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lundi, 05 septembre 2022

Michel de Montaigne : le premier conservateur

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Michel de Montaigne : le premier conservateur

par Klaus Kunze

Source: http://klauskunze.com/blog/2022/08/27/der-erste-konservative/

"J'ai horreur de la nouveauté" 

Le conservateur est celui qui aime le monde tel qu'il est. Pourquoi, dès lors, devrait-il tout bouleverser ? Michel de Montaigne (1533-1592) n'avait pas encore quarante ans que, ancien juge, il prenait sa retraite. Dans sa tour de 16 pas de diamètre, il se retira pour lire un bon millier de livres, pour la plupart des éditions latines de classiques antiques. Il vécut désormais de ses biens fonciers.

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Tour de Montaigne : la bibliothèque de la tour de Michel de Montaigne se trouve au deuxième étage (photo Heinrich Salome 2009, Wikipedia).

Montaigne s'affiche ouvertement comme un conservateur :

"J'ai horreur des innovations, quel que soit leur visage, et j'ai raison de le faire, car j'en ai vu les effets les plus désastreux. Celle qui nous fait si durement souffrir depuis vingt-cinq ou trente ans n'a certes pas tout fait à elle seule, mais on peut dire avec quelque raison qu'elle a tout produit et engendré, au moins indirectement, même les méfaits et les destructions qui se commettent depuis sans elle, et même contre elle".

    Montaigne, Livre I, 23, p.66.

En France, le XVIe siècle et en Allemagne, les XVIe et XVIIe siècles ont été l'époque des guerres de religion. Les innovations mentionnées par Montaigne sont les édits de Châteaubriant (1551), de Compiègne (1557) et d'Écouen (1559), qui ont privé les protestants de leurs droits et les ont finalement condamnés à mort, ce qui a conduit aux guerres huguenotes et a fait des milliers de victimes huguenotes lors de la nuit de la Saint-Barthélemy en 1572. Le catholique Michel de Montaigne aurait préféré que tout reste en l'état, les innovations ayant conduit à ces excès et à une "décomposition de l'ordre social".

La France du XVIe siècle a vu, outre les persécutions des huguenots, des cannibales d'Amérique du Sud ramenés par bateau. Montaigne opère une comparaison en 1580,

    "il est encore plus barbare de se repaître de l'agonie d'un homme vivant que de le manger mort : plus barbare de déchirer sur le banc de torture un corps qui sent encore tout, de le griller par morceaux, de le faire mordre et déchirer par les chiens et les porcs (comme nous ne l'avons pas seulement lu, mais comme nous le voyons encore devant nous dans un frais souvenir : pas du tout entre anciens ennemis, mais entre voisins et concitoyens, et, ce qui est pire, sous prétexte de piété et de fidélité à la foi), que de le rôtir et de se l'approprier après qu'il a rendu son dernier souffle. "[1]

    Michel de Montaigne, Essais, 1580, livre I, 31, p.113.

Dans son voisinage, des connaissances et des parents se massacraient parfois mutuellement pour des subtilités théologiques. Chacun, y compris Montaigne, était menacé de torture et de bûcher pour tout soupçon d' "hérésie". Il est très instructif et pertinent pour notre époque de voir comment le très cultivé Montaigne s'est comporté dans cette situation. Bien que conservateur, il considérait qu'un ordre moral bien établi et des institutions étaient nécessaires pour contenir les forces imprévisibles de la nature humaine [2]. L'Eglise catholique était pour lui un tel garant d'un ordre possible, raison pour laquelle il y restait extérieurement fidèle. "Il était un conservateur pratique, pas un conservateur déclaré, combatif, idéologique" [3], mais il restait sceptique vis-à-vis de toute doctrine.

Entre Charybde et Scylla

Juriste et bon rhétoricien, Montaigne a toujours su laisser transparaître sa véritable opinion sans que l'Inquisition ne puisse l'épingler. Dans un seul et même Essai (livre I, 23), il parvient à présenter des affirmations contradictoires de telle sorte que l'une le protège des poursuites et l'autre contient la critique. Montaigne affirme "l'exhortation sans équivoque d'obéir à l'autorité et de ne pas toucher à la forme de gouvernement", dont il a juste avant maudit les "innovations".

Les contradictions se dissipent immédiatement si l'on considère l'une comme son opinion réelle et l'autre comme une feuille de vigne rhétorique destinée à le protéger. Dans un autre essai, il l'admet ouvertement :

"Ce n'est pas que ces histoires ou ces citations m'aient toujours servi d'exemple, d'accréditation ou d'ornement : je ne les considère pas seulement sous l'angle de l'usage que j'en fais. Souvent, au-delà de leur rapport avec mon sujet, elles portent en elles le germe de réflexions plus complexes et plus audacieuses, et font résonner un sous-entendu subtil tant pour moi, qui ne veux pas m'étendre sur le sujet, que pour ceux qui sont capables de s'accorder à ma façon de penser".

    Montaigne, Essais, 1580, Livre I, 40, p.130.

