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vendredi, 11 mai 2007

A. Mohler: Visite chez Céline

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Armin MOHLER : Visite chez Céline

Louis-Ferdinand Céline, le grand “berserker” de la littérature française, vient de mourir. Quand les journaux ont annoncé, dans de timides brèves, qu'il était très malade, en réalité, il était déjà mort et enterré. Au début, on ne savait même pas où se situait sa tombe. Au compte-gouttes, les nouvelles ont filtré quant aux circonstances qui ont entouré sa mort, circonstances qu'il aurait très bien pu inventer lui-même. Tandis que sa veuve, et quelques rares amis, se trouvaient au cimetière, des individus sont entrés chez lui et ont volé une partie des manuscrits (des inconnus les ont ensuite proposés à la vente chez des bouquinistes). Les voleurs n'avaient toutefois pas emporté le dernier manuscrit sur lequel il travaillait et qui se trouvait sur sa table de travail. La dernière phrase, interrompue, évoquait les Chinois, s'avançant jusqu'à Cognac et sombrant dans l'ébriété.

En l'année 1932, l'irruption de Céline dans le jardin de la littérature, si bien entretenu par l'Académie Française et par la Sorbonne, constitue en vérité le dernier grand événement des lettres françaises (et non pas de la littérature). Son premier roman venait de paraître à l'époque, Voyage au bout de la nuit (le titre est repris d'une chanson sur la bataille de la Berésina que chantaient les soldats suisses qui avaient accompagné Napoléon en Russie). Céline y introduit non seulement l'argot, mais la langue telle qu'elle est réellement parlée, vécue, haletée, ce qui a insufflé une vigueur nouvelle aux lettres de son pays. Des hommes comme Sartre ou Malraux ont toujours reconnu, avec gratitude, au-delà de tout ce qui les opposait idéologiquement à Céline, que sans ce bris de barrage célinien, la plupart des grandes choses qui ont été faites en France, en dehors des schémas classiques, n'auraient pas été possibles.

Par la suite, Céline est resté prisonnier de ce premier grand jet. Ce qu'il a écrit ultérieurement n'était, au fond, qu'une succession de nouvelles variations de Voyage au bout de la nuit, un flot de prose, sauvage et grossier peut-être, mais aussi capable de tendresse pudique, une prose où, sans cesse, trois points remplacent la ponctuation habituelle. Ces points sont des signes qui indiquent la respiration, car, dans ce type d'écriture, l'imprimerie n'est jamais qu'un adjuvant; cette écriture doit s'entendre. Les connaisseurs conservent les disques, trésors particulièrement appréciés, où l'auteur lui-même ou des acteurs comme Arletty ou Pierre Brasseur lisent cette prose. Alors on sent soudain quel rythme elle a, on sent qu'il y a là une “certaine mélodie”, que peu d'écrivains sont capables de rendre.

Au cours de ses dernières années, Céline a vécu comme un original, qui évitait les hommes, dans une maison délabrée de la banlieue Ouest. Dans le cabinet de ce médecin des pauvres, presque plus personne ne venait encore, car un médecin qui ne prescrivait pas tout un paquet de médicaments, comme le font ses collègues français, et qui, de surcroît, ne réclamait presque jamais ses honoraires, ne devait pas valoir grand chose. Il vivait de ce que gagnait sa femme, très courageuse et bien plus jeune que lui, en donnant des cours de danse et en prodiguant des leçons de gymnastique thérapeutique. Il y a environ trois ou quatre ans, j'ai rendu visite à cet homme, qui vient de mourir à l'âge de 67 ans.

L'un de ses rares amis nous avait recommandés, un Suisse à moitié russe et moi-même, ce qui nous a ouvert ses portes car, autrement, elles restaient fermées. Les préliminaires de cette visite se sont effectués selon le rituel français : j'ai d'abord écrit une lettre, où j'annonçais le jour et l'heure où je téléphonerais, afin de solliciter une visite. (Tout appel téléphonique d'un étranger sans avertissement préalable par lettre est considéré en France comme une entorse grossière à la bienséance; quant à sonner à la porte sans prévenir, c'est une intrusion malvenue dans l'intimité). « Ecrivez que vous venez de Suisse », m'avait prévenu l'ami de Céline, car celui-ci ne veut plus voir de Français ni d'Allemands.

Ce fut un sentiment étrange, après tant d'années passées à lire les livres de Céline, d'entendre sa voix au téléphone : elle était rauque, sèche, comme si elle était cassée, mais demeurait vibrante, à mon étonnement. C'était bon, nous pouvions venir. Céline nous a donné le jour et l'heure. «Mais pas de photos —je n'aime pas ça— c'est quelque chose pour les journâââliiiistes, pour les cinéâââââstes….» (Céline tirait les mots en longueur, pour exprimer son mépris).

