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mercredi, 12 octobre 2016

Sauver Christophe Guilluy, c'est nous sauver nous-mêmes

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Sauver Christophe Guilluy, c'est nous sauver nous-mêmes

Ex: http://leblogducastor.hautetfort.com

Le dernier ouvrage du géographe Christophe Guilluy n'est pas rude, il pique franchement. Il plonge le gros sel dans la plaie béante de la République et il triture sans relâche, obstinément, et le lecteur continue sans pouvoir s'arrêter mais vraiment gêné de se dire qu'une telle charge puisse rester impunie. L'auteur, célébré par toute la critique avec son livre "fractures françaises" a commencé à déranger la doxa lors de la parution de "la France périphérique" où il dénonçait l'apartheid social et l'absence de réaction des classes moyennes supérieures aux phénomènes de mondialisation. Guilluy montrait de manière clinique, sur un ton très calme, que la France se fracturait de plus en plus fortement sur le plan territorial, avec des métropoles qui aspiraient l'essentiel de l'investissement public et des bourgs que l'on abandonnait. Les faits lui ont donné raison. Pas le débat public.

En effet, même si cela est laid à dire, l'ascenseur social fonctionne encore en Ile de France, plus du tout en Picardie ou dans le Nord. La proximité de la métropole parisienne et l'hyper concentration des jobs les plus valorisés créent un appel d'air en jeunes diplômés qui "sauve" de nombreux jeunes de ces quartiers. Une situation qui n'a rien d'idyllique puisque nombre d'entre eux subissent des discriminations violentes (lesquelles sont en hausse) et que leur situation est beaucoup moins enviable que celle des voisins. Et puis, disons le clairement, le récit de Guilluy ne collait pas avec ce que l'on voulait dire de la France. A commencé son procès médiatique comme on avait brûlé Etienne Chouard qui dérangeait trop, en le traitant de complotiste. Pour Guilluy, une étude de l'INED détournée par Libé et le Monde servit à dire qu'il se trompait sur la pauvreté en France et, insulte suprême, que les thèses de Guilluy "étaient très appréciées au FN". Voilà comment on disqualifie un chercheur...

La sortie de ce livre important est donc teintée de suspicion et vu ce qu'il met aux élites médiatiques, je crains que les dithyrambes (légitimes) ne soit pas au rendez-vous.

Que nous dit pourtant Guilluy qui vaut lecture ? Que notre société s'est américanisée avec une explosion des inégalités dans tous les domaines et surtout au niveau territorial des citadelles métropoles comme nouvelles avant gardes, mais que notre représentation biaisée nous empêche d'agir. Il parle de la concorde qu'il y a à célébrer cette mondialisation en dénonçant de façon aveugle "les riches" et "les banques", mais sans hurler davantage contre ce qui rend ce monde invivable : la spéculation immobilière et la concentration des emplois et des capitaux dans des parcelles de plus en plus petites, une vrai lutte des places, en somme. 

"Qui garde les enfants de Fatoumata ?" s'interroge Guilluy avec justesse. A la suite de Camille Peugny, il montre que les classes moyennes françaises ont recours massivement pour leur mode de vie décalé à de la main d'oeuvre massivement issue de l'immigration récente ; baby sitters, garde d'enfants, employés de ménage... Tous services devenus relativement mainstream, qui n'ont rien d'un luxe pour des millions de personnes, mais évidemment inabordables pour lesdits travailleurs qui doivent repasser leurs chemises eux mêmes (pas un drame) et faire garder leurs enfants par des réseaux de solidarité familiales ou de voisinage (plus compliqué). Guilluy montre comment tous les travailleurs précaires doivent vivre de plus en plus loin pour servir à des heures de plus en plus décalées, les habitants de centre ville. Le "capitalisme d'expulsion" annoncé par l'anthropologue Saskia Sassen est bien là...

Or, ce capitalisme d'expulsion, ce crépuscule de la France d'en haut, n'est pas vendeur. C'est même assez moche. Donc on préfère parler des problèmes identitaires, des crispations autour du vivre ensemble, que de reconnaître une casse sociale non vue depuis les années 30 et la grande crise. La charge de Guilluy est assommante et à mon sens fort injuste quand il explique que tous les habitants des centres villes à gros pouvoir d'achat ne font que du compassionnel, du caritatif, pour limiter l'envolée de ces inégalités. Il assène sans nuance que "seul le politique peut et doit, le reste est poudre aux yeux".  Ca va causer du tort au livre et c'est navrant car il nous ouvre les yeux sur l'ultra domination de la pensée Minc/BHL (souvent cités...) pour qui le Brexit est "la victoire des gens peu éduqués contre ceux qui sont bien formés" pour qui toute cause qui leur est étrangère est "défendue par des idiots", ce cercle de la raison se referme sur un lui même de plus en plus petit. Avec des arguments de plus en plus fous : voyez ainsi tous ces éditos sur le "bougisme" qui explique le chômage français par "le manque de mobilité des classes populaires". En somme quand on ferme Alstom, le tort ne sera pas un capitalisme glouton et de mégapoles, mais des classes populaires de Belfort qui ne comprennent pas que leur avenir est en Rhône Alpes ou en Ile de France et qui devraient quitter leur maison (achetée à crédit et sans possibilité de partir) laisser leur famille pour aller là où sont les emplois de demain... On rêve ? Non, non, on le lit partout.

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Cette vision difforme d'une réalité sociale intenable, cette société fantasmée ne voyant pas grand chose à redire à la mondialisation a achevé la séparation avec les classes populaires. Elles fonctionnent dans un autre rapport au temps, à l'information et expérimentent le vivre ensemble que d'autres encensent sans le vivre autrement qu'avec le chauffeur Uber qui les ramène chez eux ou le livreur à vélo qui leur apporte leur dîner. Dans la vision de Guilluy, nous ne sommes donc pas loin d'une guerre civile et elle se profile avec la douceur de l'épisode des noces pourpres de Games of Throne. Aussi, bien que cela pique, bien que cela soit désagréable, il faut lire Guilluy pour nous sauver nous-mêmes avant qu'il ne soit trop tard.