Montaigne laisse sagement de côté les réflexions les plus osées. Il s'en tient au sous-entendu de l'incrédulité: "Je doute de moi comme de tout le reste" (II 17 p.314). Cette technique d'argumentation est typique des époques où la police de la pensée, avec ses chambres de torture, ses bûchers ou ses emprisonnements dans des camps, n'attend qu'un mot de travers. La prudence est d'autant plus recommandée qu'une domination combattue règne sur la société. René Descartes (1596-1650) a conseillé un jour à un ami : "Je veux en tout cas que tu n'exposes pas ouvertement tes idées nouvelles, mais que tu t'en tiennes extérieurement aux anciens principes. Tu dois te contenter d'ajouter de nouveaux arguments aux anciens. Personne ne peut t'en vouloir ; et ceux qui comprennent tes arguments pourront déduire d'eux-mêmes ce que tu as voulu leur faire comprendre".

C'est surtout sous les régimes totalitaires qu'un écrivain doit espérer que son lecteur réfléchira de manière compréhensive et ira jusqu'au bout de sa pensée. Les générations futures reconnaissent l'empreinte intellectuelle de ces époques au fait qu'il y a plus de choses entre les lignes que dans les lignes elles-mêmes [4].

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Briser les tabous

Les Etats théocratiques, comme dans l'espace de l'Islam, et d'autres Etats idéologiques mettent leur saint des saints respectif sous tabou. Une blague sur Mahomet peut être la dernière que l'on se permette. Aujourd'hui encore, en Allemagne, on n'a pas le droit de plaisanter sur tout. Pensez-vous de manière compréhensive ?

En Occident, l'existence de Dieu et la vérité de la révélation chrétienne étaient sacro-saintes, aujourd'hui, cette croyance est remplacée par une acception quasi-religieuse de la dignité d'une abstraction, celle de l'homme en soi. Montaigne savait exactement comment envelopper sa critique sans briser un tabou.

Celui qui est contraint d'utiliser le langage de l'adversaire court cependant le risque de faire de ses "contenus de pensée au moins le point de référence incontournable d'une pensée visant à l'efficacité sociale" et de se laisser ainsi dicter les conditions de la discussion [5]. Montaigne évitait cet écueil de façon magistrale. Le point de référence de toute pensée inquisitoriale était Dieu, et ce dans son interprétation par les théologiens catholiques. Montaigne loue ce Dieu de manière hymnique et ne manque pas de le confesser. En même temps, il affirme son humilité devant les théologiens appelés à interpréter la parole de Dieu. Non, il ne connaît rien à la théologie et n'a aucune ambition.

Après ces clauses salvatrices et stéréotypées, il donne du fil à retordre à la théologie scolastique de son temps. Il lui retire littéralement le tapis sous les pieds grâce à une argumentation intelligente. Elle était essentiellement basée sur le raisonnement. Par des déductions syllogistiques et un raisonnement convaincant, les scolastiques médiévaux avaient voulu prouver l'existence de Dieu. Montaigne n'a que des sarcasmes pour cela et désarme en même temps ses détracteurs avec l'argument hypocrite suivant : les conseils de Dieu sont si insondables qu'on ne peut absolument pas le prouver par la raison humaine.

Nous comprenons immédiatement que le Rubicon des "raisonnements plus audacieux" est atteint ici. Dans la vision du monde de Montaigne, Dieu n'a aucune fonction.  On pourrait le supprimer sans que cela change quoi que ce soit. Montaigne conduit ses lecteurs d'argument en argument jusqu'au point où ils ne peuvent raisonnablement que conclure : Dieu n'existe pas du tout, ou du moins n'est pas un référent pertinent. Montaigne se sauve en souriant vers la rive sûre avec l'excuse suivante : on ne peut que croire fermement en lui, ce que lui, Montaigne, fait naturellement. Je le vois rire de bon cœur dans sa tour et je me réjouis de voir avec quel génie mon collègue juriste, décédé depuis longtemps, savait raisonner. Avec lui, il ne faut jamais s'arrêter aux apparences, mais comprendre ce qu'il veut vraiment nous dire derrière ses mots.

Ses arguments sont complexes et profonds. Ce qu'ils prétendent dire ne correspond pas nécessairement à leur fonction argumentative. Il admet que "le public n'a pas à se soucier" (I, 23) de ses "pensées" non exprimées [6].

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Dieu - manœuvré hors du débat

Profondément sceptique, Montaigne juxtapose de nombreux points de vue de philosophes sur ce que sont Dieu et une âme, et les rejette tous comme ridicules : "Il est étonnant que même les partisans les plus acharnés de la croyance en l'immortalité de l'âme se soient trouvés incapables et hors d'état de la prouver, qu'ils trouvaient si évidente et si convaincante, en vertu de leur capacité humaine. Ce sont des rêves de gens qui désirent, non de gens qui savent, disaient les anciens" (II, 12) [7]. Cela semble très moderne et agnostique : Nous ne savons rien des "âmes". Quatre paragraphes plus loin, nous nous frottons les yeux avec étonnement : "Il était juste, en effet, de nous renvoyer à Dieu seul et au bienfait de sa grâce, avec la dette de reconnaissance pour la vérité d'une si noble foi, que c'est de sa main généreuse seule que nous recevons le fruit de l'immortalité, qui consiste à jouir de la béatitude éternelle".