A l'heure dite, nous nous sommes retrouvés devant le portillon du jardin. «Docteur Destouches», le nom au civil de Céline : cette mention figurait sur une plaque rouillée; à côté de celle-ci, une plaque plus brillante mentionnait les heures des cours de danse de Madame Lucette Almanzor, sa femme. Nous sommes à la lisière de Meudon, dans un triste paysage de banlieue, une banlieue faite de brics et de brocs : des rues dont la construction a commencé, des jardins entamés, des maisons plantées là dans un style inadéquat. La maison qui se trouve à l'arrière du jardin est construite en style classique, mais la pauvreté et la solitude semblent s'y être insinuées. Quelqu'un a fait signe après notre coup de sonnette, nous pénétrons dans le jardin et nous nous dirigeons vers la maison. Le chemin, assez long, qui y mène, longe les cages de dogues danois et de chiens loups dont s'entoure le misanthrope Céline; les chiens exhibent leurs mâchoires derrière un treillis de fer, puis derrière une porte de verre, située au sous-sol de la maison. Les hurlements des chiens derrière cette porte sont moins aigus pour l'oreille que lorsqu'ils sont enfermés dans leurs cages, mais le ton sonne plus menaçant, vu l'étouffement dû à la barrière de verre.

La figure qui nous avait fait signe depuis la fenêtre du rez-de-chaussée se trouve maintenant près du coin que forment les murs de la maison. C'est Céline. Je n'oublierais jamais son regard. Il portait une robe de chambre usée, des pantalons flottants et des pantoufles. Il ne portait pas de chemise. Dans l'échancrure de sa robe de chambre, on apercevait un tricot, une vague encolure, à moitié cachée par un foulard noué et très serré. Les cheveux, mal coupés, lui tombaient bas dans le cou; la barbe, non rasée depuis longtemps, était longue de plusieurs centimètres. Il n'a pas levé les yeux lorsqu'il nous a tendu la main, la tête détournée. Et il n'a toujours pas levé les yeux lorsque nous avons pris place dans la pièce des prescriptions au rez-de-chaussée.

Cette pièce, non plus, je ne l'oublierai jamais. Il y avait une vaste table, des chaises, où s'empilaient des papiers et des livres, ce qui ressemblait à la superposition d'autant de couches géologiques. Au milieu de la table, sur les papiers, un chat dormait, les pattes étendues de tout leur long. Plus tard, quand le perroquet dans sa cage collée au mur, se mit à croasser d'une voix rauque, le chat a dressé brièvement la tête, puis s'est remis à somnoler sans avoir bougé de place. Derrière l'écrivain profondément enfoncé dans sa chaise, on voit des cartes chamarrées épinglées au mur. De loin, elles ressemblent à des icônes. Puis, en regardant de plus près, je découvre que ce sont des schémas de la musculature humaine.

«Que voulez-vous de moi?», nous dit Céline, abrupt. «Je n'ai plus rien à dire». Le voilà donc, c'est bien lui. Nous sommes heureux qu'il ait trouvé refuge au Danemark à la fin de la guerre, que les Français n'ont pas eu l'occasion de le traiter comme les Norvégiens l'ont fait avec leur grand écrivain Hamsun ou comme les Américains avec Ezra Pound. La conversation n'a pas bien commencé. Nous lui avions apporté une bouteille d'un vieux Pommard, très précieuse, que nous voulions lui offrir. Il a refusé d'un geste ennuyé : «Buvez-la à ma santé —je ne me nourris plus que d'eau et de nouilles». Nous avions bien entendu oublié les nombreux passages de ses livres où il brocarde les Français, en disant qu'ils sont un peuple abruti par l'alcool. La conversation traîne péniblement en longueur. Elle devient cependant plus vivante quand Céline, pendant une longue minute —morceau de cabaret fascinant— tresse littéralement des phrases les unes après les autres, sur un ton persiflant, pour donner des exemples de ce qui, en France, est considéré comme le “bon style”. Il ajoute qu'à part lui trois hommes seulement écrivent avec style dans la littérature française d'aujourd'hui : le jeune Morand, le Barbusse du Feu et, enfin, Ramuz (ce dernier nom n'est pas une flatterie qu'il nous adresse, [à nous Suisses], car il a souvent évoqué Ramuz).

Puis la conversation s'alanguit à nouveau. Céline n'a toujours pas levé les yeux. Résigné, je m'efforce de trouver une formule pour prendre congé et je me dis : tu aurais dû savoir que cela n'a aucun sens de rendre visite à un grand homme. Mais, soudain, une idée diabolique me vient à l'esprit. Je veux réveiller cet homme, qui semble parti au loin, car je ne le verrai sans doute plus jamais, je veux qu'il me présente son visage que j'avais eu si souvent devant moi, en imagination. J'ai senti instinctivement, avec la rapidité de l'éclair, comment faire pour qu'il abandonne son masque. En 1951, Céline était revenu d'exil. En 1951 aussi, les Strahlungen d'Ernst Jünger, qui sont ses journaux de la deuxième guerre mondiale, avaient été publiés en traduction française. Dans ces carnets, Jünger mentionne une conversation explosive qu'il a eue pendant l'occupation allemande de la France avec un Français. Jünger avait donné à ce Français un pseudonyme, mais le traducteur, sans avertir Jünger, avait tout simplement remplacé ce pseudonyme par “Céline”. A cause de cette indiscrétion, une succession de procédures ridicules et désagréables pour les deux parties s'ensuivit. On eut recours aux tribunaux. Pour Céline, il avait été très désagréable de voir se raviver à nouveau tout le débat sur sa pseudo-collaboration avec les Allemands, débat qui s'était assoupi au moment de son retour en France. Tout cela me repassait dans la tête avec la vitesse de l'éclair et j'ai dit à Céline qu'il nous avait reçu fort aimablement mais que je ne voulais pas lui dissimuler que j'avais été le secrétaire de Jünger.

