directeurs de sa création fictionnelle, les axes majeurs de sa pensée, l’évolution de sa réflexion politique, mais cet aspect, quoique important, reste cependant secondaire dans mon essai, qui est, plus fondamentalement, une monographie.»

Le Jeudi: «C’est-à-dire?»

F.S.: «L’œuvre de Drieu est certes multiforme, mais lui-même s’employait sans cesse, ainsi qu’il l’affirme dans sa préface, à la réédition, en 1942, de Gilles, peut-être son roman le plus connu, à y souligner « l’unité de vues sous la diversité des moyens d’expression, principalement entre (s)es romans et (s)es essais politiques ». Ainsi la principale caractéristique de mon étude, qui, je crois, la rend originale, différente de tout ce qui a été effectué autour de la question Drieu, repose-t-elle sur le fait de ne pas dissocier l’homme de lettres et l’homme d’idées. Le romancier y est traité sur le même pied que l’essayiste. Telle est la raison pour laquelle j’ai intitulé mon avant-propos « Drieu au miroir ».»
Une «bibliothèque-miroir»
ou le paradoxal «mentir-vrai»

Le Jeudi: «Vous y parlez même de « bibliothèque-miroir »!»

F.S.: «L’une des originalités de Drieu est d’avoir pratiqué, plus que n’importe quel autre des auteurs français de l’entre-deux-guerres, une « littérature de la sincérité », franche et parfois crue, sinon cruelle, voire brutale, jusqu’à désarmer, souvent, le lecteur non averti. C’est ce que Louis Aragon, ami de Drieu, appelait, d’une formule aussi paradoxale que magistrale, le « mentir-vrai »!»

Le Jeudi: «Vous appliquez aussi à Drieu l’expression d' »homme précaire », forgée par un autre de ses amis, André Malraux »! Quelle en est la signification profonde?»

F.S.: «Drieu avait une conception du monde basée sur son vécu personnel: des expériences intenses, parfois traumatisantes, mais qui étaient aussi l’inconfortable lot de sa propre génération, de ce contexte déchiré dans lequel il vivait. C’était un écrivain de son temps, pour le meilleur et, hélas, pour le pire! Ainsi, s’il est exact qu’il avait une vision plutôt lucide de la vie, il est tout aussi vrai qu’il s’aveugla sur le plan idéologique. Ce fut donc, souvent, un individu instable et tourmenté, un écorché vif, un dépressif oscillant entre indécision caractérielle et exercice spirituel, un mélange d’idéalisme et de pessimisme, un alliage d’exaltation et de désespérance, un mixte d’élan vital et de pulsion mortifère. Bref: un être double, avec ce que cette dualité suppose de contradictions, d’incohérences, d’errances, de reniements, d’apories, d’inexcusables erreurs de jugement. C’est pour cela que j’ai tenté, dans mon livre, de le comprendre, intellectuellement, sans jamais toutefois le justifier, politiquement. Il n’y a, dans mon travail, ni complaisance ni indulgence, encore moins d’empathie suspecte, à l’égard de Drieu. J’espère, tout simplement, que Drieu redevienne ainsi, après ces années de purgatoire, sinon un être fréquentable, du moins un écrivain à redécouvrir. Car il est vrai que le seul nom de Drieu évoque, encore aujourd’hui, l’une des pages les plus sombres de l’intelligentsia française. Il continue à traîner, dans son infernal sillage, une obsédante odeur de soufre!»

Le Jeudi: «Force est cependant de constater que son entrée dans La Pléiade, n’aura pas atténué, sur ce point, la controverse.»

F.S.: «Oui, mais, en même temps, cette publication de son œuvre – ses écrits littéraires puisqu’il s’agit exclusivement là de ses romans, récits et nouvelles, et en aucun cas de son « Journal », encore moins de ses pamphlets, lettres ou articles de journaux** – aura finalement apporté un fameux démenti à sa prétendue relégation dans l’enfer de la bibliothèque du XXe siècle. Drieu, c’est, par-delà cette part maudite de son personnage, un inséparable mélange de rêve et d’action, où l’encre de l’écriture jaillit après le sang de l’existence!»

* Publié chez Infolio (Lausanne-Paris).
** Cette édition dans la «Bibliothèque de La Pléiade» (Gallimard) a pour intitulé exact: «Romans, récits, nouvelles».