Tout en fouillant avec délectation les fondements de la foi de l'Église, Montaigne repousse toute opposition théologique possible : "Nous ne pouvons avoir de certitude sur Dieu que par la foi. C'est pourquoi les théologiens peuvent nous faire croire ce qu'ils veulent. Comme on pensait autrefois chasser un démon avec un sort, il catapulte "Dieu" dans l'oubli argumentatif : hors de propos, affaire de foi, nous n'en savons rien. Montaigne ne contredit aucun dogme théologique. Ils ne l'intéressent plus, car il fait un pas décisif de la scolastique médiévale vers les temps modernes des Lumières :

Se tourner vers la nature

Au lieu de s'attarder sur les subtilités scolastiques et les fausses preuves de la "nature de Dieu" et de "l'homme en soi", Montaigne se tourne résolument vers la nature réelle, le monde que nous pouvons percevoir par les sens, la diversité des animaux, des peuples, des coutumes et des religions. Cette approche a ouvert la voie à l'empirisme et aux sciences naturelles. Au-delà de toute spéculation sur les "choses en soi" platoniciennes, il a comparé les cultures des hommes et les a trouvées toutes aussi aptes, dans leur diversité, à garantir la paix et la tranquillité par des lois quelconques.

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N'importe lesquelles ! Montaigne considère que toutes les religions, coutumes, traditions et lois liées à la culture se valent. Il relativise ainsi la prétention du christianisme à l'exclusivité et le relègue au rang de "coustume", de coutume, d'usage et de mode. Pour Montaigne, les lois, les religions et les coutumes sont des situations. Cela devait être fatal à tout intellectualisme et à tout normativisme [8].

Les intellectualismes sont des constructions intellectuelles rationalistes sophistiquées qui partent de postulats et en tirent des conclusions de plus en plus larges par déduction, sans commencer par regarder autour d'eux dans la réalité empirique. Est normativisme toute dogmatique qui part d'un postulat "moral", c'est-à-dire d'une exigence de devoir. Montaigne détruit les prétentions à l'absolu de toutes ces doctrines. Sa méthode de pensée relativiste signifiait un "adieu au principe" fondamental, comme l'a repris ces jours-ci un philosophe à la mode. Le "scepticisme" de Montaigne "décompose l'idéalité des normes en vigueur, mais consolide leur validité de fait" [9].

C'est dans l'abandon sceptique des principes que réside la pertinence permanente de Montaigne. Alors que les théologiens de l'Inquisition passaient au crible chaque imprimé pour y déceler des hérésies, les éditeurs doivent aujourd'hui à nouveau "retirer" les livres qui ont attiré la haine religieuse des fanatiques. Des fonctionnaires sont licenciés pour avoir prétendument "relativisé" le postulat de base de notre constitution : la "dignité" de l'homme. Aujourd'hui, ce terme ne désigne plus seulement la règle fondamentale de la civilisation selon laquelle l'État ne doit pas avilir un être humain. Aujourd'hui, est déjà considéré comme un ennemi de la dignité humaine celui qui tient à la pérennité ethnique de son peuple.

Une croyance métaphysique en un "homme en soi" abstrait et en sa "dignité inaliénable" est devenue un principe idéologique de base à partir duquel on peut joyeusement déduire tout ce qui va d'un droit d'immigration en Allemagne, d'une société multiculturelle, d'un revenu minimum de l'Etat pour tous jusqu'à la reconnaissance des 63 types sexuels réellement existants.

Interdire à l'État, en vertu d'un droit positif, c'est-à-dire d'une loi, de traiter les gens de manière dégradante était une décision constitutionnelle nécessaire. Mais faire de la dignité humaine un principe "pré-étatique" ( !), donc métaphysique, à partir duquel on peut déduire n'importe quel contenu idéologique, n'aurait fait que faire rire amèrement Montaigne : "Celui qui sait gagner notre foi à ses postulats est notre maître et notre dieu" (II, 12) [10]. C'est ainsi que nous aussi, aujourd'hui, avons nos maîtres gardiens de la pensée. La plupart des gens se prosternent devant eux, si tant est qu'ils y pensent. Les hommes, soupire Montaigne, suivent "de bonne foi en leurs opinions" la "conception dominante, et on l'adopte, avec tout le fatras des arguments et des preuves, comme une vérité, comme un corps de doctrine ferme et fermé, qu'on n'ébranle plus et sur lequel on ne se permet plus de juger". (II, 12) [11].

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Combien de temps les petits singes de cirque vont-ils continuer à faire des pirouettes ?

"Il est très facile d'ériger sur des "postulats statutaires des édifices de pensée de toute sorte, car en vertu d'un tel précepte qui fixe les règles, les autres parties peuvent être assemblées sans contradiction". Notre "accord et notre approbation leur donnent les mains libres pour nous entraîner tantôt à gauche, tantôt à droite, jusqu'à ce que nous fassions des pirouettes à leur rythme". (II 12) [12].