L'effet de cette divulgation fut étonnant. Pour la première fois, Céline dresse la tête, pour la première fois, il me regarde droit dans les yeux. De sa bouche s'écoule alors un flot de gros mots, prononcés à froid, un flot de ces gros mots si nombreux dans ses livres. Il répétait sans cesse deux expressions : «… ce petit Boche là… cette espèce de flic…». Ce qui était déroutant, c'est que Céline, en prononçant ces mots, ne s'énervait pas, n'élevait même pas la voix. Il n'était pas hystérique, ou alors c'était une hystérie sur glace! La mention du nom [de Jünger] l'avait réveillé. Il nous a alors accompagnés dans le corridor vers la porte de la maison et a commencé à nous parler avec jovialité. De biais, il s'est mis à regarder l'homme qui m'accompagnait et a prononcé cette remarque : « Vous avez là une belle barbe… Une barbe comme Trotski… ». Mon compagnon s'est quasiment liquéfié, je suis intervenu et Céline a ajouté, en pondérant ses propos : « Oh, Trotski, c'était un “malin” ». C'est-à-dire un irrévérencieux, un homme intelligent, avec une tendance à la roublardise. Pour Céline, le terme “malin” est un terme positif, dans tous les cas de figure, car il venait tout juste de qualifier son chat de “malin” (Les lecteurs de Céline savent qu'il a trimbalé son chat préféré, Bébert, dans une musette qui lui pendait sur le ventre à travers toute l'Allemagne en flammes, à l'heure de son effondrement).

Céline nous a accompagnés dans le jardin. La conversation devenait de plus en plus vivante. Dans la maison, elle avait duré à peu près dix minutes. Dehors, elle s'est bien prolongée pendant trois quarts d'heure, avec les chiens écumant qui grondaient dans leurs niches. Un vieillard brisé nous avait reçus. Maintenant, nous nous trouvions face à un Céline qui faisait étonnamment jeune. (Plus tard, un homme qui le connaissait bien m'a dit : « Cela a toujours été ainsi, même du temps de Voyage au bout de la nuit. Lorsque nous passions toute une soirée avec Céline, on avait toujours l'impression, à deux moments, qu'il était mort, mais entre ces deux moments d'abattement, il vibrait et pétillait… »).

Céline exprimait dans le jardin, avec une force intarissable, les contenus habituels de ses livres : rien en lui ne s'était éteint, ni la haine ni l'amour, qu'il recouvrait d'un drap de grossièreté. C'est ainsi que l'on se représente un barde celtique. Mon compagnon lui demande alors si l'évocation récurrente des Celtes dans son œuvre relève du hasard. « Nullement », répondit Céline, « ma première femme était Bretonne. Ensuite —que dit-on des Celtes? Qu'ils étaient poètes —je le suis; qu'ils étaient sales —je le suis aussi; qu'ils étaient des ivrognes —non, ça, je ne le suis pas, je ne me soûle pas… ». Dans cette longue suite d'images et de mots, je me rappelle qu'il a désigné une villa voisine, abandonnée. Jadis, un général y avait passé sa retraite; au dix-neuvième siècle, lors des nombreux désordres qui secouaient Paris, il avait fait tirer sur les insurgés.

Céline ne parle pas de lui avec horreur, ni avec respect, mais avec une sorte de mépris froid, un mépris qui se borne à constater. Souvent, son regard se portait en direction de Paris, où une cloche de smog indiquait le lieu où s'étendait la ville. Il y avait longtemps qu'il n'y était plus allé. Il n'irait plus.

Puis, progressivement, le feu, à nouveau, s'éteint, Céline sombre une fois de plus en lui-même. Nous prenons congé. Courbé, l'écrivain retourne dans la maison, dans sa chambre des prescriptions, où plus personne ne lui rend visite, parce qu'il n'y a pas là de ces appareils pimpants. En ravalant notre salive et en nous raclant la gorge face aux horribles chiens qui nous fixent, nous quittons le jardin négligé, et les propos de Céline nous repassent dans le crâne, notamment quand j'avais utilisé l'expression “les Français”. « Les Français? », avait-il dit en riant de sa voix cassée, « mais ils n'existent plus ! Je suis le dernier Français… ».

(extrait de "Von rechts gesehen"; trad. franç.: Robert Steuckers).

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