Tant que nous ne ferons pas abstraction aujourd'hui, dans l'espace pré-politique et le débat politique, des postulats de foi de nos maîtres idéologiques, nous ne ferons, sur le chemin de l'abandon total de nos intérêts nationaux et de notre peuple, que des pirouettes comme autrefois un petit singe de cirque enchaîné d'un joueur d'orgue de Barbarie. Montaigne est là pour nous conseiller :

"Chaque science a ses principes préétablis, qui limitent de toutes parts le jugement humain. Si vous vous heurtez un jour à cette barrière, à cette erreur de principe, la bouche des partisans des principes vous répondra aussitôt qu'on ne débat pas avec des gens qui n'ont pas de principes. Pourtant, il ne peut y avoir de principes pour les hommes, à moins que la divinité ne les leur ait révélés. Tout le reste, le début, le milieu et la fin, est un rêve et de l'écume. A ceux qui vont au combat avec des postulats, il faut postuler leur renversement respectif". [13]

    Montaigne, Essais, 1580, livre II, 12, p. 270.

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C'est pourquoi, résume Montaigne, nous devons "mettre dans la balance tous les postulats, et principalement les postulats généraux, et ceux qui nous tyrannisent".

Ne pas se laisser tyranniser par des principes et des postulats arbitraires - tel est l'héritage durable du conservateur sceptique Michel de Montaigne.

Notes:

[1] Michel de Montaigne, Essais, 1580, éd. Hans Magnus Enzensberger, traducteur Hans Stilett, Francfort 1998, livre I, 31, p.113.

[2] Panajotis Kondylis, Les Lumières dans le cadre du rationalisme moderne, 1981, p.143.

[3] Klaus Jürgen Grundner, Michel de Montaigne, in : Criticón 1981, 160 et suivantes (161 r.sp.).

[4] Klaus Kunze, Mut zur Freiheit, 1995, p.212.

[5] Kondylis, Les Lumières dans le cadre du rationalisme moderne, p.236.

[6] Montaigne, I 23, p.65.

[7] Montaigne, Livre II, 12, p.276.

[8] Kondylis, Les Lumières dans le cadre du rationalisme moderne, p.139.

[9] Hugo Friedrich, Montaigne, 2ème éd. 1967, cité ici par Grundner op. cit. S.163.

[10] Montaigne, Livre II, 12, p.270.

[11] Montaigne, Livre II, 12, p.269.

[12] Montaigne, Livre II, 12, p.269 s., 270.

[13] Montaigne, Livre II, 12, p. 270.

20:11 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : montaigne, 16ème siècle, philosophie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 12 février 2018

La sagesse biblique de Montaigne et notre actualité

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La sagesse biblique de Montaigne et notre actualité

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

Fatigué des nouvelles du jour, je me remets à glaner dans tout Montaigne. Sur nos guerres protestantes, américaines, notre choc des civilisations, j’y trouve ceci :

«… je trouve mauvais ce que je vois en usage aujourd’hui, c’est-à-dire de chercher à affermir et imposer notre religion par la prospérité de nos entreprises.

Notre foi a suffisamment d’autres fondements pour qu’il ne soit pas nécessaire de fonder son autorité sur les événements. Car il y a danger quand le peuple, habitué à ces arguments plausibles et bien de son goût, voit sa foi ébranlée par des événements qui lui sont contraires et défavorables. Ainsi en est-il des guerres de religion dans lesquelles nous sommes plongés. »

Sur la société d’abondance et de consommation qui produit satiété et dépression, j’y trouve cela :

« Pensons-nous que les enfants de chœur prennent vraiment du plaisir à la musique ? La satiété la leur rend plutôt ennuyeuse. Les festins, les danses, les mascarades, les tournois réjouissent ceux qui ne les voient pas souvent, et qui désirent depuis longtemps les voir ; mais pour celui dont ils forment l’ordinaire, le goût en devient fade et même déplaisant : les femmes n’excitent plus celui qui en jouit autant qu’il veut… Celui qui n’a pas l’occasion d’avoir soif ne saurait avoir grand plaisir à boire. »

Montaigne ajoute, comme s’il pensait à nos comiques :

 “Les farces des bateleurs nous amusent, mais pour eux, c’est une vraie corvée. »

La société d’abondance ? Il la définit ainsi Montaigne :

« Il n’est rien de si ennuyeux, d’aussi écœurant que l’abondance. Quel désir ne s’émousserait d’avoir trois cent femmes à sa disposition, comme le Grand Turc dans son sérail ?

Quel désir et quelle sorte de chasse pouvait bien avoir celui de ses ancêtres qui n’y allait jamais qu’avec au moins sept mille fauconniers ? »

Sur l’espionnage par l’Etat profond, Montaigne nous rappelle tout simplement que les Grands sont plus espionnés que les petits, mais qu’ils y ont pris goût (pensez à son pessimiste ami La Boétie):

Montaigne-titre.jpg« Tout le monde redoute d’être contrôlé et épié ; les grands le sont jusque dans leurs comportements et leurs pensées, le peuple estimant avoir le droit d’en juger et intérêt à le faire. »

Pensons au harcèlement de nos pauvres peoples. A son époque c’est pire :

« Et il ne m’est jamais venu à l’idée que cela puisse constituer un quelconque avantage, dans la vie d’un homme cultivé, que d’avoir une vingtaine d’observateurs quand il est sur sa chaise percée… »

Deux siècles avant Montesquieu, Montaigne dénonce les caprices de la mode :

« La façon dont nos lois tentent de régler les folles et vaines dépenses de table et de vêtements semble avoir un effet contraire à son objet. Le vrai moyen, ce serait de susciter chez les hommes le mépris de l’or et de la soie, considérés comme des choses vaines et inutiles. Au lieu de cela, nous en augmentons la considération et la valeur qu’on leur attache, ce qui est bien une façon stupide de procéder si l’on veut en dégoûter les gens. »

La mode va vite comme la télé (cf. Virgile-Ovide) :

« Il est étonnant de voir comment la coutume, dans ces choses de peu d’importance, impose si facilement et si vite son autorité. À peine avions-nous porté du drap pendant un an à la cour, pour le deuil du roi Henri II, que déjà dans l’opinion de tous, la soie était devenue si vulgaire, que si l’on en voyait quelqu’un vêtu, on le prenait aussitôt pour un bourgeois. »

La Fontaine dira que le courtisan est un ressort. Montaigne :

« Le reste de la France prend pour règle celle de la cour.

Que les rois renoncent à cette vilaine pièce de vêtement qui montre si ostensiblement nos membres intimes, à ce balourd grossissement des pourpoints qui nous fait si différents de ce que nous sommes et si incommode pour s’armer, à ces longues tresses efféminées de cheveux… »

Montaigne vit au présent perpétuel, les ridicules qu’ils dénoncent sont donc ceux de la cité grecque d’Alan Bloom et Platon :

« Dans ses Lois, Platon estime que rien n’est plus dommageable à sa cité que de permettre à la jeunesse de changer ses accoutrements, ses gestes, ses danses, ses exercices et ses chansons, en passant d’une mode à l’autre, adoptant tantôt tel jugement, tantôt tel autre, et de courir après les nouveautés, adulant leurs inventeurs. C’est ainsi en effet que les mœurs se corrompent, et que les anciennes institutions se voient dédaignées, voire méprisées. »

Oui, il n’est pas trop réformateur, Montaigne.

Parfois il divague gentiment et il nous fait rêver avec ce qu’il a lu dans sa bibliothèque digne de Borges (voyez Guénon, Règne de la Quantité, les limites de l’histoire et de la géographie) :

« On lit dans Hérodote qu’il y a des peuples chez qui les hommes dorment et veillent par demi années. Et ceux qui ont écrit la vie du sage Épiménide disent qu’il dormit cinquante-sept ans de suite. »

Bon catholique, homme raisonnable surtout, Montaigne tape sur la Réforme, rappelant que deux siècles avant la révolution on a voulu changer les noms :

« La postérité ne dira pas que notre Réforme d’aujourd’hui a été subtile et judicieuse ; car elle n’a pas seulement combattu les erreurs et les vices, et rempli le monde de dévotion, d’humilité, d’obéissance, de paix et de toutes les vertus. Elle est aussi allée jusqu’à combattre ces anciens noms de baptême tels que Charles, Louis, François, pour peupler le monde de Mathusalem, Ézéchiel, Malachie, supposés plus imprégnés par la foi ! »

Sur ce sujet lisez son disciple Rothbard et son texte sur l’idéal communisme-millénariste des protestants, en particulier des anabaptistes.

Lire Montaigne (il dénonce le rustre son temps et sa mode efféminées !), qui nourrit Pascal, Cervantès et Shakespeare, c’est retomber dans l’enfance de la sagesse de la grande civilisation européenne aujourd’hui engloutie. Une sagesse biblique un rien sceptique, héritée de Salomon, plus sympathique que celle du sinistre Francis Bacon, qui triompha avec son Atlantide scientiste et son collège d’experts en folles manipulations psychologiques, génétiques et même agronomiques (lisez-le pour ne pas rire). Montaigne a moins voulu nous prévenir contre la tradition que contre cette folle quantité de coutumes, de modes et de snobismes qui s’imposeraient dans notre monde moderne déraciné.

On le laisse nous remettre chrétiennement à notre place (apologie de Raymond Sebond) :

« Le moyen que j’utilise pour combattre cette frénésie, celui qui me semble le plus propre à cela, c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil et la fierté humaine. Il faut faire sentir à ces gens-là l’inanité, la vanité, et le néant de l’homme, leur arracher des mains les faibles armes de la raison, leur faire courber la tête et mordre la poussière sous le poids de l’autorité et du respect de la majesté divine. Car c’est à elle, et à elle seule qu’appartiennent la connaissance et la sagesse… »

Voilà pour le paganisme aseptisé de nos couillons de nos manuels scolaires !

Ou bien (Essais, I, L) :

« Je ne pense pas qu’il y ait en nous autant de malheur que de frivolité, autant de méchanceté que de bêtise ; nous sommes moins remplis de mal que d’inanité, nous sommes moins malheureux que vils. »

A transmettre à Davos. Et comme on parlait du roi Salomon, on citera ses proverbes :

« La gloire de Dieu est de cacher une chose, et la gloire des rois est de sonder une chose. »

Enfin pour  faire lire et relire Montaigne je prends plaisir à recommander l’édition-traduction de Guy de Pernon, que j’ai trouvée juteuse et agréable, presque autant que le légendaire texte original (ebooksgratuits.com).

lundi, 05 octobre 2015

Les têtes bien faites et les têtes bien pleines

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Les têtes bien faites et les têtes bien pleines

par Stéphane Miljevic

Ex: http://www.lesobservateurs.ch

Les promoteurs des pédagogies farfelues actives aiment à user abusivement de citations pour étayer leur propos. Sans doute est-ce là une manière de démontrer le vide abyssal l’étendue de leur culture. Montaigne fait partie de leurs références favorites. De tonitruants « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine » sont assénés régulièrement un peu partout où enseignants et formateurs sont formatés formés en guise d’argument imparable coupant court à toute discussion sérieuse opposition formulée par ceux qui ne savent pas.

 Dans la même veine, une citation tronquée exhumée du Moyen-Âge leur permet d’affirmer de manière imparable que les enseignants faisant oeuvre de transmission passéistes considèrent que l’élève est un vase à remplir de force. Peu importe si la citation en question portait à l’origine sur l’extrême délicatesse avec laquelle il faut agir au contact de l’esprit humain et de ses limites, l’important est de mettre l’accent sur le côté je-te-fourre-tout-ça-dans-la-tête-et-tant-pis-pour-toi.

 L’idée sous-jacente à cet ersatz d’ argument consiste à dire que la transmission de connaissances contribue à former des abrutis cultivés mais incapables d’utiliser cette culture au lieu de former les gens à ne pas réfléchir. Ce d’autant plus que ces fameuses connaissances sont en deux coups de clic à la portée de tous. Néanmoins, ces démagogues penseurs ne savent même pas oublient que la réflexion est largement dépendante du nombre de connaissances bien acquises stockées dans la mémoire à long terme des individus. Les approches cognitivistes sur le développement de l’expertise chez les individus, et ce dans une multitude de domaines, démontrent clairement que la profondeur de réflexion d’un individu dépend totalement de la quantité de connaissances qu’il maitrise réellement. Celles-ci permettent d’élaborer des schémas de pensée plus complexes dont nos fameux experts sont incapables puisque la maitrise des données nécessaire au traitement d’un problème libère de la place dans la mémoire de travail des individus et que celle-ci a des capacités extrêmement limitées. On peut faire ce qu’on veut, on ne peut pas raisonner à partir de rien. Une personnes qui, comme moi, n’a aucune idée en matière de physique quantique, ne comprendra pas grand chose à un texte écrit par un éminent spécialiste de la question et ce même en ayant à sa disposition un accès à internet ou toute autre ressource documentaire à portée de main. La compréhension du texte va débuter dès lors que va commencer l’apprentissage des différentes notions de la discipline en question. Et ce ne sont pas des gesticulations techniques palliatives ou autre dispositif de travail sur document qui combleront ce manque. Attention, je ne dis pas que ces méthodes n’apportent rien, je dis qu’elles apportent beaucoup moins que des connaissances. La nuance est de taille.

 Toujours dans le même ordre d’illusion idée, la traditionnelle sempiternelle répétition des notions est présentée, elle aussi, comme tuant l’esprit (drill and kill). Pourtant, dans la pratique, c’est exactement l’inverse qui se produit. En effet, biologiquement, ce sont les connexions inter-neuronales qui déterminent le fonctionnement mental. Plus celles-ci sont nombreuses et plus un apprentissage est effectif et assuré. Or, il n’existe qu’une seule manière efficace d’augmenter le nombre de ces connexions : s’entrainer et répéter.[1] Encore et encore. Répéter permet d’ancrer les nouvelles notions dans la mémoire lexicale[2]. Le nouvel apprentissage est alors enregistré mais pas encore compris. C’est ce qu’on appelle « apprendre par cœur ». Incontournable puisque sans cela, il n’y a pas de nouveau mot, de nouvelle définition, formule ou je ne sais quoi d’autre. A cet apprentissage doit toutefois s’ajouter un second volet pour faire passer la nouvelle connaissance dans la mémoire sémantique, autrement dit là où se situe la compréhension. Et là aussi, c’est par le biais de la répétition qu’elle s’y installe définitivement. Toutefois, une nuance de taille doit être ajoutée : pour comprendre, il s’agit de répéter dans différents contextes[3]. Il n’est pas très rentable de faire inlassablement la même chose, il faut en varier les applications. Ce n’est que comme cela que l’apprentissage prend vraiment du sens. Mais on reste envers et contre tout dans le domaine de la répétition.

 Puisque méthodes inefficaces actives axée sur l’évitement la construction du savoir par l’apprenant sont horriblement chronophages, elles sont confrontées à deux choix : soit elles font une croix sur un bon nombre de répétitions et donc l’élève doit se rabattre sur un apprentissage par cœur à domicile qu’il aura à peu près oublié le lendemain même du test, soit la quantité de connaissances dispensée dans ces cours est réduite comme peau de chagrin et on en arrive à se féliciter qu’un élève sache dire son prénom correctement et compter jusqu’à 6 ne fasse que des progrès ridiculement fort modestes.

 En revanche, les modèles axés sur la transmission permettent, eux, d’augmenter massivement le nombre de répétitions. Surtout si l’enseignant, dans la phase où il montre, varie déjà considérablement les contextes, qu’il fait travailler ses élèves eux aussi dans cette constante variation et qu’il fait le nécessaire pour s’assurer continuellement de l’avancement de l’apprentissage.

 On est donc à des années lumières de l’opposition entre têtes bien faites et têtes bien pleines dénoncées par certains esprits chagrins et, à vrai dire, il n’est tout simplement pas possible d’avoir les premières sans passer par les secondes !

 Pour Les Observateurs, Stevan Miljevic, le 2 octobre 2015

 [1] Alain Lieury « Mémoire et réussite scolaire », Dunod, Paris, 2012, p.126-127

[2] Ibid p.25

[3] Ibid p.43

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lundi, 26 août 2013

Montaigne et l’indifférence active

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Montaigne et l’indifférence active

par Claude BOURRINET

1) Dans les Essais, le discours n’est nullement l’enregistrement d’une existence mais le monologue d’une conscience qui se voit agir, qui s’accepte agissante sans pour cela paraître trop indulgente ni sans omettre de relever ce qui est digne d’être pris comme modèle. Il est donc tentant de soupçonner a priori une mauvaise foi latente dans tout ce qui est avoué, et d’autant plus que c’est avoué. Les relations qui existent entre Montaigne et son œuvre sont d’ordre dialectique. Dialogue socratique entre un homme qui voudrait être, sans plus (mais tâche ô combien ardue !) et une excroissance de cette essence problématique, monstrueuse (dans le sens du XVIe siècle) et inquisitrice, dont la tâche est d’établir un bilan sans concession et de ne cesser de rappeler qu’il est nécessaire d’accepter, pour être. De boire la coupe jusqu’à la lie. Une manière de conscience assumée, en quelque sorte, superlative, alternant entre lucidité aiguë et impératif pratique.

 

2) Le discours des Essais a ceci de singulier qu’il se détruit lui-même en avouant son incapacité à réformer la vie. C’est un anti-discours, comme celui des pyrrhoniens. Impression de n’en jamais tenir le bout, de perpétuel enlisement. Sa véritable sagesse, c’est l’absence de sagesse.

 

3) De vouloir trop appréhender l’homme Montaigne, malgré le prologue des Essais, c’est renouveler l’illusion réaliste dans l’art pictural.

 

4) Quand on lit et apprécie les Essais, on se sent délivré de tout scrupule à se réconcilier avec les mille travers de l’humaine condition, tellement ils nous semblent devenus naturels, mais aussi innocents, et l’un parce que l’autre (ce que rend bien le terme « naïf »). À vrai dire, il peut paraître excessif de prétendre cela. Mais ces travers ne sont ni mauvais, ni bons : ils sont ce que la nature et nous-mêmes les faisons, ce qui laisse une substantielle amplitude à la Fortune et à la volonté.

 

5) Inutilité des Essais en période vertueuse. Les cannibales en auraient-ils besoin ? Les Essais n’existent que parce que le siècle est corrompu.

 

6) Il faut prendre garde que Montaigne se veut hautement, ou bassement (au sens de basse continue) philosophe : « La moyenne région loge les tempestes, les deux extrêmes, des hommes philosophes et des hommes ruraus, concurrent en tranquillité et au bon heur ».

 

7) C’est à cette époque que les derniers feux de l’idée de croisade s’éteignent.

 

8 – L’intériorisation et la spiritualisation du sentiment de l’honneur tendent à remplacer son ostentation, même dans la dévotion. François de Salles fondera l’humble, l’orgueil de n’être que commun.

 

9) Montaigne change parfois de chaussures, mais c’est toujours pour aller sur la même voie et dans la même direction.

 

10) Écrire et publier sont deux fonctions qui appartiennent à des individus différents. Publier est affaire de vanité, de mensonge, de sincérité, de dévoilement, de témoignage, de générosité, d’égoïsme, d’intérêt bien compris, que sais-je encore ? Mais écrire est affaire d’être.

 

11) Le discours de Montaigne (pensée appuyée sur des expériences) n’est pas discours rationnel : « La plus part des instructions de la science à nous encourager ont plus de montre que de force, et plus d’ornement que de fruict (La Pléiade, p. 1026) ».

 

12) Dans les Essais, on ne trouve pas tout de la doctrine chrétienne, mais tout ce qu’on y trouve, on eût pu l’y chercher.

 

13) L’indifférence est un idéal asymptotique.

 

14) Il se peut que Montaigne ne se soit pas définitivement « corrigé », mais au moins s’est-il progressivement découvert, non abstraitement, mais dans sa chair, ce qui n’a pas été sans efforts et sans sacrifices. Il est tragique sans pathos.

 

15) Sacrifice du « vieil homme ». Se connaître, c’est connaître ce que Dieu a daigné que l’on soit. Loin d’être « impersonnel », le Montaigne « stoïcien » était résolument individualiste. Élaguer le moi de cette protubérance vaniteuse et ostentatoire, c’est redevenir véritablement « impersonnel », enfant de Dieu et de Fortune. Et là est atteinte la véritable personne.

 

16) La sagesse de Montaigne n’existe pas a priori, elle est Expérience, elle est Leçon, que l’on reçoit et donne. La sagesse est apprentissage.

 

17) Le siècle devient « comme un autre passé (La Pléiade, p. 1081) ». Il n’est plus ce présent indigne du passé : il devient une deuxième Antiquité. Passé, présent, futur sont identiques.

 

18) Montaigne n’est ni stoïcien, ni épicurien, ni pyrrhonien, ni quoi que ce soit de ce que la Grèce et Rome ont légué, mais un peu de tout cela. Il est avant tout Montaigne. Et, au demeurant, devrions-nous le classer à tout prix, il nous faudrait l’intégrer à cette longue lignée de philosophes chrétiens qui, jusqu’à l’humanisme dévot en train de naître, s’est évertué de replacer l’homme à sa juste place sans l’écraser.

 

19) Nous sommes si éloignés de la vie et de nous-mêmes que la redécouverte qu’en fait Montaigne nous semble une nouveauté miraculeuse.

 

20) Le Livre III des Essais, et surtout les derniers chapitres, sont parmi les expressions les plus pures du mysticisme baroque.

 

21) Il faut se garder de croire naïvement, malgré certains passages des Essais, que Montaigne préconise une vie médiocre, sans s’apercevoir en quoi cet idéal est utopique pour un homme tel que lui. Ces « ruraus », ce sont les cannibales de son terroir. Bien sûr, ils « vivent », et la bête elle-même manifeste pleinement la puissance d’être. Mais vivre, est-ce « exister » ? Avoir conscience de vivre, n’est-ce point doublement vivre ?

 

22) Les Essais sont une conquête personnelle du présent, du siècle et de l’instant. De la présence.

 

23) On ne peut parfois s’empêche de penser qu’il y a du « fumeur de haschisch, chez Montaigne. Moins l’orgueil.

 

24) En grand danger de nihilisme ? Dans un passage de l’Apologie de Raymond Sebond, il est dit en substance qu’il est dangereux de s’aventurer plus avant. Tzara : « Les réactions des individus contaminés par la destruction, sont assez violentes, mais ces réactions, épuisées, annihilées par l’insistance satanique d’un à quoi bon continuel et progressif, ce qui reste et domine est l’indifférence. »

 

25) L’indifférence active est la suprême conscience.

 

26) Ce même mouvement qui porte l’intérêt de Montaigne pour le passé et le présent a pour aboutissement la réconciliation et comme moyen la rupture. Il procède de la redécouverte émerveillée d’un monde que l’on croyait connaître.

 

27) Montaigne cherche à reconstituer un Nomos afin que, quelque combat qu’il mène, il se trouve toujours en situation de préserver les remparts de son être. Mais ces murailles, c’est le monde. Nomos équivaut à Kosmos.

 

28) Montaigne a eu besoin de son livre pour se réconcilier. La béance se sera élargie chez Cervantès, et la sagesse devra s’accorder avec la folie.

 

29) Il ne faut pas tomber dans le piège des justifications prétendument « sincères » de Montaigne, à propos des raisons qui l’ont poussé à écrire. Il n’est rien de plus renard que la sincérité. La littérature est mauvaise foi. Il faut douter de toute affirmation péremptoire de l’auteur. Écrit-il pour ses proches ? Par originalité ? Sait-on vraiment pourquoi il écrit ? Sait-on pourquoi l’on écrit ? Les Essais sont entre autre la cristallisation d’impératifs qu’il se donne, moraux ou non, et qu’il ne suit pas toujours. Ils sont comme un miroir, mais un miroir déformé et déformant, renvoyant une image redressée du monde et de lui-même, du moins ce que Montaigne se veut être en se surprenant. S’il y a sincérité, elle est dans la relation courageuse qu’il établit avec son livre, c’est-à-dire avec sa conscience.

 

30) Tout ce qu’il dit à propos des Essais n’est pas faux, mais dans le sens qu’il donne aux termes « mensonge » et « vérité », qui sont des modalités justifiées de l’être et de sa puissance.

 

31) Car si l’on s’en tient uniquement, et docilement, à ce qu’il dit de lui-même et de son œuvre, on risque d’être désabusé : il n’existe pas de livre, ni d’individu, de son aveu même, qui ne soient aussi farcis de contradictions, constat qui authentifie sa vérité, plus sûrement que toute démonstration.

 

32) On s’est souvent arrêté à la nonchalance de Montaigne, et on a trop négligé ce qu’elle supposait de luttes dramatiques, pas toujours victorieuses.

 

33) La « diversion » est-elle encore fiable dès lors que l’on s’attache volontairement à la mettre en pratique ? Il subsiste toujours un Montaigne rebelle aux effets de l’indifférence totale, un Montaigne, non certes angoissé, mais inquiet et roide, non point à cause d’une trop grande soif de lucidité, mais de cette lucidité même, d’une tension trop aiguë vers la réalisation de l’être.

 

34) La « lucidité » de Montaigne provient non d’un détachement radical du monde, mais d’une adhésion à sa nature profonde, à sa nécessité, fût-elle à fleur de peau.

 

35) L’ignorance consiste à concéder de la substance à la perception phénoménale du monde. La docte ignorance est de s’accommoder de cette substance, et d’avoir la sagesse d’en jouir.

 

Claude Bourrinet

 


 

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